Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mis en ligne en octobre 2008

 

 

 

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1- Introduction à la philosophie de Platon

2- Mimesis

3- Philosophie et musique

4- Le jeu dialectique

5- Hippias Majeur

6- Ion

7- Gorgias

8- Le Banquet

9- Phédon (1)

Phédon (2)

Phédon (3)

10- République

11- Phèdre

12- Théétète

13- Politique

14- Philèbe

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            Deuxième partie du commentaire du Phédon (69 e à 89 a).

Plan du commentaire (2)

II- L’immortalité de l’âme (69e – 77e)
L’Antique tradition
La réminiscence et le passé antérieur
III- La purification philosophique (77e-85b)
Le croquemitaine
Le Visible et l’Invisible
Les deux vertiges
Mortel et Immortel
Le cycle des réincarnations
La catharsis philosophique
Conclusion
IV- Les réponses aux objections (85c-107d)
L’objection de Simmias
L’objection de Cébès
Intermède

Commentaire du Phédon
Deuxième partie (69 e - 89 a)

II- L’immortalité de l’âme (69e – 77e)

            Après la pratique de la conversion philosophique – la meletê thanatou – Socrate va maintenant développer une théorie de la réminiscence et de l’immortalité. Théorie cependant purement conjecturale : au sujet de la mort, le philosophe renonce à la certitude et se résout au risque du pari. Pas de démonstration donc, mais « un immense et bel espoir » (70a) qui prend appui sur l’opinion et non pas sur la science : évoquant la réversibilité de la vie, de la mort, Socrate conclut : « c’est mon opinion à moi » – ôs emoi dokei – (72a) ; et il invite plus loin Simmias à partager sur ce point son « opinion » – sundoxa – (73b). A défaut de preuve, il faudra donc nous contenter de cela même que demande Cébès, « une parole qui rassure », « une justification », « une consolation » : paramuthia (70b), c'est-à-dire une pensée proche – à côté de – du mythe, presque une histoire. Ce presque mythe se divise lui-même en deux moments :

  1. D’une part, le rappel d’une antique tradition – palaios lógos (70c) – « Veux-tu qu’à ce propos nous nous mettions à raconter tout un mythe, diamutholegein (70b) ? » demande alors Socrate. Il s’agit pourtant plus que d’une fable, et l’opinion se soutient de la logique de la conversion, ou de la transformation des contraires.
  2. D’autre part, l’expérience de la réminiscence est une expérience des limites : le fils de Sophronisque le sculpteur, fait marcher les statues et réveille les morts. La réminiscence est passage de la mort à la vie, et ressouvenir de l’au-delà. Il semble bien que notre présent procède d’un passé antérieur. Précédemment, la réminiscence était pensée comme déliaison/détachement de l’âme d’avec le corps. Elle est maintenant vécue comme une initiation de l’au-delà, et pressentiment d’une vie d’avant la vie.

L’Antique tradition

            Faut-il prêter foi aux légendes ? Les « poètes comiques » (70c) – l’Aristophane des Nuées par exemple – jugent que la dialectique n’est qu’un vain bavardage. Ils ne se riraient pas de Socrate, qui touche ici à la mort. Pourtant, sa parole n’a jamais été moins fondée, ni plus problématique. Les « poètes comiques » ne sont guère philosophes : ils respectent les légendes et raillent les pensées. Cette légende, la voici : « … une antique tradition, dont nous gardons mémoire, selon laquelle les âmes arrivées d’ici existent là-bas, puis à nouveau font retour ici même et naissent à partir des morts » (70c). D’où Socrate/Platon sait-il cela ? On cite, parmi les présocratiques, Empédocle, et, remontant plus loin, l’orphisme ou le pythagorisme. Hérodote raconte (Enquête, II, 123) que cette doctrine remonterait plus loin encore et nous viendrait de la sagesse de l’Egypte. Dans les Lois, Platon ne fait-il pas l’éloge de l’art hiératique des Egyptiens ?
            La croyance en la palingénésie, ou dans le cycle de la métempsychose, existait encore en Inde : Platon s’y serait-il rendu au cours de ses voyages ? On le comprend : cette antique tradition erre depuis toujours parmi les hommes. Elle trouve sa source non dans des récits rapportés mais dans une disposition naturelle de l’esprit humain : tout devenir en effet – genesis – est transition entre les contraires ; seule la permanence est la répétition du même. Devenir, c’est toujours devenir autre et passer de la veille au sommeil comme du sommeil à la veille (71c). Par cette instabilité, cette altération qui marque la condition des mortels, les contraires sont comme l’endroit et l’envers de la médaille de notre existence. C’est ainsi que dans le Théétète Socrate se demande si le rêve n’est pas la veille, et la veille le rêve ; et dans le Gorgias, nous l’avons vu, si la mort n’est pas la vie, et la vie la mort. N’oublions pas que, dans la mythologie des Grecs, Hypnos, le Sommeil, enfant de la Nuit, est aussi le frère jumeau de Thanatos, la Mort. La transformation des contraires introduit l’ambiguïté dans l’existence : tout ce qui devient demeure le même en devenant un autre.
            Vie et Mort sont les réciproques d’un même théorème, et comme les deux pôles d’une relation réversible : toute vie est mourante, et la mort est le prélude du revivre. Par ce renversement, nul ne peut savoir s’il est mort ou vivant. Socrate n’affirme-t-il pas que le réveil est transport dans l’au-delà, et que la vraie vie est ailleurs ? La Nature est cyclique et permute les contraires : la genesis est un Eternel Retour. Toute vie s’achemine vers la mort, et toute mort est le prélude d’un « revivre » – anadiôskesthai (71d) – être rappelé à la vie, être hissé (ana) vers la vie.  Nous sommes ici en effet dans le Temps de « l’antique légende », le temps cyclique des mythes, l’anneau de l’année qui se commémore sans fin.
            Le devenir mythique est circulaire, et le mythe est le mémorial de l’origine, sa perpétuation et sa réactivation. Mais le temps historique, physique, est linéaire, et son mouvement est irréversible. C’est pourquoi l’univers de la science physique, à l’inverse de l’univers mythique qui célèbre le renouveau annuel – solstice d’hiver ou équinoxe de printemps – est un univers en voie d’épuisement. La seconde loi de la thermodynamique (loi de Carnot-Clausius) assujettit le devenir d’un système physique à la croissance de l’entropie : le monde évolue irréversiblement vers un état stable d’énergie minimale. Nous savons que le soleil lui-même doit s’éteindre. Mais, s’il faut en croire le Platon du Timée, le cosmos est au contraire un vivant éternel. Le mythe situe la condition de l’homme – comme de tout être vivant – en accord avec l’harmonie cosmique et la révolution stellaire : comme le soleil qui renaît avec l’aurore, les trépassés renaîtront d’entre les morts.
            Le premier signe d’un comportement symbolique, chez l’homme, n’est-il pas précisément l’inhumation orientée selon l’axe Est/Ouest ? En revendiquant son autonomie, l’homme a rompu avec les mythes, il s’est dissocié du cycle naturel : son temps sera désormais linéaire – bien que le cadran de nos montres soit toujours circulaire – et devenir irréversible vers la mort. Platon, païen, pour qui l’univers est divin, ne saurait se résigner à l’entropie. 72b : « Si les choses en devenir ne s’équilibraient pas perpétuellement les unes les autres, tout à fait comme si elles opéraient un parcours circulaire, si au contraire il y avait une sorte de devenir en ligne droite, allant seulement d’un terme vers son opposé, sans jamais faire retour vers le premier terme ni décrire le tournant, tu vois bien que toutes choses finiraient par offrir le même aspect, par être déterminées par la même qualité, et qu’elles en auraient cessé de devenir. »
            C’est ainsi que le perpétuel renouveau de la Nature et l’inépuisable beauté de l’univers sont, pour le païen Platon, les garants de notre immortalité. Sinon, ajoute Socrate, « la nature serait boiteuse » – khôlè estai è phúsis – (71c), ce qui est rigoureusement impossible, puisque en contradiction avec sa beauté manifeste. Seul l’homme qui, tel Œdipe, proclame son autonomie et se dissocie du monde peut « boiter ». La Nature, qui est l’image du divin, ne saurait, quant à elle, défaillir : elle ne meurt que pour revivre et se transforme sans jamais s’épuiser. La croyance en la génération spontanée ne sera vraiment réfutée qu’au XIXe siècle. On la retrouve exprimée dans le De Natura Rerum de Lucrèce : la vie naît spontanément de l’inerte et des vers se forment dans le bois humide et pourrissant. Cependant, Socrate affirme ici davantage encore : la perpétuation de l’identité de l’âme par delà le cycle de ses renaissances. Remarquons qu’à propos de ce cycle, Platon compare l’éternel retour de la vie au tournant, marqué par la borne, des courses de chars : « décrire le tournant » (72b). On retrouve cette image dans un passage d’Homère cité par Platon dans le Ion. Les courses humaines sont comme une imitation des révolutions stellaires ; ne dit-on pas qu’Apollon conduit le char du soleil ?

            Enfin l’hypothèse de l’entropie, bien que jugée déraisonnable pas Platon – « quel moyen d’éviter que tout ne soit à la fin englouti dans la mort ? » (72d) – lui évoque une image mythique : une fois la force vitale épuisée, la Nature serait le château de la Belle au Bois dormant, semblable au sommeil éternel d’Endymion, aimé de Séléné, la lune, et qui conserve pour toujours la beauté de sa jeunesse : « Suppose que d’un côté "s’assoupir" existe mais que "s’éveiller" n’advienne pas à partir de "être endormi" pour rétablir l’équilibre : tu vois bien que toutes choses finiraient par être dans un état en comparaison duquel l’aventure d’Endymion ne serait qu’une aimable plaisanterie » (72 bc). Alors tout reposerait dans l’univers assoupi, que les dieux auraient abandonné. Endymion, dormeur au clair de lune. Amant de la lune – qui est un astre mort – enfant lunaire, Endymion est comme l’image dédramatisée de la mort, ce repos/sommeil éternel. L’analogie, mentionnée plus haut, de la vie et de la veille, de la mort et du sommeil, est ici reprise par la légende. Hypnos, le Sommeil, n'est pas étranger au destin d'Endymion : une légende tardive raconte qu'Hypnos, amoureux d'Endymion, lui aurait accordé le don de dormir les yeux ouverts, pour pouvoir regarder sans cesse les yeux de son amant. N'est-ce pas ainsi que rêvent les yeux ouverts tous ceux que le torpillage socratique n'a pas arrachés au sommeil ? De cette évocation fantastique de la vie crépusculaire d'Endymion, comme d'une vie subliminale dont nous nous ressouvenons vaguement, nous pouvons nous hisser maintenant dans le cercle de la conscience, dans le jour de la réminiscence.

La réminiscence et le passé antérieur

            N’avons-nous pas été nous-mêmes comme Endymion ? L’âme qui se connaît elle-même n’est-elle pas issue de l’inconscience ? A moins que, selon la réversibilité du devenir, nous ne soyons présentement ensommeillés, et ne faisions que rêver un savoir qui fut le nôtre en d’autres temps ? C’est à Cébès qu’il revient d’introduire alors le thème de la réminiscence : « … la formule que tu as l’habitude de répéter : que pour nous, l’acquisition d’un savoir se trouve n’être rien d’autre qu’une réminiscence » (72e). La réminiscence ouvre en l’âme l’abîme d’un « temps antérieur » – en proterô khronô (72e) – vie antérieure, passé antérieur – comme s’il appartenait au destin de l’esprit de toujours se précéder lui-même. Cébès propose le thème ; Simmias l’interroge. Tous deux, cependant, lui sont tout à fait étrangers, et cette citation, par Platon, de Platon lui-même, n’est pas dénuée d’ironie. L’intervention de Cébès ressemble à la récitation de l’élève appliqué qui a sans doute appris sa leçon, mais sans n’y rien comprendre. Pourtant, tout y est, et Cébès fait même allusion au Ménon : « Si on met quelqu’un en face de figures géométriques ou d’une autre réalité de ce genre, c’est alors que… » (73b). Cependant la réminiscence n’est plus ici qu’une formule que Socrate a l’habitude de répéter, et non l’expérience, effectivement vécue par la conscience, de son infinité maïeutique.
            La réminiscence, qui est la connaissance de l’intériorité, est elle-même devenue un savoir extérieur. Ce paradoxe se renforce davantage encore avec l’intervention de Simmias : ne déclare-t-il pas avoir oublié la thèse de la réminiscence ? Simmias ne se ressouvient plus du ressouvenir : « Ce dont j’ai instamment besoin, c’est d’apprendre en quoi consiste l’acte dont tu parles : se ressouvenir » (73b). Simmias a besoin d’apprendre à apprendre. Simmias, élève de Philolaos, n’est pas encore à lui-même son propre maître : il demande paradoxalement à Socrate de lui enseigner comment se passer de maître. Est-ce bien paradoxal ? Et n’est-ce pas précisément là la leçon socratique ? Ainsi Platon semble ici considérer avec mélancolie la stérilisation de sa propre pensée devenue progressivement un dogme, mécaniquement répétée par des disciples sans génie. Le platonisme n’est plus qu’une leçon apprise (Cébès) et bientôt oubliée (Simmias). Autre pensée sur la mort : la pensée dépérit quand elle est rabâchée, et non recréée. La réminiscence n’est plus alors qu’une récitation « sans âme ». Plus loin, en 76d, Socrate reprendra la même pensée à propos de la doctrine des Idées : « S’il existe, comme nous le rabâchons sans cesse, un beau, un bien… »
            Il faut donc distinguer deux sortes de répétition :
            – L'éternel retour de la résurrection : régénérescence et recréation ; la répétition est alors principe de vie, et source perpétuelle.
           – Le rabâchage sans âme qui finit par sombrer dans l’oubli. La répétition est alors principe de mort et vaine monotonie. La répétition véritable n’est donc ni imitation ni copie, mais recréation et renouvellement (« reprise », et non répétition).
            Tel est le destin dialectique de la pensée : demeure fidèle à Platon non le bon élève qui, tel Cébès, récite sa leçon, mais Aristote, qui pourtant polémique avec Platon et se l’approprie. La véritable mémoire est créatrice et non reproductrice.

            Socrate va donc reprendre à son tour la méditation sur la réminiscence, mais en la rendant sensible à ses interlocuteurs, en les incitant à l’intérioriser, et à la vivre. Il ne s’agira donc plus, pour Simmias et pour Cébès, comme pour l’enfant du Ménon, de se ressouvenir de la diagonale du carré, mais pour Cébès de se ressouvenir de Simmias, et pour Simmias de Cébès. Socrate : « Bien sûr, c’est pareil aussi dans le cas où, voyant Simmias, il arrive – assez souvent ! – qu’on se ressouvienne de Cébès » (73d). Les deux amants font la paire, et chacun est comme le double de l’autre. Il faudrait méditer sur ce couple métaphysique, cette indissociable dualité qui est l’interlocuteur essentiel du Phédon. Cébès, qui demande une parole qui rassure (70b), qui craint comme un enfant le masque du croquemitaine (77e), se lamente devant la mort. Simmias paraît moins affecté, et trouve même ici matière à rire (64ab). Cébès et Simmias recommencent, dans le microcosme du Phédon, le couple Héraclite/ Démocrite, Jean qui pleure/Jean qui rit : « Nous tous, qui étions présents, nous étions à peu près dans les mêmes dispositions, tantôt riant, parfois au contraire pleurant » (59a). Ils forment la double figure, et contraire, de l’âme qui ne s’est pas retrouvée en elle-même et, déstabilisée, verse d’un côté ou de l’autre sans jamais trouver son équilibre.
            Cébès récite la leçon de la réminiscence, leçon rabâchée que l’âme aurait désertée : il donne, de la pensée de Platon, l’image d’une dépouille vide, une défroque abandonnée. Simmias a oublié la leçon ; il est l’image de la pensée devenue absente à elle-même, et qui a disparu dans l’inconscience. Cébès, le Mélancolique ; Simmias l’Etourdi. C’est ainsi que Cébès et Simmias sont comme le manteau abandonné et le corps absent qui le porte, comme la lyre délaissée et les doigts absents qui la font résonner. 73d : « Or, tu sais bien ce qu’éprouvent les amants à la vue d’une lyre, d’un manteau, ou de n’importe quel objet utilisé habituellement par celui qu’ils aiment : dès qu’ils perçoivent la lyre, aussitôt ils forment dans leur pensée l’idée du garçon à qui la lyre appartient. Eh bien, c’est cela une réminiscence. Bien sûr, c’est pareil aussi dans le cas où, voyant Simmias, il arrive – assez souvent ! – qu’on se ressouvienne de Cébès. »
            La lyre : les instruments de musique ont une « âme ». Abandonnés du musicien, ils sont comme le cadavre de la musique enfuie. On sait ailleurs que, plus loin, Simmias lui-même comparera précisément le corps à la lyre et l’âme à l’harmonie qui naît de l’instrument, quand des doigts habiles s’en emparent (85c et s.). La réponse à Simmias sera alors l’occasion pour Socrate de proposer une nouvelle variation sur le couple Simmias/Cébès, cette fois comparé à un couple mythologique, celui de Cadmos et d’Harmonie (95a). Le manteau : défroque vide, vêtement inhabité, fantôme du disparu. La longue tunique antique, soulevée par le vent, évoque une apparition fantomatique et lunaire. Le fantôme – qui est un revenant – naît de la rêverie sur le drap qu’un souffle de vent semble vouloir incarner. Hallucination du linceul qu’une vie nouvelle ferait miraculeusement mouvoir, pressentiment délirant d’une résurrection. Pour rendre sensible l’énigme de la réminiscence, qui semble réfléchir une vie antérieure, Socrate évoque l’idée de la ressemblance, ou représentation mimétique – la mimésis étant cette magie qui rend présent les absents : « Est-il possible qu’en voyant le portrait de Simmias, c’est de Simmias lui-même qu’on se ressouvienne ? » (73e). Cébès, qui ne retient que les dépouilles sans âme, rêve devant la lyre, le manteau, le portrait de Simmias – Simmias qui a des absences et ne se ressouvient pas de la réminiscence.
            Il convient cependant de distinguer la mimésis du peintre, qui fascine l’esprit et le fait tomber dans l’idolâtrie, de la mimésis de la réminiscence qui découvre à l’esprit l’infinité de sa puissance maïeutique. La mimésis de l’art provoque l’illusion de la présence réelle ; la ressemblance que suggère la réminiscence donne à penser et rend consciente la participation du sensible à l’intelligible. Remarquons que, par la série de ces images, Socrate lie l’éveil de la réminiscence à la rêverie amoureuse : les amants séparés rêvent l’un de l’autre par les marques (la lyre, la tunique ou le portrait) qu’ils ont laissées de leur absence. Ainsi l’âme, exilée dans le corps, plongée dans le bourbier de la sensation, se ressouvient de l’immortel qui est l’objet véritable de son désir, et s’élève, du sensible, à l’intelligible. C’est ainsi que le Banquet est venu corriger ce qu’il y avait d’encore formel dans la démonstration du Ménon : la lyre, plus encore que la diagonale. Tel Endymion, qui dort les yeux ouverts et voit son amant comme en rêve, l’âme se ressouvient de l’idée – ou de la forme parfaite et immortelle – en considérant le théâtre d’ombres des apparences.
            Le phénomène est la cause occasionnelle qui nous fait nous ressouvenir – comme en songe – des formes idéales, ou essences. D’où nous vient donc l’idée de l’Idée, demande alors Socrate ? 74b : « D’où tirons-nous ce savoir que nous avons de l’égal en soi ? » Certes pas de l’expérience : l’empirisme, qui fait de la sensation l’origine de l’idée – l’idée ne serait qu’une sensation généralisée (curieux oxymore : la caractéristique propre à la sensation, n’est-ce pas précisément d’être absolument singulière ?) – ignore l’incommensurabilité du monde des phénomènes – multiple et toujours en devenir – et du monde des essences – où les formes immortelles demeurent identiques à elles-mêmes. C’est pourquoi le relatif ne saurait être la source de l’absolu, ni l’expérience l’origine de l’essence : la géométrie, propédeutique à la philosophie, fait découvrir à l’âme le continent de l’intelligible et l’habitue au développement autonome de l’essence. Les idées valent par elles-mêmes, et non relativement aux choses sensibles qui n’en sont que des projections approximatives. C’est ainsi que, dans le monde de l’expérience sensible, il n’est pas « deux bouts de bois », ni « deux cailloux » (74b) qui soient exactement identiques. Cailloux et bouts de bois : ne s’agit-il pas d’objets qui peuvent tenir lieu de pions dans ce jeu – to pessòn – qui est, aux yeux de Platon, une image de la dialectique elle-même (Charmide 174 b ; Rép I 333 b, II 374 c, VI 487 c, X 604 c ; Politique 299 e ; Lois IV, 723 e, V 739 a, VII 820 c, X 903 d), et aux yeux d’Aristote, une image de la communauté des citoyens (Politique, I) ? L’égalité dont parle Platon serait donc l’égalité politique, qui vaut comme Idée (Egal en soi) que la diversité des individus empiriques ne saurait contredire. « L’égal en soi » ne vaut, en toute rigueur, que pour les objets intelligibles et jamais pour les objets sensibles. Dans le monde du devenir, tout diffère en effet et devient autre que soi-même. On comprend alors que, dans le monde à l’envers de la conversion philosophique, l’idée – qui vaut par elle-même – ne saurait être issue par généralisation d’un sensible toujours approximatif et relatif ; c’est inversement le monde sensible qui ne prend sens et valeur que par le ressouvenir de l’idée qui se réfléchit en lui : ce n’est pas en considérant des cailloux, ou des bouts de bois semblables, que j’ai conçu l’idée du nombre ou de « l’Egal en soi », mais c’est inversement parce que j’ai tiré de mon propre fonds l’idée de l’Egal que je peux compter des cailloux et « calculer » des rapports. Dès lors, pour l’âme réminiscente, seul est réel le monde des idées – il vaut par lui-même et demeure égal à soi-même – et nullement le monde de l’expérience sensible – irréel comme un rêve, ou une ombre qui passe. Seul l’Idée est réelle et véritable ; le bourbier de la sensation est fantôme et simulacre, tel le songe d’Endymion.
            Pourtant, à l’âme capable de réminiscence, le second évoque le premier, comme Cébès évoque Simmias, le manteau le corps qui s’en est dépouillé et la lyre silencieuse, l’idée de l’harmonie. Pas d’ascétisme platonicien, il ne s’agit pas d’humilier, ni de nier le sensible, mais plutôt de la transfigurer par le ressouvenir de l’essence, et de l’élever ainsi à la dignité du mythe. Aussi faut-il opposer l’eidôlon – idole, simulacre, fantôme – sensible fascinant qui subjugue la pensée et l’enchaîne à la présence immédiate, à l’eikônicône ou représentation de l’intelligible, image réfléchissante qui incite à la réminiscence et ne vaut que par sa ressemblance à l’Idée. Pour l’âme qui aspire à l’immortel, la forme sensible suggère toujours un sentiment de manque (endein 74d) : « elle reste en défaut et elle est impuissante à être égale de la même façon que l’autre [l’idée d’Egal en soi], en vérité elle est plus imparfaite (phaulóteron) » (74de). Ainsi la « déficience » sensible est la rencontre paradoxale qui suscite, dans l’âme des mortels, le ressouvenir de l’immortel, et en fait naître le désir.
            Il faut donc nécessairement que l’essence précède le phénomène, comme l’original la copie ou le modèle le tableau : « Il est donc nécessaire que nous ayons eu un savoir de l’égal avant ce temps où, pour la première fois, à la vue d’objets égaux, nous avons réfléchi qu’ils aspirent tous à être semblables à l’Egal, mais qu’ils restent passablement déficients » (74e-75a). C’est ainsi que la sensation n’est identifiable et signifiante que dans la lumière de l’Idée qui la précède et l’éclaire. C’est ainsi que la vie de l’esprit se précède toujours elle-même : son présent est issu d’un passé antérieur, sa vie actuelle s’affirme par le ressouvenir d’une vie antérieure. C’est par cet en deçà qui nous devance que nous pouvons accéder à la science des essences, et suppléer à la déficience des phénomènes, car « notre raisonnement présent ne porte pas plus sur l’Egal que sur le Beau en soi, le Bon en soi, ou le Juste, ou le Pieux – en un mot, sur tout ce à quoi nous imprimons la marque « ce que c’est », autò o ésti (75cd). Tout le visible prend alors valeur de mythe, inspirant l’amour de l’immortel, il évoque, il invoque l’intelligible et représente l’essence parfaite par le phénomène déficient. Notre existence présente semble n’être que le reflet, ou l’ombre portée, d’une réalité qui la transcende, tout comme à l’horizon de notre savoir – le cercle de l’encyclopédie – s’élève un autre savoir, encore inconscient, où puise la réminiscence. Ce savoir-là, dit alors Socrate, « il est certain que nous ne le possédons pas en naissant » (76d), pour la raison fort simple que nous ne le possédâmes ni ne le posséderons jamais, puisqu’il excède toujours nos savoirs, et transcende nécessairement toute connaissance acquise. La science est dans la chasse, non dans la prise, par cette ouverture infinie que pratique dans la pensée le dévoilement – alêtheia – de la réminiscence.

            Cébès le mélancolique craint alors que l’âme – dont la réminiscence révèle la préexistence – ne subsiste pas après la mort, et « que le vent n’aille tout de bon éparpiller l’âme et la disperser au moment où elle sort du corps » (77d). En d’autres termes, que l’antériorité de l’âme se trouve sans postérité. Mais « l’ancienne parole » qui disait la génération des contraires – la vie et la mort étant comme l’envers et l’endroit d’une même médaille, la figure réversible d’une même réalité – avait affirmé la perpétuité du cycle : Cébès le Mélancolique, tout comme Simmias l’Etourdi, l’avaient oublié. La méditation sur la réminiscence précise et enrichit le mythe : au dogme de l’Eternel Retour, elle substitue l’expérience intérieure de la transcendance. La réminiscence est comme une intuition de l’en deçà (qui est un au-delà), et comme la science infuse de l’immortel. La réminiscence anticipe, ici et maintenant, le mystère à venir de notre renaissance. On le voit : Platon ne renonce pas aux anciennes légendes ; il les intériorise plutôt, selon la conversion du « connais-toi toi-même », et fait paraître ainsi leur signification philosophique. Il élève le mythe, cette philosophie inconsciente, à la conscience de lui-même.
            Le devenir cyclique du mythe n’est donc que l’interprétation naïve et figurée de l’événement intelligible de la réminiscence – c’est-à-dire de cette prescience de laquelle toute science provient. Socrate n’a nullement démontré l’immortalité : il n’a fait qu’interpréter le mythe en termes philosophiques et se ressouvenir, par-delà la légende, de l’intuition intellectuelle qui est à sa source.

 

III- La purification philosophique (77e-85b)

            La partie précédente tendait à fonder philosophiquement l’espoir d’une l’immortalité pour l’âme. Il s’agit maintenant d’élaborer une véritable médecine de l’âme pour que, pure, elle puisse s’élancer vers l’immortel. Après la reconnaissance, par l’âme, de son immortalité, voici la voie qui y conduit et les moyens pour l’atteindre.

Le croquemitaine

            Cébès le Mélancolique craint pour le salut de son âme. Il donne la parole à cet enfant, en nous, qui s’effraie de la mort comme d’un Croquemitaine (77e). Les enfants, dit-on, s’effraient du masque qu’ils ont eux-mêmes barbouillé. Ainsi les hommes s’effraient de la mort qu’ils ont imaginée. Triompher de la mort, c’est triompher des angoisses de l’enfance et trouver la sérénité par l’équilibre de la réflexion.
            Le christianisme fait de l’agonie le mystère incompréhensible de notre condition. La mort est scandale. Platon considère la terreur de la mort comme une simple frayeur d’enfant. La mort est passage, et délivrance. La dialectique platonicienne est une pédagogie de la sérénité et de l’apaisement : il faut éloigner de l’âme les spectres qui pourraient l’envoûter – repousser la tentation de la possession – pour que l'âme puisse se retrouver et se connaître elle-même. La folie est aliénation. La sagesse est retour en soi. République II, 381c : « Que les mères, persuadées par les poètes, n’effraient pas leurs enfants en leur contant mal à propos que certains dieux errent, la nuit, sous les traits d’étrangers de toutes sortes ». République III, 387b : « Tous les noms terribles et effrayants relatifs à ces sujets sont à rejeter : ceux de Cocyte, de Styx, d’habitants des Enfers, de spectres, et d’autres du même genre qui font frissonner ceux qui les entendent ». 
            Ici, le « Croquemitaine » : mormolukeia, de mormô – figure grimaçante de femme, monstre épouvantail pour enfant, tête de Méduse, et lukeia – de lukos, le loup. La grimace de la louve. D’où vient que les enfants ont peur du loup ? Le hurlement du loup, comme celui de la pleureuse, provient de l’au-delà. Au clair de lune, le hurlement du loup berce le sommeil éternel d’Endymion. On associait Mormo à Gélo – âme en peine d’une jeune morte qui volait des enfants ; à Lamia – monstre qui ravissait les enfants pour les dévorer. (Grimal, Dictionnaire de la mythologie ; et Erwin Rohde, Psyché, Tchou, 1999, « appendice n° 5 », p. 607-611). Quant à Mormolycée – Mormolukè – la louve Mormô, elle est un génie effrayant dont on menaçait les enfants. Elle passait pour être la nourrice de l’Achéron, en relation avec le monde des morts et des fantômes. Très anciennes figures de la mort, et de ses angoisses. La damnation du monstre est l’image inconsciente de notre propre terreur. Reconnaître l’apparition, c’est la dissiper et se réveiller d’un songe.
            Devant les maléfices de l’enfer, la contagion du délire et de la transe, l’âme doit recourir à l’incantation philosophique (77e) pour retrouver son équilibre. Socrate, l’ironiste, se fait ici enchanteur, magicien qui dissipe les mauvais rêves, exorciste et médecin des âmes. La mort (la ciguë : pharmakon) est à la fois le poison de l’hallucination et le remède contre l’angoisse. Socrate : magicien sans magie, exorciste sans secret. Pas d’initiation ni de sagesse révélée. L’unique enchantement : l’amitié dialogique et la réflexion de la pensée : « Soumettez-vous vous-mêmes à une mutuelle recherche (zètein) ». (78a) La pensée analyse le phantasme, le fantôme. L’intelligence fait reculer la menace de l’inhumain. L’ironie philosophique du charme dialectique dépouille l’enchanteur de son faux prestige. Ménon 80b : « M’est avis, Socrate, que tu fais bien de ne pas naviguer et voyager hors d’ici ; car si, expatrié dans quelque autre ville, tu te livrais aux mêmes pratiques, tu ne tarderais pas à être arrêté comme sorcier. »

Le Visible et l’Invisible

            Après cette irruption du monstre au cœur du dialogue – apprivoisé maintenant par l’incantation philosophique – Socrate reprend le fil du discours. Distinction entre l’essence permanente et une (« l’égal en soi, le beau en soi », 78d) et le phénomène changeant et multiple (« les multiples choses qui sont belles », 78d). La réminiscence s’élève du phénomène à l’essence, de l’image au modèle. C’est dans l’Hippias Majeur (287c) qu’on trouve pour la première fois la formule : « C’est par le beau que toutes les choses sont belles. » A Socrate qui veut savoir ce qu’est la beauté, Hippias répond : « Sache donc, Socrate, puisqu’il faut te dire la vérité, que le Beau, c’est une belle fille » (287e). Sur quoi Socrate fait convenir Hippias que peut être belle encore une cavale, une lyre, une marmite… Hippias ne discerne pas entre le phénomène et l’essence. Cette opposition fonde pourtant la distinction de l’âme et du corps. Le monde phénoménal est aperçu par le corps. Il est visible, multiple, changeant et périssable. Le monde des essences est aperçu par l’âme. Il est invisible, un, permanent et immortel. Le royaume des esprits n’est pas de ce monde et l’âme est cette part de nous-mêmes qui a communication avec l’au-delà, l’invisible et l’immortel.

Les deux vertiges

            Comme Hercule à la croisée des chemins (Prodicos), l’âme peut également se tourner vers le visible ou vers l’invisible, se mettre hors d’elle-même, ou revenir à elle-même. L’âme orientée vers le corps, vers le visible et le phénoménal, est comme ivre, « en proie à l’errance, au trouble, au vertige, comme si elle était ivre » (79c). Dans le Timée (42d-44d), le mythe raconte comment l’âme, dès l’instant où elle fut enchaînée au corps, devint folle (anous, insensée, démente : 44 b 1 ; démence dont nous apprenons plus loin, en 86 b, qu’elle peut revêtir la double forme de la folie – mania – ou de l’ignorance – amathia), en proie à une agitation désordonnée, emportée dans le tourbillon véhément de la sensation. Folie dionysiaque qui égare l’esprit et le livre à l’inhumain (cf. Euripide, Les Bacchantes). La seule sensation n’est que le rêve du réel. Séduite par l’apparence, l’âme fascinée devient passive, et soumise. Triomphe du Croquemitaine, c’est-à-dire de l’inconscience : vertige mortel pour la pensée, ivresse du multiple. Platon lui oppose, non l’équilibre ni la sérénité, mais au contraire l’élan et le désir de l’immortel : « elle s’élance là-bas (ekeise), vers ce qui est pur et ce qui est toujours, qui est immortel et toujours semblable à soi » (79d). Ivresse intérieure de l’unité, vertige de l’immortel, essor de la connaissance. On se rappelle comment plus haut, en 69d, Socrate avait comparé le philosophe au Bacchant.
            Le corps est vertige mortel : fascinée par la sensation, l’âme sombre dans l’inconscience. Elle succombe devant la présence des choses. Elle s’enlise dans le bourbier d’Hadès. L’âme est vertige immortel : la maïeutique accroît le degré de l’intelligence, la connaissance éveille l’esprit. L’âme est de plus en plus vivante. On comprend que l’opposition corps/âme est l’opposition de deux mouvements : l’un – le corps – tend vers le bas, s’enlise et s’immobilise progressivement ; l’autre – l’âme – tend vers le haut, se régénère et s’anime toujours davantage. Tout mouvement matériel se fatigue et finit par s’immobiliser. La dynamique du corps est entropique. L’élan spirituel au contraire s’alimente lui-même et ne cesse d’accroître sa portée. La dynamique de l’âme est résurrectionnelle, ou palingénésique.
            Par delà cette opposition, c’est la question de l’unité de l’âme que pose ici Platon : l’âme est-elle simple ou composée, une ou multiple, homogène ou hétérogène ? Ce sera aussi la question centrale de la République : toute possession est dispersion, toute concentration est unification. L’âme n’est pas une : elle doit se faire une, et sauver ainsi l’humain du vertige de l’inhumain. De nombreuses « images » distinguent, chez Platon, des parties dans l’âme : République IX, 588b et s. : l’âme est un sac en lequel sont enfermés une chimère monstrueuse – le désir – un lion – le courage – et un sage – la pensée. Phèdre, 246a et s.  : l’âme est un char conduit par deux chevaux – l’un blanc et docile, l’autre noir et furieux – et conduit par un cocher. Il semble ainsi que l’âme, selon Platon, soit tripartite : pourtant, ces trois font un, quand le sage gouverne, quand le cocher dirige. C’est pourquoi Platon ouvrait ce passage en posant la question du simple impérissable et du composé décomposable : 78c : « N’est-ce pas à ce qui est composé qu’il convient par nature de subir cet accident : se décomposer ». Ne pas opposer ici le corps corruptible à l’âme incorruptible, mais plutôt  l’âme envoûtée par l’ivresse de la sensation, comme possédée, déchirée, lacérée et dispersée hors d’elle-même – vouée au multiple corruptible – et l’âme ramassée en elle-même, rassemblée en son centre par l’acte de la réflexion – se faisant une et immortelle. C’est pourquoi l’âme n’est vraiment elle-même que lorsqu’elle revient à elle-même, « dans cet état qu’on appelle la pensée » 79d. Phrónêsis : pensée, réflexion, retour sur soi. Platon invente l’homme, animal raisonnable. Il fonde l’humanité par le recueillement de la conscience de soi.

Mortel et Immortel

        L’opposition visible / invisible, l’âme divertie dans l’extériorité sensible ou convertie dans l’intériorité intelligible, se renforce alors d’une relation d’autorité et de hiérarchie. L’âme n’est une qu’à la condition de se soumettre à l’autorité de ce qui la fait une : le recueillement de la réflexion. L’âme commande et dirige ; le corps est esclave. 80a : « La nature (phusis) prescrit à l’un d’être asservi et commandé, à l’autre de commander et diriger ». Il existe donc un gouvernement de l’âme (éthique), comme de la cité (politique) : l’hydre et le lion obéissent au sage ; les chevaux au cocher. La relation d’autorité obéit à l’ordre « naturel ». Aristote ne dira pas autre chose. La Nature est la disposition de l’épanouissement maximal. L’humanité n’est jamais autant accomplie en l’homme que lorsqu’il exerce son esprit au travail de la réflexion. Le modèle ou paradigme de l’autorité : le divin ou l’immortel qui se révèlent à l’âme réminiscente.
            Dès lors s’opposent : l’histoire du corps – qui, de son propre mouvement tend à la chute, au déclin puis à l’immobilité. Le corps vieillit en se racornissant, « corps émacié et décharné à la façon des momies d’Egypte » (80c). L’immortalité du corps, c’est celle des squelettes noircis qu’on retrouve dans les tombes, « os, tendons et choses du même genre qui, même quand le corps se putréfie, sont pour ainsi dire immortelles » (80d). Immortalité matérielle des restes. Immortalité sinistre de la sibylle de Cumes, devenue insecte et désirant mourir. Le corps est principe de mort.
Et l’histoire de l’âme, « qui s’élance vers l’Invisible véritable, Hadès pour le nommer, le dieu bon et sage » (80d). L’âme ne cesse de rajeunir, ivre de savoir et multipliant la clarté de son intelligence. La vigueur du corps dépérit ; la connaissance ne cesse de s’accroître et d’augmenter. « L’âme fuit le corps, en ne cessant de se concentrer en elle-même, c’est là, toujours, l’objet de son exercice » (80e).  La mélétê thanatou – l’exercice de la mort – déleste l’âme de la pesanteur corporelle et libère son mouvement ascensionnel. L’immortalité de l’âme lui ouvre la perspective d’un accroissement infini de lucidité. L’âme est principe de vie.
            La philosophie est alors la médecine de l’âme, la chirurgie de l’esprit qui délie, qui sépare le mortel de l’immortel, la pesanteur de l’élan, le déclin de la renaissance, que la réminiscence anticipe. La médecine hippocratique – ou école de Cos – se développe au IVe siècle, quand écrit Platon. Médecine rationnelle et « naturelle », qui se substitue à la magie et aux incantations de la médecine archaïque. Le « connais-toi toi-même », pour l’âme, se redouble ainsi d’un « soigne-toi toi-même », pour le corps. La maladie naît du désordre qu’un élément étranger introduit dans l’ordre naturel. Ainsi la sensation trouble l’âme, l’enivre et la rend malade. Le médecin socratique se propose donc de purifier l’âme contaminée par l’ivresse du corps. La dialectique est la gymnastique spirituelle qui permet à l’âme de retrouver santé et vigueur. La ciguë est toujours nommée pharmakon dans le Phédon : à la fois poison (pour l’âme enivrée de sensation, l’angoisse de mort suscite les spectres et les croquemitaines) et remède (pour l’âme recueillie par l’acte de la réflexion – qui est un « exercice de la mort » – l’angoisse se dissipe et l’immortalité se découvre). L’âme est empoisonnée par le corps, alourdie par l’angoisse et le mauvais rêve : « cela pèse, c’est lourd, terreux, on en a plein la vue » (81c).
            L’âme ainsi envahie par le corps, engorgée par la sensation, subit la fixation du phantasme, reste attachée au monde des apparences, des apparitions, des fantômes et des simulacres. « Elle traîne à l’entour des tombeaux, des sépultures, tous endroits où, en vérité, on voit je ne sais quelles apparitions, ombres portées d’âmes, simulacres (eidôla) produits par des âmes mortes… » (89d). Le cimetière est l’empire de l’imagination et de l’hallucination. L’âme impure – qui ne pratique ni la géométrie ni la philosophie – demeure fascinée, hypnotisée, par les apparitions. Il faut donc opposer l’imaginaire – univers des ombres errantes, visible irréel et fantomatique, hallucination de l’angoisse et de l’envoûtement – à la penséephronêsis – univers de l’invisible, des essences réelles et immortelles, réminiscence de la joie de penser, de l’ivresse du savoir et de la connaissance. Renversement platonicien : le monde des fantômes et des morts, c’est ici-bas. Le phantasme est le cimetière de la pensée et l’âme fascinée par l’apparence est une âme en peine, errante sans jamais trouver son repos. Inversement le monde d’Hadès, «  le dieu bon et sage » (80d), est lumineux et non souterrain. Territoire de l’invisible (le casque d’Hadès rend invisible) et de l’intelligible, il ouvre une voie d’immortalité. La philosophie devient ainsi un étrange monde à l’envers où « vivre » c’est mourir, et « mourir » c’est vivre (Gorgias). A l’errance apatride de l’âme hallucinée, Platon oppose la vertu et l’équilibre (la tempérance) de l’âme qui se retrouve en elle-même, reprend ses esprits et reconnaît sa vraie patrie.

Le cycle des réincarnations

            Le mythe – « l’ancienne parole » – présentait l’Eternel Retour – c’est-à-dire la transformation réversible des contraires – comme une promesse d’immortalité. Par un retournement radical, ce prétendu salut devient ici damnation : la réincarnation est un cycle de pénitence, la roue d’Ixion qui supplicie l’âme incapable de prendre son essor. Ce qui s’oppose désormais au devenir-pour-la-mort, au déclin entropique, ce n’est pas l’Eternel Retour du mythe – principe de répétition et non principe de vie – c’est l’élan de l’âme vers l’immortel, le progrès infini de la connaissance, la perpétuelle régénération du savoir. On obtient ainsi trois modèles de devenir – ou d’immortalité :

  1. Le déclin irréversible ou l’immortalité du corps
  2. L’Eternel Retour de la réincarnation ou l’immortalité cyclique de la répétition.
  3. L’élan, ou l’essor infini, ou l’immortalité de la pensée

            Le mythe d’Er le Pamphylien (République X) raconte le rituel infernal du choix, par les âmes, de leur réincarnation : Orphée choisit la vie d’un cygne, Ajax d’un lion, Agamemnon d’un aigle, Thersite d’un singe (620 ac). Le mythe de la métempsychose humanise les bêtes ou bestialise les hommes : ainsi se constitue un bestiaire moral – chaque animal devenant l’incarnation exclusive d’un tempérament – dans lequel puiseront les fabulistes, à commencer par Esope dont Socrate s’inspire en prison, obéissant au rêve (Phédon 61b).
            Ainsi les « injustes » (82a) – déstabilisés par l’attrait de la sensation, avides d’honneur et de richesses – deviendront-ils « loups, faucons, milans ». Voyez le Calliclès du Gorgias. Les sociables, modérés en toutes choses deviendront « abeilles, guêpes ou fourmis » (82b). Critique de l’idéal de l’honnête homme, modèle d’amitié civile et de convivialité qui constituera, aux yeux d’Aristote, la forme la plus accomplie de l’humanité. Pour Platon, contrairement aux sophistes comme à Aristote, la vie sociale n’est pas la plus haute vie et la fin dernière de l’humanité. La fin dernière de l’humanité en l’homme n’est pas dans la cité mais dans la connaissance, non dans la communauté politique, mais dans la communauté enseignante. Le citoyen n’est pas l’homme : il n’est encore que la fourmi. Voyez Ménon, l’élève de Gorgias, qui confond la cité des hommes avec la ruche des abeilles (72 b). Quant aux âmes pures – qui ont trouvé leur patrie en elles-mêmes et non dans l’apparence – elles seront déifiées (82 bc), vouées à la connaissance, également indifférentes « aux honneurs et à la célébrité », au pouvoir comme à la reconnaissance sociale. Trois degrés, donc, dans cette échelle d’immortalité :
– La volonté de puissance des bêtes de proie.
– La reconnaissance sociale, le rayonnement « médiatique » des bêtes civiles.
– L’ivresse du savoir des dieux immortels.

La catharsis philosophique

            Socrate médecin délie l’âme du corps et ainsi la purifie. Le pur est ici ce qui est sans mélange : l’âme est pure quand « elle se met à l’écart » (82c), quand « elle prend ses distances » (82c). L’âme mêlée au corps est impure ; l’âme réfléchie en elle-même est pure. La mélétê thanatou semble répondre, chez Platon, à une véritable obsession de la pureté. Ainsi la cité est-elle pure par sa fermeture sur soi et par son autarcie. Ce superbe isolement, ce catharisme de la connaissance, est-il facteur d’immortalité, ou de stérilité ? Reprenant le jeu de mots pythagoricien – le dialogue est rapporté par Phédon lui-même dans le cercle pythagoricien de Phlionte – Platon évoque l’âme enchaînée dans la prison du corps (82e), autosuppliciée, garrottée par elle-même dans les liens de la sensation : « c’est l’enchaîné lui-même qui coopère de la manière la plus efficace à parfaire son état d’enchaîné » (82e-83a). Ainsi des liens qui se resserrent fatalement à chaque mouvement que fait le condamné. Le Croquemitaine est fixation, à la fois angoisse et hypnose : l’âme succombe par la force de l’apparition. Inversement, l’analyse est délivrance, incantation, apaisement. Elle rompt le charme et libère l’élan. La philosophie est une psychanalyse de l’angoisse (de angustus, resserrement, étranglement). C’est ainsi que l’oubli de la pensée – l’oubli de la réminiscence – enchaîne l’âme dans l’étau des sensations.
            Un autre supplice semble évoqué ici pour rendre compte de l’incarcération de l’âme dans le corps : celui de la crucifixion. 83d : « Chaque plaisir, chaque peine, c’est comme s’ils possédaient un don avec lequel ils clouent l’âme au corps ». Toujours cette idée d’une chute infinie, d’une souffrance infinie, comme la pensée est un essor infini, une béatitude infinie. L’âme et le corps, les deux infinis, l’un mauvais, l’autre bon. Ici, le supplice de la crucifixion n’est pas encore l’image de la condition des hommes mais bien au contraire le symbole de la déchéance de l’âme. Image d’horreur, dont Platon se détourne avec dégoût. Voir également République IV, 439e et s.  : Léontios, fils d’Aglaïon, fasciné malgré lui par le spectacle des crucifiés : «  A la fin, maîtrisé par le désir, il ouvrit de grands yeux et courant vers les cadavres : "Voilà pour vous, mauvais génies, emplissez-vous de ce beau spectacle !" » Ainsi l’âme vaincue par la fascination du spectacle, réfléchissant inconsciemment sur le corps des suppliciés le secret de son propre écartèlement. Enfermée dans la prison des apparences, l’âme est alors incapable de trouver le chemin de la liberté : elle est condamnée à la répétition de la réincarnation recommençant toujours la même errance, tournant en rond dans sa prison. Ainsi Pénélope délaissée est encore assujettie à « un travail interminable » défaisant la nuit ce qu’elle avait fait le jour (84 a). L’Eternel Retour est un châtiment infini. Pour échapper au cycle de la répétition, pour apaiser «  la mer agitée » de la fascination, l’âme doit donc se dissocier du corps et se convertir en son intérieur. L’âme est « apparentée » à l’intelligible, affirme Platon en 84 b : « s’en allant rejoindre ce qui lui est apparenté et pareil » (suggeneia : de même race, de même sang).
            Le catharisme platonicien met à l’écart l’étranger, prend ses distances d’avec le dissemblable. L’âme, pure, ne doit se nourrir que d’elle-même. Elitisme de cet impératif de la purification : « ce ne sont pas là les raisons du plus grand nombre » (83e). La théorie platonicienne de la connaissance est aristocratique et élitiste : seuls les purs, qui sont de bonne race, auront accès à l’immortel.

Conclusion

            « Un silence se fit. » (84c) Au milieu exact du dialogue, un blanc, une lacune dans le discours. La mort est ce silence que Socrate interroge, l’énigme qui appelle à penser, et ne livre pas son secret. En cette limite, le dialogue se suspend. En musique, un silence est une « pause ». La parole de Socrate en effet, se fait ici chant plutôt que raisonnement, poème plutôt que démonstration, « hymne apollinien » que, obéissant à son rêve, Socrate compose en prison (60d) – et non développement rationnel. Hymne philosophique adressé à la lumière de l’intelligible, poésie de l’ivresse spéculative. C’est pourquoi le discours du philosophe-poète est semblable au chant du cygne qui s’élève au moment de sa mort (85a). C’est toujours dans la proximité du silence, de l’innommé, de l’inconnaissable au-delà, que s’élève le chant de la poésie. Les cygnes d’Apollon se trouvaient à Délos, sur le lac sacré : quand les Athéniens s’y rendaient en pèlerinage, Socrate ne pouvait être mis à mort. Comme Orphée (République X), Socrate se métamorphose en cygne en passant du côté de la mort. Son chant n’est pas de peine – nostalgie de l’ancien séjour – mais de joie – ivresse de l’inconnu.
            Dans l’imminence du passage, par la proximité de l’énigme radicale, Socrate, âme-cygne, ailée et chantante, se fait poète, prophète et devin. « Interroge-moi » dit Socrate à Simmias. A l’article de la mort, l’ironiste disparaît tandis qu’apparaît le prophète de l’invisible.

IV- Les réponses aux objections (85c-107d)

            A l’approche de la mort, Socrate l’ironiste se fait devin et chante l’immortalité. La métamorphose de la réincarnation est sur le point de s’opérer, et Socrate de renaître sous la forme du cygne. Cependant, Socrate s’adresse à une assemblée de philosophes, et non d’initiés. « Pensez par vous-mêmes, cherchez ensemble », conseille Socrate à Cébès que le Croquemitaine épouvante. Le cercle du Phédon n’est pas la secte pythagoricienne de Phlionte : Philolaos sait, Socrate sait qu’il ne sait plus. C’est pourquoi nul Dieu ne vient répondre au chant du cygne. Le « silence » (84c) qui se fait alors est le silence qui tombe sur les oracles quand commence la philosophie. Désormais l’au-delà n’est plus un dogme, et la mort est pour toujours une question sans réponse. C’est pourquoi Simmias rappelle qu’ici il faudrait, pour mettre fin au doute, une parole divine (logos theios : 85d).
            Le silence des dieux nous appelle à penser. Il faut désormais, selon Simmias (85 c), mathein : s’instruire, apprendre par soi-même ; eurein : trouver, découvrir ; labein : choisir, parmi les discours des hommes, les meilleurs. D’abord apprendre ce qu’on ignore, puis découvrir du nouveau. Enfin, choisir et parier, quand les deux voies de la connaissance – apprendre et chercher – ne mènent nulle part. Pour ce qui est de la mort, il faudra nous résigner à cette troisième solution : l’immortalité n’est pas l’objet d’un savoir mais d’un pari, affirmé par deux fois par Socrate (91b & 114d). La parole du devin est semblable à la trière du pèlerinage de Délos qui met le cap sur le temple du dieu. Le dialogue philosophique est une navigation hasardeuse, où l’on revient en arrière, où l’on fait des écarts ; où le zèle de la recherche se substitue à la certitude de la connaissance. Non pas un navire sacré, mais un « radeau » (skedias) « sur lequel on se risque à faire la traversée de la vie » (85d). Socrate avait évoqué plus haut « le travail interminable de Pénélope » (84a) : il ressemble assez au voyage philosophique, à la navigation dialectique. Il faut donc renoncer à l’ivresse du cygne-devin, et revenir aux doutes, et aux objections.

L’objection de Simmias

            Simmias se ressouvient de la lyre, qui évoquait l’aède – et par laquelle Socrate avait représenté le mouvement de la réminiscence (73d). Pourtant Simmias l’Etourdi, s’il se ressouvient de la lyre, ne se ressouvient pas du ressouvenir – de la réminiscence elle-même : la lyre n’est plus le signe visible du musicien absent ; elle est le corps vivant dont l’harmonie est l’âme. Le corps est pour Simmias – comme pour Empédocle – le lieu de tension où s’équilibrent les contraires (chaud-froid, sec-humide, etc.) : « notre corps est comme en état de tension interne » (86b). Comme le musicien qui accorde, en variant la tension, les cordes de la lyre, ainsi l’âme maintient-elle l’équilibre, ou l’harmonie, des antagonismes physiologiques. Quand la corde ou le bois se cassent (voyez, sur la nature morte, le luth à la corde brisé, cette autre image de la mort), l’harmonie est perdue et l’âme périt. Remarquons pourtant déjà qu’il est clair que cette interprétation matérialiste de l’âme-lyre oublie la réminiscence et méconnaît ce qui vient d’être dit : selon Simmias, l’âme ne vit que de son rapport au corps sain, comme un musicien jouant de son instrument bien accordé. Selon Socrate, l’âme ne vit au contraire que de son rapport à elle-même, qui est réflexion et ressouvenir de soi.

L’objection de Cébès

            A l’inverse de Simmias l’Etourdi, Cébès le Mélancolique n’a pas oublié la réminiscence : « Que notre âme ait existé avant d’entrer dans cette forme visible, je ne conteste pas qu’on en ait donné une démonstration tout à fait séduisante » (87a). Mais Cébès refuse de reconnaître en la réminiscence une expérience de l’immortel : il réintroduit le Croquemitaine au cœur de l’anamnèse. La réminiscence, selon lui, montre seulement que l’âme a plus de ressources et de vie que n’en a le corps : elle dure plus longtemps, mais finit pourtant par périr à son tour. Les âmes aussi vieillissent et meurent. Deux hypothèses sont alors formulées :
            1- Dans une vie, le corps ne cesse de se transformer et de se régénérer. C’est ainsi que si Phédon coupe ses cheveux en signe de deuil, ils repousseront et se renouvelleront. Le principe vital de cette régénération, selon Cébès, c’est l’âme elle-même : elle ne cesse de retisser ce que le corps de son propre mouvement, décomposa et détruit : « le corps ne cesse de s’écouler et de périr du vivant même de l’homme, tandis que l’âme ne cesse de retisser ce qui est en train de s’user » (87de). Ainsi l’âme est-elle au corps comme le tisserand à sa toile, ou comme Pénélope à son métier à tisser – ou, pourrait-on ajouter, comme Socrate lui-même au travail dialectique. L’existence se réduit alors au labeur absurde d’une âme qui finira tôt ou tard par mourir d’épuisement, et renoncer à sa tâche.
            2- Ou bien, si l’on veut donner à l’âme un potentiel vital plus important, on dira qu’une vie n’en vient sans doute pas à bout, mais que le cycle indéfini des réincarnations finira néanmoins par l’épuiser et l’anéantir : « l’âme, au cours de ses multiples naissances, est soumise à rude épreuve et finit lors d’une de ses morts par périr totalement » (88a). Cébès ne considère dans la réminiscence que le signe d’une vitalité supérieure – et non cet accroissement d’être qu’engendre l’ivresse de la connaissance. Le devenir de l’esprit est alors lui-même entropique,et tend vers l’immobilité des momies.
            Cébès le Mélancolique met la mort dans l’âme. Simmias-Harmonie se souvenait de la « lyre » de la réminiscence (73d) ; Cébès se souvient du « manteau » abandonné qui évoque à l’amant le souvenir de l’aimé (73d). Mais le jeu de l’association réfère ici le manteau au tisserand, c’est-à-dire au travail servile et répétitif qui le produit – légende de Pénélope, autre mythe de Sisyphe ou châtiment des Danaïdes. La vie selon Cébès est un labeur absurde : le manteau ne lui évoque pas le corps désiré, mais le travail harassant. Cébès, envoûté par le Croquemitaine, ne voit que le déclin et la mort, il oublie le désir et son élan. Remarquons enfin que, pour Simmias comme pour Cébès, l’âme travaille pour l’entretien du corps et non pour se connaître elle-même. La réminiscence n’est alors que force vitale, mais non réflexion, ni conscience de soi. L’âme est principe de vie, et non pure clarté de l’esprit se connaissant lui-même. Simmias et Cébès, pythagoriciens, ne sont pas encore philosophes.

Intermède

            Nouveau silence : « Après qu’ils eurent parlé, tous ceux qui les avaient écoutés ressentirent une impression pénible » (88c). Non plus le silence inspiré qui prolonge le chant du cygne (84c), mais le silence lourd de menaces qui précède la venue du Croquemitaine, et le retour du refoulé. La mort sans remède se fait insistante, et frappe à la porte. Echécrate intervient alors et rompt le récit de Phédon (88c), Echécrate le pythagoricien mentionné par Diogène Laërce comme un élève de Philolaos et membre du groupe des pythagoriciens de Phlionte (Vie et doctrine des philosophes illustres, « Pythagore », livre VIII, § 46). L’âme-harmonie est en effet une croyance pythagoricienne : c’est le cosmos tout entier qui est semblable à une lyre bien accordée. Le mouvement des sphères produit une musique céleste, qui est l’âme divine de ce monde. On comprend alors que la réfutation de Simmias aura également la valeur d’une réfutation du matérialisme mystique – et pré-philosophique – de Pythagore. C’est pourquoi Echécrate, et tous les pythagoriciens avec lui, se reconnaît dans l’image de la lyre : « c’est étonnant, reconnaît Echécrate le pythagoricien, l’emprise qu’exerce sur moi, à présent et depuis toujours, cette thèse que notre âme est une sorte d’harmonie » (88d).

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