Jacques Darriulat

 

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Mise en ligne : 1-11-10
Master II, 2007-08

 

NIETZSCHE

« DEVIENS QUI TU ES » (2)

            III- L’interprétation esthétique

            Ni l’interprétation naturaliste, ni l’interprétation morale n’épuisent la polysémie de la maxime nietzschéenne. Outre qu’il serait paradoxal de naturaliser la volonté de puissance (la nature est un processus, non l’acte d’une volonté), et plus paradoxal encore de moraliser la pensée de celui qui prétend se situer « par-delà bien et mal », il est aisé de trouver dans l’œuvre du penseur des textes qui ne se rapportent évidemment pas à ces deux interprétations, quelque  complexité ou subtilité qu’on veuille bien apporter à l’analyse. Il y a donc, chez Nietzsche, une troisième dimension de la maxime de l’authenticité, qui ne fait intervenir ni la nature  ni la moralité, et qui se rapproche sans doute davantage de ce qu’il y a d’irréductiblement original dans la pensée de Nietzsche. La maxime doit alors être comprise dans le sens d’un impératif du présent, le présent du verbe être (du bist) retenant alors toute notre attention. Il y a en effet une contradiction entre l’espérance d’un devenir, ouverte sur un avenir possible, et le fait du présent, qui en demeure à l’actualité du donné. A proprement parler, nous ne devenons jamais ce que nous sommes, mais ce que nous devons être, donc ce que nous serons peut-être mais que nous ne sommes pas encore. Tout le paradoxe de la formule réside en cette contradiction : comment peut-on devenir ce qu’on est déjà ? Il faut alors comprendre que le présent est ce que nous manquons le plus, ce qui nous manque le plus, nous détournant de son intensité actuelle, de la terre telle qu’elle se donne à nous dans la plénitude de l’ici-maintenant, pour nous porter vers des ailleurs où nous croyons pouvoir trouver notre vraie patrie. Devenir celui qu’on est, ce serait alors se délivrer du ressentiment du passé comme du lyrisme de l’avenir, pour n’affirmer que le présent, se rendre attentif au seul don du présent, au présent du présent, céder à l’instance de l’instant. Une telle écoute de la sentence nietzschéenne est radicalement opposée à celle que propose Heidegger dans Sein und Zeit. Au chapitre 31 (« Le Da-sein comme comprendre »), Heidegger interprète en effet le « deviens qui tu es » à la lumière du projet qui ouvre la structure existentielle du Dasein en tant qu’être-au-monde : l’existence de celui qui est essentiellement  « là » (c’est en effet le propre du Dasein que de n’avoir d’autre accès à la « compréhension » de son existence que par le simple constat du fait qu’il soit « là » : du Dasein, on ne peut rien dire, sinon qu’il est celui qui est « là ») se situe dans l’ouverture d’un comprendre originaire qui oriente l’horizon des possibles. L’existant ouvre ainsi dans la facticité un « espace de jeu » qui le définit non comme étant mais comme projet : « Le projet est la constitution existentiale d’être de l’espace de jeu du pouvoir-être factice. Et en tant que jeté, le Dasein est jeté dans le mode d’être du projeter » (145, Martineau p. 120). L’étant n’est que ce qu’il est ; le Dasein, dont l’existence s’ouvre à la dimension du projet, est toujours au-devant de lui-même, « il est constamment plus qu’il n’est factuellement », il n’est que ce qu’il n’est pas encore : « Mais le Dasein, en tant qu’être-possible, n’est jamais non plus moins qu’il n’est factuellement, s’il est vrai qu’il est existentialement ce qu’il n’est pas encore en son pouvoir-être. Et c’est seulement parce que l’être du Là reçoit sa constitution du comprendre et de son caractère de projet, parce qu’il est ce qu’il sera ou ne sera pas, qu’il peut se dire à lui-même compréhensivement : "Deviens ce que tu es !" » (ibid.). Ce n’est pourtant pas par l’ouverture du projet que la formule de Nietzsche « Deviens qui tu es » est la plus riche de sens, mais au contraire en tant qu’on la réfère à l’unique instance du présent lui-même, tel qu’il se donne dans l’événement esthétique. L’impératif du présent ne nous ordonne pas de devenir ce que nous ne sommes pas encore, mais plus subtilement de consentir enfin à devenir ce que nous sommes, en ce lieu, en cet instant, dans la plénitude d’un ici-maintenant que l’emphase du projet, qui nous porte en un temps qui n’est pas le nôtre, nous fait invariablement manquer. La prétendue ouverture du « comprendre » n’est peut-être qu’une incompréhension et un aveuglement de ce qui pourtant crève les yeux, l’instance d’un présent, ou le présent d’un instant, qui, perpétuellement, nous est donné dans l’énigme inépuisable de son apparaître. Pour se mettre à l’écoute de ce pur donné, il faut renoncer au projet et consentir à n’être que ce que nous sommes, dans le da capo miraculeux d’un présent qui toujours recommence. Dans le « projet », en nous portant au-devant de nous-mêmes, nous manquons cet être propre qui nous est donné dans les moments de grâce, quand nous goûtons le « pur sentiment d’exister » (Rousseau), enfin délivrés de l’emphase du devenir et du pathos de l’authenticité.
            C’est ainsi, par la prétention du projet ou l’illusion de la vocation, que nous nous détournons de cela seul qui nous appartient, et qui est la puissance de l’exister, ici et maintenant. Pascal, que Nietzsche reconnaissait comme l’un des siens (1), affirmait déjà cette dyslexie temporelle qui déséquilibre notre existence en la portant vers des temporalités imaginaires : « Nous ne tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé, pour l’arrêter comme trop prompt : si imprudents que nous errons dans des temps qui ne sont point nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient ; et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent, d’ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige ; et s’il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper » (L 47). Pascal médite ici l’essentielle instabilité de la créature, qui s’ouvre en son centre sur le néant depuis qu’elle s’est révoltée de son créateur : déstabilisée par l’occultation de son centre de gravité, par l’éloignement de son point d’équilibre, elle est condamnée à l’oscillation perpétuelle, toujours divertie d’elle-même sans jamais réussir à trouver le lieu de son repos. L’impératif du présent tel que Nietzsche le décline aurait alors le sens contraire : notre présent est notre unique point d’appui, la grâce qu’il nous appartient de savoir recevoir, et nous gaspillons ce trésor en rêvant de ce que nous ne sommes plus, comme en nous efforçant de devenir ce que nous ne sommes pas encore. Encore faut-il définir l’orientation du regard qui s’ouvre à l’épiphanie du présent : puisque le plus souvent nous nous détournons du présent, quelle perspective la volonté doit-elle viser pour atteindre cette cible ? Le présent n’apparaît qu’à la volonté artiste qui le fait apparaître : en créant des valeurs nouvelles (valeurs esthétiques, non morales), en diversifiant le nuancier de l’apparaître, en faisant naître des parfums, des couleurs, des sons nouveaux, en les faisant se répondre « en une ténébreuse et profonde unité » (Baudelaire), la volonté créatrice réenchante le monde et nous en révèle la plénitude actuelle, elle en intensifie la présence. La présence du présent est l’indice de l’intensité de la vie qui accomplit souterrainement en nous son travail de métamorphose.
            L’évaluation artistique est donc cette lucidité supérieure qui rend présent le présent, qui aiguise notre regard, notre écoute, et accroît ainsi l’intensité de la présentation phénoménale. Pour que la terre prenne sens sous le marteau de l’interprète (celui du piano, ou celui de l’auscultation médicale, mais certainement pas celui de l’iconoclaste), il faut donc que la volonté artiste en affirme la présence, qu’elle participe activement à l’instauration de la majesté phénoménale. Il n’y a d’être que celui du phénomène, et la majesté du phénomène, son incandescence sensible et ce que nous nommons son « acte de présence », sont relatifs à la virtuosité de la touche qui suscite la valeur, telle la source qui féériquement jaillit sous les sabots du cheval Bayard (2).  On sait qu’en janvier 1889 Nietzsche publie Götzen-Dämmerung, oder : Wie man mit dem Hammer philosophirt, Le Crépuscule des Idoles, ou comment on philosophe à coups de marteau. On comprend souvent ce « marteau » comme l’arme de l’iconoclaste pris d’une sainte fureur contre l’idolâtrie. Nietzsche n’avait pourtant guère de sympathie pour l’iconoclasme luthérien, et lui préférait le goût baroque du faste et de la splendeur qui met en scène le cérémonial catholique. L’action propre du marteau nietzschéen n’est donc pas celle de la destruction, mais plutôt celle de l’évaluation. La frappe du marteau doit être comprise comme l’auscultation de la terre, qui ne touche que pour rebondir, en un mouvement oscillatoire qui donne son rythme au travail d’évaluation de la volonté de puissance. Ainsi le danseur, qui ne prend appui sur le sol que pour se donner l’élan d’un nouveau bond, ou le marcheur, qui ne fait sonner son pas que pour se porter vers le pas suivant. C’est ainsi, par la touche toujours renouvelée de l’appréhension sensible, par le rythme du toucher plutôt que par l’extase de la vision, que toute vie se porte vers le monde, et progressivement perçoit l’inépuisable richesse de l’apparaître. C’est en ce sens que la vie se forge « à coups de marteau », c'est-à-dire produit en elle le miracle de la métamorphose par la transgression « tragique » de ses propres limites. L’image est biblique, le marteau de Yahvé façonne les peuples, et Nietzsche l’emprunte à Jérémie : « Tu fus un marteau à mon usage, une arme de guerre. Avec toi, j’ai martelé les nations, avec toi j’ai abattu les royaumes, avec toi j’ai martelé cheval et cavalier, avec toi j’ai martelé char et charrier, avec toi j’ai martelé homme et femme, avec toi j’ai martelé vieillard et enfant, avec toi j’ai martelé adolescent et vierge, avec toi j’ai martelé berger et troupeau, avec toi j’ai martelé laboureur et attelage, avec toi j’ai martelé gouverneurs et dignitaires » (51, 20-23). C’est ainsi que se forge la vie, par le choc de la rencontre esthétique, qui la transporte au-delà d’elle-même, par cette ouverture à l’extériorité qui est indissociablement souffrance et joie, et qui a nom, dans le langage de Nietzsche, « Dionysos ». Telle est bien l’interprétation vers laquelle nous oriente l’avant-propos du Crépuscule des idoles : il ne s’agit pas de brandir le marteau destructeur de l’anarchiste (Max Stirner), mais d’ausculter adroitement le phénomène, et distinguer le son clair de la « valeur » esthétique (« le dieu qui vient », ou la « réalité ») du son creux et pauvre des grandes valeurs idéologiques, morales, politiques ou religieuses (« l’idole » qui supplée – un temps seulement : son « crépuscule » touche à son aurore – à l’effacement du dieu ancien), dans lesquelles se réfugient les faibles pour ne pas avoir à courir le risque de la vie, qui est aussi le risque de l’œuvre : « Il y a plus d’idoles que de réalités dans le monde : c’est là mon "mauvais œil" pour ce monde, c’est là aussi ma "mauvaise oreille"… Poser ici des questions avec le marteau et entendre peut-être comme réponse ce fameux son creux qui parle d’entrailles gonflées – quel ravissement pour quelqu’un qui, derrière les oreilles, possède d’autres oreilles encore – pour moi, vieux psychologue et attrapeur de rats qui arrive à faire parler ce qui justement voudrait demeurer muet » (Avant-propos). Dans ce même avant-propos, Nietzsche cite énigmatiquement un vers latin : « une sentence, dont je cache l’origine à la curiosité savante, a été ma devise : Increscunt animi, virescit vulnere virtus ». Il s’agit d’un vers du poète latin Furius Antius (premier siècle AC), que Nietzsche a dû lire dans Aulu-Gelle, Les Nuits attiques, qui le cite au livre XVIII, chapitre 11. Il signifie : « Les esprits s’accroissent et la force se régénère par les blessures ». Le poème décrit, avec une emphase toute épique, l’ardeur de la mêlée et le sol ruisselant de sang. C’est ainsi que la vie n’augmente la richesse de son évaluation, n’accroît la beauté de son « monde », que par le risque de l’extase et la souffrance de la métamorphose. Mais il est une autre méthode, peut-être plus prudente, plus patiente (et qui convient mieux à ce « vieux psychologue » que Nietzsche reconnaît être devenu) : l’écoute attentive de l’auscultation du monde : « Un autre moyen de guérison que je préfère encore le cas échéant, consisterait à tâter le pouls des idoles [et non à surprendre les idoles, comme le traduisait Henri Albert] » : Eine andere Genesung, unter Umständen mir noch erwünschter, ist Götzen aushorchen... (« Aushorchen » signifie sonder, tâter le pouls, mais aussi tirer les vers du nez de quelqu’un). Il faut en effet pour cela avoir des oreilles derrière les oreilles, puisqu’il faut entendre non ce que les « valeurs » déclament d’elles-mêmes, mais plutôt la voix souterraine que leurs discours édifiants refoulent. Le pouls de la terre est le battement du cœur et le rythme de l’évaluation : tout est ici question d’oreille, à la façon du médecin qui se met à l’écoute du vivant, de sa maladie, de sa croissance, de son devenir. Marteau donc appréciateur, nullement destructeur. Marteau du musicien, qui cherche le la qui lui donnera le ton : ainsi parle-t-on du marteau de l’horloge, qui sonne les heures et donne son rythme au temps ; ou bien encore du marteau plus intérieur de l’oreille, qui fait résonner le son sous la voûte de la caverne intérieure ; ou bien enfin du marteau du piano, le heurtoir qui percute la table d’harmonie et enfante la musique : « Pour ce qui est d’ausculter les idoles (Aushorchen von Götzen), cette fois-ci ce ne sont pas les idoles du jour (Zeitgötzen), mais des idoles éternelles (ewige Götzen) que l’on touche ici du marteau comme on le ferait d’un diapason (mit einer Stimgabel) » (Avant-propos). Il s’agit toujours de tenter une sortie, de se risquer à vivre. Mais mieux aguerri par les blessures, l’âge mûr ne se rue pas, comme le fait la jeunesse, dans la mêlée des sensations, il ne se précipite pas étourdiment vers l’objet du désir, il tâte le terrain et se met à l’écoute du « dieu qui vient » : Dionysos Epiphane (3).
            La sensibilité n’est donc pas « réceptive », comme le prétendait Kant, elle est créatrice de valeurs, et les sens se portent vers le monde non pas seulement pour recevoir la « matière de la sensation », le « divers des phénomènes », mais pour percevoir activement, c'est-à-dire artistement, le trésor de l’apparaître, comme le percepteur perçoit l’impôt sur la richesse de ce monde. Toute vie, si humble soit-elle, est artiste, en ce sens que par la sensation elle se porte au devant de la présentation phénoménale. Le spectateur sensible, par la seule vertu de sa sensibilité, est aussi acteur, même s’il n’est pas conscient de l’interprétation qui le fait vivre et désirer. Toute réception est une création. La béatitude de la « contemplation » esthétique est donc aussi chez Nietzsche béatitude de la création, elle mobilise la volonté et ne la « désintéresse » nullement, et c’est par ce « grand oui à la vie », par le mouvement de se porter au devant de la terre, que la surnaturelle éternité du présent consent à apparaître. Contre Schopenhauer, qui faisait au contraire du renoncement du vouloir la condition nécessaire de la contemplation esthétique, propédeutique à l’idéal ascétique, Nietzsche subordonne l’intensité de l’expérience esthétique à l’activité créatrice de la volonté, qui transfigure le monde en en multipliant la splendeur. Souvenons-nous : l’extase de Silvaplana, qui ravissait le promeneur dans l’éternité, était encore « la pensée la plus lourde », lourde puisque cet avant-goût de la béatitude nous était nécessairement ôté par le temps qui passe, qui contraignait tôt ou tard le rêveur à revenir à lui-même, à redescendre de la montagne pour revenir parmi les hommes, tel Zarathoustra au début de son déclin. Pour un Nietzsche qui hésite encore à rompre avec Schopenhauer, donc à devenir celui qu’il est, l’évasion dans le sentiment de l’éternité, en ravissant le témoin, en le portant au-delà de lui-même, le fait mourir au monde, et le rend étranger à la terre. Aussi demeure-t-il inconsolable de cette béatitude un moment aperçue, mais qui lui est aussitôt dérobée. Telle est bien l’antinomie qui déchire la méditation du premier Nietzsche : il faut mourir au monde pour s’ouvrir à la beauté, et mourir à la beauté pour se résigner à vivre dans le monde. Nous avons déjà cité ce fragment d’Humain, trop humain (§ 308) qui conditionne la manifestation de la beauté au nihilisme de la volonté (ne rien vouloir), donc à un état proche de la mort, et qui nous porte à renoncer au monde : le bonheur qu’éprouve alors l’initié est « lourd », il a le poids du malheur puisqu’il nous exile de la terre des hommes, nous incite au renoncement et nous transporte hors de ce monde (Baudelaire : anywhere out of the world) : « Dans une clairière cachée sous un bois, il voit dormir le grand Pan ; tous les êtres de la nature se sont assoupis avec lui, une expression d’éternité sur le visage – du moins lui semble-t-il. Il ne veut rien, n’a souci de rien, son cœur s’est arrêté, son regard seul est vivant – c’est un mort, les yeux éveillés. L’homme voit alors beaucoup de choses qu’il n’avait jamais vues, et si loin qu’il regarde, toutes sont blotties et comme ensevelies dans un filet de lumière. Il se sent heureux de la sorte, mais lourd, lourd est ce bonheur ». Le nihilisme de la contemplation selon Schopenhauer n’ouvre la voie de l’éternité qu’à celui qui s’affranchit du supplice du devenir, qui s’arrache à la roue d’Ixion et renonce à vouloir. Nietzsche cherche inversement l’éternité non pas hors du temps, mais dans le temps lui-même, dans l’intervalle de la durée, dans la présence du présent comme dans le présent de la présence. Il lui faut pour cela renverser le nihilisme schopenhauerien, retourner la négation en affirmation, et la passivité du renoncement dans l’activité de la création. Il apparaît alors que la transfiguration esthétique de la terre est le fruit de l’interprétation artiste qui se laisse séduire par la danse des phénomènes, par le jeu de l’apparaître, qui veut en intensifier les valeurs, et non de l’extinction du vouloir qui réduit le sujet de la contemplation (« le pur sujet connaissant ») à n’être que « le clair miroir du monde » (« on oublie son individu, sa volonté et on ne subsiste que comme sujet pur, comme clair miroir de l’objet, de telle façon que tout se passe comme si l’objet existait seul, sans personne qui le perçoive… » : Le Monde, livre III, p. 231). Pour que cette béatitude de l’éternité ne pèse pas lourd au cœur qui en fait l’expérience, il ne faut donc pas qu’elle soit vécue comme une révélation passive, mais au contraire comme le fruit d’une élaboration active, la réussite artiste d’une volonté évaluatrice et créatrice. Alors seulement l’art et la vie sont réconciliés (tandis que selon Schopenhauer la beauté ne se découvre qu’aux yeux de celui qui fait le mort), l’éternité resplendit au cœur du devenir, en magnifiant la présence du présent, en nous faisant enfin devenir ce que nous sommes. La mélancolie de l’exil, qui veut que nous renoncions à la beauté pour revenir à la vie, pour vouloir et désirer, n’a plus alors lieu d’être : c’est à nous qu’il appartient de faire revenir, par le travail de l’œuvre, la plénitude du présent, l’éternité de l’instant. Peut-être est-ce ainsi qu’il faut entendre la pensée de l’éternel retour : la béatitude de l’éternité peut revenir à tout instant, et revient en effet chaque fois que nous réussissons à affirmer le présent par l’œuvre qui le révèle. L’éternel retour est surtout le retour de l’éternité par le bonheur de la création. Telle est sans doute la raison pour laquelle l’extase de Silvaplana, préfigure de la révélation de l’éternel retour, se réfère au tableau du Poussin, Et in Arcadio ego. Il faut comprendre que ce n’est pas le monde qui ressemble alors à l’image inventée par le peintre, mais inversement que c’est l’image du peintre qui nous révèle la surnaturelle magnificence de la terre. Le regard de Poussin ou de Claude nous a appris à considérer la terre comme un paradis illuminé par une gloire plus qu’humaine, à vivre au sein de la nature (l’idylle), malgré la mort, dans l’éternité du mythe (l’héroïsme) : « Il fallait sentir (empfinden) comme Poussin et ses élèves : à la fois d’une façon héroïque et idyllique ». L’art est le révélateur de l’éternité, et l’artiste nous intéresse à la vie (le phénomène recréé par l’art fonctionne comme un appât pour le désir, et le « voile de Maya » est la parure d’une séductrice) par l’invention de valeurs nouvelles, qui la transfigurent à nos yeux.
            Cette thèse, de la transfiguration du monde par l’art, de sa recréation par l’invention de nouvelles « valeurs », retourne la maxime classique : ce n’est pas l’art qui imite la nature, c’est inversement la nature qui imite l’art. Elle n’est pas propre à Nietzsche, mais inspire alors de nombreux esprits, parmi les plus subtils et les plus artistes. Elle est familière par exemple à Proust, qui souligne combien la beauté d’Odette doit, aux yeux de Swann, à Zéphora, la fille de Jethro, telle qu’on la voit sur une fresque de Botticelli dans la chapelle Sixtine (Recherche, Pléiade, 1964, I, p. 222 sq). Sans l’art, nous aurions manqué la beauté de ce monde, et la vie périrait d’ennui. C’est ainsi que l’artiste est le véritable méta-physicien, puisqu’il lui appartient de hisser le théâtre de ce monde dans la gloire de l’éternité, de réunir le ciel et la terre, de redécouvrir le paradis terrestre. Cette promotion métaphysique de l’art est au cœur de la pensée (et non, comme on le dit un peu sottement, de la « doctrine ») de l’éternel retour : il nous est toujours possible, si nous sommes assez « artistes », de faire revenir « Noël sur la terre » (« Quand irons-nous, par-delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer – les premiers ! – Noël sur la terre ! » : Rimbaud, « Matin », Une saison en enfer). Il faut reconnaître, même si Nietzsche en est sans doute l’initiateur, que cette espérance, qui élève l’esthétique à la hauteur d’une véritable sagesse, et fait de l’art une authentique rédemption, flotte dans l’air du temps, et qu’elle hante l’esprit fin-de-siècle.
            On reconnaît là le fondement d’une théorie du style, et même de ce que Nietzsche nomme « le grand style », qui est cette activité supérieure de la volonté de puissance, qui fait surgir la forme du sein du chaos, qui fait naître la valeur dans l’indifférencié. L’art façonne et recrée le monde. Le style ainsi compris n’est pas l’expression d’une subjectivité, la projection d’une psychologie : il est au contraire objectif et non subjectif, il sculpte la forme du monde, il fait apparaître le phénomène dans le scintillement de sa présence, dans l’éternité du présent. Le « grand style » affirme la valeur du fugitif et du contingent transfigurée dans l’éternel (Baudelaire), l’éclat rare de la forme, et « contre la valeur de ce qui demeure éternellement identique (naïveté de Spinoza, de Descartes également), la valeur de ce qu’il y a de plus bref, de plus périssable, le séduisant scintillement d’or sur le ventre du serpent vita » (fragment posthume, automne 1887, OC : XIII, p. 26). Dans un autre fragment posthume du printemps 1888 : 14 [61] (OC, XIV, p. 48), intitulé « La musique et le grand style », Nietzsche écrivait : « La grandeur d’un artiste ne s’évalue pas aux beaux sentiments qu’il suscite ; cela, c’est ce que croient les bonnes femmes [allusion aux wagnériennes, toujours hystériques selon Nietzsche]. Mais, à la mesure dans laquelle il approche du grand style, dans laquelle il est capable de grand style […] Maîtriser le chaos que l’on est : contraindre son chaos à devenir forme ; devenir nécessité dans la forme : devenir logique, simple, non équivoque, mathématique ; devenir loi – c’est là la grande ambition ». Le grand style donne forme au monde, et l’artiste porte le phénomène à une sorte d’incandescence qui révèle la plénitude du présent. Par ce formalisme, ce culte de la forme qui le détourne de Wagner et le tourne vers la Carmen de Bizet, Nietzsche apollinise considérablement le Dionysos de La Naissance de la tragédie, et se rapproche de certains courants esthétiques de son temps, qu’il méconnaissait pourtant. C’est ainsi qu’un contemporain de Nietzsche, le philosophe allemand Konrad Fiedler (1841-1895 ; c’est en 1887 qu’il publie son texte le plus fondamental : Sur l’origine de l’activité artistique) (4) jouera un rôle important dans l’affirmation théorique de ce formalisme, ce qu’on a nommé encore « la théorie de la pure visibilité » (5). Pour trouver l’origine de cette pensée, il faudrait remonter jusqu’au kantien Johann Friedrich Herbart (1776-1841 ;  il succède à Kant dans la chaire de philosophie de l’université de Königsberg). C’est en effet dans l’analyse kantienne du schématisme sans concept, telle que l’élabore la Critique de la faculté de juger (§ 35), qu’on trouverait l’origine d’une théorie de la perception esthétique créatrice et non simplement réceptive, productrice de formes et de valeurs (6). C'est en ce sens en effet que Fiedler veut mettre en évidence « l’activité productive de l’œil », le « travail » ou « activité formatrice » de l’œil, qui élabore le champ visuel et lui donne forme : l’œil est un organe de formation et non de simple réception. Plus qu’au miroir, il ressemble à la main du sculpteur, il produit ce que Fiedler nomme « la visibilité », en lui conférant toujours davantage de clarté, d’intensité et d’évidence. Le style est alors l’effet de cette activité perceptive, le cachet que reçoit le visible du fait du travail de l’œil : « Le style, ou ce que l’on devrait appeler le style, est le sceau que reçoit le monde des phénomènes de l’empreinte que lui imprime l’organe de la connaissance propre à un artiste particulier » (aphorisme 72, cité dans Sur l’origine de l’activité artistique, éd. Kohn, préface, p.15). Selon une analogie souvent développée par Fiedler, l’activité perceptive est semblable au langage (bien que ces deux ordres, du sensible et du concevable, soient incommensurables entre eux, et que la perception des formes a ses raisons que la langue ne connaît point) : de même que nous ne pouvons penser le monde qu’en le conformant à la syntaxe de notre langue, de même nous ne pouvons le percevoir qu’en le soumettant au travail de notre perception. Contre Kant (c’est du moins ce que pense, je crois à tort, Fiedler), Fiedler affirme que la sensibilité n’est pas passive, mais au contraire active et créatrice. Aussi faut-il prendre la notion de « vision du monde » très à la lettre : la vision du monde n’est pas une conception générale élaborée par l’intelligence, mais un acte propre à l’organe de la vision, l’effet d’une activité de notre œil. La vision du monde est surtout le monde d’une vision. Seuls les organes de notre sensibilité, et non l’entendement, qui reste prisonnier du cercle de l’intelligible, ont le pouvoir de nous révéler un aspect nouveau du visible. C’est pourquoi c’est l’artiste, bien davantage que le philosophe, qui nous apprend à considérer le monde avec un œil neuf. C’est ainsi que le domaine sur lequel s’exerce l’activité du peintre n’est pas le visible, mais la visibilité (Sichtbarkeit), ou « travail du voir », c'est-à-dire l’activité grâce à laquelle l’organe de la vision donne forme et style à la matière par elle-même informe, mouvante et fluente de la sensation. L’art participe alors activement au progrès de la visibilité : il nous découvre de nouvelles possibilités, il enrichit notre vision en mettant en lumière des nuances, des contrastes, des irisations que nous n’avions jusque-là pas réussi à voir. Il donne à voir. Sans les stimulations esthétiques dont la peinture a enrichi notre champ visuel, peut-être verrions-nous encore le monde en noir et blanc : « Nous autres, nous sommes bloqués dans les perceptions que notre œil nous offre et notre pouvoir de représentation visuelle a tôt fait d’y trouver sa limite, une obscurité impénétrable nous paralyse. L’artiste, au contraire, trouve en lui les moyens d’exprimer et de saisir de plus en plus précisément ces processus vagues et indéterminés, par lesquels nous percevons globalement un monde visible » (Fiedler, Sur l’origine de l’activité artistique, éd. Kohn, p. 87). Rien d’inconscient dans ce travail sur le visible. Bien au contraire, l’artiste selon Fiedler est en quelque sorte hyperconscient : il élève la sensation à la conscience de sa propre activité, il perçoit activement et non plus passivement : « Si, pour les autres, l’artiste semble réaliser son activité en une sorte de rêve, pour lui, cette activité est un véritable réveil » (ibid. p. 90). Nous percevons le visible dans une sorte d’état crépusculaire ; l’artiste nous appelle à une lucidité plus haute. Pour employer le vocabulaire de Nietzsche, l’artiste fait chatoyer le voile de Maya en suscitant de nouvelles valeurs qui sont autant d’attraits et d’appâts pour la volonté de puissance. L’opération de l’art est surtout physiologique : il intensifie l’acuité et accroît la richesse de notre appréhension sensible : « Si vous posiez la question : il y a 50.000 ans, les arbres donnaient-ils l’apparence d’être verts ?, je répondrais : pas encore, sans doute : on peut supposer qu’à l’époque seule existait l’opposition élémentaire des valeurs [en français dans le texte] : masses plus sombres, masses plus claires : – et peu à peu les différentes couleurs s’en sont dégagées » (fragment posthume, août-septembre 1885, 40 [32] ; O.C., t. XI, p. 381).
            Les contemporains de Fiedler ont, comme lui, pressenti le pouvoir de révélation qui était celui de l’art dans le domaine du sensible : l’artiste nous apprend à voir autrement, mieux ; il suscite du fond du visible des nuances, des valeurs nouvelles. On connaît ainsi le célèbre paradoxe d’Oscar Wilde dans Intentions (1891 ; il s’agit d’un recueil d’essais en lesquels Wilde a exprimé sa théorie de l’art), « Le déclin du mensonge » (cet article avait d’abord paru dans une revue en janvier 1889) : « La Vie imite beaucoup plus l’Art que l’Art n’imite la Vie » (Pléiade 805). L’art, selon Wilde, est un jeu qui se suffit à lui-même, une pure fiction qui justifie l’éloge du mensonge, seul capable d’enchanter une Nature par elle-même rébarbative, monotone et inhumaine. Wilde déplore la passion du réel qui anime l’art contemporain, la platitude et le prosaïsme revendiqués d’un Maupassant ou d’un Zola (Pléiade, 799-800). Le réalisme n’est, selon Wilde, que l’expression, dans le domaine de l’art, de l’hébétude de la civilisation industrielle, de la bêtise d’un monde en voie d’américanisation, en proie au « mercantilisme grossier de l’Amérique, son esprit matérialiste, son manque d’intérêt pour l’aspect poétique des choses et son manque d’imagination et de nobles idéaux inaccessibles » (Pléiade, 788). Wilde demande à l’art, ce merveilleux mensonge, non de représenter le réel, mais de réenchanter le monde, et de créer ainsi le seul réel auquel nous accordons de la valeur : « D’où nous viennent donc ces merveilleux brouillards bistrés qui se faufilent dans nos rues, estompent les réverbères et donnent aux maisons l’apparence d’ombres fantastiques, si ce n’est des impressionnistes ? A qui devons-nous, si ce n’est à eux et à leur maître, ces délicieuses brumes d’argent qui s’attardent sur nos rivières et confèrent à la courbe d’un pont, au chaland qui se balance, des formes délicates qui s’évanouissent gracieusement ? C’est uniquement à une école d’Art particulière que nous devons l’extraordinaire changement de climat que nous connaissons à Londres depuis une dizaine d’années […] Car, qu’est-ce que la Nature ? La Nature n’a rien d’une grande génitrice qui nous aurait portés dans son sein. Elle est notre création. C’est dans notre cerveau qu’elle naît à la vie. Les choses n’existent que parce que nous les voyons. Or, ce que nous voyons, la façon dont nous le voyons, dépend des Arts qui nous ont marqués. Il existe une grande différence entre regarder et voir. On ne voit pas un objet avant d’en voir la beauté. Ce n’est qu’alors, et alors seulement, qu’il existe réellement. De nos jours, nous voyons le brouillard non parce qu’il y a du brouillard mais parce que les peintres et les poètes nous ont fait découvrir les charmes mystérieux de tels effets. Il est probable qu’il y a du brouillard à Londres depuis des siècles. Je dirai même que c’est sûrement le cas. Mais personne ne le voyait, si bien que nous ne savions rien de lui. Il n’existait pas tant que l’Art ne l’avait pas inventé […] Ce frémissement de la lumière blanche du soleil aux étranges éclaboussures mauves et aux ombres violettes instables, qu’on voit maintenant en France, est sa dernière tocade et, somme toute, la Nature l’imite admirablement bien. Là où elle nous donnait autrefois des Corot et des Daubigny, elle nous offre aujourd’hui de délicieux Monet et d’enchanteurs Pissaro » (Pléiade, 796-797). Et ce renversement ne vaut pas seulement pour le paysage du monde, mais encore pour le visage de notre semblable, et plus encore sur ce visage qui fixe notre désir ; nous n’aimons que les femmes que l’artiste nous fait aimer : « La Vie imite l’art bien plus que l’Art n’imite la vie. Nous avons tous pu constater dans l’Angleterre contemporaine qu’un certain type de beauté étrange et fascinant, inventé et mis en valeur par deux peintres ayant donné libre cours à leur imagination [il s’agit de Dante Gabriel Rossetti et d’Edward Burne-Jones], a exercé une telle influence sur la Vie qu’il n’y a pas une exposition privée, pas un salon artistique où l’on ne voit soit le regard mystique des rêveries de Rossetti, la longue gorge d’ivoire, la curieuse mâchoire carrée, la sombre chevelure défaite qu’il aimait si ardemment, soit la douceur virginale de l’Escalier d’or, la bouche en forme de fleur et la lassitude adorable du Laus amoris, le visage blême de terreur d’Andromède, les longues mains et la beauté déliée de la Viviane du Songe de Merlin » (Pléiade, 791) (7).
            Autour de ce thème, Proust composera de nombreuses variations. En voici quelques-unes : Le côté de Guermantes, II (Pléiade II 327) : « Il y eut un temps où l’on reconnaissait bien les choses quand c’était Fromentin qui les peignait, et où on ne les reconnaissait plus quand c’était Renoir. Les gens de goût nous disent aujourd’hui que Renoir est un grand peintre du XVIIIe siècle. Mais en disant cela ils oublient le Temps et qu’il en a fallu beaucoup, même en plein XIXe siècle, pour que Renoir fut salué grand artiste. Pour réussir à être ainsi reconnu, le peintre original, l’artiste original procède à la façon des oculistes. Le traitement par leur peinture, par leur prose, n’est pas toujours agréable. Quand il est terminé, le praticien nous dit : Maintenant regardez. Et voici que le monde (qui n’a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu’un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l’ancien, mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d’autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir, et l’eau et le ciel : nous avons envie de nous promener dans la forêt pareille à celle qui, le premier jour, nous semblait tout excepté une forêt, et par exemple une tapisserie aux nuances nombreuses mais où  manquaient justement les nuances propres aux forêts. Tel est l’univers nouveau et périssable qui vient d’être créé. Tel est l’univers nouveau et périssable qui vient d’être créé. Il durera jusqu’à la prochaine catastrophe géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou un nouvel écrivain originaux. »
            Proust, Le Temps retrouvé (Pléiade, III, 895-896) : « Le style pour l’écrivain, aussi bien que la couleur pour le peintre, est une question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun. Par l’art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et, autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’Infini, et qui, bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont ils émanaient, qu’il s’appelât Rembrandt ou Vermeer, nous envoient leur rayon spécial. »

            Revenons maintenant à Nietzsche, à l’impératif du présent, et considérons les fragments qui s’y rapportent, qui ne peuvent s’interpréter ni en un sens moral, ni en un sens naturaliste, et qui font signe vers la lecture esthétique, on pourrait aussi dire phénoménologique, que nous venons d’esquisser.

            1878. Opinions et sentences mêlées, aph. 371 (Œuvres complètes : Humain, trop humain, II, p. 143) : « Ce que l’on demande à l’art – L’un, par le moyen de l’art, veut jouir d’être ce qu’il est, l’autre veut grâce à lui sortir momentanément des limites de son être, s’en éloigner. Il existe, en rapport avec ces deux besoins, une double espèce d’art et d’artistes. » Nietzsche oppose ici un art purement esthétique, qui affirme le présent (« jouir d’être ce qu’il est ») en mettant en « valeur » la présentation du phénomène (par exemple, à l’époque de Nietzsche, les impressionnistes), à un art d’évasion, soit un art méta-physique, qui nous transporte dans un ailleurs imaginaire (les symbolistes, et sans doute Wagner). Le premier Nietzsche, celui de La Naissance de la tragédie, relevait de la seconde catégorie ; le dernier Nietzsche (à partir du Gai Savoir), c'est-à-dire le Nietzsche enfin devenu de qu’il est, relève plutôt de la première. Ce texte, de 1879, marque très exactement le passage de l’une à l’autre de ces deux périodes.
            1879. Fragments posthumes, juillet 1879 (OC, Humain, trop humain, II, p. 402 ; d’autres références en marge du texte) : « Conclusion : devenons ce que nous ne sommes pas encore : de bons voisins des choses les plus proches » (8). Renversement de la formule : ce que nous ne sommes pas encore, c’est précisément ce que nous sommes, puisque nous repoussons l’offre du présent pour nous porter vers des lointains imaginaires. Le mot « conclusion » est paradoxal pour un fragment isolé, que rien ne précède ni ne suit. « Conclusion » renvoie sans doute au bilan de la révolution esthétique qui s’accomplit dans la pensée de Nietzsche à la fin des années 70 : rupture avec la métaphysique de Schopenhauer comme avec l’art métaphysique de Wagner, qui esquivent la réalité du présent en se portant vers un au-delà où serait apaisée toute souffrance. Nietzsche commence de soupçonner que cet « arrière monde », dont il avait pourtant été lui-même le théoricien dans son premier ouvrage, n’est qu’un mythe surtout destiné à déprécier le présent de ce monde (« les choses les plus proches »), et que c’est inversement l’ici-maintenant que l’évaluation esthétique affirme et magnifie. Il est vrai que cet aphorisme semble contredire l’enseignement de Zarathoustra (Ainsi parlait Zarathoustra, I, « De l’amour du prochain ») : « Mes frères, je ne vous conseille pas l’amour du prochain, je vous conseille l’amour du plus lointain ». Mais la proximité ici est celle du semblable qui se rapproche du semblable dans l’homogénéité de la norme, ou volonté « générale », qui soude le « troupeau ». Dans l’aphorisme de Humain, trop humain, il ne s’agit pas du « prochain », mais des « choses les plus proches ». Or la chose, dans l’énigme de sa pure phénoménalité, de sa présentation esthétique, est infiniment plus lointaine, et radicalement incompréhensible, que notre prochain, en lequel nous nous reconnaissons, qui nous reconnaît. C’est pourquoi la proximité des « choses » est en vérité un extrême lointain, et qu’il n’est rien qui nous soit plus étranger que la muette et multiple splendeur de la terre. Il n’y a rien de plus lointain de nous, hélas, que la superlative proximité du présent. Aussi Nietzsche, dans ce même chapitre, peut-il faire dire à Zarathoustra : « Vous ai-je conseillé l’amour du prochain ? Je vous conseillerais plutôt la fuite du prochain et l’amour du lointain. Plus haut que l’amour du prochain, se trouve l’amour du lointain et du futur. Plus haut encore que l’amour de l’homme, je place l’amour des choses et des fantômes ».
            1885. Ainsi parlait Zarathoustra, quatrième partie, « L'Offrande du miel » (premier chapitre de la quatrième partie, 1884-85 : « L’Offrande du miel ») : « Car je suis cela dès l'origine et jusqu'au plus profond du cœur, tirant, attirant, soulevant et élevant, un tireur, un dresseur et un maître, qui jadis ne s'est pas dit en vain : "Deviens celui que tu es!" » (Werde der du bist) (Livre de Poche, trad. Maurice Betz, p. 273). Zarathoustra dans ce texte se compare à un pêcheur qui tend ses appâts, ses amorces, dans la mer vaste et sans fond du monde, nouveau pêcheur d'hommes, qui ramène à la lumière les poissons humains multicolores et scintillants. De même que Nietzsche inversait, dans la leçon que nous venons d’évoquer, la maxime évangélique de l’amour du prochain, de même il inverse ici la leçon de la pêche miraculeuse. Ce n’est plus à Zarathoustra de descendre de la hauteur pour se rendre dans la vallée des hommes (Prologue), c’est inversement aux hommes de monter vers le sommet où il se tient, solitaire. L’appât par lequel il les tente et les attire est le miel qui mûrit en lui dans la retraite et le silence : son œuvre. La leçon de ce texte est donc plus pédagogique que phénoménologique, plus éthique qu’esthétique : Zarathoustra, « tirant, attirant, soulevant et élevant », appelle les hommes à devenir eux-mêmes, à s’affranchir des aliénations qui les rendent étrangers à eux-mêmes, à suivre le chemin que Nietzsche a suivi lui-même et qui se réfléchit en son œuvre. On est donc assez loin ici de la leçon esthétique qui nous intéresse, et dans un registre plus traditionnel. Remarquons toutefois qu’on ne devient ce que l’on est que par l’appel, l’appât ou l’appeau d’une rencontre qui précipite le travail de la métamorphose : il s’agit moins d’un effort auquel la volonté se résout (nous serions alors dans le domaine de la moralité) que d’une occasion qui nous révèle à nous-mêmes, et fait de la réconciliation créatrice le fruit merveilleux du hasard ».

                                                                                   *

            On ne saurait achever cette longue variation sur la maxime nietzschéenne, sans citer le texte magnifique d’un jeune homme inspiré de vingt-trois ans, qui se disait souvent proche de Nietzsche, et qui, en quelques pages incendiées de soleil, est allé droit au but, au cœur de cet impératif du présent qui fait toute la puissance de la maxime d’authenticité. C’est en 1936 que Camus ébauche le texte de Noces à Tipasa, et l’année suivante qu’il l’élabore définitivement. Tipasa est un village qui se trouve à l’ouest d’Alger, où s’élèvent des ruines romaines parmi les fleurs, fermé du côté de la terre par le haut massif du Chenoua, ouvert sur l’illimité de la mer que surplombent les ruines de la ville antique. Ce texte est un poème en prose, une sorte d’ode païenne à la gloire de la terre, et de son insoutenable présence. Noces de la vie et de la mort, des ruines et du soleil. L’épiphanie vespérale de l’extase de Silvaplana devient ici l’étreinte incandescente du désir avec le monde, les noces barbares de l’homme mortel avec la terre, le soleil et la mer : « Que d’heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines, à tenter d’accorder ma respiration aux soupirs tumultueux du monde ! Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts d’insectes somnolents, j’ouvre les yeux et mon cœur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. Ce n’est pas si facile de devenir ce qu’on est, de retrouver sa mesure profonde. Mais à regarder l’échine du Chenoua, mon cœur se calmait d’une étrange certitude. J’apprenais à respirer, je m’intégrais et je m’accomplissais. Je gravissais l’un après l’autre des coteaux dont chacun me réservait une récompense, comme ce temple dont les colonnes mesurent la course du soleil et d’où l’on voit le village entier, ses murs blancs et roses et ses vérandas vertes » (Pléiade, Essais, p. 56). Il se peut bien que Camus ne soit devenu écrivain que pour retrouver (ce qu’il n’a sans doute jamais réussi à faire) cette poésie de la pure immanence, cet enthousiasme esthétique qui brûlent littéralement ces quelques pages : « Quand une fois on a eu la chance d’aimer fortement, la vie se passe à chercher de nouveau cette ardeur et cette lumière » (Retour à Tipasa).  Dans cette assomption « fauve » de la présence,  dans cette célébration charnelle de l’immanence, dont le « royaume » est tout entier de ce monde, l’intentionnalité esthétique se porte à sa limite, au point de son renversement critique, au seuil de l’abolition du phénomène dans l’abstraite vibration de la pure lumière. La découverte du paradis terrestre conduit à son terme la quête esthétique. Après la guerre, l’auteur du Mythe de Sisyphe (1942) et de L’Homme révolté (1951) revient à Tipasa, en une sorte de pèlerinage aux sources censé donner une seconde jeunesse (« Retour à Tipasa », dans L’Eté, 1954). Il y revient deux fois. La première est décevante, la matinée est pluvieuse, et « les ruines étaient entourées de barbelés où l’on ne pouvait pénétrer que par les seuils autorisés. Il était interdit aussi, pour des raisons que, paraît-il, la morale approuve, de s’y promener la nuit ; le jour, on y rencontrait un gardien assermenté. Par hasard sans doute, ce matin-là il pleuvait sur toute l’étendue des ruines » (Pléiade, 870). Mais quelques jours plus tard, revenu mélancoliquement à Alger, la pluie cessant et le soleil paraissant, « je pris à nouveau la route de Tipasa » (872). Et c’est alors que se produisit le miracle de l’éternel retour, et les retrouvailles de l’éternité au cœur du temps, l’éternité qui est la mer allée avec le soleil. En cet instant, comme si le temps s’était arrêté, l’avenir et le passé fusionnent dans le flamboiement du présent, et la vie devient enfin ce qu’elle est : « Je franchis enfin les barbelés pour me retrouver parmi les ruines. Et sous la lumière glorieuse de décembre, comme il arrive une ou deux fois seulement dans des vies qui, après cela, peuvent s’estimer comblées, je retrouvai exactement ce que j’étais venu chercher et qui, malgré le temps et le monde, m’était offert, à moi seul vraiment, dans cette nature déserte. Du forum jonché d’olives, on découvrait le village en contrebas. Aucun bruit n’en venait : des fumées légères montaient dans l’air limpide. La mer aussi se taisait, comme suffoquée sous la douche ininterrompue d’une lumière étincelante et froide. Venu du Chenoua, un lointain chant de coq célébrait seul la gloire fragile du jour. Du côté des ruines, aussi loin que la vue pouvait porter, on ne voyait que des pierres grêlées et des absinthes, des arbres et des colonnes parfaites dans la transparence de l’air cristallin. Il semblait que la matinée se fût fixée, le soleil arrêté pour un instant incalculable. Dans cette lumière et ce silence, des années de fureur et de nuit fondaient lentement. J’écoutais en moi un bruit presque oublié, comme si mon cœur, arrêté depuis longtemps, se remettait doucement à battre » (872-873).

 

NOTES

1- « Quand je parle de Platon, de Pascal, de Spinoza et de Goethe, je sais que leur sang circule dans mes veines – je suis fier, lorsque je dis la vérité à leur sujet – la famille est de qualité assez bonne pour n’avoir pas besoin d'affabuler ou de dissimuler ; et c'est ainsi que je me comporte à l'égard de tout ce qui a été, je suis fier de tout ce qu'il y a d'humain et fier précisément dans la véracité absolue » (fragment de l'automne 1881, dans Friedrich Nietzsche, Oeuvres philosophiques complètes, tome V, Le Gai Savoir et fragments posthumes, 1881-1882, textes et variantes établis par G. Colli et M. Montinari, Gallimard, Paris, 1967, p. 458, fragment n° 12 (181).

2- L’art poétique, selon Baudelaire, s’apparente semblablement à celui de l’escrime : le verbe entame un duel avec le phénomène mouvant et, quand le génie l'inspire, fait mouche sur la beauté. Baudelaire recourt à cette image dans un poème intitulé « Le Soleil », mot par lequel l'ancienne alchimie désignait aussi l'or : « Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés/Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés,/Je vais m'exercer seul à ma fantasque escrime,/Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,/Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,/Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés » (FdM, n° 87).

3- C’est en effet le propre de Dionysos que d’être un dieu qui disparaît, et qui revient : il est la personnification du miracle perpétuel de « l’éternel retour ». Sur ce thème, des deux temps, aphanismos et epiphaneia, de la vie du dieu, voir Erwin Rohde, Psyché, Tchou, 1999, p. 273 et note 2.

4- Konrad Fiedler, Aphorismes, éd. établie par Danièle Cohn, Images modernes, 2004 ; Essais sur l’art, coll. « Tranches de villes », les éditions de l’imprimeur, 2002 ; Sur l’origine de l’activité artistique, éditions rue d’Ulm, 2003.

5- Une anthologie des textes les plus importants des esthéticiens se rattachant à cette école a été publiée par les soins de Roberto Salvini, précédée d’une substantielle introduction : Pure visibilité et formalisme dans la critique d’art au début du XXe siècle, Klincksieck, 1988.

6- On pourrait dessiner ainsi l’arbre généalogique de l’esthétique de la forme : Kant, mais aussi Goethe se trouveraient à la racine ; dans la continuité de Kant, Herbart ; puis Hanslick pour la musique et Fiedler (auquel se rattache Hildebrand) pour les arts plastiques ; viennent ensuite des historiens d’art, tels Riegl, Wölfflin et Focillon. Mais aussi Boris de Schloezer qui reprend, pour la théorie musicale, l’inspiration de Hanslick. Le dernier Nietzsche a sans doute sa place dans cette généalogie. Bien d’autres noms pourraient s’ajouter, composant ainsi une famille qui s’est perpétuée tout au long du XXe siècle, en rapport avec le développement de l’art dit « abstrait ». Sur Herbart, on lira la remarquable initiation de Carole Maigné, Johann Friedrich Herbart, Belin, 2007.

7- Sur ce thème, voir Gérard Genette, L’œuvre de l’art, II : La relation esthétique, Seuil, 1997, p. 250.

8- On retrouve plusieurs fois cette expression « bons voisins des choses les plus proches » sous la plume de Nietzsche dans les fragments de cette époque : Œuvre complètes, Humain trop humain, tome II, p. 295 (épilogue du Voyageur et son ombre) et p. 396 (fragment 40, 22).