Jacques Darriulat

 

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Mis en ligne le 29 octobre 2007

 

Hegel, l’Idée du Beau

 

            Il s’agit d’un commentaire de la seconde partie de l’introduction de l’Esthétique de Hegel : « L’Idée du Beau » (« L’idée », « L’idéal » et « Le beau artistique ou l’idéal »), soit de la page 139 jusqu'à la fin du volume I de la traduction de Stanislas Jankélévitch (Flammarion, « Champs », 1979). Cours réalisé pour des étudiants de Deug au second semestre de l’année universitaire 2002-03.

 

            Dans l’« Introduction » de son cours, Hegel critique les philosophies de l’art qui l’ont précédé. C’est seulement dans la partie qu’il intitule « L’idée du beau » qu’il expose sa propre philosophie. Cette exposition se développe elle-même selon trois moments, qui répondent à une détermination, une réalisation croissante. C’est seulement en effet en se réalisant que le concept sort de l’abstraction et reconnaît ses déterminations propres. Le Beau platonicien est déjà réalisé en lui-même dans le ciel intelligible et ne fait que projeter sa perfection dans l’image imparfaite qu’il donne de lui-même dans le  monde sensible. Inversement, le beau hégélien ne devient ce qu’il est qu’en se réalisant dans le monde : il ne préexiste pas dans le ciel des idées, il est lui-même l’histoire de sa réalisation dans le monde. C’est ainsi que le concept, animé par le désir de devenir conscient de lui-même, tend toujours à sa réalisation dans le monde. Un concept abstrait, qui demeure purement subjectif et idéal, est un concept qui s’ignore lui-même, qui ignore ses véritables déterminations. Les trois moments de l’exposé de Hegel seront donc (135) : l’idée du beau en général, c’est-à-dire conçue indépendamment de sa réalisation objective ; puis l’idée du beau réalisée, ou l’Idéal, dont l’entendement s’efforce de tirer les lois d’après l’expérience, c’est-à-dire d’après les divers objets dont la manifestation éveille en nous l’idée du beau ; enfin l’expression ou la détermination de l’Idéal, c’est-à-dire les différents modes de réalisation de l’Idéal artistique dans le monde, selon la situation historique en laquelle il est engagé (conditions objectives de réalisation) et selon le génie propre de l’artiste (conditions subjectives de réalisation).

L’Idée du beau

            En intitulant ce chapitre « L’Idée », Hegel pose que la beauté n’est pas un phénomène que l’on rencontre (Kant, le jugement réfléchissant) mais une idée que l’esprit conçoit. La beauté  n’est pas dans le monde, elle est posée par l’esprit. Une philosophie du beau suppose donc une philosophie de l’esprit, en tant qu’il est cette substance capable de poser ses propres valeurs, et non simplement de les recevoir de l’intuition. En ce sens, l’esprit est un absolu, et c’est pourquoi le premier chapitre est intitulé : « L’idée et l’esprit absolu ».
 
            L’idée et l’esprit absolu
            Si le beau n’existe que s’il est posé par la pensée, c’est donc qu’il est pensable. Hegel refuse ainsi toute pensée qui exile le beau dans l’indicible ou l’ineffable, qui le situe hors de portée du concept (Kant, le beau plaît sans concept), « bien que de nos jours tout ce qui est vrai soit considéré comme inconcevable » (139), ajoute-t-il par ironie (sans doute envers Schelling, pour lequel l’Absolu est l’objet d’une intuition intellectuelle, et non d’une véritable conceptualisation).
            En posant que le beau est une idée forgée par l’esprit, nous semblons le poser dans la pensée, non dans le monde, dans l’esprit et non dans la nature. En ce sens, l’esprit est relatif, et non absolu, limité et non infini. Or le beau n’est pas selon Hegel une idée de l’esprit fini, mais de l’esprit absolu. La nature en effet ne saurait exister en soi, elle ne parvient à sa vérité objective que par l’acte de l’esprit qui en construit la réalité (par exemple, dans la science physique). La nature en effet n’est pas le phénomène sensible (qui n’est souvent qu’une illusion subjective), mais la réalité objective posée et construite par le concept : « L’esprit absolu est l’union de lui-même et de la nature. Pour lui, la nature n’existe donc que comme idée, comme quelque chose de posé » (140). En tant qu’il est une expression de l’esprit absolu, le beau ne saurait donc être l’imitation d’une nature extérieure à l’esprit, donné et non posée par lui. L’esprit ne devient ainsi lui-même, c’est-à-dire qu’il ne réalise l’absolu qui est en lui, qu’à la condition de nier la nature qui le nie, à substituer à la nature immédiate donnée dans la sensation, une nature « idéale » posée par le concept : «  La subjectivité possède le pouvoir de s’opposer à ce qui est différent d’elle et de le traiter comme quelque chose de négatif. Elle est négativité infinie, négation de la négation, celle-ci représentée par la nature » (141). C’est cette unité de la nature et de l’esprit dans l’idéal (le réel objectivé par la pensée) que l’art vise à réaliser. C’est pourquoi il appartient à la sphère de l’esprit absolu : l’œuvre d’art est même le premier objet par lequel l’esprit se donne à lui-même l’image et comme le pressentiment de l’absolu qui est en lui : « L’art appartient à la sphère de l’esprit absolu, et il existe dans l’art une connaissance de l’esprit absolu comme étant un objet pour un esprit fini » (142). « Pour un esprit fini », parce que cette reconnaissance par l’esprit de l’absolu qui est en lui reste encore simplement intuitive, elle est obscurément pressentie dans la perfection formelle de l’œuvre d’art, elle n’est pas encore posée rationnellement par l’esprit lui-même, comme c’est le cas dans la connaissance scientifique.
            En tant qu’expression de l’esprit absolu, c’est-à-dire manifestation par laquelle l’esprit s’élève progressivement à la conscience de l’absolu qui est en lui, l’art entre en corrélation avec les deux autres expressions de l’absolu de l’esprit : la religion et la philosophie entendue comme science : « L’art, la religion et la philosophie ne diffèrent que par la forme ; leur objet est le même » (143).
            Hegel propose alors une esquisse rapide de la phénoménologie de l’esprit en tant qu’il s’élève à la conscience de l’absolu qui est en lui. L’esprit se connaît d’abord comme « besoin matériel » et par son industrie, réussit à se rendre indépendant des contraintes matérielles qui résulte de sa situation dans le monde ; il se connaît ensuite comme droit, et se rend indépendant des contraintes morales que les hommes exercent les uns sur les autres, et ceci en s’élevant au « monde des lois » ; enfin il se connaît comme esprit en surmontant son opposition à la nature et en posant l’objectivité de la nature par la détermination du concept, c’est-à-dire en donnant des lois non seulement aux hommes, mais encore à la nature elle-même. C’est ainsi que l’esprit est vivant : en niant ce qui le nie, il se pose en s’opposant, il s’affirme en surmontant ce qui le nie, il réalise sa liberté : « C’est pourquoi la vie ne devient affirmative qu’en supprimant cette négation d’elle-même. Le plus grand privilège des vivants consiste à avoir à parcourir ce processus de l’opposition, de la contradiction, de la négation, jusqu’à la conciliation des deux termes opposés » (145). C’est même là selon Hegel ce qui distingue l’homme de l’animal (146) : l’animal se satisfait d’un monde qui est donné à sa sensation, l’homme veut s’élever à l’idée de sa liberté en niant le donné comme donné et en posant son objectivité par le travail du concept. Or c’est seulement dans la religion que l’esprit conçoit (il est vrai par le sentiment et non encore par le concept conscient de lui-même) pour la première fois son unité avec le monde : en posant un esprit tout-puissant qui est créateur à la fois de l’homme et de la nature, de l’esprit et du monde, l’esprit religieux conçoit l’absolu qui est en lui, bien qu’il le pose en un Autre tout-puissant en lequel il ne sait pas encore se reconnaître : « Car la religion constitue la sphère générale où l’homme prend connaissance de la seule totalité concrète dans laquelle se trouvent unies et sa propre essence et celle de la nature, et cette seule réalité véritable lui apparaît comme la puissance suprême qui domine tout ce qui est particulier et fini et grâce à laquelle tout ce qui est divisé, séparé et opposé se trouve intégré dans une unité supérieure et absolue » (150). Il s’agit ici d’une religion simplement esthétique qui reconnaît l’absolu dans la beauté du monde, mais non encore dans la pure intériorité de l’esprit. Une telle religion, qui fut selon Hegel la religion des anciens Grecs, s’identifie pratiquement à l’art, qui lui aussi cherche obscurément l’absolu par la manifestation sensible de la beauté. Mais dans la religion esthétique, la beauté est reçue comme un don de Dieu, tandis que dans l’art elle est produite par l’esprit, elle est une réalisation de l’homme : « C’est ainsi que chez les Grecs l’art était la forme la plus haute sous laquelle le peuple se représentait les dieux et prenait conscience de la vérité. C’est pourquoi les artistes et les poètes de la Grèce étaient devenus les créateurs de ses dieux » (152).
            Pourtant, une telle connaissance, par l’esprit, de l’absolu qui est en lui vivant en tant qu’il s’accomplit librement, reste confuse et encore inconsciente, puisque encore simplement intuitive. L’esprit pressent sa souveraineté dans la belle forme des dieux antiques, il ne la connaît pas encore comme son essence propre. C’est pourquoi l’art, en tant qu’il est la représentation seulement sensible, et non encore la connaissance par le concept, de l’absolu, est quelque chose qui doit être dépassé. Avec la Réforme allemande, le sentiment religieux s’élève jusqu’à la conscience de l’absolu dans la pure intériorité, le « cœur », et refuse de reconnaître l’absolu dans le monde sensible, nécessairement limité et fini, quelle que soit sa beauté (iconoclasme protestant) : « Lorsque le mouvement en faveur du savoir et de la recherche, ainsi que le besoin de spiritualité eurent provoqué la Réforme, la représentation religieuse fut également dépouillée de son caractère sensible et orientée vers l’intériorité de l’âme et de la pensée » (153). Hegel définit ainsi la modernité comme ce moment où l’esprit cesse de chercher dans l’art, c’est-à-dire dans la beauté sensible, l’expression de sa propre vérité : nous vivons l’âge de la science et de la philosophie pour lequel la vérité est posée par le concept et non sensiblement rencontrée dans la beauté.  On pourrait dire que jusqu’à l’époque de Hegel (en fait jusqu’à la crise néoclassique, qui démontra l’impossibilité de faire revivre la beauté des dieux grecs, c’est-à-dire de donner une forme sensible adéquate à la vie de l’absolu), l’art a toujours cherché à représenter l’absolu, et que l’histoire des formes artistiques fut aussi l’histoire de la métamorphose des dieux. Tout art était alors religieux. L’époque de la Restauration, qui n’est qu’un replâtrage provisoire, vit le déclin manifeste de l’art religieux, qui ne donne lieu qu’à des pastiches que l’on dira plus tard « saint-sulpiciens ». Si un art est possible dans les temps modernes, il ne représentera plus l’absolu ni le divin, il ne sera plus le « service » ou « l’office divin » qu’il fut pendant des millénaires, mais sera plus prosaïquement une représentation du relatif et de l’accidentel, de l’impression sensible dans sa pure immédiateté, non encore assimilée par le concept : « Pour nous , l’art n’est plus la forme la plus élevée sous laquelle la vérité affirme son existence. D’une façon générale, il y a longtemps que la pensée a cessé d’assigner à l’art la fonction de la représentation sensible du divin » (152). Notre religion, le christianisme tel qu’il s’élève à sa vérité avec la Réforme, est une religion intérieure, et non plus adoratrice de la beauté sensible du monde extérieur comme la religion des païens. Depuis Luther, l’absolu s’est réfugié dans le sentiment intérieur de la foi, conversion et régénération de tout l’être, il est devenu sentiment intérieur. Pourtant, comme sentiment, il doit encore être dépassé par la philosophie, c’est-à-dire par la connaissance rationnelle, car c’est alors seulement que l’esprit prend pleine conscience de l’absolu qui est en lui, qu’il reconnaît enfin l’absolu de sa propre liberté : « C’est la pensée libre qui est la forme la plus pure du savoir, la pensée grâce à laquelle la science fait sien le même contenu et devient ainsi le culte le plus spirituel en ce sens que la pensée se révèle capable de s’approprier et d’appréhender ce qui, sans cela, ne resterait que le contenu de la représentation et du sentiment » (154).
            Hegel décrit alors le processus selon lequel l’esprit, ou l’idée, devient réelle, se réalise dans le monde comme une réalité non simplement extérieure et passivement reçue, mais une réalité vivante animée de la vie de l’esprit.

            Idée, réalité, réalité vivante (155)
            A l’inverse de l’esprit fini, ou entendement (Verstand), qui reçoit le monde comme une réalité extérieure, par la simple impression sensible, l’esprit vivant se pose en s’opposant au monde, il s’affirme en niant la différence qui l’oppose au monde et en construit ainsi l’idéale objectivité, expression de « la liberté grâce à laquelle toute négation est une autodétermination et non une limitation imposée du dehors » (158). Pour parvenir à cette fin, comment procède-t-il ? Il n’y a pas plus d’esprit en soi qu’il n’y a de chose en soi, selon Hegel, pas de sujet en soi qu’il n’y a d’objet en soi. Le sujet comme l’objet sont en effet traversés par la contradiction, travaillés par la différence. C’est ainsi que le moi est un concept, non un donné sensible, en lequel l’esprit rassemble la diversité des états qui l’affectent ; de la même façon, l’objet est défini par de multiples attributs, et n’est posé comme objet que par le concept qui rassemble ces attributs dans l’unité de l’Idée, à la façon des diverses parties du chêne qui se trouvent rassemblées et comme « comprimées » dans le gland (157). Il appartient ainsi à l’esprit, et à l’esprit seulement, de poser l’objectivité du réel en le rationalisant.
            C’est cette unité du réel et de la pensée, de la chose et de l’esprit, qui se réalise, bien que de façon encore intuitive et inconsciente, dans la beauté : « Le beau se définit comme la manifestation sensible de l’idée » (160). Le bel objet, en tant qu’il est l’œuvre de l’art, est le produit de l’esprit, il exprime une subjectivité, un moi qui se représente et s’objective dans la forme travaillée : « Le moi se concrétise lui-même dans l’objet, en réalisant l’unité du concept et de l’objet, en donnant à ces deux éléments une forme plus concrète, en fondant ensemble ce qui, jusqu’alors, était séparé et, pour cette raison, abstrait : le moi et l’objet » (164) ; « L’accord entre le concept et la manifestation extérieure équivaut à une véritable interpénétration » (165). Ainsi transfiguré par la beauté, l’objet semble s’élever à la dignité de sujet, il semble valoir par lui-même et non pas seulement en fonction des intérêts ni des désirs poursuivis par la conscience qui le considère. C’est en ce sens que l’œuvre de l’art n’a pas de fin utilitaire, elle est une « totalité » qui se suffit à elle-même, une perfection close sur elle-même à la façon du cercle de la conscience qui fait retour sur lui-même : « La contemplation comporte ce qu’on peut appeler le retrait du désir ; le sujet renonce à ses fins dirigées contre l’objet et considère désormais celui-ci comme autonome, comme une fin en soi » (164). La contemplation esthétique est désintéressée, non par le fait, comme le prétend Kant, d’une intentionnalité originaire de la conscience, mais au contraire du fait de la forme de l’objet lui-même, qui ne renvoie qu’à lui-même et se pose ainsi comme une totalité indifférente aux détermination subjectives du regard qui le considère. La belle forme est ainsi un tout qui se suffit à lui-même.
            Puisque le beau de son propre mouvement tend ainsi à s’objectiver en une totalité indépendante, il doit être possible d’en trouver des réalisations objectives au sein même de la nature. C’est à cette recherche qu’est consacré le chapitre suivant.

            L’idée réalisée dans le monde extérieur. Le beau dans la nature
            C’est seulement dans la nature vivante, non dans la nature inanimée, qu’apparaît une forme objective qui a l’unité et la cohérence de la totalité. C’est donc seulement dans le règne du vivant, non dans le règne de l’inanimé, que la beauté, ce tout qui se suffit à lui-même, peut trouver une représentation qui soit adéquate à son contenu. La nature inanimée n’est qu’un assemblage d’éléments indépendants les uns des autres. C’est ainsi qu’il est vrai, explique Hegel, que le système solaire possède en effet l’unité « systématique », mais il est cependant impossible de déduire de la nature du soleil la nature des planètes qui gravitent autour de lui (à l’inverse de ce qu’avait prétendu Kepler dans son De Harmonia mundi). L’unité n’est due qu’à une force qui s’applique indifféremment à tous les corps en tant qu’ils sont distincts les uns des autres, c’est-à-dire distants : la force gravitationnelle. C’est pourquoi on ne saurait dire, du soleil, qu’il est « l’âme » du système solaire. En revanche, l’unité de l’organisme vivant ne peut se comprendre que comme l’expression matérielle de l’âme (l’âme est ici nommée par Hegel en un sens aristotélicien, c’est-à-dire comme un principe vital d’unité et de mouvement, dans le sens encore où Aristote dit, de l’unité d’action, qu’elle est « l’âme » de la tragédie), les membres se disposant selon le désir ou la volonté qui anime l’animal : « Nous devons voir dans le corps et son organisation l’extériorisation de l’organisation systématique du concept lui-même qui, dans les membres de l’organisme vivant, donne à ses déterminations une existence naturelle et extérieure » (169). C’est ainsi, disait Goethe, que l’œil s’est détaché du cerveau pour matérialiser le désir de voir qui se concevait dans l’esprit. C’est ainsi encore que, selon Schopenhauer, le corps est la matérialisation du vouloir.
Dans le même sens l’organisme vivant est, selon Hegel, une expression de l’esprit, il est comme l’incarnation d’une âme. Aussi la vie ne peut-elle se comprendre que comme l’unité fusionnelle du corps et de l’âme, le corps n’étant en quelque sorte qu’une âme matérialisée, l’âme n’étant que le corps spiritualisé : « Le corps et l’âme ne sont pas deux entités différentes qui se seraient rencontrées, mais l’un et l’autre forment la même totalité impliquant les mêmes déterminations […] La vie ne peut être envisagée et connue que comme unité du corps et de l’âme » (169). « C’est donc l’âme qui se manifeste dans le corps […] Dans l’organisme vivant, nous avons affaire à un extérieur dans lequel se manifeste l’intérieur, l’extérieur se montrant lui-même comme cet intérieur qui est son concept » ajoute encore Hegel (172). Ce qui fait alors que la totalité organique est vivante, c’est non seulement son unité substantielle (par le concept qui se réalise et se matérialise en elle), mais encore que ses parties sont différenciées : chaque membre, chaque organe a sa fonction propre, et pourtant tous sont unis dans l’organisme vivant. La manifestation extérieure de cette unité différenciée qui forme la totalité de l’organisme vivant est le mouvement spontané, c’est-à-dire déterminé par un moteur intérieur à l’organisme lui-même, tandis que dans l’unité morte et non vivante du système solaire, la force gravitationnelle n’agit que de l’extérieur sur des corps par eux-mêmes inertes.
            Il reste désormais à transposer ce modèle de l’organisme vivant, réalisation naturelle de la totalité qui se clôt sur elle-même dans la belle œuvre de l’art, à la beauté proprement dite. Il faut interroger le secret de l’organisme vivant pour qu’il nous livre la formule de la beauté.

            La vie naturelle et le beau
            Du point de vue esthétique de la pure beauté, il est bien évident que la totalité organique ne nous intéresse que par son apparence, non selon la vérité de son fonctionnement biologique. Il n’est ici question que de la forme extérieure, puisque ce qui est en question dans la beauté c’est précisément l’extériorisation de l’esprit, ou encore la matérialisation du concept : « La beauté ne peut s’exprimer que dans la forme, parce qu’elle seule est la manifestation extérieure au moyen de laquelle l’idéalisme objectif de l’être vivant s’offre à notre intuition et à notre contemplation sensibles » (175-176). C’est ainsi que d’un point de vue seulement formel, l’idée du beau, telle qu’elle apparaît dans la forme de l’organisme vivant, répond selon Hegel à trois critères :
            1)- L’unité de la belle forme ne doit répondre qu’à un principe interne d’organisation, elle ne doit pas être intentionnellement introduite de l’extérieur mais au contraire obéir à la force spontanée qui se manifeste en elle. La belle œuvre fait ainsi un tout qui semble se suffire à lui-même, et ne dépend pas d’une raison qui lui serait artificiellement dictée par une autorité étrangère à laquelle elle serait soumise. L’unité de la belle totalité doit donc sembler s’être engendrée elle-même, et non dépendre de l’arbitraire de son créateur. C’est ainsi que si le mouvement spontané appartient en propre à l’autonomie de l’organisme vivant, sa beauté sera pourtant d’autant plus grande qu’il sera plus lié, moins saccadé, qu’il semblera obéir à un principe constant et régulier qui prend sa source dans l’organisme lui-même : « La musique, la danse comportent elles aussi des mouvements ; mais ceux-ci, loin d’être arbitraires et dus au hasard, sont en eux-mêmes réguliers, définis, concrets, pleins de mesure et nous apparaissent tels » (175).
            2)- Cette unité ne doit pourtant pas être indifférenciée, et doit laisser une place pour l’accidentel et l’imprévu, sinon l’unité organique ne sera qu’une série monotone, donc illimitée, incapable de se constituer comme totalité : « Dans les choses ainsi réglementées, une détermination abstraite préside à la configuration, à la grandeur, etc., de toutes les parties. Les fenêtres d’un édifice, par exemple, ou tout au moins celle d’une même série, sont toutes également grandes ; de même les soldats d’un régiment d’une troupe régulière ont tous le même équipement » (176-177).
            3)- Malgré cette nécessaire différenciation et diversité dans les parties de la beauté, on doit avoir le sentiment d’un lien interne qui fait du tout l’expression d’une âme ou d’une volonté. Il nous est parfois difficile de saisir cette unité secrète d’un organisme vivant quand sa forme est trop étrangère à la forme de l’organisme humain que nous sommes habitués à considérer : « Ainsi qualifions-nous de bizarre les organismes d’animaux dont les organes sont assemblés d’une manière qui s’écarte de celle qui nous est familière. C’est le cas, par exemple, des poissons dont le corps, démesurément volumineux, se termine par une petite queue ou dont les yeux sont situés l’un à côté de l’autre sur le même côté de la tête » (178). Les animaux de la préhistoire, dont les naturalistes reconstituaient alors la morphologie qui nous semble aujourd’hui monstrueuse, paraissent à nos yeux des figures de cauchemar dépourvues de toute beauté. Pourtant, le naturaliste se révèle capable de rapporter l’unité de l’organisme, si bizarre puisse-t-il nous paraître, à un principe unique qui l’anime et le vivifie. C’est ainsi que Cuvier, le grand naturaliste du début du XIXe siècle, était en mesure de reconstituer les animaux démesurés de la préhistoire à l’aide de quelques os seulement, en se laissant guider par la logique d’une propriété dominante : « Un animal carnivore a besoin d’autres dents, d’autres os, etc., qu’un animal herbivore ; lorsqu’il s’agit d’un animal de proie, il ne peut pas se contenter, pour emporter sa victime, de sabots, mais a besoin de griffes » (179). Pourtant il ne s’agit là que de l’expression encore très matérielle et instinctive de la volonté ou de « l’âme sentante ». Il est alors permis de penser que la beauté organique s’accroît d’autant plus qu’elle s’élève davantage dans l’échelle du vivant, et que c’est dans la plus haute sphère du règne animal qu’elle paraît seulement dans toute sa splendeur. Ce qui nous conduit bien au-delà du monde animal, vers la forme du corps humain en lequel la beauté trouvera seulement la réalisation adéquate à son contenu.
            Remarquons enfin la curieuse définition de l’esthétique que Hegel donne ici comme en passant. Sans doute l’aisthêsis suppose le recours au sensible, pourtant le sensible esthétique n’est pas un sensible immédiat et simplement factuel, c’est un sensible, nous l’avons vu, qui est comme transfiguré par l’expression de l’esprit, un corps qui est la matérialisation d’une âme. Cette rencontre du matériel et du spirituel, de la sensation et de l’idéal, Hegel la discerne jusque dans la polysémie du mot sens (Sinn) : « "Sens" est en effet un mot curieux qui est à son tour employé en deux "sens" opposés. D’une part, en effet, il désigne les organes qui président à l’appréhension immédiate ; d’autre part, nous appelons sens la signification d’une chose, son idée, ce qu’elle a de général » (180). Le sensible esthétique réalise cette ambivalence, puisqu’il apparaît comme un sensible qui se pose lui-même, par l’effet d’une spontanéité qui lui appartient en propre. Peut-être est-ce là l’idée véritable de la « signification » : n’a de signification que ce qui se pose soi-même et se manifeste spontanément en se rendant sensible. Le sens est le sensible qui affirme lui-même l’idée de sa propre existence. Il est donc l’humain par excellence, puisque l’humain est le seul vivant qui peut s’élever à la perfection d’une telle autonomie.

            La vie envisagée du point de vue purement personnel
            Il s’agit dans ce court chapitre de considérer la beauté de l’organisme vivant non seulement du point de vue de la totalité formelle, mais plus encore de l’unité du principe qui l’anime, donc du point de vue de son autonomie, et ainsi de s’élever de la vie animale dépendante du sensible, et qui ne se connaît que par la souffrance du besoin matériel, jusqu’à la vie autonome de l’unique vivant doué de raison : l’homme.
            Dans le règne minéral, la spontanéité de l’organisme se trouve dans la formation cristalline, polyèdre géométrique qui s’accroît par sa propre puissance, et non par l’addition accidentelle d’un matériau extérieur : le cristal est en effet susceptible de croissance, il est même capable de cicatriser une brisure produite accidentellement à sa surface. Ce phénomène fascinait les minéralogistes au début du siècle, et le poète Novalis a exprimé poétiquement le travail obscur qui s’accomplit en secret dans les mines souterraines où mûrissent les cristaux. Cependant cette forme morte de l’autonomie est indifférente à l’action que le milieu exerce sur elle. A l’inverse la plante réagit à la lumière, croit sous son effet et s’oriente d’elle-même vers la source lumineuse. Quant à l’animal, il est doué d’excitabilité, ou d’irritabilité : il répond aux stimuli venus de l’extérieur, il réagit à tout ce qui agit sur lui. Plus cette réaction est vive et rapide, plus la vie croit en intensité. C’est ainsi que la vitesse, la force de l’élan, la souplesse musculaire nous semblent mieux incarner l’idée du beau que des animaux qui réagissent lentement et semblent encore ensommeillés dans l’inertie de la matière : « C’est ainsi que des animaux tardigrades qui se traînent péniblement et dont tout l’habitus accuse une incapacité de se mouvoir et d’agir rapidement, nous déplaisent à cause même de leur inertie. Or, l’activité et la mobilité sont les signes d’une activité plus élevée de la vie » (182). Si le cheval au galop paraît si beau, c’est parce que nous reconnaissons inconsciemment en lui l’image sensible de l’idée toute spirituelle de la liberté qui est en nous. De même un être hybride (tel l’ornithorynque), qui semble un assemblage d’éléments  « bizarres et contradictoires » (183), ne nous semble pas pouvoir incarner une idée simple et cohérente avec elle-même. Par où l’on devine que la beauté est l’expression d’une âme une, en accord avec elle-même. C’est ainsi qu’un paysage, lorsqu’il se rassemble dans l’unité d’un état d’âme, peut nous inspirer plus fortement le sentiment du beau qu’un organisme qui nous semble disparate (par l’effet de l’habitude mais non par la connaissance interne de sa constitution : pour le naturaliste, qui déduit la forme totale de l’organisme à partir de l’un quelconque de ses éléments) : « Le silence d’une nuit au clair de lune, le calme d’une vallée à travers laquelle un ruisseau se fraie un chemin, l’aspect sublime de l’immense mer en colère, la calme majesté du ciel étoilé. La signification que nous attribuons à ces objets n’appartient pas aux objets eux-mêmes, mais aux états d’âme qu’ils provoquent » (183-184). Unique et fugitive mention d’une beauté naturelle qui fait toute la matière de la troisième Critique. Encore est-ce pour nier la nature en son indépendance, comme pure matérialité sans esprit, et pour la rapporter à l’expression de « l’état d’âme », pour la spiritualiser.
            L’unité de la vie animale demeure cependant aliénée à l’exigence de la satisfaction des besoins matériels, et se révèle ainsi inadéquate à la liberté qui est en l’esprit : « Le cycle vital  de l’animal est étroit et ses intérêts sont dominés par ses besoin naturels : alimentation, instinct sexuel, etc. Sa vie psychique, intérieure, qui trouve son expression dans le visage, est pauvre, abstraite, sans consistance » (184). Aussi dit-on que l’animal a une gueule et non un visage. Il n’y a que la face humaine qui naisse à la grâce du visage, qui soit illuminée par l’éclosion du sens. C’est donc seulement dans le corps en lequel s’incarne « le moi conscient » que l’idée du beau trouvera une représentation qui soit digne d’elle-même.

            L’Idéal
            Après avoir défini ainsi l’idée du beau en général comme fusion de l’âme et du corps, du spirituel et du matériel, il nous faut maintenant déterminer plus précisément quels sont les critères ou les caractéristiques de la belle forme en général. Ce progrès dans la définition du beau s’accomplit pourtant dans ce chapitre de façon abstraite, et non encore concrète. L’esprit en effet, considérant les diverses formes qui se laissent appréhender par lui dans le champ de l’expérience sensible, cherche d'abord à dégager les règles communes à toutes celles qui lui paraissent belles, c’est-à-dire dignes d’exprimer cette identité de l’intelligible et du sensible qui fait l’essence de toute beauté. D’un tel esprit, Hegel dit qu’il n’est qu’un entendement analytique, et non encore une raison dialectique, puisqu’il ne conçoit le beau que comme un objet extérieur à lui, rencontré dans la nature, et ne sait pas encore que la beauté ne parvient à sa pleine réalisation que comme œuvre d’art, œuvre de l’esprit lui-même, en laquelle peut seulement se réfléchir adéquatement la liberté et l’autonomie qui ne sont que dans la subjectivité. L’entendement est l’esprit qui cherche sa vérité dans les objets de l’expérience qu’il rencontre en dehors de lui-même ; la raison est au contraire l’esprit autonome qui ne reconnaît pour vrai que ce qu’il a lui-même construit.
            Hegel s’efforce alors de construire une détermination progressive du bel objet. En premier lieu, la régularité est exigée par l’entendement qui cherche précisément une règle pour lier le donné sensible. Pourtant, cette régularité nécessaire à l’expression de la beauté resterait monotone et morte si elle se bornait à la pure répétition. La symétrie introduit alors une irrégularité dans la régularité, c’est-à-dire quelque chose comme un rythme, et imprime à la pure itération la pulsation de la vie. En effet, la symétrie n’est pas simple reproduction de l’identique, elle redouble un motif par son image dans le miroir, et cette image n’est pas superposable à l’original : c’est un autre moi-même que je vois dans le miroir, puisque ma droite est devenue ma gauche et inversement, et qu’il m’est impossible, par exemple, d’enfiler avec ma main gauche le gant de la main droite. A l’idée de la répétition succède donc celle de l’alternance et du rythme. Hegel remarque alors que la symétrie est en effet une propriété des organismes vivants, symétrie par rapport à un axe vertical qui correspond à la ligne de pesanteur. Pourtant, la symétrie du vivant n’est par rigoureusement géométrique, elle suppose une légère altération qui introduit une subtile différence dans l’identité apparente des motifs en miroir : c’est ainsi que la partie droite du visage n’est jamais exactement identique à la partie gauche, comme cela apparaît clairement quand nous créons un visage imaginaire, par exemple en développant sur une photo la même moitié d’un visage, ou en ajoutant à un demi visage son double virtuel dans le miroir. On obtient alors une face mécaniquement symétrique, une sorte de portrait robot qui a bien la forme de la vie sans être pourtant vivant lui-même. Il existe donc tout un développement complexe de l’idée de symétrie dont Hegel va s’efforcer de marquer les degrés. La symétrie du cristal est d’une parfaite régularité, et obéit aux lois, établies par l’entendement, de la composition des polyèdres réguliers. Avec la plante, déjà, la symétrie exprime une plus grande liberté, les feuilles sur la tige par exemple ne sont pas disposées deux par deux, en miroir, mais, comme l’a montré Goethe, selon une spirale ascendante dont on sait qu’elle n’est pas sans rapport avec le nombre d’or (Marius Cleyet-Michaud, Le Nombre d’or, « Que sais-je ? », 1973, p. 85-87). A la symétrie simple du cristal s’oppose donc la symétrie complexe ou composée de la plante. Pourtant, la plante n’est encore qu’un être élémentaire, privé d’autonomie, et dépendante de la lumière solaire, c’est-à-dire d’une énergie qui lui est extérieure. Elle est donc incapable de se donner à elle-même la mesure de sa totalité, et c’est la raison pour laquelle elle croît indéfiniment, se reproduisant elle-même à l’identique de rameau en rameau, tandis que la croissance animale connaît une limite précisément à l’âge où l’activité sexuelle permet au vivant de se reproduire : « L’animal croît, mais sa croissance finit par s’arrêter, lorsqu’elle a atteint une certaine limite, et la reproduction de l’animal ne signifie au fond que la perpétuation d’un seul et même individu. La plante au contraire croît indéfiniment ; c’est seulement après sa mort que cesse la multiplication de ses branches, des ses feuilles, etc. Et ce qu’elle produit à la faveur de cette croissance, c’est toujours un nouvel exemplaire du même organisme total » (191). Hegel se souvient certainement ici de l’Essai sur la métamorphose des plantes que Goethe publie en 1790. On comprend ainsi que la symétrie dans le règne végétal est encore aliénée à une cause extérieure, et reste donc inadéquate à l’idée de l’autonomie dont l’esprit éprouve intérieurement l’exigence. Il faut donc s’élever d’un degré supplémentaire, et considérer la symétrie organique du règne animal. Celle-ci, remarque aussitôt Hegel, est plus extérieure qu’intérieure, l’organisme viscéral étant un labyrinthe que les lois de la symétrie ne gouvernent plus tandis que l’apparence externe du corps respecte ces mêmes lois. La raison en est que l’organisation symétrique est l’expression, donc l’extériorisation de l’esprit, et ne se manifeste donc que dans les parties de l’organisme qui ont vocation à se déployer dans l’extériorité ; inversement, l’esprit concentré en lui-même est pour lui-même un labyrinthe auquel la conscience n’a pas encore donné la forme de la régularité et de la symétrie, labyrinthe de l’inconscience qui trouve son image dans le labyrinthe viscéral que fait paraître à la lumière le scalpel de l’anatomiste. Hegel remarque même que les organes des sens, dans leur conformation anatomique, obéissent d’autant plus aux lois de la symétrie qu’ils sont davantage orientés vers l’extériorité : la vue et l’ouïe sont ouvertures sur le monde, organes d’appréhension et d’admiration du phénomène extérieur. En revanche le goût et l’odorat, et dans une moindre mesure le toucher, ne connaissent le monde qu’en le détruisant et en l’assimilant, c’est-à-dire en l’intériorisant : seul un corps qui se décompose a une odeur, seul un mets qui se laisse ingérer a une saveur, et toucher un corps c’est nécessairement lui porter atteinte et par conséquent le modifier. Aussi avons-nous deux yeux et deux oreilles, tandis que le nez ou le palais sont uniques (192). Hegel avait déjà remarqué plus haut (69) que, parmi les cinq sens, seuls la vue et l’ouïe sont désintéressés puisqu’ils jouissent de leur objet sans l’atteindre ni se l’approprier.
            Jusqu’à présent, l’entendement cherche dans les formes naturelles les règles de la belle forme. Il comprend pourtant maintenant que ces règles sont celles qu’il pose lui-même : seul l’entendement peut établir les lois d’une géométrie de la symétrie. Il est donc en mesure de définir par lui-même un canon de la beauté. Du point de vue de la quantité, la forme de la beauté est définie par la ligne, ou le dessin. Ici encore, nous approcherons du beau en compliquant la régularité simple de la répétition : l’évolution se fait alors de la droite (simple : lignes parallèles, puis composée : triangles semblables) à la courbe dont l’inclinaison introduit une diversité dans la monotonie de la ligne droite (pente constante dans le cercle, puis variée dans l’ellipse et l’hyperbole). On aboutit ainsi à la linea serpentinata, définit pour la première fois par le théoricien Lomazzo à la fin du XVIe siècle, et que Hegel connaît par l’ouvrage que le peintre et graveur anglais William Hogarth publie en 1753, Analyse de la beauté, ligne nommée par Hogarth la « ligne de la beauté » (194). Le fait que depuis longtemps on disait cette ligne « serpentine » nous confirme bien dans l’idée que la beauté exprime le mouvement et l’autonomie de l’être vivant. Du point de vue de la qualité, la matière de la beauté est définie par la couleur. Il faut alors substituer aux lois géométriques de la symétrie, les lois plus incertaines de l’harmonie : comme les sons, les couleurs sont harmoniques les unes des autres, se répondent ou s’opposent : « Comme l’a dit Goethe, il suffit d’avoir une de ces couleurs [il s’agit de l’accord des contraires] pour avoir aussitôt la vision subjective de l’autre » (195). Hegel pense ici à la Théorie des couleurs (Farbenlehre) que Goethe publie en 1810 et dans laquelle il développe, contre la physique exclusivement mathématique de Newton, une phénoménologie de l’appréciation subjective de la couleur. En juxtaposant à la couleur sa complémentaire, l’harmonie rétablit la totalité dont l’œil éprouve le besoin, et c’est bien dans l’idée de totalité, qui est l’unité des différences, que l’esprit exprime le sentiment de son autonomie. C’est le même besoin d’une unité en laquelle s’opère une synthèse du divers qui nous fait  préférer les sensations pures à celles qui sont composées ou mêlées : « Sous ce rapport, la pureté abstraite de la matière, quant à la forme, à la couleur, au son, etc., constitue l’essentiel […] La pureté du ciel, la transparence de l’air, un lac qui brille comme un miroir, la surface immobile de la mer, nous réjouissent à cause de ces qualités mêmes. Il n'en est de même de la pureté des sons. Une voix pure, alors même qu’elle n’émet encore que de simples sons, a déjà quelque chose d’agréable et d’attirant » (196). Il faut cependant, pour que cette totalité soit véritablement spirituelle, que le souffle de la subjectivité l’anime, et c’est pourquoi le simple équilibre de l’harmonie ne saurait suffire, et que son dépassement dans « la mélodie », expression d’une subjectivité vivante et affective, doit être effectué : « Toute mélodie, bien qu’ayant déjà pour base l’harmonie, possède et exprime une subjectivité plus élevée et plus libre » (195).
            En construisant ainsi le concept d’un beau idéal, et non tiré des formes naturelles, l’entendement comprend l’idéalité de toute beauté et réciproquement, l’imperfection de la beauté simplement naturelle. C’est de lui-même, comme Platon le démontrait dès l’antiquité, que l’esprit tire l’idée de la beauté, et non d’une expérience adventice qui s’imposerait extérieurement à lui. Et si Hegel fait l’éloge de Platon en ce sens qu’il fut le premier a proclamer la spiritualité du beau, il le critique pourtant en ce sens que chez lui l’idée du beau demeure purement spirituelle, pure idéalité conçue par la pensée qui se connaît elle-même, c’est-à-dire la puissance maïeutique qui se trouve en elle, et non idéal qui doit se matérialiser et s’incarner dans le sensible pour parvenir au stade de son entière réalisation : « Platon fut le premier à proclamer que l’idée seule est vraie et universelle, qu’elle est notamment l’universel concret. Mais l’idée platonicienne elle-même n’est pas encore le véritable concret, car elle ne correspond à la vérité que si on la considère que dans son concept, dans son universalité » (198). S’il est bien vrai, comme le pensait Platon,  que le beau nous vient de l’esprit et non de l’expérience, en revanche il est faux, comme il le pensait encore, que le beau doit demeurer dans l’esprit et qu’il ne peut que déchoir et se dégrader en se réalisant dans le sensible. Il apparaît alors nécessaire de distinguer le beau simplement naturel, immédiat puisque donné par l’expérience, nécessairement imparfait, du beau idéal, construit par l’esprit et dont l’esprit désire la réalisation effective : « Nous devons donc distinguer entre deux formes de l’individuel : l’individuel naturel immédiat, et l’individuel spirituel […] Il s’agit de savoir quelle est la forme qui correspond véritablement à l’idée » (199). On reconnaît là l’opposition de deux esthétiques qui s’affronteront tout au long du XIXe siècle : le réalisme ou le naturalisme d’une part, l’idéalisme ou le symbolisme de l’autre. Il s’agit pour Hegel de montrer la supériorité du second sur le premier, qui se déduit de la supériorité du concept sur le phénomène, du spirituel sur le sensible.
            Hegel commence par faire remarquer que l’autonomie des formes naturelles, en lesquelles l’esprit peut réfléchir le sentiment de la liberté qui l’anime intérieurement, est nécessairement imparfaite en ce qu’elle doit composer avec les circonstances extérieures. C’est ainsi que l’organisme animal est lié à un certain milieu en lequel sa survie est assurée, et que c’est l’adaptation à ce milieu qui détermine en partie son apparence extérieure, allant ainsi à l’encontre de l’idée du beau qui rêve au contraire d’une forme qui résulterait du seul déploiement d’une force productrice intérieure et resterait absolument indépendante de toute contrainte externe. C’est en effet la nécessité de l’adaptation (Hegel suit ici Lamarck) qui définit l’apparence de l’animal, selon qu’il se couvre de « plumes, d’écailles, de poils, de fourrure, de piquants, etc. » (200-201). Le corps humain est donc supérieur en beauté au corps animal, en ce sens qu’il est nu, c’est-à-dire non adapté pour une situation prédéterminée, donc non aliéné à un milieu naturel mais libre au contraire de se donner à lui-même son monde. La beauté de la peau, c’est donc de laisser apparaître, affleurant à sa surface, le pouls de la vie (« La pulsation du sang est perceptible sur toute la surface, les battements du cœur se font également sentir partout », 201), c’est-à-dire le rythme d’une énergie libre et non liée, l’expression d’une autonomie vitale qui ne reçoit d’autre déterminations que celles qu’elle se donne à elle-même. Mais la beauté du corps humain vient aussi de ce qu’elle exprime une totalité qui ne se referme pas sur elle-même (elle ne serait alors qu’une autarcie recroquevillée sur elle-même et refusant d’affronter le monde qui la nie), mais s’ouvre au contraire au monde par la sensibilité. La peau est en effet par excellence l’organe de la sensibilité. Pourtant, et malgré son excellence, le corps humain n’atteint pas encore à la perfection de l’idéal : la sensibilité est en effet inégalement répartie à sa surface, à l’inverse d’un corps idéal qui exprimerait de toutes parts une exquise sensibilité qui rayonnerait depuis le foyer de l’intériorité et se répandrait également sur une chair qu’on sentirait transfigurée par l’esprit (telles sont, aux yeux de Hegel, les Vierges peintes par Raphaël) : « Cette sensibilité n’est pas une sensibilité intérieurement concentrée et répandue dans tous les membres, mais un certain nombre d’organes, avec leur configuration, sont au service de fonctions animales, tandis que d’autres servent à l’extériorisation de la vie psychique, des sentiments et des passions. C’est ainsi que l’âme, la vie intérieure, ne se manifeste pas dans toute la réalité de la forme humaine » (201-202). Le corps naturel n’est pas le corps idéal, puisque « l’individu spirituel est une totalité en soi, disposée autour d’un centre spirituel » (202). En outre, à l’universalité de l’idée du beau s’opposent les propriétés contingentes des anatomies particulières : les différences entre les races, les ressemblances qui unissent les membres d’une même famille fixent un type qui s’éloigne d’autant plus du canon de la beauté qu’il est davantage déterminé.
            Ainsi le corps humain, tel que nous le rencontrons dans l’expérience, n’est jamais la pure et simple expression de la liberté qui l’anime intérieurement : sa forme même est tributaire de circonstances extérieures qui le façonnent diversement et l’éloignent ainsi du canon de la parfaite beauté, c’est-à-dire de l’expression sensible de l’esprit en tant qu’absolu, c’est-à-dire en tant que liberté. Chacun de nous n’est pas une individualité absolument libre, bien au contraire nous sommes plongés dans ce que Hegel nomme « le monde du quotidien et de sa prose ». L’aliénation à un travail, à des dépendances et des aliénations sociales, aux conditions de subsistance et par conséquent aussi à un moment particulier de l’histoire économique et politique, façonne le corps des hommes en les éloignant de l’idéal, c’est-à-dire en réifiant leur individualité, en supprimant la liberté sous le masque du caractère acquis, qui est caricature. Hegel pense ici sans doute à la physiognomonie de Lavater (Fragments de physiognomonie, 1775-78) qui prétendait sonder les cœurs et connaître les âmes d’après la seule configuration des individus : « Il y a des physionomies ravagées qui portent la trace d’orages passionnels destructifs, tandis que d’autres ne sont révélatrices que d’une platitude et d’une stérilité internes, et que d’autres encore sont particulières au point d’avoir perdu le type général des formes » (207) (1). On remarquera que l’on dit couramment de tels individus, qu’ils n’ont pas un visage mais une « gueule », reconnaissant par là que, dans cette extrême individuation du caractère, l’humanité, c’est-à-dire la liberté qui s’exprime en elle, sombre dans l’animalité. Inversement, chacun s’accorde à reconnaître beau le visage lisse des enfants, parce qu’il semble encore pur de toute détermination, image pure d’une virginité sur laquelle aucun destin ne pèse, qu’aucune nécessité ne particularise, mais image aussi d’une liberté non encore effective, qui se manifeste comme une simple promesse, non comme une réalité : « C’est pourquoi les enfants sont dans l’ensemble, les êtres les plus beaux : chez eux, toutes les particularités sommeillent encore, comme dans un germe clos, aucune passion limitée n’agite leur poitrine et aucun des multiples intérêts humains n’a encore réussi à imprimer à leurs traits changeants le cachet de la triste nécessité » (207). Or la liberté ne saurait se satisfaire de cette représentation purement virtuelle d’elle-même, puisque non encore passée à l’acte. La conclusion s’impose : le beau naturel ne saurait être une digne représentation de l’absolu de l’esprit. Il faut donc lui substituer une beauté dont l’esprit, et lui seul, sera le créateur, une beauté idéale à l’image de la liberté dont il ressent intérieurement l’exigence : ce sera non plus le beau naturel, mais le beau artistique.

            Le Beau artistique
            Il s’agit de définir le modèle, ou l’Idéal que vise à représenter le travail de l’artiste. Ce modèle, nous venons de le voir, est spirituel et non naturel. Il ambitionne d’être, nous le savons, la représentation sensible de l’absolu. Cet Idéal, Hegel se propose de le définir d’abord en lui-même (puisqu’il se présente lui-même comme une totalité autonome), puis relativement aux conditions qui le déterminent et le particularisent plus précisément. Ces conditions sont objectives et subjectives. Objectives : l’œuvre d’art ne représente pas la beauté en soi, mais une certaine situation, certains personnages individualisés le plus souvent intégrés dans une action. L’artiste doit donc déterminer et particulariser l’idéal artistique en fonction des intentions qu’il poursuit en élaborant telle ou telle œuvre, ou qui lui ont été imposées par le commanditaire. Subjectives : la réalisation de l’idéal dépend également du génie propre de l’artiste qui lui imprime son style personnel. Le développement du beau artistique se structure ainsi en trois moments : l’idéal comme tel, la détermination de l’idéal, l’artiste.

            A)- L’idéal comme tel
            1)- La belle individualité
            Nous avons vu que parmi les êtres de la nature, c’est le corps humain qui est le plus apte à représenter l’esprit. Mais le caractère trop affirmé, trop individualisé, tend à le déspiritualiser, à le faire tomber dans la caricature et même dans l’animalité. Par ailleurs, la sensibilité, qui manifeste l’esprit de la chair, ne transfigure pas le corps tout entier, mais se concentre en certaines zones, le pouls de la vie n’étant pas uniformément réparti sur toute la surface du corps naturel. Le corps idéal sera donc un corps spiritualisé, tout entier transfiguré par le charme, qui est l’incarnation de l’âme, qui émanera de lui. Curieusement, et sans doute inspiré par deux vers que Diogène Laërce attribue à Platon (Vies et doctrines des philosophes illustres, « Platon », livre III, § 29, « Pochothèque » p. 412), Hegel imagine un corps sur lequel l’éclat du regard se serait répandu, puisque la lumière qui scintille dans la prunelle des yeux est, de tous les points du corps, celui où l’expression de l’âme est la plus intense : « C’est dans l’œil que l’âme se trouve concentrée ; elle ne voit pas seulement à travers l’œil, mais s’y laisse voir à sont tour » (210). Le corps idéal serait donc semblable à celui du géant Argus, dont la légende rapporte qu’il avait une infinité d’yeux répartis sur tout le corps, Argus auquel Héra avait confié la garde de Io, l’amante de Zeus qu’elle avait auparavant, par jalousie, transformée en vache : les yeux d’Argus ne se fermant que par moitié, le monstre était en mesure de surveiller nuit et jour sa proie. Ce fut Hermès qui, sur l’ordre de Zeus, délivra Io après avoir endormi Argus en lui jouant de la flûte de Pan (la musique enivre l’âme et la plonge dans l’hypnose). « L’art fait de chacune de ses figures un Argus aux mille yeux, afin que l’âme et la spiritualité apparaissent en tous points de la phénoménalité » (210). Le regard exprime ici la pensée : du corps idéal rayonne de toutes parts la spiritualité, il est en quelque sorte la représentation sensible de l’âme se connaissant elle-même en son for intérieur. Du spirituel dans l’art : Hegel n’aurait pas désavoué le titre de l’essai de Kandinsky. Pourtant le regard, en se fixant sur un objet qu’il choisit, exprime encore le désir : il manifeste en ce sens non la suffisance de la conscience de soi mais au contraire l’aliénation de la demande. Les deux vers attribués à Platon sont en effet moins spirituels que Hegel voudrait le faire croire : il s’adresse, non à une étoile du ciel, mais à un jeune homme nommé Aster (en grec : l’étoile), dont Platon était amoureux et en compagnie duquel il étudiait l’astronomie : « Tu contemples les astres, mon Aster ; puissé-je être / Le ciel, pour te contempler avec des yeux innombrables » (trad. M.-O. Goulet-Cazé, Pochothèque). Significative ambivalence entre l’idéal tout spirituel d’une beauté artistique, et le désir très charnel et sexuel d’une beauté incarnée. Remarquons qu’il y a ici une sorte d’explication de la beauté du firmament : le ciel étoilé est un regard disséminé dans l’infini, l’expression d’une âme cosmique, l’amplification jusqu’aux confins de l’univers du regard pensant que je tourne vers lui. L'effet esthétique donne à l'univers, comme à la peau de l'amant, le lustre et l'éclat du miroir. En ce sens le firmament est l’expression la plus patente de l’âme du monde, et l’image réfléchie, dans l’immensité, de l’esprit qui anime mon regard.
            Ce thème antique et païen de l’âme du monde, qu’on trouve chez Platon et plus encore chez Plotin, sera renouvelé poétiquement par les romantiques allemands, surtout par le poète Novalis. La Nature devient alors un texte hiéroglyphique, énigmatiquement chiffré, en lequel s’exprime le poème sublime du créateur (début des Disciples à Saïs). C’est à Novalis que pense ici Hegel quand il remarque qu’on « parle aussi d’une âme spécifique des métaux, des pierres, des étoiles, des animaux », mais il ajoute aussitôt qu’il ne s’agit là que de métaphores poétiques. L’âme de la nature n’est que le reflet inconscient de l’âme du spectateur de la nature. C’est ainsi, avons-nous vu, que le firmament ne semble doué de regard que parce qu’il réfléchit en lui donnant une expansion cosmique le regard que le contemplateur d’étoiles tourne vers lui. Seul l’esprit est ainsi capable de se transporter dans l’extériorité et de lui communiquer le rayonnement infini dont il est la source vivante : « Il n’est donc donné qu’au seul esprit d’imprimer à son extériorité, alors même qu’elle comporte pour lui un état de limitation, le cachet de sa propre infinitude et d’assurer son libre retour en lui-même » (211). Il faut en conclure que l’extériorité sensible ne sera vraiment transfigurée par la beauté qu’à la condition de coïncider avec l’idée que l’intériorité pensante conçoit en son intérieur. La beauté doit donc être idéale et non naturaliste, elle doit dépouiller son modèle de tous les accidents et particularités contingentes qui la souillent : « En ramenant ainsi à un accord harmonieux avec son vrai concept ce qui, ailleurs, porte la souillure de l’accidentel et de l’extérieur, l’art laisse de côté tout ce qui, dans les phénomènes, ne correspond pas au concept, et c’est seulement à la suite de cette épuration, de cette purification qu’il crée l’idéal » (212) (2). Cela est manifeste dans les tableaux vivants qui sont, nous apprend Hegel, « à la mode depuis quelque temps » (212). On se plaisait en effet à réaliser, dans les cours allemandes de la fin du XVIIIe siècle, sur la scène d’un théâtre, des tableaux vivants, reproduisant certaines toiles célèbres avec des modèles vivants travestis pour l’occasion en personnages du tableaux, et mimant, pendant le temps de l’exposition, l’immobilité des images (3). Goethe, dans les Affinités électives, décrit ainsi deux tableaux vivants représentés sur la scène du théâtre du château d’Edouard et de Charlotte, les deux héros du roman, et simulant la nuit (la crèche de la Nativité) et le jour, sans doute d’après les deux célèbres tableaux du Corrège, bien que l’auteur ne prenne pas la peine de le préciser (deuxième partie, chapitre VI, Aubier-Flammarion bilingue, II, p. 99 sq). On sait que la  photographie à ses débuts, alors qu’elle exigeait encore un long temps de pose, représentera volontiers des tableaux vivants, comme si elle craignait d’affirmer le propre de son art et ne pouvait s’affirmer qu’en imitant la peinture. Ces photographies nous permettent de mesurer la justesse de la remarque que fait alors Hegel : « Les tableaux dits vivants, si à la mode depuis quelques temps, imitent bien et d’une façon agréable les tableaux de maîtres célèbres et reproduisent exactement les détails, les draperies, etc., mais pour l’expression spirituelle des figures on se sert souvent de visages quelconques, ce qui n’est fait que pour rompre le charme et dissiper l’illusion » (212). En transportant le monde idéal du tableau en celui du prosaïsme bourgeois, en substituant à la Vierge de Raphaël le visage plus ou moins vulgaire d’une figurante, on brise le charme de l’idéal, on dissipe le mystère de la beauté. Le tableau vivant ne réussit jamais à donner vie au tableau, il détruit au contraire le tableau en l’abaissant à la trivialité de la vie quotidienne. Le tableau vivant montre ainsi par défaut combien la beauté ne vit que dans la sphère de l’idéal. Dans ces pages, Hegel est encore fort proche du goût néoclassique : le corps idéalisé de la beauté fait songer aux statues de Canova représentant des êtres irréels à force d’être parfaits, corps lisses et d’une abstraite élégance, stylisés à l’extrême. A être trop parfaits, ne risquent-ils pas de devenir de simples fantômes de l’esprit (comme la sylphide de Chateaubriand) et s’abstraire ainsi de toute chair ?
            Hegel aperçoit lui-même le danger d’une esthétique qui deviendrait abstraite à force de rêver à l’idéal. Sans doute a-t-il ajouté par la suite, après avoir découvert le charme de la peinture hollandaise, des réflexions qui modèrent la profession de foi néoclassique des premières pages. Il fait allusion au célèbre poème de Schiller L’Idéal et la vie (Das Ideal und das Leben), sans doute composé en 1796, dans lequel le poète  prononce la louange d’une beauté semblable à l’éternelle jeunesse des Olympiens (« Eternellement claire, pure comme un miroir, tout unie / Coule la vie, légère comme le zéphyr / Que les Immortels mènent dans l’Olympe », v. 1-3), beauté affranchie des vicissitudes du corps (« Le corps seul est soumis aux puissances / Que trament le sombre destin », v. 21-22), « image divine » de l’Humanité « affranchie de tous les stigmates de cette terre » (v. 31). Une beauté sereine et réconciliée avec elle-même, sublimée dans le pur spirituel (« Pénétrez jusque dans la sphère de la beauté / Et la pesanteur reste en arrière dans la poussière / Avec la matière qu’elle domine », v. 81-83). Telle est la beauté d’Hercule, conclut le poème en un finale lyrique, non combattant les monstres mais transfiguré par le bûcher de l’Oeta, métamorphosé en pur esprit par le feu purificateur (141-150) (4). Transformant le sens du poème, Hegel s’interroge : une telle beauté ne s’apparente-t-elle pas aux souvenirs que nous avons des morts, et Schiller lui-même ne parle-t-il pas de « la beauté silencieuse et calme du pays des ombres », c’est-à-dire du royaume de l’Hadès (cité par Hegel p. 213 ; il s’agit sans doute du vers 64 : « der Schönheit stille Schattenlande ») ? « Ce pays des ombres est celui de l’idéal, celui des esprits, morts à la vie dans l’immédiat », commente Hegel. Cependant, mourir à la vie dans l’immédiat, n’est-ce pas purement et simplement mourir ? Les froides allégories du néoclassicisme représentent des fantômes, mais non des êtres de chair et de sang. On se souvient que dans le chapitre précédent, Hegel avait montré comment la beauté de l’enfant provient de ce que son corps n’a pas encore été déterminé par l’existence, et qu’il est en quelque sorte l’image de toutes les promesses contenues dans une vie qui n’est encore que virtuelle. Mais cette beauté parfaite et lisse, qui préserve sa pureté et se maintient dans l’indétermination, ressemble aussi au visage à nouveau dénué d’expression qui fait le masque des morts : « On dit des morts que leur visage prend une expression infantile ; l’expression corporellement fixée des passions, des habitudes, des tendances, ce qu’il y a de caractéristique dans tout vouloir et dans tout acte, a disparu pour faire place à l’indétermination des traits infantiles » (225). La beauté parfaite de l’idéal est la beauté des morts. Lavater partageait cette fascination pour le visage humain épuré par la mort : la beauté néoclassique est hantée par l’étrange beauté du cadavre : « Chez quelques mourants qui dans leur vie n’avaient eu rien moins qu’un caractère noble, grand ou sublime, j’ai remarqué qu’à quelques heures, chez quelques-uns, à peu de moments avant leur mort (l’un d’eux était en délire), j’ai remarqué, dis-je, un ennoblissement inexplicable de leur physionomie : l’homme était tout changé ! […] C’est l’image de Dieu que j’ai vu briller sous des débris de la pourriture, et je me retournai, me tus et adorai. Oui, tu existes, magnificence de Dieu, tu existes même dans les hommes les plus faibles, les plus corrompus ! » (Lavater, La Physiognomonie, L’Age d’Homme, 1998, p. 173. On retrouve un éloge semblable de l’étrange beauté du visage des morts p. 229 et 254). La beauté néoclassique exprime, contre la volonté affichée d’imiter et de faire revivre la beauté de l’art des Grecs, le sentiment inconscient de la mort esthétique du divin. La parfaite beauté des Olympiens est celle des masques mortuaires : « Les morts et les plâtres moulés sur les morts ne sont pas moins remarquables. La précision des traits y est beaucoup plus grande que dans les vivants endormis. Ce que la vie rend mobile devient fixe par la mort ; ce qui est indéterminé devient déterminé. Tout se met dans son niveau et tous les traits entrent dans leur vraies proportions » (ibid. p. 254). Les images des dieux de la Grèce, que Winckelmann dans son premier essai proposait à l’imitation des peintres et des sculpteurs, sont des images des morts. L’éternelle jeunesse des Immortels est celle, immobile et inexpressive, des cadavres (5).
            A l’inverse du titre du poème de Schiller, il faut choisir semble-t-il entre l’idéal ou la vie, et non conjuguer l’idéal et la vie. Nous nous trouvons ici au cœur de la contrariété de l’expression artistique en tant que telle : comment rendre sensible l’idée, comment incarner dans le monde de la vie le concept que seul l’esprit peut concevoir en son intériorité ? C’est cette contradiction qui nécessitera le dépassement de l’art par la religion, puis par la philosophie. Du moins la beauté doit-elle conserver l’expression de la concentration et de la réflexion qui sont les actes propres de l’esprit. Parce qu’elle est la représentation sensible de l’autonomie de la conscience de soi, elle doit toujours exprimer une individualité qui trouve en elle-même, et non dans les circonstances extérieures, le centre de sa gravité : « Alors même que les héros tragiques sont représentés comme ayant succombé au destin, leur âme rentre en eux-mêmes, en disant : il en est ainsi. Le sujet reste toujours fidèle à lui-même » (214). Même dans l’art romantique, qui exprime pourtant le divorce de plus en plus manifeste du spirituel et du sensible, la beauté conserve son sourire dans le tourment de sa Passion, elle exprime une béatitude intérieure à laquelle le bourreau ne saurait venir à bout, « l’expression d’une joie dans la soumission, d’une félicité dans la douleur, d’une béatitude dans la souffrance » (215). Hegel pense certainement aux saintes et aux saints en extase parmi les instruments du martyre, selon une mise en scène que la peinture baroque affectionne aux XVIIe et XVIIIe siècles. Et quand il remarque que « même dans la musique italienne où domine le sérieux religieux, l’expression de la plainte se ressent de cette volupté et de cette transfiguration de la douleur » (215), il songe sans doute aux cantates napolitaines de la première moitié du XVIIIe siècle, le Stabat Mater de Pergolèse étant, de cet art, l’expression la plus magnifique et la plus célèbre (Hegel ne connaissait sans doute pas l’art de Monteverdi, qui mêle également, dès la première moitié du XVIIe siècle, l’expression de la piété à celle de la volupté). Et quand il fait l’éloge du sourire à travers les larmes, symbole de la sérénité de la beauté soumise à la Passion du monde sensible (« les larmes sont l’accompagnement de la douleur, le sourire celui de la sérénité », 215), il pense peut-être aux nombreuses images, dans l’art catholique, de la Madeleine repentante, images pour lesquelles Hegel, qui les cite plusieurs fois dans son cours d’Esthétique, semble avoir un goût particulier. A la sublimation héroïque d’Hercule sur  le bûcher mystique qui fait l’envoi du poème de Schiller, Hegel substitue donc des images plus sensuelles et plus troublantes, et le sourire qui naît malgré les larmes évoque l’image de Chimène, dont le romancero du Cid disait « qu’elle était belle à travers les larmes » (215). Au-delà de l’intention déclarée, on ressent dans toutes ces pages une méfiance à l’égard d’une esthétique trop intellectuelle, celle de l’art néoclassique. Le cours de Hegel, rédigé environ entre les années 1820 et 1830, témoigne pour la crise que connaissait alors cette esthétique, et le succès grandissant que rencontrait le goût romantique, qui entendait sortir du royaume des pures idéalités pour entrer dans le pittoresque de la vie et de l’histoire. Et de même que les larmes ne peuvent paraître sur la scène de l’art que transfigurées par le sourire de l’âme, de même le rire ne peut s’élever à l’idéalisation poétique qu’à la condition d’être le rire inextinguible des dieux olympiens évoqué par Homère. Un rire humain n’est qu’une grimace ou un spasme, et le chœur des rieurs, dans le Freischütz (« Le Franc-tireur ») de Carl Maria von Weber (Berlin, 1811), qui exprime la raillerie et l’envie, détruit le charme de l’opéra, où l’on ne doit chanter que « pour le plaisir et la joie de s’entendre chanter, comme l’alouette chante dans l’air libre » (216) (6). Si le rire des Olympiens est poétique, c’est parce qu’il est absolument libre, expression spontanée d’une joie d’exister et de la perpétuelle jeunesse qui fait la béatitude des Immortels. A cette condition seulement, le rire peut exprimer la vie de l’absolu, qui se suffit parfaitement à lui-même. L’ironie romantique, analysée par Friedrich Schlegel au début du siècle, et qui exprime de dégoût du matérialisme et du prosaïsme du monde moderne, c’est-à-dire bourgeois, n’est pas, selon Hegel, esthétique. En effet, elle n’exprime par le désir artiste de représenter l’esprit, mais au contraire en disant son refus du  monde réel, elle se réfugie dans un monde sans doute idéal mais aussi sans vie et sans réalité. Ainsi la belle âme qui, voulant préserver sa pureté en se maintenant à l’écart du monde, meurt lentement dans l’air trop éthéré de son royaume idéal. Le poète Novalis est le symbole de cet art qui se veut si mystique qu’il finit par renoncer au sensible, c’est-à-dire qu’il se supprime lui-même en tant qu’artiste : « Novalis, l’une des âmes les plus nobles qui aient adopté ce point de vue, n’a réussi qu’à renoncer à tout intérêt précis, à s’exiler de la réalité et à devenir la proie d’une véritable consomption de l’esprit », 216).


            2)- Rapports entre l’idéal et la nature
            Dans cette partie, sans doute rajoutée à la première jugée par la suite trop conforme à l’esthétique néoclassique, Hegel va reprendre la problématique du poème de Schiller en s’efforçant de surmonter la contradiction, non aperçue par le poète, entre l’idéal et la vie. Après avoir rappelé l’enthousiasme de Winckelmann pour les formes idéales de l’antiquité, il montre, en se référant à un auteur plus récent, l’historien d’art  Karl Friedrich von Rumohr (1785-1843), qui inspirera au XIXe siècle l’école berlinoise en histoire de l’art (Udo Kulterman, Storia della storia dell’arte, p. 90 sq) ce qu’a d’insatisfaisant la beauté trop intellectualisée du néoclassicisme. Rumohr publie en 1827 (ce qui prouve le caractère tardif de ces pages de Hegel) ses Recherches italiennes (Italianische Forschungen) qui fondent les règles d’une véritable connaissance rigoureuse de l’art, débarrassée des anecdotes qui l’encombraient chez un Vasari par exemple. Pour Hegel, c’est surtout la critique de l’abstraction néoclassique qui fait l’intérêt de cette lecture. Rumohr prétend en effet que l’imagination artistique se délite à vouloir n’écouter qu’elle-même, elle doit au contraire puiser son inspiration de la nature où elle rencontrera le motif qui stimulera son génie. L’art ne doit ni corriger ni embellir la nature, il doit au contraire se mettre à son écoute (229, citation des Recherches Italiennes). A s’enfermer dans le royaume de l’esprit, l’art tarit la source qui l’alimente. La question est centrale pour l’esthétique hégélienne, selon laquelle l’œuvre d’art est toujours et nécessairement écartelée entre l’idée et la matière, le spirituel et le sensible. Comment la beauté peut-elle, sans se détruire elle-même, se réaliser dans le monde des phénomènes ? « L’art doit-il être poésie ou prose ? Car ce qui est vraiment poétique dans l’art est constitué par ce que nous nommons l’idéal » (219). Si l’on traduit la poésie dans le langage de la prose, on tombe dans le trivial ; mais si inversement, on traduit le monde de la vie quotidienne dans le langage de la poésie, comme le font les peintres romantiques de l’école de Düsseldorf que Hegel a pu voir lors d’une exposition qui s’est tenue à Berlin en 1828 (219), alors on produit des tableaux qu’on « ne manque pas de trouver fades et doucereux » (219).
            Pour sortir de cette impasse, Hegel fait alors référence à la peinture hollandaise du siècle d’or. Rumohr avait attiré l’attention sur cet art qui, après avoir été oublié au XVIIIe siècle, connaîtra une extraordinaire fortune au XIXe et encore de nos jours (il faut attendre les années 1850 pour que l’art de Vermeer soit enfin de nouveau reconnu). Pages magnifiques de Hegel sur cette peinture qu’il comprend admirablement, et en laquelle il devine le dépassement possible des contradictions qui animent la dialectique de la représentation esthétique. Dans les pages qu’il consacre à méditer la peinture hollandaise, Hegel pressent une esthétique qui dépasserait peut-être les limites de sa propre philosophie, et qui inventerait une nouvelle forme de la beauté, une beauté véritablement moderne, qui ne serait plus la représentation sensible de l’idéal mais une véritable transfiguration de la vie quotidienne en ses plus infimes détails, une fixation quasi photographique d’instants éternisés dans le suspens de la lumière. Tout se passe comme si Hegel pressentait  l’impressionnisme dans ces pages. Il énonce en premier lieu le paradoxe le plus évident de la peinture hollandaise : les scènes sont triviales, empruntés à la vie de tous les jours, on y voit les domestiques dans la maisons et les pauvres gens au cabaret, et pourtant, à l’inverse des peintres réalistes contemporains, elles ne sont jamais vulgaires. Tout semble au contraire sublimé dans le jeu de la lumière et des reflets, dans la féerie de la couleur. Le peintre considère le monde dans la distance du désintéressement esthétique comme le pur spectacle fastueux de la lumière et des ombres, il réussit une sorte de « miracle d’idéalité » (220) qui peut jeter un œil amusé mais jamais méprisant sur les scènes les plus banales : « Il nous présente les objets eux-mêmes, mais tirés de l’intérieur ; il ne les met pas à notre disposition en vue de tel ou tel usage, mais se borne à susciter notre intérêt pour l’abstraction que l’apparence idéale présente à la contemplation purement théorique » (221). Ainsi naît une beauté nouvelle qui est un mixte étrange de précarité et d’éternité (l’Idéal néoclassique n’acceptait que l’éternité d’un monde purement intelligible) : « L’art rend durable ce qui, à l’état naturel, n’est que fugitif et passager ; qu’il s’agisse d’un sourire instantané, d’une rapide contraction sarcastique de la bouche, ou de manifestations à peine perceptibles de la vie spirituelle de l’homme, ainsi que d’accidents et d’événements qui vont et viennent, qui sont là pendant un moment pour être oubliés aussitôt, tout cela l’art l’arrache à l’existence périssable et évanescente, se montrant en cela encore supérieur à la nature » (221). On pense à Baudelaire qui, dans Le peintre de la vie moderne (1863), définit en ces termes la beauté telle qu’elle se manifeste aux yeux des modernes : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable » (Pléiade 1163). On se demandera toutefois comment Hegel, selon lequel seul l’esprit et non la nature incarne un modèle digne de l’expression de l’artiste, peut prononcer l’éloge d’un art si évidemment soumis à la plus scrupuleuse imitation de la nature, à tel point qu’il deviendra au XIXe siècle la référence inévitable de toute profession de foi réaliste dans les arts. A cette objection, Hegel répond lui-même : la nature en Hollande n’est pas la donnée de l’expérience sensible, elle est le produit du travail de la liberté ; elle est le fait de l’esprit proclamant lui-même son indépendance, déclarant sa souveraineté, prenant donc conscience de l’absolu qui est en lui. En effet, « les Hollandais ont créé eux-mêmes la plus grande partie du sol sur lequel ils vivent, et ont été obligés de le défendre sans cesse contre les assauts de la mer » (227). Quant au territoire national, il a été arraché de haute lutte contre l’Espagne catholique par un petit peuple de commerçants protestants qui n’avaient d’autres armes, dans leur lutte contre l’absolutisme, que leur passion pour la liberté : « Les bourgeois des villes et les paysans ont, par leur courage, leur endurance, leur audace, secoué la domination espagnole sous Philippe II, ce puissant roi du monde, et ont conquis, avec la liberté politique, la liberté religieuse » (227). C’est donc parce que l’esprit absolu, c’est-à-dire l’affirmation de la liberté qui est en lui, a façonné le sol de la patrie que la nature, en Hollande, devient le clair miroir en lequel il peut réfléchir sa substance, à la façon du créateur qui voit l’image de sa divinité dans la beauté de sa créature. L’enthousiasme de Hegel pour la peinture hollandaise témoigne de son progressif éloignement, dans les années où le cours d’esthétique est enseigné, de l’idéal néoclassique qui avait impressionné sa jeunesse, et la recherche d’une expérience nouvelle de la beauté, une appréhension plus moderne, plus ancrée dans l’histoire et dans la vie quotidienne, de l’idée du beau. Tout en pressentant l’artifice de ce pastiche de l’antiquité que fut l’art néoclassique, Hegel conserve néanmoins une certaine nostalgie du goût antique. C’est ainsi que, soulevant une question souvent formulée au XIXe siècle, dont l'interrogation remonte à l'antiquité (Pseudo-Longin, Traité du sublime, et Tacite, Dialogue des Orateurs) mais s'est trouvée réactualisée avec force dans les Salons de Diderot, Hegel note le caractère inesthétique du vêtement des modernes, vêtement utilitaire qui épouse étroitement les formes du corps, expression d’un âge matérialiste voué lui-même au culte de l’utile et du profitable, vêtement commode fait pour protéger le corps laborieux, non pour mettre en scène le corps glorieux, pour en faire apparaître la beauté. A l’inverse, le costume antique qui laisse tomber librement le drapé de la toge, fait pressentir l’individualité vivante comme une forme qui s’anime derrière le rideau du vêtement, joue avec ses mouvements et laisse deviner poétiquement ce que le costume moderne enferme étroitement, à l’image d’une vie elle-même devenue étroite et étriquée (223). Cette question sera souvent reprise au XIXe siècle : le complet veston doit-il être à jamais banni dans l’art, comment poétiser le costume de nos contemporains ? Baudelaire à écrit sur ce point des pages admirables, tirant partie de la laideur même de nos vêtements resserrés, costume noir qui font ressembler la foule moderne à un interminable défilé de croque-morts, portant on ne sait quel deuil universel (Salon de 1846, Pléiade 950). On mesure ainsi les inquiétudes qui animent et rendent vivantes la méditation de Hegel. Il apparaît alors clairement que la beauté ne saurait demeurer pure dans la sphère éthérée de l’idéal. Comme l’enseigne la sagesse silencieuse et énigmatique de la peinture hollandaise, elle doit redescendre sur la terre, se compromettre avec la réalité, se déterminer en s’engageant dans une situation singulière.

             B)- La détermination de l’idéal
 
            1)- La détermination de l’idéal comme tel
            Hegel reprend ici des idées qui ont été déjà développées : le beau idéal est l’image sensible d’un absolu qui transcende toute représentation humainement possible, et c’est pourquoi « il est interdit aux Juifs et aux Mahométans [remarquons que Hegel n’écrit pas "aux protestants également"] de se faire de Dieu une image accessible à la perception qui évolue dans le sensible » (234). Pourtant, cette idée pure du divin ne saurait se maintenir dans cette indétermination, elle se détermine au contraire et se différencie entre les diverses religions, et à l’intérieur d’une même religion les théologiens reconnaissent en dieu une multiplicité, non seulement celle, polythéiste, de la religion païenne, mais aussi bien celle, trinitaire, du dieu des chrétiens, à la fois Père, Fils et Saint-Esprit. Mais dieu se représente encore sur les visages des saints, des martyrs et des bienheureux, il se diversifie ainsi et, malgré sa sainte réserve, se singularise de son propre mouvement. Pourtant, et malgré cette détermination et diversité, demeure constant l’attribut essentiel de la divinité, autarcique et ne se rapportant qu’à elle-même, « majesté impérissable et inattaquable » de « Jupiter, Junon, Apollon, Mars » (236). C’est ici à nouveau l’image de la divinité grecque selon Winckelmann qui inspire Hegel. Pour donner vie à la beauté idéale, il faut alors l’arracher à son intériorité toujours sereine, et la mettre au monde, lui communiquer l’inquiétude de la vie et l’espérance de l’action. C’est en effet la nécessité de l’action, c’est-à-dire de la manifestation objective et extérieure de la vérité, qui contraint la divinité à sortir de la sérénité en laquelle elle s’enferme elle-même, et à se confronter à la violence toujours singulière du réel. A la sérénité olympienne, doit donc succéder, selon la loi d’une métamorphose du divin qui tend à en connaître l’essence en la réalisant dans le monde, une divinité agissante, intervenant dans l’histoire du monde, s’engageant dans le plan de la rédemption.

            2)- L’action
            En exposant l’Idéal au péril de l’action, Hegel le détermine comme personnage assumant une situation, c’est-à-dire comme héros. La longue analyse qu’il consacre à la valeur esthétique de l’action est en vérité une réflexion sur la nature du héros épique ou romanesque. Elle conduit le philosophe à méditer sur les conditions les plus générales de l’épopée, c’est-à-dire sur ce genre qui exalte et magnifie le caractère du héros, et sur les raisons pour lesquelles le monde moderne, ici défini par son caractère prosaïque, n’est guère favorable, sinon franchement hostile, à l’accent épique. Dans les pages qui vont suivre, il sera donc question de l’épopée, du drame, accessoirement du roman moderne, c’est-à-dire des arts qui entrent sous la rubrique « poésie », à l’exclusion presque totale de l’architecture, de la sculpture (il y est pourtant fait allusion à propos de l’acteur tragique, statue vivante), de la peinture (il y est fait allusion pour les personnages de la peinture médiévale, figée dans une immobilité hiératique qui les isole de toute situation  concrète) ni de la musique (il y est encore une fois fait allusion à propos de l’opéra et des « ah ! » et des « oh ! » de l’âme).
            Hegel remarque en premier lieu la nécessaire insuffisance de l’expression simplement substantielle de l’Idéal, ou autosuffisance du divin. Cette pureté idéale qui ne se trouve jamais exposée au travail de la contradiction est une pureté vide, incapable d’acquérir un contenu qui lui soit propre. C’est de son combat contre ce qui s’oppose à lui que l’esprit acquiert grandeur et majesté véritables. L’absolu ne l’est pas par lui-même, il ne se pose qu’en s’opposant, et c’est cette nécessité qui le contraint à sortir de son impassibilité et à entrer dans l’action. L’homme mesure sa propre grandeur à la grandeur de l’obstacle contre lequel il se mesure : « La grandeur et la force de l’homme ont pour mesure la grandeur et la force de l’opposition que l’esprit est capable de surmonter pour retrouver son unité » (237). Quel est donc l’obstacle dont l’esprit, pour parvenir à l’affirmation de sa grandeur, doit faire l’expérience ? L’esprit, son indépendance et son autonomie, se mesure en premier lieu au monde, dans sa plus grande généralité, à l’état des choses tel qu’il est déterminé par l’histoire et par l’héritage du passé. Ce n’est pas en effet hors du monde, dans un au-delà purement spirituel, que l’esprit apprendra à se connaître, mais en s’engageant au contraire dans le monde, en se mesurant à la tradition, à l’ordre établi. Cependant, le « monde » demeure encore une détermination trop générale, qui appelle une détermination scientifique (analyse économique, politique, sociologique) plutôt qu’esthétique. Pour que le personnage donne vraiment l’impression d’être réel, il faut qu’il se mesure non au « monde », mais à une situation concrète, c’est-à-dire à une intrigue dont les fils s’enchevêtrent en un lieu particulier, en un temps singulier. Il appartient donc au poète épique ou au romancier d’inventer des situations qui mettent en valeur le caractère héroïque. Pour que ce caractère apparaisse, il est alors nécessaire que le personnage se mesure à la situation, c’est-à-dire qu’il intervienne par son action libre et audacieuse, et non qu’il subisse la force des choses sans manifester la liberté qui lui est propre. Le troisième terme de l’analyse hégélienne sera donc la situation épique ou romanesque, révélatrice de la grandeur d’âme du héros.

           Le Monde
           De même que l’esprit est d’abord suffisance et totalité, de même le monde auquel se mesure l’esprit est une totalité cohérente, qui obéit à sa propre nécessité, un système de raisons étroitement reliées entre elles qui forment ce qu’on peut nommer une civilisation (« monde méditerranéen », « monde grec ») ou une société régie par des règles constantes (« le monde des avocats », « le monde politique »). Et de même que la totalité de l’esprit se représente à elle-même sous la forme d’une système d’idéalités liées entre elles en une encyclopédie cohérente, de même le monde, en sa forme la plus haute, n’est pas le monde simplement matériel de l’enchaînement des causes physiques, mais le monde spirituel des idées et des valeurs. Le monde apparaît alors comme une pensée objective, un système cohérent de valeurs qui s’oppose à la pensée subjective, c’est-à-dire la pensée que la conscience veut produire par elle-même, et non recevoir de l’extérieur en se soumettant passivement à des traditions ou une idéologie qui s’impose à elle non en droit, mais seulement en fait, c’est-à-dire par l’héritage factuel du passé. Les deux totalités (l’état du monde et le caractère héroïque) s’opposent alors comme l’objectif et le subjectif, le médiat et l’immédiat, le  social et l’individuel, la nécessité impersonnelle et universelle d’une part, l’accidentel qui prend sa source dans la nature toujours individuelle du caractère concret d’autre part. La nécessité du monde, Hegel aime à dire « la prose du monde », impose alors au caractère subjectif, à sa « poésie », comme loi de la conduite privée (morale), la loi de la conduite publique dans son rapport à autrui, c’est-à-dire à l’individu privé (justice) et dans son rapport à la collectivité, c’est-à-dire à l’Etat (citoyenneté) : « « La morale, la justice et la liberté rationnelle » (241). Dans la mesure où l’Etat est la contrainte du collectif qui s’exerce rationnellement sur l’individu, il obéit à une logique propre qui est indépendante des rêves ou des fins poursuivies par tel ou tel caractère singulier. La logique de l’Etat suit ainsi un cours qui est déterminé par ses propres raisons, et contre laquelle l’individu n’est pas fondé à revendiquer au nom de ses intérêts propres : « Il ne dépend pas de l’individu comme tel de vouloir que la loi et la justice soient ou non valables ; elles sont valables par elles-mêmes, que l’individu le veuille ou non » (243). Ici la contrainte du monde est indifférente au profil singulier du caractère, et le serviteur de l’Etat doit faire abstraction de ses convictions personnelles pour se placer tout entier au service de la totalité : « L’universel y règne dans toute son universalité, comme si les individus n’existaient pas » (244). Si l’expression esthétique de l’esprit, comme il a été établi, est la mise en valeur d’un caractère singulier dans une situation donnée, la logique purement politique du service de l’Etat, qui suppose l’aliénation totale des individualités à la cause de la collectivité, ne saurait jamais être matière d’une œuvre d’art. On peut écrire un traité politique (Machiavel), on ne peut composer une œuvre d’art qui ne soit qu’une exposition des enjeux d’un conflit politique. En revanche, la politique devient esthétique quand un caractère particulier survient, et au nom de l’idée qu’il se fait de la justice, se dresse contre l’Etat. Par exemple, en vengeant l’assassinat de son père Agamemnon par le meurtre de sa mère Clytemnestre, Oreste affirme sa conception de la vertu personnelle contre les lois de l’Etat, et c’est ce conflit qui fait toute la trilogie d’Eschyle. Ce n’est donc jamais avec la pure rationalité du politique, selon Hegel, qu’on crée une œuvre d’art (les motivations sont ici anonymes et administratives, et les personnages ne sont que les fonctionnaires de l’universel qu’ils ont choisi de servir), mais au contraire en mettant en scène le conflit qui oppose l’individualité héroïque au système de l’Etat en place. Ceci nous renvoie, selon Hegel, à une époque qui n’est pas la nôtre : la rationalité de l’Etat moderne, c’est-à-dire aux yeux de Hegel l’Etat napoléonien, fondé sur l’unité nationale, l’égalité de tous devant la loi et la libre concurrence des intérêts économiques (la « société civile », « l’activité commerciale et industrielle divisée à l’infini » : 243), trace un cadre fonctionnel qui est tout à fait inapproprié au sublime de l’action héroïque. L’épopée est grecque, la modernité est romaine. La vertu grecque, ou ἀρετἡ, marque l’excellence d’un caractère héroïque et individuel dont l’énergie ou l’astuce, Achille ou Ulysse, triomphe des épreuves qu’ils rencontrent. En revanche la virtus romaine est surtout citoyenneté, et se soumet en silence à la dure nécessité du salut de la République, sacrifiant l’individuel au collectif, les fins particulières au salut de la patrie : « Les Romains avaient leur cité, leur patrie, leurs institutions légales, et la personnalité, chez eux, s’effaçait devant l’Etat qui était une fin universelle » (245). C’est pourquoi l’épopée est grecque plutôt que romaine, que le modèle en est l’Iliade plutôt que l’Enéide, et que la poésie épique ne peut fleurir que dans un monde qui n’aliène pas les individus, un monde dans lequel l’honneur de chacun compte plus encore que le salut de la patrie, un monde où le lien affectif d’individu à individu (sous la forme du serment ou de la promesse) l’emporte sur le lien administratif de citoyen à citoyen. Tel est le monde féodal dans son ensemble, et l’épopée appartient à l’âge de la féodalité. Hegel lui-même associe ici les héros de l’épopée antique, Achille, mais aussi Hercule, et ceux de l’épopée chrétienne, les Chevaliers de la Table Ronde ou les héros dont Charlemagne est le centre (246-247). Ce qui les caractérisent tous, c’est qu’il agissent selon leur spontanéité propre, Achille obéissant à l’impulsion de sa colère, et non en fonction de la logique d’une situation qui lui est imposée. Le héros est d’abord lui-même, et demeure lui-même quelles que soient les circonstances : « Dans l’état héroïque, le sujet ne forme qu’un seul bloc avec tout son vouloir » (247). L’épopée va donc de pair avec une simplification psychologique, la personnalité toute d’un bloc étant toujours prévisible et n’agissant qu’en fonction d’une unique motivation. L’analyse psychologique n’est pas le fort de l’épopée. Le héros accepte la responsabilité de tous ses actes, sans jamais se dérober à l’engagement total qui est le sien. C’est ainsi que Œdipe accepte la responsabilité du crime de Laïos et de l’inceste avec sa mère Jocaste, bien qu’il ignorât l’identité du roi et de la reine de Thèbes : « Ferme, total et entier, le caractère héroïque se refuse à diviser la faute, il ne veut rien savoir d’une opposition possible entre l’intention subjective et l’acte objectif, alors que dans l’activité moderne, aux complications et aux ramifications infinies, chacun cherche à se décharger sur les autres, à se soustraire autant que possible aux responsabilités d’une faute commise » (248). L’univers moderne de l’irresponsabilité est étranger au génie épique, mais la finesse moderne de l’exploration de la subjectivité lui est également étrangère. Nous savons qu’un homme peut se mettre en contradiction avec lui-même, qu’il n’est pas cette totalité indissociable que représente le caractère épique : « L’individu héroïque n’établit pas de séparation entre lui-même et le Tout moral dont il fait partie » (248). Il n’est pas une personne abstraite reconnaissant ses devoirs envers un Etat impersonnel mais conservant son indépendance et sa riche et complexe individualité, il est une individualité engagée dans une communauté, celle de la famille, dont il est indissociable (249). Pour toutes ces raisons, la modernité est un âge anti-épique, et l’art, s’il veut faire entendre l’accent de la poésie épique, doit se transporter en des âges lointains où la subjectivité moderne ne s’était pas encore affirmée. Si Shakespeare emprunte par exemple ses situations aux chroniques anciennes, c’est parce qu’en ce temps les caractères étaient entiers et puissants, les personnalités titanesque et dignes d’assumer la violence d’un conflit tragique (250). En vérité, le recul temporel permet d’atténuer les contraintes du réel et de mieux faire ressortir réciproquement les traits du caractère héroïque. Dans l’épopée, le héros est fermement dessiné, mais le monde épique n’est qu’un décor vague et allusif.
            En ce sens, l’épopée se rapproche de l’idylle, dont le modèle est le roman hellénistique de Daphnis et Chloé, qui raconte les amours romanesques et contrariées d’un jeune pâtre et d’une jeune bergère, dans une campagne de convention, idéalisée, et que l’histoire, ses fureurs et ses déterminations, n’a pas encore pénétrée. L’idylle permet de styliser les sentiments en faisant abstraction de l’engagement historique en un monde déterminé, dans un paysage constamment beau et d’une parfaite intemporalité. Le genre fleurit avec la fin du XVIIIe siècle (Hegel fait allusion aux idylles de Gessner, « manières doucereuse et molle langueur » : 251 ; mais on peut aussi penser au Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre), sans doute parce que la violence de l’histoire révolutionnaire suscite le rêve d’un monde affectif préservé de toute violence, une utopie poétique que le réel n’aurait pas encore soumise à la force de la nécessité. Cette critique s’inspire de l'essai Poésie naïve et poésie sentimentale de Schiller (1795), mais repousse aussi l’idéal poétique de la naïveté schillérienne. En revanche, Hegel fait l’éloge de Goethe qui a inséré l’amour de Hermann et Dorothée dans la grande histoire de la révolution française, et de ses conséquences (251). L’épopée met en scène l’affrontement de la volonté héroïque et de la nécessité du monde, et en cet engagement réside sa grandeur. Au contraire, l’idylle abstrait la personnalité de son engagement dans le monde, et c’est cette abstraction qui fait sa faiblesse et sa fadeur. Quoiqu’il en soit, l’homme moderne est également éloigné de l’épopée comme de l’idylle. De l’idylle, car il ne peut plus ignorer son engagement dans l’histoire et la politique, lui qui  par la lecture du journal, cette « prière du matin de la modernité », participe chaque jour aux souffrances que l’histoire inflige aux hommes. De l’épopée, parce qu’il est un individu isolée mais aliéné pourtant à un Etat devenu rationnel, c'est-à-dire simplement administratif, l’autorité étant aujourd’hui dépouillée de la majesté religieuse et sacerdotale qui la magnifiait autrefois. Les princes ne sont plus des héros tragiques qui, se distinguant du chœur collectif, osent monter sur la scène pour revendiquer la responsabilité de l’action qu’ils sont seuls à commettre, ils obéissent à une stratégie rationnelle dictée par les contraintes de la situation politique et dont l’administration est confiée à des experts conseillers. Certes, la décision politique demeure l’acte essentiel, mais elle est soumise à tant de contraintes diverses que son caractère héroïque s’en trouve considérablement diminué : « Alors même que les princes ont, dans toutes ces affaires, le pouvoir de décision suprême, il n’en reste pas moins que le contenu proprement dit de ces décisions existe déjà tout fait, sans que leur volonté ait eu à participer à sa formation, de sorte qu’on peut dire qu’en ce qui concerne les affaires générales et la chose publique, la volonté subjective du monarque ne possède qu’une autorité purement formelle » (254). Selon Hegel, dans le monde moderne, ce sont les circonstances qui gouvernent plus encore que les hommes. Le choix de la stratégie, que Hegel ne conteste nullement, appartient alors au calcul et l’intelligence, il ne relève plus de la spontanéité d’une personnalité exceptionnelle. Le décideur est aujourd’hui un fonctionnaire ou un expert, il n’est plus un héros, et le privilège du prince n’est nullement d’écrire l’histoire de sa propre initiative, mais seulement, comme le dit Hegel dans ses cours de philosophie du droit, de mettre les points sur les « i ». C’est pourquoi la grandeur du combat du héros épique contre son aliénation à une nécessité qui est étrangère à son vouloir a cessé de nous parler : Achille tomberait aujourd’hui dans le ridicule de Don quichotte (257) et les héros farouches de Schiller, le brigand Karl Moor révolté contre l’injustice de l’ordre établi (héros qui avait pourtant enthousiasmé le jeune Hegel), Don Carlos en rivalité avec son père despotique le roi d’Espagne Philippe II, ou bien encore Wallenstein en lutte contre l’empereur d’Autriche (256-257) ne sont que des desperados de la subjectivité fatalement détruits par la rationalité d’un monde moderne qui ne peut reconnaître d’autre sens à la révolte que celui, futile et vaniteux, de l’amour propre qui se rêve au-dessus de la nécessité.

            La Situation
            L’état du monde en général reste néanmoins pour la perspective esthétique qui n’appréhende l’Idée que par son expression sensible, donc nécessairement individualisée et singulière, qu’une abstraction : « L’art ne peut se contenter de représenter un état du monde général » (260), c'est-à-dire défini dans sa plus grande systématicité morale, religieuse ou politique. Il lui faut encore une situation particulière en laquelle un caractère singulier se trouve engagé, et qui fait office de « stimulant » (262) ou « d’excitant » (261) pour l’expression et la réalisation de ce caractère. L’art montre alors, en son histoire, le progressif engagement de la subjectivité dans la situation qu’elle assume, c’est-à-dire dont elle reconnaît la nécessité mais qu’il lui appartient aussi de transformer. Les statues de l’Egypte ancienne, immobiles, se dressent dans l’éternité de l’au-delà, figées dans le royaume intemporel des morts, tandis que les statues grecques commence de marcher (on attribuait à Dédale cette découverte que les Grecs revendiquaient comme la leur propre), s’engageant dans un monde que le statuaire laisse toutefois dans l’indétermination (264). Pourtant, l’impassibilité des dieux de la Grèce, « le calme silence et l’immuabilité des dieux éternels » (265), en les préservant de tout trouble, les désengage de toute situation. Le sculpteur ne manque pourtant pas de les représenter dans une attitude qui se réfère à leur histoire : l’Apollon du Belvédère vient de décocher la flèche qui tuera le serpent Python, Vénus sort du bain, les satyres poursuivent les nymphes (265) : situations élémentaires qui ont pourtant le mérite de définir une certaine pose, une attitude en laquelle la divinité fige son essence, apparaît telle qu’en elle-même son éternité la change. La situation n’est encore ici qu’un contexte plutôt qu’une épreuve, une allusion plutôt qu’un engagement. On retrouve ce relatif effacement de la situation, selon Hegel, dans la poésie lyrique qui ne se rend attentive qu’à l’expression du sentiment le plus intérieur, et se désintéresse en conséquence des contraintes extérieures. C’est ainsi, remarque Hegel sur le ton de la critique ou de l’ironie, que les débordements sentimentaux du Werther de Goethe (266) font admirablement abstraction des conséquences sociales que son comportement amoureux provoque. Dans la poésie lyrique comme dans l’idylle, les amoureux sont seuls au monde et seul compte l’épanchement de leur cœur, l’effusion du sentiment et l’expression de l’angoisse. De la même façon, pouvons-nous dire, les dieux de l’Olympe sont occupés de leurs jeux sans jamais rencontrer les contraintes d’un monde qui leur imposerait sa nécessité propre.
            Pour que la situation joue son rôle d’excitant ou de stimulant dans la révélation du caractère, pour que le personnage se « déclare », il faut donc que le héros rencontre un obstacle, qu’il se heurte à la résistance et à l’opacité des choses, il faut, selon le mot de Hegel, qu’il y ait une « collision » (267). Et de même que l’impassibilité des dieux antiques se réfléchissait dans la simplicité extrême du monde en lequel ils se trouvent, de même l’affirmation pathétique du caractère, qui se révèle par la souffrance que la collision fait subir au héros, se réfléchit dans le monde troublé et déchiré où advient l’affrontement tragique. La souffrance, que la poésie évoque puissamment mais que les arts plastiques doivent s’abstenir de représenter, tant elle est contraire à la sérénité de l’Idéal (268 ; Hegel reste dans ces pages résolument néo-classique), est le premier et le plus évident symptôme de l’engagement du caractère dans une situation singulière. Hegel tente alors de hiérarchiser les divers niveaux de la collision dramatique, selon son degré de spiritualité. La résistance que la situation oppose à la volonté héroïque peut être en premier lieu simplement naturelle : la mort d’un être aimé (Admète, l’époux d’Alceste, affligé par le deuil dans la tragédie d’Euripide : 269), la douleur physique de Philoctète mordu par un serpent à la jambe dans la tragédie de Sophocle, la peste qui se déclare dans le camp des Grecs au début de l’Iliade  (269-270). Ici l’héroïsme se mesure à la difficulté pour l’esprit de surmonter la nature. Mais l’obstacle peut être aussi factuel, une situation donnée de fait qui conduit les volontés à s’affronter les unes les autres. C’est surtout le cas des transmissions dynastiques, lorsque deux héritiers peuvent également se prévaloir du trône, et cela par le seul fait naturel des naissances. C’est ainsi que Etéocle comme Polynice ont un droit égal à s’emparer du trône que laisse vacant leur père Œdipe, chassé de Thèbes. Aussi s’affronteront-ils nécessairement, et c’est là le thème du grand drame d’Eschyle, Les Sept contre Thèbes. De même, Macbeth, selon les anciennes chroniques, avait plus de droits à hériter du trône de Duncan que les enfants de Duncan eux-mêmes. Hegel remarque que ce thème a été soigneusement effacé de la tragédie de Shakespeare, les modernes mettant l’accent sur l’expression des passions subjectives, en ce cas la passion du pouvoir qui dévore Macbeth, plutôt que sur les mobiles objectifs qui les déterminent à agir (271). Peut encore faire obstacle à l’affirmation du caractère héroïque l’exclusion sociale fondée sur la race ou la caste, intolérable en tant qu’elle s’oppose au concept rationnel du droit. En revanche, ajoute Hegel, la division entre les classes, fondées sur la culture des talents qui appartiennent en propre à chacun (« Les distinctions de classes doivent sans doute être considérées comme justifiées, mais l’individu ne doit pas être privé du droit de s’intégrer librement à telle ou telle classe. Les dispositions, le talent, l’habilité et l’instruction doivent seuls, dans ces cas, servir de guides et dicter la décision », 273), doivent être reconnues et légitimées, et un drame qui entreprendrait de mettre en scène l’amour d’un serviteur pour une princesse serait inepte : « Lorsqu’un serviteur, qui n’a que l’instruction et le savoir-faire qu’exige son service, tombe amoureux d’une princesse, ou inversement, lorsque celle-ci devient amoureuse de son domestique, cette passion ne peut être qu’absurde et inepte » (274). Conformisme de Hegel sur ce point : l’heure n’est pas encore venue des amours de mademoiselle Julie avec son chauffeur, de lady Chatterley avec son braconnier (c’est pourtant bientôt l’heure de l’amour de Ruy Blas et de la reine d’Espagne : 1838). Toutefois, l’esprit n’est jamais aussi grand que lorsqu’il entre en conflit avec lui-même, et non avec les nécessités naturelles qui s’opposent à ses desseins. L’esprit est encore pour lui-même son meilleur excitant et son meilleur révélateur. La déchirure est alors intérieure à l’âme même des personnages, travaillés par une passion qu’ils ne savent pas maîtriser (la jalousie d’Othello, 277), ou par un inconscient qui les détermine à leur insu (le destin de Œdipe, la folie d’Ajax : 278 ; Hegel ajoute à ces exemples une étrange référence au Mahâ-Bhârata p. 279, ridiculisant le thème de la faute inconsciente, ici marcher sur sa propre urine…). De tels héros n’ont plus la simplicité et la totalité qui font le caractère épique, en insinuant une schize dans le sujet lui-même, ils préfigurent la complexité du personnage moderne que sa psychologie torturée fait volontiers le bourreau de lui-même, intériorisant la situation qui devient alors une contradiction subjective, un débat de l’âme avec elle-même. A la limite de ce mouvement, on obtient un héros qui n’agit plus, tout préoccupé de ses orages intérieurs, tel le héros subjectif du romantisme, par exemple le René de Chateaubriand ou le Hamlet de Shakespeare. Dans cette figure, le héros risque fort de perdre son caractère héroïque et de n’être plus qu’un velléitaire. Pour le rétablir en sa dignité, il faut donc le rappeler au devoir de l’action, à la nécessité de l’affrontement avec le réel.
 
            L'action
            La représentation de l’action forme un tout qui dessine les limites de l’espace de l’œuvre poétique. Se souvenant d’Aristote, qui compte dans l’action tragique les trois temps du nœud, de la péripétie et de la reconnaissance, Hegel écrit : « La représentation de l’action comme d’un mouvement total se composant d’une action, d’une réaction et d’une solution d’un conflit appartient surtout à la poésie » (283). Les autres arts, dits « plastiques » en effet suspendent l’action dans l’instant du geste décisif, incapables qu’ils sont d’évoquer la continuité du récit : le sculpteur comme le peintre figent l’histoire dans la pose que l’œuvre éternise (rappel implicite du Laocoon de Lessing). Le drame doit avoir ainsi un début, un sommet et une fin, et il est inutile de régresser toujours plus haut vers l’origine hypothétique du récit (il est inutile, dit-on, pour raconter la guerre de Troie, de remonter ab ovo, jusqu’à l’œuf de Léda fécondée par Zeus métamorphosé en cygne, œuf qui donnera naissance, parmi d’autres enfants, à Hélène, future pomme de discorde entre Grecs et Troyens : 282). L’action ne vaut que comme le test du caractère, et non par elle-même. Elle doit répondre à des mobiles nobles et grands (« famille, patrie, Etat, Eglise, gloire, amitié, classe sociale, dignité et, dans la sphère romantique, honneur, amour, etc. », 284). C’est ainsi que l’affrontement d’Antigone et de Créon n’est nullement aux yeux de Hegel celui de deux entêtements, l’idéaliste qui s’enivre de sa pureté et le despote insensible, mais bien de deux causes aussi rationnelles l’une que l’autre, celle de l’Etat qui exige la condamnation du rebelle à sa patrie, Polynice, et celle de la famille qui exige que lui soient accordé la responsabilité du rite funèbre (Phénoménologie de l’Esprit). En ce combat entre deux causes également légitimes, et dont la contradiction dévoile la nature dialectique de la raison elle-même, la contradiction qui anime de l’intérieur le mouvement de la vérité, les mobiles de l’action doivent être également grands et nobles. « C’est pourquoi le diable est une figure esthétiquement inutilisable », écrit curieusement Hegel, puisque le Faust de Goethe venait précisément de faire du Diable un personnage essentiel du drame moderne, et cela dans une interprétation que Hegel pouvait parfaitement accepter et dont il a reconnu par ailleurs le génie (il est vrai que le Méphistophélès de Goethe n'est dépourvu ni de grandeur, ni de noblesse). C’est donc encore ici l’idéal winckelmannien qui guide Hegel en ses choix esthétiques, et c’est l’imitation du modèle antique qui lui dicte cette éthique esthétique du sublime et de la grandeur d’âme. La simplicité du caractère antique favorise ces nobles et pures motivations ; les modernes en revanche ne reculeront pas devant les manifestations du mal, comme on le voit dans Le roi Lear de Shakespeare qui montre « la méchanceté dans toute son horreur » (287). Le mal apparaît alors comme une motivation de la subjectivité moderne, subjectivité complexe et déchirée contre elle-même, en conflit avec elle-même. Hegel semble ici envisager le mal seulement comme l’expression d’une faiblesse, et non comme une force, un « génie » du mal, comme on le voit chez Shakespeare dans le personnage de Richard III. Le mal ne vaut que dialectiquement dans son rapport à l’affirmation de la liberté, il est dépourvu de valeur propre : « Le mal est dépourvu d’intérêt et de contenu, car il ne peut en résulter que négativité, destruction et malheur, alors que l’art vrai doit être la représentation de l’harmonie » (287). Hegel marque par là sa répugnance pour une littérature fantastique qui, depuis le dernier tiers du XVIIIe siècle, excelle à évoquer l’épouvante du mal (Le Moine de Matthew Gregory Lewis, 1796, qui impressionnera fortement Balzac et Artaud), satanisme dont l’origine est évidemment le poème de Milton (1667), et qui inspirera pourtant une part non négligeable de la littérature romantique (voir Mario Praz, La Chair, la mort et le diable dans la littérature du XIXe siècle. Le romantisme noir, Denoël, Paris, 1977). En effet, l’art doit toujours être selon Hegel l’expression de la liberté qui anime la raison, c’est-à-dire l’Esprit conscient de lui-même, tandis que le Mal est un envoûtement de l’Esprit, une possession qui lui fait perdre sa liberté et le rabaisse à l’animalité. La fascination que le mal peut exercer sur la littérature est donc, aux yeux de Hegel, perverse, elle ne tend pas à réaliser sensiblement l’absolu, mais se complait au contraire dans le spectacle de son humiliation et ne saurait donc être reconnue par le philosophe. La littérature du Mal ne saurait être interprétée comme le premier moment de la manifestation de l’absolu, et doit être bannie du projet hégélien. L’esthétique de Hegel reconnaît ainsi les limites qu’elle se refuse à franchir, et son refus d’une voie que, depuis Sade, la modernité n’a cessé d’approfondir.
            C’est précisément parce que l’œuvre d’art doit être l’expression de la liberté de l’esprit que les mobiles qui déterminent le héros à agir doivent résulter d’une délibération intérieure et autonome, et non être imposés de l’extérieur. C’est une faiblesse, selon Hegel comme selon Aristote, lorsque le principe de l’action prend appui sur l’intervention d’un deus ex machina, fatum extérieur qui manipule la volonté mais n’en révèle nullement la liberté. Le héros véritable doit se forger lui-même et non être forgé par les circonstances, il doit être l’auteur responsable et unique de ses actes. Si les dieux de la Grèce ne contredisent pas l’autonomie du héros épique ou tragique, c’est, ajoute toutefois Hegel, parce qu’ils sont eux-mêmes les incarnations de mobiles qui déterminent l’âme à l’action : c’est ainsi que Vénus n’est que la personnification de l’amour et les Erinyes de la vengeance, comme le reconnaît Polynice lui-même quand il prétend obéir, dans Œdipe à Colone (v. 1434), à la fois à son père et aux Erinyes : « Je la suivrai, cette route qui conduit à ma perte. Mon père l’aura voulu et les déesses de la vengeance » (293). De même, Minerve n’est dans le chant I de l’Iliade que la personnification de la colère d’Achille, ou dans l'Odyssée de la prudence de Télémaque : c’est toute la vie intérieure de la subjectivité qui se représente allégoriquement dans le panthéon des dieux grecs. Quand ils interviennent pour fléchir une volonté, ils ne la plient pas sous une contrainte extérieure, ils mettent en scène le débat de l’âme avec elle-même dans le temps où elle se prépare à agir. C’est là ce qui fait la supériorité, selon Hegel, de l’Iphigénie de Goethe sur celle d’Euripide : tandis que chez le tragédien grec le roi Thoas qui retient Iphigénie captive en Tauride finit par céder à la suite de l’intervention directe d’Athéna, chez le poète de Weimar, c’est Iphigénie elle-même qui, par sa grandeur morale, convertit Thoas à ses raisons et le conduit à accepter son départ : elle, « la pure et sainte Iphigénie, la sœur, qui est l’image divine et la protectrice de la maison » (295), doit retourner, après avoir eu la vie sauve grâce à l’asile de Thoas, dans le foyer qu’elle a pour tâche de garder. De même ajoute Hegel, les sorcières de Macbeth ne contraignent pas Macbeth au meurtre du roi Duncan, elles personnifient la passion du pouvoir qui dévaste son âme et dont il est tout entier possédé. On comprend ainsi qu’il y a pour Hegel un véritable progrès dans les arts (difficile question soulevée à la fin du XVIIe siècle par Charles Perrault) : plus l’esprit est conscient de son autonomie, c’est-à-dire du caractère d’absolu qui est le sien, plus il trouve dans l’œuvre d’art une expression digne de sa grandeur. Mais inversement, plus l’esprit est conscient de lui-même, moins il se satisfait d’une représentation simplement esthétique de sa propre vérité, plus il veut se connaître par le travail dialectique du concept, c’est-à-dire par la science, et non seulement par l’image sensible que l’art lui présente. C’est ainsi que les conditions du progrès des arts sont aussi les conditions de leur déclin.
            La force qui pousse l’esprit à agir, manifestant ainsi la liberté qui est la sienne, est ce que Hegel nomme alors le pathos, qu’il ne faut pas confondre avec le simple pathétique, mais qui désigne l’état de l’âme affligée, mais non abattue, par des circonstances contraires, la force morale en proie à l’adversité. Le pathos du héros tragique est une motivation rationnelle et libre qui le conduit à affronter l’obstacle auquel la situation le mesure : « L’amour sacré d’Antigone pour son frère est du pathos, au sens grec du mot. Ainsi compris, le pathos est une puissance de l’âme, légitime en soi, un contenu essentiel de la rationalité et de la volonté libre » (298). Aussi faut-il distinguer le pathos de la « marotte » (Hegel emploie le mot français), ou de la manie : le pathos du mal peut parfaitement résider dans le mécanisme pervers de la manie (par exemple, remarque Hegel, la misanthropie du Timon d’Athènes de Shakespeare), mais le pathos de l’art, qui ne saurait accepter le diable en son univers, est l’épreuve exaltante qui démontre publiquement la grandeur de l’esprit, et la dignité de l’absolu qui est en lui : « Le pathos forme donc le centre véritable, le vrai domaine de l’art ; c’est par lui surtout que l’œuvre d’art agit surtout sur le spectateur, car il fait vibrer et résonner une corde que tout homme porte dans sa poitrine » (298). Cependant, pour accéder à cette grandeur, le pathos ne doit pas se limiter à la seule expression des états de l’âme, ses « ah ! » et ses « oh ! » que l’opéra excelle à moduler (300-301), il doit être aussi l’expression d’une volonté engagée dans l’action, et déterminée à la conduire jusqu’à son terme. C’est ainsi que les héros de Schiller, bavards et affectant volontiers les attitudes les plus pathétiques, sont en définitive moins héroïques que les figures plus sobres de Goethe (301). Il s’agit dans l’art non de se lamenter en grandioses tirades, non de pleurer mais de faire pleurer, et il se peut qu’à cette fin la force de la situation soit plus efficace que l’effusion des subjectivités : « Claudius oppose Voltaire à Shakespeare en disant que l’un est ce que l’autre paraît : "Maître Arouet dit : je pleure, et Shakespeare pleure." Mais l’art s’intéresse justement au dire et au paraître, et non à l’être réel et naturel » (301). L’œuvre d’art ne doit pas être une confession de l’auteur, mais un effet provoqué en l’âme du spectateur. Sa création implique donc une maîtrise et une discipline qui ne saurait s’accommoder des épanchements incontrôlés.
            Enfin, le caractère héroïque, pour être puissant et vivant, doit aussi être riche et complexe. Le héros n’est pas l’allégorie d’une unique vertu, il est un homme entier qui se décline selon l’infinie variété des circonstances et des situations où il se trouve engagé. C’est ainsi remarque Hegel que Achille est sensible, coléreux, fidèle, ardent, courageux, respectueux, impitoyable, sans qu’Homère se sente obligé de résoudre ces apparentes contradictions. De même, Roméo comme Juliette, dans le drame de Shakespeare, sont des figures très vivantes et contrastées, même si l’amour est l’âme à laquelle se rapportent les dimensions multiples de leur personnalité. A l’inverse, les héros de Sophocle sont des statues animées par un unique pathos (305). L’art de créer des caractères joue entre deux extrêmes, le pathos allégorisé dans le personnage unidimensionnel du drame sophocléen, et la multiplicité des traits qui tournent parfois à l’inconséquence ou à l’extravagance du personnage cornélien. Le Cid en effet paraît à ce point divisé entre l’amour et l’honneur que cette scission qui traverse son âme fait vaciller la grandeur tragique du personnage : il est incapable d’agir sans se livrer à d’interminables monologues dans lesquels s’opposent les deux voix qui parlent en lui : « Lorsque ces deux sentiments opposés font partie du même caractère et que la lutte se déroule dans l’intimité d’un seul et même individu, cela peut bien servir de prétexte à une brillante rhétorique et à des monologues à effets, mais le dédoublement d’une seule et même âme qui passe de l’abstraction de l’honneur à celle de l’amour, et vice versa, est incompatible avec la fixité et la fermeté du caractère » (308). De même, le caractère héroïque doit se situer dans le juste milieu entre le pathétique de la situation qui en viendrait à écraser la liberté et l’indépendance sereine d’une âme indifférente au cours du monde. Le Werther de Goethe (1774), et plus encore le Woldemar de Fritz Jacobi (1777) inspiré de La Nouvelle Héloïse de Rousseau, montrent les ambiguïtés de la « belle âme » qui croit pouvoir préserver sa pureté en refusant de s’engager dans la situation où elle se trouve pourtant compromise. Hegel ne voit ici qu’une complaisance envers soi-même, « une misérable impuissance » (309) qui cultive le pathétique pour lui-même, et non comme un conflit qu’il appartient à l’esprit de surmonter. Enfin, le caractère poétique ne doit jamais se laisser déposséder de la liberté et de la raison qui sont les siennes : les histoires d’envoûtements, de somnambulisme, de possession et de démonisme dont le romantisme noir est si friand sont les inspiratrices d’un art méprisable qui cherche à fasciner et à asservir : « Ces puissances obscures doivent justement être bannie du royaume de l’art, parce que dans ce royaume il n’y a rien d’obscur, mais tout y est clair et transparent » (310). Le Diable, nous l’avons vu plus haut, est inesthétique. La Somnambule de Bellini sera crée à Milan en mars 1831. Hegel n’a donc pu voir cet opéra, mais il a assisté à la représentation d’un ballet sur le même argument à Paris en septembre 1827 (Corr., III, 169-170). Il en raconte avec ironie l’histoire (une jeune fille somnambule qui vient une nuit dans la chambre du prince, noble caractère qui n’attentera pas à sa pureté) qui lui paraît manifestement absurde et dénuée de toute force poétique. Bellini saura pourtant tirer de cette rêverie de l’âme inconsciente, de ce phantasme mimé qu’est la crise de somnambulisme une magnifique musique. Hegel est étranger à la psychologie des profondeurs qui attire les modernes, et ne voit dans les interprétations modernes de Hamlet qui font du prince de Danemark un impulsif velléitaire qu’une trahison de la tragédie shakespearienne : « Voilà qu’on veut présenter les caractères de Shakespeare comme des caractères spectraux, et l’on estime que c’est ce gâchis résultant des éternelles hésitations et de brusques sautes d’humeur d’un sentiment à l’autre qui doit intéresser les spectateurs » (311). On se souvient en effet qu’un peu plus haut, Hegel avait eu à cœur de montrer que si Hamlet hésite, ce n’est nullement par impuissance, mais parce qu’avec raison il accorde plus de foi à la machination qu’il a lui-même mise au point (la pièce qu’il va faire jouer devant le roi et la reine) qu’aux propos du fantôme qui hante le château d’Elseneur (297). La poétique hégélienne ne saurait jamais légitimer la dissolution du caractère dans les méandres de l’inconscient, pas plus qu’elle ne peut admettre l’esthétisation du diabolique.

            3)- La détermination extérieure de l’idéal
            Dans cette dernière partie concernant le beau artistique, Hegel montre comment la particularisation et la détermination de l’Idéal, qui s’opèrent nécessairement avec la réalisation d’une œuvre d’art toujours singulière, obéissent non seulement à la nécessité interne de la réalisation de l’Idée, mais aussi à des nécessités externes (l’époque, le milieu social, la réception par le public, les contraintes techniques, etc.). Hegel entend ainsi sortir la théorie de l’art de l’abstraction en laquelle on la tient habituellement, comme si l’art pouvait se transporter en dehors de l’histoire et de ses contingences, dans un monde abstrait, dans « une représentation nébuleuse » (313). Selon Hegel au contraire, l’art doit s’engager dans la situation historique qui est la sienne, « affronter le monde extérieur » et non se réfugier dans une « simple abstraction » (313). Pour être vivant, l’art doit se mesurer à l’opacité et à la résistance du monde, car « la vie comporte une opposition avec une ambiance extérieure, et qui dit opposition, dit contact, activité » (314).
            Cette détermination de l’Idéal résultant des nécessités de sa réalisation est en premier lieu formelle (symétrie et harmonie de la composition ; accord de l’œuvre avec elle-même), puis matérielle (l’évocation du monde réel en lequel l’œuvre évolue), enfin sociale (les conditions de réception de l’œuvre par son public).
            Pour ce qui est des contraintes formelles, l’œuvre doit obéir à des principes généraux de symétrie et d’harmonie. Hegel est ici d’un parfait classicisme. Après avoir exposé plus haut comment la théorie abstraite des proportions, qui est le fait du seul entendement, s’oppose au mouvement de la vie (il le rappelle ici lui-même en écrivant : « Leur caractère abstrait s’oppose à ce qu’il y a de vivant dans l’art, lequel doit s’élever au-dessus de la symétrie pure et simple pour atteindre l’idéal », 315-316), Hegel reconnaît cependant certaines contraintes de composition que l’artiste, selon lui, ne saurait transgresser. C’est ainsi qu’à l’inverse de Kant, il condamne le jardin à l’anglaise pour ses capricieuses diversité et fantaisie et lui préfère la régularité du jardin à la française. L’imagination de l’artiste doit être selon Hegel maîtrisée par une discipline conceptuelle, et ne jamais s’abandonner à l’arbitraire ni à l’extravagance. La théorie hégélienne de l’art reste une théorie du concept qui soumet à sa discipline la fantaisie de l’imagination : « C’est à la régularité qu’on doit ici donner la préférence, car les labyrinthes compliqués, les bosquets aux sinuosités zigzagantes, les ponts jetés au-dessus de mauvaises eaux stagnantes, les surprises sous forme d’églises gothiques, de temples, de maisons chinoises, d’ermitages, d’urnes funéraires, de bûchers, de collines, de colonnes, ce sont là des ornements qu’on ne tarde pas à trouver fastidieux » (316-317). Hegel affirme ici un goût clairement néoclassique, opposé à la prolifération inutile de l’ornement et soucieux de soumettre l’invention esthétique aux lois de la raison. A cet impératif « quantitatif » d’une composition toujours respectueuse des lois de la régularité et de la symétrie, répond l’impératif « qualitatif » d’une harmonie toujours claire et consonante : dans la peinture, les couleurs doivent être complémentaires, comme dans la musique les sons doivent s’accorder entre eux, car « les dissonances exigent en effet une conciliation » (319). Il suffit de songer à l’émancipation de la dissonance qui s’opère dans la musique dans la première moitié du XIXe siècle (Chopin, ou Schumann), et à la palette attirée par les tons les plus étranges des peintres romantiques (Füssli) pour mesurer l’inactualité des remarques ici développées par Hegel. Dans ces quelques pages, le goût de Hegel apparaît bien académique et hostile aux audaces des artistes qui lui sont contemporains.
            En ce qui concerne les contraintes matérielles de la détermination externe de l’œuvre d’art (c’est-à-dire l’évocation plus ou moins exacte du monde en lequel se situe l’invention poétique), Hegel se révèle partisan d’une précision avide de détails vrais. L’âme de l’œuvre doit être ancrée dans un monde bien déterminé, et non flotter en un monde imprécis et nébuleux, indétermination qui favorise les épanchements de la belle âme. Hegel n’aime guère le flou artistique : « Ce qui caractérise les grands maîtres, c’est que leurs reproductions de l’ambiance naturelle sont toujours fidèles, vraies et parfaites. » (323). Aussi préfère-t-il l’amour des objets, précisément décrits, qui est le fait de la poésie épique (Homère) à l’indifférence au monde, maintenu dans l’indétermination dans la poésie lyrique. Encore faut-il que cette évocation du monde extérieur soit en accord avec l’esprit des personnages, le paysage artistique ne valant jamais par lui-même mais comme l’environnement de l’esprit, l’atmosphère qui nous permet de comprendre l’âme qui habite en ce monde. C’est ainsi, par exemple que « l’Arabe ne fait qu’un avec sa nature et ne peut être compris que si on le situe dans son milieu, avec ses étoiles, ses déserts arides, ses tentes et ses chevaux », de même que les héros d’Ossian sont indissociables de « leurs landes couvertes de bruyères et balayées par les vents, de leurs nuages, brouillards, collines et sombres cavernes » (324-325). On voit ainsi que le monde de l’art, aussi précis soit-il, est toujours un monde spiritualisé et que le paysage est toujours un état d’âme. C’est ainsi que le prétendu réalisme d’un Balzac, par exemple, ne décrira si minutieusement un intérieur parisien que parce que ce décor est une sorte de représentation objective de l’âme de son habitant. C’est pourquoi entre la réalité du monde poétique d’une part, et la subjectivité du personnage poétique d’autre part, il ne saurait y avoir de véritable contradiction : la lutte pour la vie, la nécessité de satisfaire les besoins les plus vitaux sont bannis du domaine de l’art : « Les misères de la vie doivent être écartées du terrain idéal de l’art » (326), et le chevalier errant poursuit sa quête sans être jamais inquiété par la faim ni par la nécessité de trouver des ressources pour assurer son existence (327). Le monde poétique est ainsi un monde idéal et spiritualisé, aux « couleurs pures et lumineuses » (327), un monde épuré des « tristes nécessités que l’art a justement pour mission de nous faire oublier » (328). Hegel conçoit cependant la pauvreté d’une telle idéalisation artistique du réel, puisqu’il dénonce l’abstraction ennuyeuse et fade de l’idylle ou de l’âge d’or : « L’homme n’est pas fait pour vivre dans cette pauvreté idyllique ; il doit travailler » (329). Mais en revanche le monde moderne, gouverné par la recherche exclusive du profit (« la fange des intérêts purement matériels ayant pour but le seul profit », 330), est absolument étranger au monde de l’art. La société moderne est un système d’aliénations (« chaque individu se trouve privé de son indépendance et engagé dans d’innombrables rapports de dépendance à l’égard des autres », 330) et d’exploitations (« cette civilisation industrielle, qui comporte une exploitation et une élimination réciproque, engendre pour les uns la plus affreuse misère », 330) qui est absolument contraire à l’expression de l’idéal qui doit demeurer le but de l’art authentique. L’artiste doit donc se détourner de la modernité et inventer un monde mythique, selon Hegel le monde de l’épopée, seul digne de la liberté de l’esprit. Nostalgie de Hegel pour un monde sans aliénation, en lequel l’homme n’utilise que les outils qu’il a fabriqués lui-même, un monde artisanal composées d’individualités affirmées et indépendantes, et non aliénées par le système des besoins à la grande industrie moderne (« Les héros abattent eux-mêmes les animaux comestibles et font cuire leur viande de leurs propres mains, ils dressent les chevaux qu’ils montent, ils fabriquent plus ou moins eux-mêmes les outils dont ils se servent », 331 ; l’idée sera reprise dans le développement sur la poésie épique : IV, 110). Remarquable inactualité de l’esthétique hégélienne, qui se détourne ici de la modernité pour se transporter dans un monde mythique. Sur le plan poétique, le monde homérique est supérieur à la société industrielle. Faut-il soupçonner ici, chez le philosophe de la raison dans l’histoire, l’expression d’une nostalgie ? L’esthétique hégélienne n’est certainement pas réaliste (sa philosophie politique n’est-elle qu’une Realpolitik ?), et le réalisme ne peut, dans le monde moderne, qu’emprisonner l’expression artistique dans « l’horizon étroit » du « philistin borné » (333). Seul est poétique un monde dans lequel l’homme se reconnaît lui-même et retrouve le fruit de son travail ; le monde moderne nous est en revanche devenu étranger, nous ne savons plus l’habiter en poète, nous le subissons au contraire comme une nécessité extérieure.
            La détermination de l’œuvre d’art est enfin l’effet de « l’horizon d’attente » dont elle doit venir combler la demande, et du public auquel elle est destinée : « L’œuvre d’art n’existe pas pour elle-même, mais pour un public » (334). Ici encore, c’est la relation entre le monde idéal de l’art et le monde réel de la société qui est appelée à juger de l’œuvre qui est examinée. L’analyse de Hegel se borne alors surtout à formuler des préceptes de bon sens : il ne convient pas de faire descendre le monde de l’art dans la trivialité des mœurs populaires contemporaines (c’est ainsi que chez Hans Sachs, Dieu le Père devient un maître d’école qui a pour élèves Abel et Caïn : 336), ni, inversement, dans les conventions aristocratiques de la société de cour contemporaine (c’est ainsi que Racine transporte l’antiquité dans la cour de Louis XIV : 337-338). Il ne convient pas davantage que l’œuvre d’art sombre dans la trivialité du fait divers (« n’offrir au public que le spectacle des événements et des faits journaliers », 339), comme on le constate dans les drames de August von Kotzebue (1761-1819 ; l’auteur dramatique le plus célèbre de son temps – environ deux cents drames et comédies – plus connu que Goethe et Schiller eux-mêmes. Adversaire des libéraux et hostile à l’esthétique romantique, considéré comme un espion du tzar, il mourra assassiné par un étudiant libéral et nationaliste. Hegel dénonce toujours la trivialité de son art). En revanche, l’art peut se transporter dans le passé pour en faire revivre l’âme disparue, pour ressusciter ce qui aujourd’hui est mort. Hegel pense ici surtout aux lieder de la musique allemande qui ressuscitent les mélodies anciennes, depuis que Herder a attiré l’attention sur la poésie des chants populaires en lesquels s’exprime l’âme d’un peuple et l’esprit de la nation (341). Il serait aussi possible d’évoquer le roman historique et l’œuvre de Walter Scott qui connaît une si prodigieuse fortune pendant la première moitié du XIXe siècle ; mais Hegel ne cite jamais, dans ses leçons d’esthétique, le romancier anglais. L’expression artistique n’est donc nullement liée selon Hegel au monde contemporain dont on a vu au contraire le caractère profondément inesthétique : « L’art est en droit d’emprunter ses sujets à toutes les nations et à tous les siècles », déclare Hegel (346), à l’exception toutefois de la modernité qui semble ainsi exclue du monde de l’art. Le danger de cette évocation du passé est alors de tomber dans l’érudition, et de ne composer que pour le cercle restreint des savants et des connaisseurs. L’anachronisme n’est donc pas interdit (349), à la condition toutefois de respecter l’esprit de l’époque et de ne pas attribuer par exemple à Oreste un remords ou un repentir qui sont étrangers au monde grec et n’appartiennent qu’au monde du christianisme (351).
 
            C)- L’Artiste
            Jusqu’à présent, Hegel n’a traité que de l’œuvre elle-même, de son contenu et de sa détermination, indépendamment de l’artiste qui la produit. C’est que l’œuvre d’art est pour Hegel l’expression, non de la subjectivité singulière de l’artiste, mais de l’Absolu en tant que tel, c’est-à-dire de l’esprit universel en tant qu’il affirme son autonomie par le travail de la réflexion et le cercle de la conscience de soi. C’est ainsi que l’œuvre ne réfléchit nullement l’âme de l’artiste, mais la vérité même de l’esprit en tant que tel, indépendamment des individualités singulières que l’esprit utilise pour se réaliser artistiquement dans le monde. La psychologie de l’artiste entre donc aussi peu en ligne de compte dans la production de l’œuvre d’art que celle du savant dans l’établissement des lois de la nature : le poème exprime aussi peu l’âme du poète que la loi de la gravitation universelle exprime l’âme de Newton. C’est pourquoi l’œuvre a été jusqu’ici analysée selon sa logique propre, et non en relation avec la personnalité de l’artiste. Cependant, on ne saurait dire que l’artiste, pas plus que le savant, est tout à fait étranger à l’œuvre qu’il a lui-même enfantée. Mais il est vrai que l’œuvre resplendira d’autant mieux que son créateur a su s’effacer, se faire le médium de l’Esprit qui s’exprime par son génie, se soumettre à la dictée de l’inspiration qui fait de l’imagination l’interprète fidèle de l’Absolu, dans son universalité et dans  sa nécessité. C’est pourquoi Hegel commence cette dernière partie consacrée à l’artiste par l’étude de « l’imagination », du « génie » et de « l’inspiration », c’est-à-dire par l’analyse d’une possession qui aliène l’artiste à une puissance qui le dépasse.
            Par l’imagination, l’artiste doit se plonger dans la réalité d’un monde virtuel, le monde de l’art, se transporter dans l’univers imaginaire qu’il veut évoquer. L’artiste est un visionnaire, non un philosophe (« L’artiste n’a pas besoin de philosophie, et s’il pense en philosophe, il se livre à un travail qui est justement en opposition avec la forme du savoir propre à l’art », 355), il doit intuitionner un monde et non en établir les lois (on trouvait déjà cela chez Baumgarten : Dieu calcule les mondes possibles, l’artiste les intuitionne et les voit en imagination). Le génie consiste alors dans le transport de l’esprit dans l’univers imaginaire que l’œuvre évoque, l’artiste inspiré ressemblant à une sorte d’enthousiaste ravi en un autre monde, à l’image de cet improvisateur qui, envoûté par le monde qu’il avait lui-même évoqué, répandit à force de gesticulations les quelques sous qu’on lui avait donnés, le chapeau à la main, au moment de faire la manche (359). Image pathétique du pauvre artiste que son génie transporte dans un monde idéal, et qui se découvre ainsi parfaitement inadapté à l’univers réel, qui est celui du profit. Ce saltimbanque dérisoire évoque le poète baudelairien.
            Le talent, quant à lui, à l’inverse du génie, n’est qu’une facilité pour maîtriser les difficultés techniques de la réalisation matérielle de l’œuvre d’art, simple habileté sans rapport avec l’inspiration qui enthousiasme le génie. Hegel n’approfondit guère ici la nature de cette excitation qui transporte le génie au-delà de lui-même, cette irrationalité nécessaire à la création de l’œuvre d’art, et qui heurte sans doute le rationalisme intransigeant de sa philosophie. Tout se passe comme si l’imagination hégélienne n’était qu’une raison encore inconsciente d’elle-même, et l’inspiration se limite à la fixation quasi hallucinatoire sur le monde imaginaire que le poète doit rendre présent : « Si maintenant nous nous demandons en quoi consiste l’inspiration comme telle, la seule réponse possible sera celle-ci : elle consiste à être obsédé par la chose, à y être présent, à ne pas connaître le repos tant qu’elle n’a pas reçu une forme artistique achevée » (362). Malgré le lieu commun qui souligne la proximité du génie à la folie, Hegel ne se demande nullement dans quelle mesure cette « obsession » qui résulte de l’inspiration véritable diffère de l’aliénation mentale. La pauvreté de l’analyse semble bien ici refléter la répugnance qu’éprouve Hegel à envisager la puissance créatrice de l’irrationnel. L’expression artistique est toujours selon Hegel épanouissement, c’est-à-dire manifestation du latent, et ce qui est inconscient ne parvient à une expression adéquate de lui-même qu’en s’efforçant de devenir conscient, de se réaliser dans l’extériorité. L’art veut que l’âme se montre en pleine lumière, non qu’elle demeure dans les ténèbres de l’intériorité inexprimée. L’œuvre vaut donc par ce qu’elle manifeste et non par ce qu’elle suggère, par ce qu’elle exprime effectivement et non par ce qu’elle abandonne à l’ineffable : « Ce n’est pas en effet l’ineffable qui est le plus sublime et le plus parfait ; car s’il en était ainsi, cela laisserait supposer que le poète ou l’artiste serait encore plus profond que ne l’indiquent ses œuvres » (364). L’homme n’est que ce qu’il fait et le poète ne vaut que ce que valent ses œuvres. Toutefois, l’œuvre n’en dit-elle pas davantage que ce qu’elle dit explicitement ? L’imagination, dont l’intensité est le propre du génie artistique, n’est pas l’entendement, elle pressent le monde qu’elle veut rendre présent, elle ne saurait le connaître. Il y a donc nécessairement de l’inexprimé dans l’œuvre d’art, conformément à la pensée même de Hegel, et si Hegel tend à refouler ce thème ici, c’est parce que l’ivresse du génie et de l’inspiration, souvent apparentée à l’enthousiasme, c’est-à-dire à la possession divine, résiste au rationalisme radical de sa philosophie.
            Génial et inspiré, l’artiste ne s’exprime guère en son œuvre, c’est plutôt son œuvre qui s’exprime à travers lui. En revanche, par le style, la manière, l’artiste imprime un cachet original à son œuvre. La manière, qu’à l’exemple de Diderot Hegel ici condamne, dégénère aisément en manie, « une répétition incessante, une habitude, une seconde nature » (367), un simple truc de métier qui répète un effet parfaitement maîtrisé sans plus chercher à progresser. La manière résulte du défaut d’inspiration qui conduit l’artiste à se pasticher lui-même. Mais la manière peut aussi désigner l’atmosphère du monde imaginaire en lequel le génie de l’artiste nous transporte, l’orientation générale qui donne à ce monde son unité et sa cohérence (le clair de lune chez Van der Neer, la plage chez Van Goyen, le satin chez Ter Borch ou Mieris : 366). L’appréhension purement logique, par le seul concept, de l’Absolu, est rigoureusement objective ; en revanche, l’appréhension géniale et inspirée par l’artiste, de l’Absolu, laisse une part à l’invention personnelle : il n’y a qu’une façon de décrire le monde physique de la science, il y a une infinité de façons de rendre présent le monde imaginaire de l’art.
            Outre la manière, l’œuvre d’art se particularise encore par le style, que Hegel ne conçoit pas selon le mot de Buffon, du moins tel qu’il l’interprète : « D’après un mot français bien connu, "le style, c’est l’homme". Le style serait donc, d’après cette définition, ce par quoi se révèle la personnalité du sujet » (367). Hegel fait ici un contresens : lors de sa réception à l’Académie française, Buffon prononça un Discours sur le style (1753) où l’on trouve en effet la formule : « Ces choses sont hors de l’homme, le style, c’est l’homme même ». « Ces choses » que Buffon bannit du vrai style, ce sont l’enthousiasme trop fort ou l’originalité excessive qui marquent précisément la personnalité de l’auteur au détriment de l’ordre des raisons. « L’homme même », ce n’est donc pas pour Buffon la subjectivité, mais au contraire la démarche méthodique de l’esprit démonstratif. Dans ce texte, Buffon fait l’éloge d’un style attentif à la seule vérité de son objet, sur le modèle de la méthode cartésienne, et condamne l’écriture désordonnée de celui qui a plus le souci de s’exprimer lui-même que d’exposer l’objet ou la cause qui le conduit à prendre la plume. Buffon entendait ainsi marquer la supériorité de son style, celui de la description scientifique qui convient à l’histoire naturelle, sur le style enthousiaste et désordonné d’un Diderot, ou fragmentaire et vagabond d’un Montesquieu. Hegel prend donc le mot de Buffon, qu’il cite inexactement, à contresens (7). Hegel apparaît ici surtout soucieux de dépouiller l’impératif du style de ce qu’il peut y avoir de simplement arbitraire dans l’expression d’une personnalité singulière : il s’agit toujours de montrer comment l’originalité de l’artiste doit s’effacer devant l’expression de l’Absolu en tant que tel : l’art ne doit jamais se laisser aller à l’expression psychologique de l’individualité contingente, et doit toujours tendre vers l’expression nécessaire de l’Idéal. Aussi Hegel est-il séduit par la théorie de Rumohr qui assimile le style aux modalités d’exécution particulières à chaque genre artistique. Il existe ainsi une essence du pictural, une essence du sculptural qui déterminent le style de l’artiste, et Raphaël Mengs commet une faute en peignant la fresque de la villa Albani, L’Assemblée des Muses, comme s’il s’agissait non de corps vivants, mais de sculptures antiques, de même que Dürer traite en peinture les drapés selon les plis cassés que l’on voit sur la gravure sur bois, contrainte par son procédé même à cette stylisation graphique (368). C’est en effet en grande partie, selon Rumohr, le matériau et la technique utilisés qui déterminent le « style » de l’œuvre. Il faut pourtant bien reconnaître qu’à l’intérieur d’un même genre, les styles de chaque artiste diffèrent considérablement. Cette différence, Hegel la passe sous silence, tant elle est contraire à l’orientation générale de son esthétique.
            On ne s’étonnera pas alors si l’originalité de l’artiste doit, aux yeux de Hegel, être considérablement modérée et atténuée. Cette expression de la personnalité marque l’infatuation d’une subjectivité indiscrète qui croit pouvoir souverainement juger de l’art, et occulte ainsi sa vérité philosophique. C’est pourquoi l’impératif de l’originalité n’a jamais été aussi puissant que chez les Modernes, l’affirmation de l’autonomie (il est vrai qu’il s’agit ici d’une autonomie de goût et non d’une autonomie rationnelle) mettant le sujet au centre et rapportant toute valeur à son appréciation personnelle. Cette usurpation, par une subjectivité envahissante, de l’autodétermination de la vérité objective s’exprime chez les Modernes par le recours systématique à l’humour et à l’ironie. Pour se dégager de la raison intrinsèque de la chose même, on affecte de prendre tout au second degré, utilisant toute problématique comme une simple occasion pour briller en société, montrer son à-propos et faire un bon mot : « L’objet de la représentation proprement dit sert seulement à l’artiste de prétexte pour donner libre cours à sa verve, pour se répandre en saillies, plaisanteries, mots d’esprit, pour se complaire aux sautes d’humeur de sa capricieuse fantaisie » (369). C’est là l’expression, non du véritable génie, mais seulement d’une « caricature de l’imagination » (370). On pense à la figure de Talleyrand, qui domine le Consulat et l’Empire, et qui passera surtout à la postérité par ses bons mots, expression d’un cynisme qui ne croit plus en rien, qui renonce à la vérité et n’est animé que par le désir de mettre en valeur l’acuité de son esprit. L’humour alors se corrompt en ironie, le rire en raillerie, et l’ironie moderne marque surtout notre incapacité à créer naïvement et génialement une œuvre d’art. Il ne saurait y avoir selon Hegel d’art ironique, et l’humour de Jean-Paul Richter (370), pourtant dénué de cynisme et de méchanceté, n’est qu’un jeu de combinaisons baroques et incongrues, qui passent du coq à l’âne, et annoncent la désagrégation de la composition et de l’ordre sans lesquels l’œuvre d’art ne saurait avoir lieu : « La vraie originalité est incompatible avec un arbitraire pareil » (370). La véritable originalité est alors, selon Hegel, le fruit de la nécessité interne à la production de l’œuvre, « produite d’une seule coulée » (371), la logique d’une imagination fixée sur une unique intuition autour de laquelle s’ordonnent et se mettent en place les motifs et les thèmes. Aussi l’artiste ne doit-il avoir à l’esprit que cet unique idéal, dont le génie est littéralement « obsédé », selon le mot de Hegel quelques pages plus haut, et ne pas se laisser distraire de son projet par les suggestions de la mode ou des circonstances, comme c’est le cas quand Goethe se laisse aller à abaisser le personnage de Luther dans l’image très « Aufklärung » du moine paresseux et gourmand, ou à exposer les théories pédagogiques du XVIIIe siècle (p. 372 : celles de Basedow, 1723-1786, qui voulut réformer l’enseignement dans un sens pratique et plus orienté vers l’apprentissage de la vie sociale) qui n’ont rien à faire dans un drame du XVIe siècle (Goetz de Berlichingen). « Car la vraie originalité de l’artiste, comme de l’œuvre d’art, consiste dans la rationalité du contenu vrai en soi » (373), la rationalité de l’œuvre d’art soumettant à sa loi l’arbitraire supposé de la subjectivité de l’artiste. Ce qui revient à dire qu’un artiste n’est jamais aussi original que lorsqu’il ne cherche pas à l’être, et s’efface devant la nécessité de son œuvre telle qu’elle s’impose à son génie. Avec les temps modernes, où chacun veut briller et se faire valoir aux yeux des autres, l’art n’a jamais été aussi plat ; et dans les temps anciens, où seul l’art comptait, nul ne songeait à se mettre en avant, et l’art était grand : « Ne pas avoir de manière a toujours été la seule grande manière, et c’est parce que ce fut le cas d’Homère, de Sophocle, de Raphaël, de Shakespeare que ces génies méritent d’être considérés comme originaux » (373).

 

 

NOTES

1- On sait que, dans la Phénoménologie, Hegel critique à la fois la physiognomonie de Lavater et la  phrénologie de Gall, qui prétendent également connaître l’esprit d’après l’apparence corporelle (I, 256 et sq. et commentaire d’Hyppolite en I, 255 sq ; il faudrait relire tout le chapitre intitulé « Raison observante » en relation avec le passage commenté ici de l’Esthétique). Mais le point de vue n’est pas le même dans la philosophie esthétique et dans la philosophie de l’esprit. L’esthétique est en effet fondée sur ce postulat, qui doit se révéler illusoire, d’une phénoménalité idéalement adéquate au concept. La phénoménologie est au contraire l’histoire de l’esprit dans son nécessaire dépassement du sensible, et le long travail du deuil de l’épiphanie esthétique de l’absolu.

2- « La souillure de l’accidentel et de l’extérieur », c’est aussi toutes les imperfections du visage qui viennent en troubler la beauté nue. C’est ainsi que la beauté de la « carnation », qui est la couleur insaisissable de l’esprit incarné, est offensée par les « incisions, rides, pores, poils, artérioles, etc. » (I, 201) ; de même, écrit encore Hegel, le portraitiste doit flatter le visage en supprimant « tout le côté naturel de l’existence bornée, poils, pores, cicatrices, taches de la peau, etc. » (I, 212) ; il le répète encore un peu plus loin : « Le peintre de portrait omet des détails tels que taches de rousseur, petits boutons, cicatrices consécutives à la vaccination, taches produites par une maladie de foie, etc. » (I, 222). L’idéal néoclassique est cosmétique tout autant qu’esthétique : peau lisse, éternellement jeune, carnation idéale. Il est hanté par l’obsession de dissimuler tous les symptômes de la maladie et de la mort. Au nom du respect de la nature, il fait penser à un visage travaillé par la chirurgie esthétique et embelli par le maquillage. On trouvait une semblable pensée chez Winckelmann et Lavater. On peut rattacher cette songerie à la terreur, partagée par tout le XVIIIe siècle, pour la variole qui laisse, sur le visage, des cicatrices indélébiles. La variole, maladie vénérienne, est le mal qui ronge l’âme damnée du libertin, et la laideur du visage est le reflet de la laideur de l’âme. Selon Winckelmann, la beauté immaculée des Dieux de l’ancienne Grèce vient aussi de ce que ces peuples ne connaissaient pas la variole, ni les affections cutanées qu’elle entraîne. Voir Baridon et Guédron, Corps et arts, L’Harmattan, 1999, p. 86-87.

3- C’est en fait une mode très ancienne, comme en témoigne un passage célèbre du Journal de Dürer à propos de l’entrée triomphale de l’empereur Charles V dans la ville d’Anvers en septembre 1520 (Dürer, Lettres, écrits théorique et traité des proportions, Hermann, 1964, p. 133).

4- Il s’agit d’une allusion au Torse du belvédère tel que l’interprétait Winckelmann : l’archéologue allemand prétendait en effet que le Torse représentait Hercule, non accomplissant l’un de ses travaux, mais au repos, accueilli par les dieux de l’Olympe et transfiguré en immortel.
 

5- Dans La Phénoménologie de l’Esprit, décrivant le passage de la religion esthétique de la Grèce ancienne à la religion révélée des modernes, Hegel écrit : « Les statues sont maintenant des cadavres dont l’âme animatrice s’est enfuie » (trad. Hyppolite, II, 261).
 
6- Esthétique, « La musique », III, 375 : « Il en est de la voix humaine et de l’expression mélodique comme du chant de l’oiseau dans les branches, qui chante pour chanter, sans but ni contenu ».

7- On trouve la même citation approximative dans la recension sur Les Ecrits de Hamann publiés par Hegel en 1828 dans les Jahrbücher für wissenschaftliche Kritik (Annales pour une critique scientifique) : « Les Français disent : le style c’est l’homme même. Les écrits de Hamann ont moins un style singulier qu’ils ne sont style de part en part. Dans tout ce qui est sorti de la plume de Hamann, la personnalité est si insistante et prépondérante que le lecteur est renvoyé absolument et sous tous les rapports à elle plutôt qu’à ce qui serait à saisir comme contenu » (Aubier-Montaigne, 1981, p. 64). Une note du traducteur Jacques Colette nous apprend que Hamann avait cité en latin la même formule (Stylus homo est), l’attribuant non pas à Buffon, mais à Quintilien.