Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

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1- Initiation à la philosophie cartésienne

2- Discours de la méthode

3- Méditations métaphysiques

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Méditation 2

Méditation 3

Méditation 4

Méditation 5

Méditation 6

4- La Mélancolie

5- Descartes et la musique

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Mis en ligne le 29 octobre 2007



Méditation Quatrième

            Le silence qui sépare la méditation troisième de la quatrième marque le temps de l’adoration de la chose pensante pour l’infinité d’être qui se trouve actuellement en Dieu et virtuellement, ou en puissance, en elle-même. Il est l’exact contraire de la pause qui séparait la première de la seconde méditation, pendant laquelle la pensée se pénétrait de toutes les raisons de douter, et s’enfonçait ainsi elle-même dans l’eau profonde d’un scepticisme hyperbolique, ou dans les ténèbres de l’éclipse du vrai. Désormais, au contraire, le sujet de la méditation est environné d’une immense lumière, et c’est cette expansion infinie de l’exister, concevable mais non compréhensible, qui demande un temps d’arrêt pour que le penseur, qui en demeure d’abord « ébloui », puisse s’accoutumer à l’idée de son salut.
            L’habitus de l’orientation métaphysique est maintenant pris : connaissant l’immensité de l’être dont le cogito me fait intuitionner l’unité, j’éprouve moins de difficultés à me rendre attentif aux choses qui sont « purement intelligibles ». La cellule du cogito ne se ferme en effet plus sur une unique évidence dont je pouvais craindre qu’elle ne fût stérile, elle donne au contraire sur une inépuisable véracité dont Dieu est la cause perpétuellement créationnelle. La sphère métaphysique est donc maintenant l’objet d’un contentement auquel je ne saurais pas assigner de borne, et dont je veux jouir dès cette vie présente.
            Toutefois, je me souviens que je ne suis assuré de la véracité que de mes idées claires et distinctes (celle que j’ai de moi-même en tant que chose pensante, et celle que j’ai de Dieu en tant qu’existence actuellement infinie), et nullement de mes jugements. Si donc j’entreprends d’en savoir davantage (et je l’entreprendrai nécessairement car je ne peux m’empêcher de me porter vers cet être infini que je conçois en Dieu, moi dont la compréhension est pourtant limitée à la réflexion de ma pensée sur elle-même), je tombe aussitôt dans l’incertitude qui frappe mes jugements. Il est vrai cependant que je connais désormais le sens de l’être (la véracité infinie qui est en Dieu) sans lequel le sujet ne pourrait se relier au prédicat, et que le Malin Génie, qui m’interdisait de progresser dès que j’entreprenais de faire un pas au-delà du cogito, est une menace qui s’est maintenant dissipée. Une sortie est donc possible par l’idée claire et distincte du divin vers un savoir sans limite dont j’éprouve en moi le désir, puisque c’est par l’affirmation de la connaissance que je peux croître en dignité, c'est-à-dire en degrés d’être, et que je désire être davantage (c'est-à-dire que je désire Dieu), moi qui suis créature, donc limité et borné. « Il me semble que je découvre une chemin, videre videor aliquam viam...» : Cette route qui s’ouvre est le chemin de la méthode qui découvre, aux yeux de tout être pensant, le progrès des Lumières et l’accumulation des connaissances.
            Au terme de la première méditation, perdu dans l’océan du faux, je ne voyais pas comment je pouvais trouver le vrai. Au terme de la troisième méditation, abîmé dans l’immensité de Dieu, je ne vois plus comment je puis me tromper. Comment peut-il en effet y avoir de l’imperfection en une existence qui est à chaque instant créée par Dieu, qui est l’être souverainement parfait? Il est impossible que Dieu me trompe ; d’où vient donc que « je suis néanmoins sujet à une infinité d’erreurs » ? Cette question me semble d’autant plus insoluble que je sais maintenant combien l’idée du Diable est une idée confuse, et qu’il ne saurait y avoir aucune puissance du néant qui serait cause en moi d’une véritable malice de ma nature. Je suis en effet comme un milieu entre Dieu et le néant, comme le cogito est un milieu entre le zéro, ou absence de l’être, et l’infini, qui est l’existence divine. Un milieu entre le zéro et l’infini, et non entre un infini positif et un infini négatif, puisque l’infini est la force intensive de l’être, qui se signale à moi par l’idée claire et distincte, et qu’il est par conséquent non seulement affirmation, mais qu’il est même l’absolu de l’affirmation. C’est bien en ce sens que Dieu est bon : qu’il est l’absolument existant, qu’il est l’existence elle-même. L’idée d’un dieu qui veut anéantir, ou même diminuer, ou même maintenir stationnaire l’existence qu’il crée perpétuellement, est une idée contradictoire et confuse. Ce ne peut donc être Dieu qui veut que je me trompe. Ce ne peut être davantage moi-même, qui suis créature de Dieu, et recréé à chaque instant. Cependant, il arrive que je me trompe. Comment cela peut-il se faire?
            La stratégie de la méditation m’incite à tirer parti même de l’impossibilité où je me trouve de répondre. Il se peut en effet qu’il existe, pour mon entendement borné, des questions sans réponse. C’est ainsi que j’expérimente en ce moment même combien il m’est difficile de discerner les fins poursuivies par l’entendement divin, puisqu’il ne répugne pas à ce que je me trompe. Je ne connais avec évidence que la perfection de la cause qui m’entretient dans l’existence ; la fin vers laquelle elle tend, ou le but qui lui donne sens, ne me sont connus que confusément. Aux causes finales qui, selon Aristote, gouvernent la nature, Descartes substitue l’évidence métaphysique de l’existence actuelle, et le contentement que m’inspire la plénitude d’un être perpétuellement recréé par Dieu. La sagesse cartésienne m’invite à penser la perfection du présent plutôt qu’à m’inquiéter des « fins impénétrables de Dieu » (303). D’autant que je ne suis pas moi-même fin de la nature, mais partie seulement d’un immense univers (il est vrai qu’il ne s’agit là encore que d’une hypothèse, puisque je ne sais, pour le moment, pas même si le monde existe). C’est en effet souvent parce que je rapporte le monde à moi, ou bien à l’existence des hommes en général, que je m’étonne de son peu de finalité. Pour connaître la fin qui s’accomplit en lui, il me faudrait le considérer avec les yeux de Dieu, ce qui m’est impossible, puisque je ne suis que l’effet fini de sa cause éminente. Cette opacité des desseins de Dieu rend inutile toute spéculation sur sa Providence. Toute sa vie, Descartes se gardera soigneusement d’entrer en conflit avec les théologiens : il faut une révélation particulière pour entrer dans les desseins de Dieu, et la philosophie, qui n’est que le discours de l’entendement créé attentif à sa seule innéité, en est bien incapable. De Dieu, nous ne connaissons que la perfection actuelle de son existence, et toute la théologie cartésienne se résume en cet article. C’est ainsi que la physique mathématique ne peut connaître de la nature que le parfait équilibre des forces et la conservation de la quantité de mouvement en chacun de ses états successifs. Quant à la finalité de son devenir, et moins encore au sens qu’il faut lui attribuer, elle ne peut ni ne pourra jamais rien en dire. Il faut dire même davantage : c’est à la condition que soit dissipée au préalable l’illusion toujours anthropomorphique de la finalité naturelle que l’entendement humain se met seulement en mesure d’élucider les mécanismes de l’expérimentation physicienne.
            A défaut de comprendre pourquoi Dieu a voulu que je puisse me tromper, je peux du moins m’interroger sur le comment de mes erreurs, et peut-être par là pallier ce défaut. C’est ainsi que la physique galiléenne ne renonce à connaître les fins de la nature que pour mieux comprendre le comment de son mécanisme. Quelle est donc le mécanisme de l’erreur humaine? Où se trouve la faille qui rend la chose pensante capable d’erreur? Sans doute mon âme est une, puisque j’en ai perçu l’essence par une unique intuition, puisque je perçois clairement et distinctement que la substance pensante est autre que la substance étendue. La pensée, ramassée ainsi en elle-même sous le regard de l’entendement, se fait évidente à ses propres yeux et s’aperçoit avec clarté et distinction. Pourtant, dès qu’elle s’éloigne de ce foyer d’évidence, comme elle est fondée à le faire depuis qu’elle est soutenue en sa progression par la véracité divine, elle renonce au contentement de son être actuel et éprouve le désir d’être davantage, c'est-à-dire de s’éprouver existante, par la thésaurisation de l’évidence, plus intensément encore. Par cette double expérience, la chose pensante comprend qu’elle est tantôt entendement, quand elle prend appui sur le point de l’évidence, tantôt volonté, quand elle prend son essor vers un supplément d’existence, selon les deux temps qui composent le pas de la méthode. C’est ainsi que si je fais réflexion sur le parcours déjà accompli, je me souviens (Méd. I) que j’ai d’abord voulu trouver une vérité qui soit ferme et constante, et que l’impossibilité où se trouvait alors mon entendement à satisfaire ce désir déprimait ma volonté, comme un homme qui se noie dans une eau profonde. La trouvaille du cogito (Méd. II), fournissant une planche de salut à l’entendement qui peut alors se reposer en cette évidence, emprisonne la volonté dans une cellule dont elle ne peut plus s’évader (l’analyse du morceau de cire). L’infinité divine (Méd. III) ouvre une voie où peut s’engager la volonté mais que l’entendement, qui ne progresse qu’au pas de l’évidence actuelle, ne peut gravir que progressivement, selon l’ordre des raisons, substituant, à l’infinité actuelle qui est en Dieu, l’infinité seulement virtuelle qui est en la créature. La voie méthodique qui s’ouvre devant moi, dès le début de Méd. IV, déséquilibre donc mon âme en lui imprimant le rythme d’une marche, par le mouvement alterné de l’entendement et de la volonté. Cette déstabilisation est la cause d’un certain divorce qui dissocie ma pensée d’avec elle-même, et qui engendre l’erreur, qui est le prix que je dois payer pour la recherche de la vérité, de même qu’on ne se lève et ne se met en marche qu’en s’exposant aussi au risque de la chute. La volonté se porte vers l’être infini qui n’est actuel qu’en Dieu ; l’entendement se pose sur l’évidence présente, qui apparaît à l’esprit d’autant plus claire et distincte que sa visée est plus aiguë et que la vérité qu’elle considère est mieux définie. Je me trompe donc par précipitation, quand ma volonté impérieuse entraîne ma pensée au-delà de ce qu’elle est en mesure de concevoir clairement et distinctement, ou par prévention, c'est-à-dire quand mon entendement emprisonne ma volonté dans le cercle des certitudes acquises. Sans la volonté, l’entendement se satisferait du contentement de l’évidence actuelle, et ne chercherait pas à progresser davantage ; sans l’entendement, la volonté se précipiterait vers tout ce qui présenterait l’apparence du vrai et de la connaissance, et se ferait ainsi la victime des sophistes et des charlatans. La rencontre de la volonté et de l’entendement dans une âme dissociée entre ce qu’elle est et ce qu’elle aspire à être, fait un couple disparate, celui d’un aveugle avec un cul-de-jatte. Ce couple métaphysique, il n’est pas interdit d’en voir l’image dans les très célèbres personnages de Cervantès ; don Quichotte ardent, figure ascétique de la pure volonté, toujours prêt à se lancer dans les quêtes les plus folles, inconsolable du Graal et des romans de chevalerie ; et Sancho Pança, ventru et content de lui, satisfait de la réalité présente, image du bon sens populaire qui est sans doute, aux yeux de Cervantès, l’unique et véritable sagesse. C’est ainsi que, privée des lumières de l’entendement, la volonté devient folle, et que privé de l’ardeur de la volonté, l’entendement s’embourgeoise dans le contentement des certitudes acquises.
            A défaut de comprendre le pourquoi de cette dissociation des deux facultés qui sont en mon âme comme les deux temps de la connaissance, je peux du moins comprendre, en les considérant isolément l’une après l’autre, qu’elles sont en tout parfaites et que je ne suis en aucune façon fondé à reprocher à Dieu de ne m’avoir pas donné un esprit plus exact. Pour ce qui est de la volonté, je l’expérimente en moi virtuellement infinie, car je ne saurais assigner avec clarté ni distinction une limite au désir qui me porte vers l’accroissement de mon degré d’être, c'est-à-dire vers l’actualisation méthodique de cette infinité intensive qui n’est en acte qu’en Dieu : « La volonté en quelque sens peut sembler infinie, parce que nous n’apercevons rien qui puisse être l’objet de quelque autre volonté, même de cette immense qui est en Dieu, à quoi la nôtre ne puisse aussi s’étendre » (Principes, I, § 35). On ne saurait en effet concevoir une volonté plus grande ni moindre, car la liberté est en moi une et indivisible, un absolu qui est à lui-même sa propre mesure et ne saurait être rapporté à une mesure qui lui serait extérieure : « ...la volonté ne consistant qu’en une seule chose, et son sujet étant comme indivisible, il semble que sa nature est telle qu’on ne lui saurait rien ôter sans la détruire » (307). « En sorte, peut conclure ici Descartes, que c’est elle qui principalement me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu » (Méd. IV). Image paradoxale toutefois, puisqu’elle dessine la forme d’une absence plutôt que d’une présence, l’infinité de la volonté divine ne pouvant être pensée par mon entendement que sous la forme négative d’une extension simplement indéfinie, qu’aucune limite ne saurait contenir. Je remarque pourtant que cette pure et virtuelle illimitation de la volonté n’a d’être qu’en puissance et non encore en acte. Je conçois donc que la perfection de la volonté, qui se nomme liberté, n’est pas dans la simple indifférence du choix, simple indétermination d’une volonté que l’entendement n’éclaire pas encore, mais bien au contraire dans le progrès méthodique d’une volonté éclairée par l’évidence que l’entendement aperçoit. La liberté d’indifférence n’est donc que « le plus bas degré de la liberté » (305), et s’il était en mon pouvoir de toujours discerner le vrai d’avec le faux, « je serais entièrement libre sans jamais être indifférent » (305). Spinoza se souviendra de la critique cartésienne de la liberté d’indifférence : la nécessité ne s’oppose pas à la liberté, mais il faut dire au contraire que la liberté est la pleine expression en mon entendement de la divine nécessité du vrai, selon « que Dieu dispose ainsi l’intérieur de ma pensée » (305).
            Je ne saurais davantage trouver de défaut dans la nature de mon entendement, car je ne saurais souhaiter une évidence plus claire et plus distincte que celle par laquelle ma pensée se rend évidente à elle-même, selon l’intuition du cogito, et incline ainsi ma volonté à acquiescer à la marque du vrai. A tel point qu’il m’est tout à fait impossible de nier l’évidence et de faire comme si, moi qui sais que je suis, je n’étais pas. Certes, mon entendement n’est parfait que lorsqu’il se concentre, par l’effort de l’attention, sur le point de l’évidence, car il est « du propre d’un entendement créé d’être fini » (307). Il en va ici, selon l’image proposée par Descartes dans les Premières Réponses, de la vision de l’entendement comme de celle des yeux de chair : quand je considère en effet l’océan, je ne l’embrasse en sa totalité que confusément, et je ne peux le discerner précisément qu’à la condition de fixer mon regard sur la crête d’une vague, en un point où se focalise mon attention : « Lorsque nous jetons les yeux sur la mer, on ne laisse pas de dire que nous la voyons, quoique notre vue n’en atteigne pas toutes les parties et n’en mesure pas la vaste étendue : et de vrai, lorsque nous ne la regardons que de loin, comme si nous la voulions embrasser toute avec les yeux, nous ne la voyons que confusément, comme aussi n’imaginons-nous que confusément un chiliogone, lorsque nous tâchons d’examiner tous les côtés ensemble ; mais, lorsque notre vue s’arrête sur une partie de la mer seulement, cette vision alors peut être fort claire et fort distincte, comme aussi l’imagination d’un chiliogone, lorsqu’elle s’étend seulement sur un ou deux de ses côtés » (353). On comprend ainsi que la limitation de mon entendement est en vérité la condition de la perfection de son regard, et que je serais donc très mal fondé d’en faire reproche à Dieu. Pourquoi cependant, pourrais-je objecter, Dieu ne m’a-t-il pas donné un entendement qui discerne la totalité avec autant de précision que le mien discerne le détail? C’est, répondrait Descartes, que le propre d’un entendement créé est d’être fini, sans doute parce que l’acte de la création donne réalité à l’être en le concentrant en un point d’existence, la création devant être pensée comme un acte de concrétion et de définition ; c’est encore parce que, si Dieu créait un entendement aussi infini que le sien, il se dédoublerait en quelque sorte et renoncerait à l’attribut de l’unicité qui lui appartient pourtant en propre, et nierait donc ainsi la perfection qui fait pourtant son essence ; c’est enfin parce que les fins de Dieu sont « impénétrables » (303), et que la perfection du tout de l’univers, qui n’est pas accessible au regard ponctuel et simplement perspectif de la créature, me demeure inconnu. Car de même qu’un tableau monochrome, ou un chant à l’unisson, seraient monotones, de même il se peut que la perfection de l’univers soit fonction de sa diversité, et qu’il faut qu’il y ait dans la création divine une variation infinie des degrés d’être, sans laquelle l’œuvre de Dieu sombrerait dans l’automatisme de la répétition. Un Dieu qui serait toujours parfait ne serait qu’un Dieu qui radote, et je dois donc reconnaître que c’est « en quelque façon une plus grande perfection dans tout l’Univers, de ce que quelques-unes de ses parties ne sont pas exemptes de défauts, que si elles étaient toutes semblables » (308). Leibniz se souviendra de l’argument de Descartes, posant à sa suite que, dans le meilleur des mondes possibles, l’infinie variété qui est en l’Univers est la marque de sa perfection (il n’y a pas deux feuilles semblables, pas deux gouttes d’eau absolument identiques), qu’il faut donc, pour la perfection du monde, non certes le mal, mais du moins divers défauts dans l’être, selon une proportion qui varie à l’infini, comme il faut, pour que l’œuvre soit tout à fait achevé, quelques ombres au tableau. Descartes, quant à lui, refuse de se laisse entraîner sur ce terrain, posant en principe que les fins poursuivies par Dieu ne nous sont pas compréhensibles, et qu’il ne nous appartient pas d’entrer dans les raisons de la création divine.
            La méditation m’enseigne donc que la volonté comme l’entendement sont en moi parfaits, la première étant aussi absolument illimitée que le second aperçoit avec clarté et distinction. La métaphysique cartésienne m’apprend à me contenter, c'est-à-dire à jouir pleinement, de l’existence qui est la mienne, et d’en reconnaître la bonté. Depuis la fin de la Méditation Troisième, la méditation est une perpétuelle action de grâces. Plus je progresserai dans la connaissance, et plus je saurai pourquoi tout ce qui est est absolument bon. Dieu n’est pas trompeur, l’erreur ni le péché (308) ne sont pas les marques d’une activité réelle du Mal (le Diable est en effet une idée confuse, inadéquate à l’idée claire et distincte de la divinité), elles naissent seulement de la privation ou du manque, dans la créature, de l’infinité qui n’est actuelle qu’en Dieu. Nul besoin de supposer donc les machinations d’un malin génie : il me suffit d’articuler avec attention le discernement de l’entendement avec l’élan de la volonté pour être assuré de ne me tromper jamais, puisque je connais désormais la perfection de chacune de ces deux facultés de mon esprit quand je les considère chacune indépendamment de l’autre. C’est ainsi que « je puis toutefois, par une méditation attentive et souvent réitérée [...] acquérir de cette façon l’habitude de ne point faillir » (309). Il me suffit pour cela de retenir ma volonté dans les bornes de ma connaissance, et d’arrêter mon attention sur les seules choses que je conçois parfaitement. Pourtant, le désir qui est le mien d’être davantage et de savoir toujours plus, m’entraîne souvent au-delà de ce que je peux raisonnablement savoir. J’en ai fait l’expérience quand, voulant saisir la cire tout imprégnée encore de la douceur du miel et du parfum des fleurs, elle m’a échappé des mains, décevant ainsi mon désir précipité d’une jouissance sensible. A ce jeu de l’espérance et de la déception, le cheval de mon esprit s’apprivoise lentement, et j’en apprends lentement le maniement. Il faut donc que j’arrête ici ma méditation, pour mieux prendre l’habitude du vrai, pour me plier à cet exercice de la patience qui est la marche attentive de la véritable méthode.

 

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