Jacques Darriulat

 

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2- Hegel et l'art classique

2- Hegel et l'Art Romantique

a- L'art romantique

b- La peinture

c- La musique

d- La poésie

3- L'Idée du Beau

4- La Fin de l'Art

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Mis en ligne le 29 octobre 2007

 

Hegel et la Poésie

 

            Au terme de l'effectuation esthétique de l'esprit, la musique elle-même doit être supprimée, car elle est incapable de formuler explicitement le sens qu’elle fait pressentir à l’esprit qui l’écoute. Aussi doit-elle devenir poésie (le quart du cours d'Esthétique est consacré à l’exposition de cet art), cad discours articulé, tel qu'on le pressent à l'état naissant dans l'opéra, dans la forme du récitatif. La poésie apparaît alors comme une musique anesthésiée, le matériau esthétique tendant désormais à être sublimé dans la parole, qui est pure expression de l'esprit : « Ce sont les formes spirituelles qui prennent la place du sensible » (IV, 13) ; « Dans ses extériorisations artistiques, la poésie cherche surtout à s'élever au-dessus de la réalité sensible et à l'abaisser » (IV, 17). Puisque c'est le matériau qui détermine la spécificité d'un art, la poésie surmonte toute forme de particularité artistique et constitue non un art en particulier, mais la forme la plus générale de l'art, l'expression d'une imagination devenue enfin libre de son invention : « Aussi la poésie ne se rattache-t-elle à aucune forme d'art, à l'exclusion des autres, mais elle est un art en général, capable de façonner et d'exprimer sous n'importe quelle forme tout contenu susceptible de trouver accès dans l'imagination, car c'est l'imagination, cette base géénrale de toutes les formes d'art particulières et de tous les arts, qui est et reste la matière sur laquelle elle travaille » (IV, 16) ; « L'architecte, le sculpteur, le peintre, le musicien disposent de matériaux sensibles [...] Or, c'est la nature limitée de ces matériaux qui détermine toute la manière de concevoir et le mode d'exécution [...] Le talent poétique est moins soumis à cette condition, ce qui lui confère une caractère plus général et plus indépendant. Le poète doit seulement être doué d'une riche imagination créatrice... » (IV, 50). Cet affranchissement de la poésie par rapport à la détermination du matériau sensible lui confère une indépendance que les autre arts n'ont pas : c'est ainsi que la poésie n'est pas un moment dans l'histoire esthétique de l'esprit, mais plutôt la forme de l'esprit artistique en général : « ...la sculpture n'atteint son apogée que chez les peuples du monde antique, chez les Grecs et les Romains, et la peinture et la musique dans le monde moderne, chez les peuples chrétiens. Mais la poésie a eu des époques d'éclat et d'épanouissement chez presque tous les peuples et à toutes les époques plus ou moins productives en matière d'art » (IV 28). Ce qui différencie alors les diverses époques poétiques, ce n'est plus la succession dialectique des moments de l'esprit, mais le caractère national au sein duquel la poésie fleurit : la poésie « trouve sa principale détermination dans le caractère national dont elle est une émanation [...] Les poésies orientales, italienne, espagnole, anglaise, romaine, grecque, allemande, diffèrent en effet les unes des autres par l'esprit, le sentiment, la vision du monde, l'expression, etc. » (IV 28). Cette irruption du caractère national au sein de la dialectique peut surprendre : en peinture également, les écoles flamandes, italiennes, françaises ou allemandes ne sont-elles pas différentes? Et ceci n'est-il pas encore vrai pour la musique? Cependant, si c'est seulement au sujet de la poésie que Hegel prend en compte la détermination du Volksgeist, c'est parce qu'il adopte l'image romantique du poète : mage et prophète, le poète, dont le modèle demeure, pour les tenants de l'esthétique du sublime, le vieillard aveugle Homère, prend la parole non en son nom propre, mais au nom de tout son peuple, il chante la légende des peuples et des siècles, et redonne vie aux héros des temps fabuleux (1).

            Avec la poésie, l’art entre dans le monde du langage, non cependant le langage du concept en son développement dialectique, mais le langage de l’image, le langage qui fait image et se fait ainsi l’évocateur du particulier plutôt que l’expression du général. C’est pourquoi le langage poétique est celui de la métaphore, de l’analogie et de la comparaison (IV, 57). Le poète en effet n'utilise pas le mot comme un simple signe, mais comme le matériau sensible d'une œuvre de l'art. La sensibilité du mot vaut alors à la fois pour le référent et pour le signifiant. Du côté du référent, le mot poétique doit faire paraître la chose même, et non pas simplement désigner l'idée. C'est pourquoi les images et les métaphores sont nécessaires : elles accentuent la puissance incantatoire du langage, elles font surgir le sensible au sein même du langage, elles rendent présentes les choses mêmes : « On peut, d'une façon générale, définir la représentation poétique comme une représentation imagée, parce qu'elle met sous nos yeux, non l'essence abstraite, mais la réalité concrète » (IV, 55). Sans la métaphore, le langage ne serait plus esthétique, donc poétique, mais seulement logique : « Lorsque nous disons par exemple le soleil ou "le matin", nous savons ce que cela veut dire, sans avoir besoin d'évoquer une image du soleil ou du matin. Mais lorsque le poète dit : "Lorsque monta Eros assoupi, aux doigts de rose", c'est au fond la même signification qui est exprimée ; mais l'expression poétique nous donne davantage, car à la simple compréhension, elle ajoute encore l'intuition de l'objet compris ou plutôt, elle écarte la compréhension abstraite pour mettre à sa place une réalité précise » (IV 556). Du côté du signifiant, le mot poétique doit faire entendre sa sonorité, et la rime (78), l'allitération et l'assonance (84-85), mettent en valeur la musique qui sommeille au fond du langage. La poésie est parole esthétique, et doit donc faire sentir la chair de la voix dans la parole proférée : « C'est l'homme lui-même, l'individu parlant qui est pour ainsi dire le réceptacle d'une œuvre poétique destinée à devenir une réalité présente et sensible. Les œuvres poétiques doivent être parlées, chantées, récitées, présentées par des sujets vivants, tout comme des œuvres musicales » (IV, 92). C'est la nécessité de la mise en valeur du matériau sonore qui fait de Hegel un partisan de la rime : « C'est une théorie tout à fait superficielle que celle qui voudrait bannir de la poésie la versification » (IV, 66). Lessing s'y est essayé dans son Nathan, par réaction contre l'artifice du théâtre français rimé, mais très vite Gœthe comme Schiller sont revenus à la rime.

            La manifestation de l’idée poétique dans le monde passe elle-même par trois moments, qui réfléchissent et mettent en abîme le réalisation trinitaire de l’esprit en son histoire : la poésie est d’abord un hymne à la beauté du monde extérieur, de la nature dans sa lumière, de l’âme par les actions héroïques qui l’illustrent. C’est la poésie épique, dont Homère est le maître. Elle chante l’esprit d’un peuple qui se reconnaît dans le mythe de ses origines, et dans l’individualité d’un héros exemplaire (le Ramayana pour l’Inde, l'Iliade et l'Odyssée pour la Grèce ancienne, l’Énéide pour Rome, les Nibelungen pour l’Allemagne (qui ne fasicnent nullement Hegel ; celui-ci déclare même que ce poème est le témoin d'un temps révolu, « une histoire que le vent aurait balayée » : 116 ; également 131 : un poème « rigide et fermé »), les chants d’Ossian — Hegel nie qu’il s’agit d’un faux dont l’auteur serait Macpherson : IV, 163 — pour l’Écosse, le romancero du Cid pour l'Espagne : 125). La poésie épique est le chant du monde, non celui de l’esprit, l’esprit même des héros est représenté sur la scène de l’objectivité et de l’extériorité (c’est ainsi que le débat qui oppose intérieurement la colère d’Achille à sa prudence est représenté par la figure d’Athéna apparaissant au héros : 106). Le poète épique ne répugne pas à décrire les objets les plus humbles de ce monde, tandis qu’il demeure indifférent à la peinture des états d’âme et du paysage intérieur : « Si Homère ne s’attarde pas aux tableaux de la nature qui sont décrits avec tant de complaisance dans nos romans, il se livre en revanche à la description détaillée d’un bâton, d’un sceptre, d’un lit, d’armes, de vêtements, des montants d’une porte et même des gonds auxquels la porte est suspendue. » (IV, 112). Dans le monde encore primitif de l'épopée, les choses les plus simples sont indispensables à la survie, et les outils apparaissent comme le prolongement vivant de la volonté de leur propriétaire : « Ce dont l'homme a besoin pour sa vie extérieure, maison et champ, tente, lit, épée et lance, bateau pour sillonner la mer, char qui le conduit à la bataille; cuisson et abattage de bêtes, manger et boire, rien de tout cela ne doit être devenu pour lui un moyen mort, mais il doit ressentir tout cela comme étant partie vivante de lui-même » (IV, 110) (2). Lors de la querelle entre les Anciens et les Modernes, les partisans des Anciens reprochaient aux Modernes d'avoir perdu le sens de la grandeur et d'être incapable d'enfanter une nouvelle épopée. Hegel intervient ici dans ce débat : la fin de l'épopée n'est pas la conséquence d'un déclin du sens moral, mais l'effet de l'émergence du monde technique, scientifique, rationalisé dans lequel nous vivons. Les objets qui nous entourent ne sont plus pour nous les compagnons magiques de notre activité, mais des produits de l'industrie que l'entendement domine : « Notre industrie actuelle, avec ses machines et ses usines et avec les produits qui en sortent, ainsi que toute notre manière de satisfaire nos besoins vitaux, serait tout aussi peu propre que l'organisation de l'Etat moderne à servir d'arrière-fond à la poésie épique, au sens originel du mot » (110) (3).

            S’effaçant pour que paraisse le monde qu’il invoque, le rhapsode n’est que l’instrument qu’utilise le chant du monde pour se faire entendre des oreilles humaines : aussi ne devait-il pas y avoir, selon Hegel, de diction expressive (lexis) dans la récitation du poème épique, le chant valant objectivement par lui-même et non par le ton ou l’accent que le récitant y introduit : « Le rhapsode récite machinalement, par cœur, au moyen d’une masse syllabique, qui se déroule tranquillement, uniformément, d’une façon quasi mécanique. » (IV, 94). Ce qui vaut pour l’interprète vaut encore plus pour le poète lui-même : « Le poète, en tant que sujet doit s’effacer devant ses créations, doit même disparaître. Ce qui doit être apparent, c’est le produit, non pas le poète. » (IV, 106).

            Cependant, cette objectivité de l’inspiration épique ne saurait supprimer tout à fait la subjectivité de l’expression poétique. C’est pourquoi le monde évoqué par le poète épique n’est pas le monde sensible dans sa plus grande généralité, mais au contraire le monde particulier en lequel s’exprime non l’âme singulière du poète, mais l’esprit collectif du peuple qui se reconnaît en son chant. Et c’est ainsi que l’épopée, qu’elle soit théogonie, cosmogonie ou geste des héros, est toujours l’évocation du passé fabuleux par lequel se constitue la mémoire, et donc l’identité, mythique d’un peuple, et peut ainsi être nommée « la Saga, le Livre ou la Bible d’un peuple » (102). Et si la guerre est le vrai théâtre de la poésie épique, c’est parce que c’est seulement dans cette épreuve que se forgent l’esprit et l’unité des nations : « La situation qui convient le mieux à la poésie épique est caractérisée par les conflits de l’état de guerre. Dans la guerre en effet, c’est la nation tout entière qui est mise en mouvement. » (IV, 117). L'épopée est alors la lutte du héros en lequel s'incarne l'esprit national contre une situation qui l'oppresse de façon irrationnelle ou magique, et qui prend de ce fait la figure du destin. L'épopée dit le combat de la liberté héroïque contre une nécessité qui la dépasse, tant le monde, en ce temps primitif, est étranger au concept. C'est pourquoi l'épopée est atttristée par le poids d'une fatalité qui semble insurmontable : « Un voile de tristesse recouvre le tout ; le plus beau périt de bonne heure ; déjà, de son vivant, Achille déplore sa mort, et à la fin de l'Odyssée, nous voyons lui-même et Agamemnon rôder comme des ombres, et avoir la conscience de n'être que des ombres » (131). L'épopée est donc l'expression de cette mélancolie antique que Winckelmann avait mise en lumière dans la sculpture. C’est ainsi que la conscience épique est aliénée par son engagement dans un monde sensible qui dépasse son entendement ; la retraite qui l’éloignerait du monde et la convertirait en son intériorité lui est tout à fait étrangère.

            Mais la poésie se tourne alors vers ce dont l’épopée se détourne, la voix intérieure du sentiment, l’âme attentive à son frémissement le plus intime, et c’est la poésie lyrique. La poésie se veut maintenant l’expression des épanchements et des effusions de l’âme, et le lyrisme est souvent la confession d’une âme amoureuse. Hegel consacre alors de belles pages aux Lieder (chants populaires, voir p. 208 sq) allemands, et à ceux de Gœthe en particulier (mais aussi de Schiller), dont il souligne l’extrême musicalité, sans avoir connaissance, semble-t-il, de l’interprétation musicale qu’en fait Schubert de 1814 (Marguerite au rouet) jusqu’à sa mort en 1828 (Le Roi des Aulnes est composé en 1815 ; Hegel fait allusion à ce poème de Gœthe en IV, 210). Tandis que la poésie épique exprime l’adhésion et l’identification de l’esprit du poète au monde qu’il reconnaît comme son œuvre, la poésie lyrique oppose au contraire le monde, qui apparaît comme un « ordre fixe et ferme » (IV, 187), à l’individu qui s’en sépare et se réfugie dans le secret de son cœur. Le lyrisme marque donc la scission entre la subjectivité et l’esprit du peuple dont elle est pourtant le produit. Pourtant l'âme des peuples s'exprime encore de façon lyrique dans les chants populaires en lesquels l'individu représente « la manière de sentir populaire » (189). « C'est surtout la particularité nationale qui y trouve son expression, et c'est ce qui explique l'intérêt avec lequel on l'étudie de nos jours, en recueillant un peu partout les chants populaires, à travers lesquels on s'efforce de déchiffrer l'âme des peuples, leur vision du monde et de la vie. Déjà Herder avait beaucoup travaillé dans cette voie, et Gœthe a réussi à s'assimiler l'esprit qui anime cette poésie » (188). Toutefois, le peuple des lieder n'est pas celui des héros de l'épopée, c'est le monde familial et patriarcal de la vie privée et des rêveries du cœur. L'âme n'y est plus conquérante ni guerrière, mais repliée sur elle-même et soucieuse de sa propre intériorité. Cependant, cette intériorisation est aussi une expansion et une effusion dans l’infini : le poète lyrique « s’élance directement vers l’Absolu et, pénétré de son essence et de sa puissance, il entonne un hymne triomphal sur l’Infini où il est plongé » (IV, 205). C’est en effet seulement par l’intériorité que l’esprit peut accéder à l’Idée de l’infini, et non dans le monde où le héros épique se trouve toujours confronté à des situations définies et bien particulières. L’essence du lyrisme est donc l’enthousiasme, l’élévation subjective de l’âme vers Dieu, par exemple dans le dithyrambe dionysiaque ou dans les chants jubilatoires des psaumes de l’Ancien Testament (IV, 205). Et c'est pourquoi la poésie lyrique entretient une profonde affinité avec la musique, elle est comme elle l'expression infinie de la mélodie intérieure de l'âme que fait vibrer la passion. « La poésie lyrique est presque toujours accompagnée de musique » remarque Hegel, et il ajoute, d'une façon assez lyrique elle-même : « La poésie lyrique se rapproche de la musique plus que ne le comporte la simple rime, car le mot lui-même devient une mélodie et un véritable chant » (203).

            Enfin, la poésie dramatique met en situation la pure intériorité du lyrisme en l’engageant dans la nécessité du monde extérieur, à la louange duquel se limitait la poésie épique. On obtient ainsi des caractères qui doivent agir dans une situation conflictuelle, née de la collision des devoirs, et selon leur individualité propre. A l’indétermination de l’âme lyrique qui s’épanche dans l’infini, le drame oppose l’engagement de l’esprit qui assume jusqu’au bout le monde concret et fini auquel sa liberté se trouve confrontée.

            C’est dans la tragédie, fondée sur l’unité d’action, que se réalise l’essence du poème dramatique, et la Grèce est ici exemplaire par l’universalité et la noblesse qu’elle accorde à ses figures. Le déclin de la poésie dramatique, déjà sensible chez Euripide, est l’effet de la part de plus en plus grande accordée à l’individualité et à la subjectivité, le drame moderne n’étant pas alors bien loin de la comédie, qui décrit l’affrontement de passions ou manies individuelles, et non plus de devoirs ou de droits universels.

            La tragédie de la Grèce classique oppose bien l’universel au particulier, mais le particulier n’est pas encore la subjectivité de l’individu, il est un principe objectif en rébellion contre l’universalité du Droit. C’est ainsi qu’Antigone ne se révolte pas contre Créon au nom de l’amour fraternel, sentiment intime qui s’enracine dans le secret du cœur, mais au nom des devoirs dûs aux proches parents, au nom des traditions qui font la continuité de la famille. Antigone contre Créon, ce n’est pas la subjectivité contre le Droit, c’est le droit de la famille contre le droit de l’État : « Antigone vénère les liens du sang, les dieux souterrains, tandis que Créon ne vénère que Zeus, la puissance qui régit la vie publique et dont dépend le bien de la communauté. » (IV, 281). C’est ainsi que le conflit tragique se développe tout entier dans la sphère objective du Droit, sans qu’il soit besoin d’exprimer sur un ton lyrique les débats intérieurs à la conscience des personnages. Le masque tragique, dans la Grèce ancienne, supprime l’individualité du visage et transforme l’acteur en une statue vivante, incarnation sensible d’un universel : « Étant donné les masques que portaient les acteurs grecs, la mimique du visage n’intervenait pas dans leur jeu. Les traits du visage avaient une immobilité sculpturale et n’exprimaient ni les états d’âme particuliers ni les caractères des personnages engagés dans une lutte dramatique. » (IV, p. 255-256).

            C’est seulement avec le drame romantique, cad avec ce qu’il advient de la tragédie dans les temps modernes — par exemple chez Schiller — que le conflit tragique met en scène les débats intérieurs d’une âme déchirée et tourmentée. Antigone est un principe, mais le Karl Moor des Brigands, rebelle qui se dresse contre l’ordre des oppresseurs, est un individu. C’est ainsi que le héros de la tragédie grecque se définit par son acte objectif et non par son intention subjective : Œdipe assume tout le poids de la double faute du parricide et de l’inceste, même si c’est sans le savoir qu’il a commis ces crimes. Inversement, dans le drame romantique, le héros ne nous cache rien de ses plus secrètes passions, et toujours s’explique et se justifie : « Comme dans les œuvres de jeunesse de Schiller, tous ces appels à la nature, toutes ces revendications des droits de l’homme, toutes ces révoltes contre le monde présent au nom d’un monde meilleur ne sont que des rêveries dictées par un enthousiasme subjectif. » (293). Antigone accomplit le rite funéraire interdit par le tyran, Hamlet et Faust nous confessent le tourment intérieur qui les ronge. La poésie dramatique, obéissant ainsi au désir de l’esprit d’exprimer son individualité concrète, se supprime elle-même en renonçant à l’objectivité de la représentation, et en se réfugiant dans la certitude toute intérieure de la foi.

            Le conflit des devoirs, qui fait la substance de la tragédie, finit ainsi par verser dans le heurt des caractères, chacun enfermé dans sa particularité et tous égarés dans l'imbroglio, déroutés par le quiproquo. C'est ainsi que l'extrême subjectivation du personnage dramatique finit par se détourner de la tragédie et se tourner vers la comédie. C'est le malentendu des individus entre eux et le divorce de l'individu et de la situation en laquelle il se perd, qui sont les ressorts du comique : « Le comique en général repose, par sa nature, sur les contrastes entre les buts comme tels [il s'agit des buts que s'assignent les personnages], ainsi que ceux qui opposent le contenu aux influences venant de la subjectivité et des circonstances extérieures » (IV 270). C'est pourquoi « ce serait une erreur de croire que la subjectivité doit être absente de la comédie » (270) ; elle est au contraire triomphante, mais aveuglément triomphante, réduite à son idée fixe, mécanisée par sa passion, obsédée par sa manie, inébranlable, elle passe dans le monde sans jamais en rencontrer la réalité : « La subjectivité comique se comporte en souveraine à l'égard des apparences et du réel » (270). C'est pourquoi, pouvons-nous ajouter, il s'agit non d'une subjectivité vivante, consciente de l'infini qui réside en son intériorité, mais d'une subjectivité schématique réduite à l'état de type : l'Avare, le Malade imaginaire, et non un avare, un malade imaginaire... On comprend en ce sens combien la comédie moderne, qui porte à l'extrême cette obnubilation du personnage comique, n'est en vérité guère comique et exprime plutôt une mélancolie de la solitude : « Même des caractères aussi abstraitement fermes et affreux que l'Avare de Molière, dominé par une passion bornée qui ne lui laisse aucune liberté d'âme et d'esprit, n'ont rien de proprement comique » (303). A l'inverse de la poésie épique, qui chantait l'âme qui réunit le peuple dans une même légende, la comédie moderne exprime un monde où les individus sont isolés les uns des autres, ne poursuivant que des fins privées, sans idéal commun ni véritable grandeur. La comédie moderne porte le deuil de l'Absolu, et c'est pourquoi c'est avec elle que s'effectue la dissolution de l'œuvre d'art romantique : « Parvenue à ce sommet, la comédie marque la dissolution de l'art en général. Le but de chaque art consiste à offrir à notre intuition, à révéler à notre âme, à rendre accessible à notre représentation l'identité, réalisée par l'esprit, de l'éternel, du divin, du vrai en soi et pour soi à travers leurs manifestations réelles et leurs formes concrètes. Or, comme cette unité se trouve rompue et détruite dans la comédie, l'Absolu qui cherche à se réaliser se trouvant dans l'impossibilité de le faire [...] il en résulte une séparation entre l'Absolu et l'existence réelle, avec ses caractères et ses fins. Tout ce que peut faire alors l'Absolu, c'est se manifester sous une forme négative » (IV 305-306). Dès lors, l'Absolu, cad l'esprit s'acheminant vers la conscience de lui-même, se détourne de la vie sensible, livrée désormais sans retour à la comédie des erreurs, à la farce de l'absurde, et ne s'affirme que dans le progrès dialectique du concept, cad dans la construction de la science. Le sensible est ainsi rendu à sa contingence, la vérité est absente du monde où les hommes vivent, et l'art, qui la cherchait précisément en ce monde, sous une forme sensible, devient alors « une chose du passé ».

            L’art en ce point s’efface pour que commence la religion. On devine aisément qu’au terme de ce processus, l’esprit doit enfin s’incarner dans le discours qui explicite consciemment tous les moments de son développement dialectique, cad dans le discours de la philosophie. A la limite de ce processus, l’Idée se connaît comme Idée, la pensée se fait « logique », et l’art, cad le reflet sensible du concept, apparaît comme quelque chose de dépassé (4). « La poésie apparaît comme celui des arts particuliers qui marque le commencement de la dissolution de l’art et représente, pour la connaissance philosophique, l’étape de transition qui conduit à la représentation religieuse, d’une part, à la prose de la pensée scientifique, de l’autre. » (IV, 17).

            Remarquons cependant que la prophétie hégélienne est moins originale qu'on l'interprète ordinairement. C'est un lieu commun sous la Restauration, que de se lamenter sur le déclin des arts, que de prédire que rien de grand ne peut sortir de l'atelier d'un artiste qui travaille pour un public bourgeois, et que l'affaiblissement de la foi entraîne nécessairement celui de l'art. Alexandre  Barbier, dans Le Salon de 1839, écrit : « Ce qui était jadis le partage de quelques-uns est devenu la prétention de tous ; dorénavant, n'attendez rien de grand de vos artistes, ce sera la moyenne propriété qui paiera, et on lui en donnera pour son argent..., vous aurez du petit, du joli, du soigné et du bien conditionné ; mais du grand, jamais. » (Rosenthal 21). Le déclin du néocassicisme davidien est interprété par les critiques réactionnaires de la Restauration, non comme le déclin d'une école, mais comme le déclin de l'idéal du beau, et par conséquent de l'art lui-même. Hegel, qui affirmait pourtant que la certitude subjective de la foi « dépassait » le besoin de représentation objective auquel répond l'art, semble pourtant en quelques endroits, lier le destin de l'art à celui de la religion : l'œuvre de l'art a cessé avec les temps modernes, d'être religieusement adorée : « Lorsque le contenu trouve dans l'art se représentation complète et totale, l'esprit, dont le regard se porte plus loin, se détourne de cette objectivité pour rentrer en lui-même. C'est ce qui arrive de nos jours. Il est permis d'espérer que l'art ne cessera pas de s'élever et de se perfectionner, mais sa forme a cessé de satisfaire le besoin le plus élevé de l'esprit. Nous avons beau trouver les images de dieux grecs incomparables, et quelles que soient la dignité et la perfection avec lesquelles sont représentés Dieu le Père, le Christ, la Sainte Vierge, l'admiration que nous éprouvons à la vue de ces statues et images est impuissantes à nous faire plier les genoux » (Esth. I 153). De façon assez semblable, Alfred de Vigny écrivait, parlant du catholicisme, en 1835 : « Les artistes le mettent en lumière comme une précieuse médaille, et se plongent dans ses dogmes comme dans une source épique de poésie, mais combien y en a-t-il qui se mettent à genoux dans l'église qu'ils décorent? » (Rosenthal, 84 n. 5). Germaine de Staël, dans Corinne (VIII, 3), considérant que la peinture était l'art du christianisme, affirmait que le déclin de la foi serait aussi la mort de cet art. Les pamphlétaires légitimistes écrivaient en 1833 : « Les arts n'ont plus d'avenir. Ils sont frappés de mort parce que l'incrédulité du siècle et la solitude des temples leur interdissent toute conception religieuse si propre à la poésie. » Et Athanase Coquerel constatait dans son Salon de 1833, que « le foi n'avait inspiré aucun artiste. » Et il ajoutait : « L'art y paraît sans vie ; le musée est vide de foi. » (pour toutes ces citations, Rosenthal, 83).

            Hegel, penseur du crépuscule, dresse le bilan d’un cycle artistique qui s’achève. Pourtant, le cercle esthétique ne consomme pas la fin de l’art, mais plutôt ce que la Phénoménologie nomme « la religion esthétique ». Ce qui s’achève avec l’art romantique, c’est l’œuvre d’art comme réalisation de l’Absolu, cad comme expression du Concept. Au-delà commence l’art moderne qui réfléchit le donné sensible en faisant l’économie de l’Idée, qui court-circuite le concept pour chercher le contact direct avec « le monde ». C’est ainsi qu’un critique croyait adresser un reproche à Manet en lui faisant remarquer qu’il avait sans doute, du peintre, l’œil, mais qu’il n’en avait pas l’âme (5). L’art romantique est en effet tourmenté par l’excès de l’âme, par le « vouloir dire » de l’œuvre ; l’art moderne régresse en revanche au non-sens de l’impression originaire, il tente de se dépouiller du concept pour mettre à nu le réel, il fait paraître l’être-là du monde avant que l’Idée n’en ait profané la pure présence (Cézanne). C’est ainsi que Hegel n’annonce nulllement « la mort de l’art », comme on se plaît à le répéter, mais plus exactement le dépassement nécessaire de l’art romantique. C’est pourquoi, si Hegel dresse génialement le bilan de l’art passé, l’approche phénoménologique, qui rend compte de l’émergence du phénomène en-deça de tout sens ou de toute catégorisation, convient mieux à l’art moderne qui livre l’artiste au réel sans la médiation de l’Idée. On comprend mieux alors combien l’opposition des deux esthétiques de Kant et de Hegel est superficielle : l’esthétique kantienne annonce l’analyse phénoménologique de l’œuvre d’art, et demeure en ce sens étonnament moderne ; l’esthétique hégélienne trace avec génie la forme générale en laquelle l’histoire de l’art du passé ne cessera plus jamais de se mouvoir. Hegel pense le passé ; aussi sa méditation est-elle riche d’une considérable (pour son temps) et riche érudition. Kant pense l’avenir ; aussi est-il incapable de citer des œuvres d’art à l’appui de son analyse, et c’est par une nécessité intime que sa culture esthétique se borne au soleil couchant et au chant du rossignol.

            Soulignons cependant la grande richesse de l'analyse hégélienne : Hegel lui-même pressent, au sein de son esthétique, un art qu'on pourrait dire non-hégélien, ou post-dialectique, qui n'est plus représentation sensible de l'Absolu, mais pure admiration de la contingence, en son indépassable insignifiance et sa mystérieuse beauté. Ainsi, nous l'avons vu, sait-il être sensible à la poésie de la peinture hollandaise, cad à l'imitation la plus réaliste de la vie quotidienne en ses moindres accidents, comme un éclat de soleil sur un verre de vin, tel qu'on peut le voir sur les natures mortes du XVIIe siècle. Il sait aussi, après Lessing, que la peinture est l'enregistrement de l'instant présent, dans son incompréhensible magie, alors même qu'aucun concept ni idée ne vient s'inscrire en sa représentation. On comprend ainsi combien Hegel, qui est le contraire de l'esprit systématique qu'on a parfois voulu voir en lui, sait être sensible aux dimensions de l'art qui sont en apparence les plus opposées à sa philosophie. Il est ainsi possible de deviner, dans les pages consacrées à la peinture hollandaise, l'exposition, par Hegel lui-même, d'un art post-hégélien, dont la tâche ne consiste plus dans l'expression de l'idée, mais au contraire dans l'imitation la plus exacte possible du fugitif, du transitoire, pour le fixer sur la toile et le transfigurer ainsi dans l'éternel : la peinture hollandaise, écrit Hegel, « rend durable ce qui, à l'état naturel, n'est que fugitif et passager » (Esth. I 221). La peinture hollandaise semble ainsi annoncer la modernité telle que la définira magnifiquement Baudelaire.

            Certes, les temps modernes sont ceux de l'achèvement de la phénoménologie de l'esprit et du commencement de son âge logique. Pourtant, ce n'est pas toujours sur un ton triomphaliste que Hegel fait état de cette inauguration. Bien souvent, il cite ou reprend l'esprit de la formule de Gœthe, « c'est dans son reflet coloré que nous trouvons la vie », il oppose la multiple splendeur du phénomène à la grisaille du concept, et la poésie du chant lyrique à la prose du monde moderne. Hegel semble ainsi partagé entre un attachement esthétique et sentimental pour la contingence, dans son enchantement et sa diaprure, et le rationnel qui seul est réel, seul capable de rendre effectif le réel, la vérité établie par la dialectique du concept, et qui ne prend guère en compte les rêveries de la subjectivité abstraite.

            Revenons pourtant au destin de l'art moderne. S'il consiste en ceci qu'il doit désormais questionner le visible tel qu’il est donné à notre sensibilité, et sans que l’Idée ni le concept ne permettent à l’esprit de s’approprier ce donné, alors il semble que la représentation atteigne là une limite qu’elle ne peut plus dépasser, l’horizon d’immanence de notre expérience sensible, ce mur rocheux de la Sainte-Victoire contre lequel l’art de Cézanne, par une nécessité sans doute essentielle et non pas anecdotique, vient buter. Il se peut qu’il n’y ait d’histoire que de l’esprit, et que l’appréhension pré-conceptuelle du monde phénoménal soit une impasse pour la peinture : la voie ouverte par les impressionnistes conduit peut-être à des limites qui condamnent la peinture à la répétition (le paysage cézannien, les nymphéas de Monet). La peinture peut-être alors tentée de s’échapper dans le monde intérieur et subjectif de l’imagination et du rêve (le surréalisme, mais bien avant le symbolisme et l’art énigmatique, par exemple, d’un Odilon Redon). Entre l’excès du réel et le refus du réel, le peintre semble prisonnier d’une double impossibilité. Cette crise est pourtant celle de la représentation, art mimétique qui prend pour modèle le monde objectif, ou la vie subjective. On comprend alors comment, dès le début de ce siècle, l’art abstrait a pu sembler une issue à la crise de la figuration. Mais il semble que depuis au moins deux décennies cette veine nouvelle se soit elle-même épuisée. La prophétie hégélienne de la mort de l’art tendrait-elle donc à devenir effective? Et le fanatisme de la nouveauté, qui depuis un siècle enfièvre l'esprit de l'avant-garde, ne dissimule-t-il pas, sous l'emphase de la rupture, l'impossibilité d'innover et l'épuisement d'une création dont la source s'est énigmatiquement tarie?

 

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NOTES

1- Ceci vaut surtout pour le poème épique qui « constitue la Saga, le Livre, la Bible d'un peuple » (IV, 102). « Les épopées, écrit encore Hegel, sont de véritables Bibles nationales » (149) ; « Les épopées vraiment originales nous donnent un tableau de l'esprit national, tel qu'il se manifeste dans la morale de la vie familiale, dans la guerre et dans la paix, dans les besoins, les arts, les coutumes, les intérêts, bref un tableau complet de la phase où se trouve la conscience et de sa qualité. S'intéresser aux poèmes épiques, les examiner de près, les interpréter, ce n'et pas faire autre chose que s'intéresser à l'esprit national du peuple au sein duquel était né tel ou tel poème, afin de le rendre pour ainsi dire visible et perceptible par ses manifestations concrètes. » (IV, 114)

2- L'épopée est en effet pour Hegel la poésie des temps primitifs ; quand elle se civilise, elle devient artificielle et affectée : on constate une opposition « entre les épopées primitives, spontanées, et les épopées plus tardives, que je nommerai artificielles. Cette opposition se dégage d'une façon particulièrement frappante de la comparaison entre Homère et Virgile » (133). Hegel se souvient ici sans doute de Schiller, Poésie naïve et poésie sentimentale.

3- Même idée en I, p. 330. En une prophétie assez visionnaire, Hegel pressent que l'épopée moderne ne peut plus naître de la vieille Europe ; seuls les Etats-Unis, peuple hyper industriel mais aussi conquérant des grands espaces, sont en mesure d'inventer une nouvelle épopée : « Veut-on se faire une idée de ce que pourront être les épopées de l'avenir, on n'a qu'à penser à la victoire possible du rationalisme américain, vivant et universel, sur les peuples européens qui poussent à l'infini la passion de tout mesurer et de se particulariser. En Europe, en effet, chaque peuple est aujourd'hui limité par tous les autres et ne peut tout seul entreprendre une guerre contre d'autres peuples européens ; si l'on veut s'évader de la prison européenne, ce ne peut être que dans la direction de l'Amérique » (121). Hegel a raison : le western est peut-être la dernière épopée de l'occident.

4- On remarquera ici la mise en abîme qui gouverne la composition du Cours d’esthétique : à la division des arts symbolique, classique et romantique, se superpose, pour le dernier des trois (l’art romantique), la division entre peinture, musique et poésie ; et à nouveau pour la dernière des trois (la poésie), la division entre poésies épique, lyrique et dramatique.

5- « M. Manet est une organisation bizarre. Il a du peintre l'oeil, mais l'âme point », (Albert Wolff, critique d'art au Figaro, 17-18 avril 1876 ; voir Eric Darragon, Manet, Fayard, 1989, p. 290).