Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mis en ligne en novembre 2008

 

 

 

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1- Introduction à la philosophie de Platon

2- Mimesis

3- Philosophie et musique

4- Le jeu dialectique

5- Hippias Majeur

6- Ion

7- Gorgias

8- Le Banquet

9- Phédon (1)

Phédon (2)

Phédon (3)

10- République

11- Phèdre

12- Théétète

13- Politique

14- Philèbe

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            Troisième partie du commentaire du Phédon (de 89 a jusqu'à la fin : à partir de « La réponse de Socrate »).

Plan du commentaire (3)

La réponse de Socrate
La misologie
Critique de la thèse de Simmias
Critique de la thèse de Cébès
Position du problème
Autobiographie socratique
L’exclusion des contraires
L’Âme est la vie
V- Le Mythe
1- Le chemin de l’Hadès
2- La Terre
a- La Terre d’En-bas
b- La Terre d’En-Haut
c- Le Monde Souterrain
3- Le jugement des morts

Epilogue

 

Commentaire
(troisième partie : 89 a jusqu’à la fin)

 

La réponse de Socrate

            S’il faut porter le deuil – pour Phédon, couper sa chevelure – c’est pour la perte non d’un ami cher, mais plutôt de la vérité elle-même. Insoucieux des rites – voyez ce que Socrate répond plus loin à Criton au sujet de son ensevelissement (115c) – Socrate n’est soucieux que de savoir, et ne désire que l’immortel. A l’inverse de Simmias comme de Cébès, il ne se résigne pas à la mort. Plus que jamais la philosophie manifeste ici sa fonction cathartique : penser pour vaincre la mélancolie, connaître pour affirmer la volonté de vivre. Le projet spéculatif de la philosophie est aussi un projet pratique : affirmer la vie contre la mort, la joie contre la tristesse, la liberté contre la servitude ou l’accablement. Socrate évoque alors un Héraklès-solaire qui lutte avec le jour – « tant que le jour brille encore ! » – contre les menaces de la nuit (89 c). Quant au Croquemitaine, il prend cette fois la forme de l’Hydre de Lerne : on le croyait vaincu, et le voici qui revient et recommence le combat. Il se peut que le travail de la pensée soit semblable à celui de Pénélope, ou bien encore du tisserand à son métier : mais ce n’est pas le corps que l’âme ainsi restaure sans cesse, c’est la joie de penser et l’audace de connaître. Ce combat – la dialectique – est sans fin : ivresse croissante, élan palingénésique, et non répétition absurde ni fatigue entropique. Il ne faut pas s’en désespérer mais s’en réjouir au contraire et prendre garde à la tentation de la misologie.

La misologie

            Il s’agit d’une « certaine affection », ti páthos (89c). La misologie – haine de la pensée plutôt que haine du discours – n’est pas une action de l’âme mais au contraire une passion, c’est-à-dire une réaction et un ressentiment. Volonté dérivée, ou seconde, non originaire : l’âme, d’elle-même, ne hait pas la pensée. Bien au contraire, le désir propre de l’âme est le désir de l’immortel qui se porte vers l’intelligible et le monde des essences. Tel est l’Eros philosophique et le désir qui amorce la recherche dialectique. Mais parce que la dialectique est un travail de Pénélope, et que la chasse de l’Etre est une poursuite infinie, il se peut que le désir de vérité soit déçu, et que l’amour de l’intelligible se tourne en haine de la pensée. Cette méditation sur la misologie intervient en ce point du dialogue où le retour du Croquemitaine impose de recommencer la démonstration. Le misologue alors renonce : il s’avoue vaincu par l’hydre de Lerne dont les têtes repoussent toujours, et contre laquelle le combat est sans fin. Platon vise sans doute ici les divers courants sceptiques qui se réclameront de Socrate et feront école après sa mort : Euclide de Mégare (59 c) et le scepticisme logique ; Antisthène (59 b) et le scepticisme cynique ; Aristippe et le scepticisme moral (absent mais nommé en 59c).
            Platon veut au contraire édifier la philosophie comme un tombeau ou un mémorial pour Socrate. Le scepticisme est un renoncement ; la philosophie est un commencement : elle commence d’occuper cet espace de pensée que la mort de Socrate découvre et libère. On devine ici chez Platon un impératif éthique de la philosophie : ne pas renoncer au combat contre l’absurde, penser pour ne pas céder devant l’offensive du Croquemitaine. La philosophie sceptique est toujours, en fin de compte ou bien une pensée de l’absurde ou bien la légitimation du conformisme. Platon ne se résigne pas à cette défaite : « Notre âme doit se fermer entièrement au soupçon que, peut-être, les raisonnements (logoi) n’offrent rien de sain » (90e). Tel est le pari (logizomai : je calcule, je mise sur, je compte sur…) du  philosophe (91b) : contre la tragédie (« Qu’il est terrible de savoir », gémit le Tirésias d’Œdipe-Roi : v. 316), Socrate mise qu’il vaut toujours mieux savoir qu’ignorer, et penser que sommeiller : si l’âme est immortelle, le reconnaître sera une joie ; si la mort est néant : « Eh bien, au moins, je n’importunerai pas de mes lamentations ceux qui m’entourent » (91b). La philosophie – c’est-à-dire la réflexion de l’âme en elle-même – résiste victorieusement, à l’inverse de Xanthippe, contre la tentation de la lamentation : elle donne à la fermeté d’âme et au courage leur véritable point d’appui.
            En deçà des sceptiques, c’est sans doute les sophistes eux-mêmes que vise Platon par ce procès de la misologie. Les misologues, dit en effet Socrate, « ce sont surtout ceux qui passent leur temps à mettre au point des discours contradictoires », antilogikos logos (90e). Selon Diogène Laërce, Protagoras lui-même aurait écrit un livre sur les Antilogies – technique oratoire qui permet de faire triompher tantôt la thèse tantôt l’antithèse, puisque la vérité est indifférente et que les contradictoires se valent. C’est ainsi que la sophistique devient une virtuosité gratuite, et dégoûte la pensée d’elle-même : la maîtrise sophistique conduit en vérité au renoncement sceptique. Le Vrai, le Beau, le Bon « sont alors emportés dans une sorte d’Euripe ballotté par des courants contraires, impuissant à se stabiliser pour quelque durée que ce soit » (90c). Protagoras engendre Gorgias, qui engendre Polos, qui engendre Calliclès contre lequel les sceptiques ne peuvent plus rien. Euripe : détroit entre la Béotie et l’Eubée parcouru par des courants contraires. Telle est bien l’interprétation platonicienne de la leçon de Socrate : l’ironie socratique ne condamne pas l’âme à l’ironie sceptique, elle lui découvre au contraire la violence de son désir de savoir : Socrate, abeille de l’intelligible, qui meurt en laissant dans l’âme l’aiguillon de la recherche (91c). Opposer l’abeille spéculative à la fourmi civique.
            Cependant, la critique de la misologie n’est pas seulement pour Platon l’occasion de se distinguer de ceux qu’on appellera « les petits socratiques ». Elle pose plus profondément la question du Mal. Pourquoi les Athéniens ont-ils mis Socrate à mort ? Comment les hommes peuvent-ils haïr le meilleur d’entre eux, c’est-à-dire le meilleur d’eux-mêmes : le bonheur de penser et l’ivresse de savoir ? Comment l’homme peut-il en venir à haïr l’humanité elle-même ? Le Diable n’est pas une idée grecque. Il n’y a pas pour Platon de volonté intrinsèquement perverse : tout désir est désir de l’immortel, et la volonté ne se soulève en nous qu’à l’appel de la connaissance. « Nul n’est méchant volontairement » (1) : à l’inverse du pervers, le méchant veut le bien mais, leurré par l’apparence, se laisse abuser et fait le mal (qu’il choisit pourtant librement, et non sous la contrainte). La haine de la pensée – et des penseurs – n’est en vérité que l’amour déçu de cette même pensée. Platon est peut-être ici bien naïf : il y a pire que la misologie, il est des haines qui ne sont pas l’effet d’une désillusion amoureuse, mais qui sont haines pures, et haïssent pour haïr. Certains brûlent non ce qu’ils ont adoré, mais pour le seul plaisir de brûler. Le procès de Socrate ne pouvait-il inspirer la pensée d’un mal plus radical, la haine aveugle de l’esprit sans esprit qui sort son revolver chaque fois qu’il entend le mot « culture » ? Mais Platon, dans le Phédon, veut nous donner des raisons d’espérer. La haine misologique est relative, non absolue, elle est inversion de l’amour, elle n’est pas indifférence ni oubli, et moins encore pure exécration, plaisir de détruire et d’humilier. La misologie n’est pas un ennemi vraiment redoutable : elle fait encore de la philosophie quand elle se moque de la philosophie. C’est ainsi que les sceptiques rivalisent d’ingéniosité démonstrative pour démontrer la vanité de toute démonstration. Le scepticisme est la maladie infantile de la dialectique, dont la philosophie est le vrai « remède ». Cependant, la misologie selon Platon est un autre visage de la misanthropie : la haine de la pensée est la haine de l’humanité elle-même, l’humanité qui naît de l’amitié que l’esprit éprouve pour lui-même. Seule l’écoute dialogique peut fonder la confiance entre les hommes. Le scepticisme antique est toujours agressif, symptôme du déclin de la cité et du relâchement de l’amitié. Il n’y a de cité véritable que la cité enseignante.
            Quelle est donc la cause de la misologie, amour déçu de la philosophie ? Platon esquisse une réponse : l’expérience est toujours médiane, mieux : médiocre. Mais la vérité – c’est-à-dire la définition de l’essence – est, elle, extrême, et n’admet ni le plus ni le moins : ceux qui cherchent la vérité parmi les phénomènes où « les extrêmes, d’un côté comme de l’autre, sont extrêmement rares, alors qu’au milieu il  y a une foule innombrable » (90a), erreront sans la trouver. Tel est bien le sceptique : amoureux du savoir, mais incapable de sortir de la caverne – paradoxes et diallèles – il tourne en rond et retourne sa fureur contre la pensée elle-même.

Critique de la thèse de Simmias

            Socrate commence par rappeler ce que Simmias avait oublié : « apprendre, c’est se ressouvenir, ê mathêsis anamnêsis einai » (91e). L’âme préexiste donc à son chant, et l’harmonie à la lyre. La lyre est conçue en vue de l’harmonie, qui en détermine la forme, et non l’harmonie un effet de la lyre, en ce cas née d’un hasard hautement improbable. L’âme est ainsi à elle-même sa propre fin. La réminiscence est pour Socrate la conscience de l’autonomie de la pensée. Simmias ne l’a pas compris, lui pour qui l’âme sans le corps est semblable au musicien sans son instrument. La réminiscence découvre au contraire que l’âme ne chante jamais mieux que lorsqu’elle se convertit en elle-même, lorsqu’elle ne considère qu’elle-même. Simmias, étourdi ou inattentif : oublieux de la réminiscence même, il parle d’harmonie et d’accord, et n’est pas même d’accord avec lui-même. La pensée qui ne réfléchit pas son intériorité, qui n’est pas attentive à se connaître elle-même, divertie, est inconstante et se contredit.  « Les raisonnements qui élaborent leurs démonstrations en s’appuyant seulement sur des vraisemblances sont de la poudre aux yeux » (92d). La « vraisemblance » exerce sur la pensée une séduction étrangère et extérieure ; la vérité au contraire est intérieure et se manifeste par l’introspection réminiscente : « c’est vrai en géométrie, mais aussi dans tous les autres domaines », reconnaît Simmias (92d).
            Ainsi les pythagoriciens : séduits par la beauté de l’univers, ils cherchent la vérité dans l’harmonie extérieure des phénomènes, et non dans l’harmonie intérieure ou intelligible, de l’âme attentive à se connaître elle-même. Ils attribuent au cosmos la dignité qui n’appartient qu’à l’esprit. Deux critiques approfondissent alors ce rejet du pythagorisme :

1. L’harmonie est une résultante ; la pensée est autonome.

            A partir de 92 e : « Très bien, mais allons plus loin, Simmias, dit Socrate ». L’idée d’harmonie n’est pas première : elle est relative aux éléments qui la composent, comme l’accord est composé de notes.  Le solfège précède le traité d’harmonie, comme la morphologie la syntaxe. L’âme au contraire est à elle-même sa propre raison, et n’a besoin de rien d’autre pour être. L’âme est absolue – provient d’elle-même, d’elle seule, et se réfère à elle-même. La réminiscence – ou pensée de la pensée – réfère l’âme à l’âme et ferme le cercle de l’autonomie intelligible, ou de la conscience de soi. C’est donc l’âme libre qui prononce, qui choisit, qui parie, entre le bien et le mal, le vice et la vertu, et non le bien et le mal qui résultent de l’harmonie ou de la disharmonie, de la consonance ou de la dissonance, dont l’âme ne serait que l’effet. Ni bonnes ni mauvaises, mais libres, les âmes seront encore égales, elles participent à égalité – tò íson (93 d 9) – à l’harmonie et à l’intelligible, elles sont également appelées à la chasse de l’Etre. Contre l’élitisme pythagoricien, Platon affirme ici l’égalité des âmes également destinées à se ressouvenir de la vérité qui sommeille en elles. Contre le goût du secret et la nostalgie religieuse de l’initiation, Platon affirme la liberté de pensée qu’aucune Harmonie révélée ne saurait discipliner. C’est à l’esprit autonome de décider par lui-même de ce qui s’accorde et de ce qui discorde et, auteur, de composer seul son Traité d’Harmonie.

2. L’harmonie est un accord ; elle met d’accord.

            La pensée est une autorité souveraine, qui questionne – ironise – et contredit, et ne cède pas. L’harmonie veut la paix ; la dialectique est une guerre de l’esprit avec lui-même. C’est encore la liberté de penser, l’autonomie de l’esprit que, contre le pythagorisme, Platon veut ici souligner. Le musicien veille amoureusement au bon état de sa lyre ; il est le ministre de son instrument. Mais l’âme inversement commande au corps et le soumet à ses raisons. L’angélisme de l’harmonie pythagoricienne planifie les différences : l’âme est accord, elle n’est plus volonté, elle harmonise les tensions, elle n’est plus tension elle-même, elle est apaisement, sérénité et non désir. C’est au contraire le désir et l’élan qui pour le Socrate du Banquet comme du Phédon sont l’essence de l’âme. Loin de se mettre au service du corps comme le musicien à celui de sa lyre, l’âme soumet le corps à ses lois et proclame la souveraineté de son gouvernement. Mieux encore : elle se soumet librement elle-même à la meilleure part d’elle-même, qui est l’intellect s’apercevant lui-même dans la pure clarté de son intériorité. Odyssée, Chant XX : Attendant le moment de la vengeance, dévoré d’impatience et méditant le massacre des prétendants, Ulysse discipline sa colère et contient l’épanchement de son cœur : « Sois patient, ô mon cœur » (94 de).

            Avant de passer à l’examen des thèses de Cébès, Socrate compare le couple de Simmias et de Cébès au couple mythologique d’Harmonie et de Cadmos. 95a : « Pour ce qui est d’Harmonie la Thébaine, il semblerait qu’elle nous soit devenue propice (…) Mais pour Cadmos, comment allons-nous nous le concilier ? » Socrate-Thésée se tourne donc vers Cébès-Cadmos. Cadmos, fondateur de Thèbes, est une sorte d’anti-Thésée, sauveur d’Athènes. Guerrier farouche, Cadmos tua le dragon qui gardait la source d’Arès, et de ses dents semées naquirent des guerriers : les Spartoi – « hommes semés » – qui s’entretuent – cinq seulement survivront. A l’origine de la cité d’Athéna, le meurtre du Minotaure ; à l’origine de Thèbes, une obscure et sanglante guerre civile. Pour se purifier du meurtre du dragon, Cadmos sert Arès pendant huit ans comme esclave. Arès, dieu de la guerre, du carnage et du sang. La cité ne sortira de la violence des origines qu’avec les noces – auxquelles assistent tous les dieux – de Cadmos et d’Harmonie, fille d’Aphrodite. La civilisation naît ainsi du mariage de l’humeur guerrière et de la grâce d’harmonie. C’est ainsi que Simmias, superficiel et inattentif, mais soucieux d’harmonie, tempère l’esprit sombre de Cébès, hanté par les revenants et possédé par le fantôme du Croquemitaine. Le trait n’est pas psychologique. Il définit sans doute deux interprétations, contemporaines de Platon et également issues du pythagorisme : l’une, esthétique, célèbre la beauté des apparences et l’harmonie des proportions ; l’autre, tragique, souligne l’abîme qui sépare la condition des mortels de la beauté de l’univers immortel et des astres incorruptibles.

Critique de la thèse de Cébès

Position du problème

            Socrate commence par rappeler la thèse de Cébès que la critique de Simmias aurait pu faire oublier. Ce « résumé » souligne tout particulièrement deux points :
            1- Cébès considère l’âme comme une chose matérielle : « une âme est une chose qui dure assez longtemps » 95c, donc un corps qui viendrait s’ajouter au corps pour restaurer le tissu organique. L’âme tisserande de Cébès n’est au fond rien d’autre que le processus de mitose ou division cellulaire. Matérielle et naturelle – appartenant donc au monde de la génération et de la corruption, c’est-à-dire à la « cause qui, d’une manière générale, préside à la génération et à la corruption » 95e, l’âme est alors entropique – seul le mouvement astral est éternel – et s’épuise progressivement : « épuisée à force de vivre cette vie, l’âme devrait, lors de ce qu’on appelle "mort", finir par périr » 95d. Pour réfuter Cébès, il sera donc essentiel de distinguer la pensée – qui est l’acte propre de l’âme – de la matière, ou substance corporelle ; ou bien encore de distinguer les causes intelligibles des causes sensibles ou matérielles.
            2- Socrate souligne avec un malin plaisir combien la peur – et non l’amour de la pensée (philologie) ou de la connaissance (philosophie) – motive la réflexion de Cébès. 95b : « Baisse le ton, de peur que le mauvais œil (baskaia, envoûtement, fascination, terme magique d’origine thrace) ne mette en déroute le raisonnement avenir ». 95d : « … cela ne ferait aucune différence quant à la peur qu’éprouve chacun d’entre nous ; car il est normal, à moins d’être insensé, d’éprouver cette peur… » (phobeisthai, phobos). Plus loin, Socrate réussira même à faire rire Cébès le Mélancolique en le plaisantant ironiquement sur sa peur : « Est-ce que tu n’aurais pas peur (de dire que « celui-ci est plus grand que cet autre de la tête »…) ? – Alors Cébès, en riant : « Moi ? dit-il, comment donc ! » (101b). Egalement 101cd : « Mais toi, tu dois avoir, comme on dit, peur de ton ombre… ». Platon veut ainsi nous faire entendre que, si Cébès n’est pas misologue (il veut savoir et ne hait pas la pensée), il est toutefois logophobe : il craint la pensée, et appréhende le combat avec l’inconnu, ou avec l’hydre de Lerne. C’est pourquoi, avant de commencer, Socrate l’engage au combat spirituel : « Notre affaire, c’est d’aller, comme dans Homère, au corps à corps avec l’adversaire » 95b. Convaincre Cébès, ce sera donc le convaincre de la joie de penser, et de chercher pour soi-même. La santé de l’âme se mesure à sa fécondité maïeutique, et il n’y a pas d’autre remède (pharmakon) à la mélancolie que l’exercice du « connais-toi toi-même ». Mieux encore : une idée vraie est toujours une idée joyeuse, puisque portée par l’élan de la réminiscence. La pensée célèbre la joie d’une perpétuelle naissance – régénération et non épuisement – et l’âme, dont l’acte est la pensée, est principe de vie, et élan inépuisable.

Autobiographie socratique

            Anaxagore et le matérialisme : la révolution platonicienne.
         « Un jour, j’entendis la lecture d’un livre dont l’auteur était Anaxagore » (97bc). Le destin d’Anaxagore préfigure celui de Socrate : malgré la protection de Périclès, il sera exilé d’Athènes à la suite d’un procès pour impiété. Anaxagore de Clazomènes (proche de Smyrne), physiologue ionien. Platon se fait ici historien de la philosophie : parmi tous les physiologues présocratiques, le plus platonicien est encore Anaxagore. La cosmologie d’Anaxagore est en effet la première qui comprend l’insuffisance de l’explication physicaliste (« je fus pris d’un appétit extraordinaire pour cette forme de savoir qu’on appelle "science de la nature" », peri phuseôs historian : 96 a) : elle ne rend compte de ce qui est que par la combinaison des éléments (eau, terre, air, feu), ou des qualités (froid, chaud, humide, sec…), et jamais par la signification,ou par la raison qui le fait être.
            La physique – qui ne reconnaît, comme Cébès, d’autre réalité que celle de la matière – répond peut-être à la question « comment ? », mais ne répond jamais à la question « pourquoi ? ». Anaxagore commence d’entrevoir, bien que d’un point de vue strictement physique (connaissance de  la nature, et non de la connaissance elle-même) l’insuffisance de l’interprétation physiologique : pour que le monde, pour que l’existence ait un sens – pour que soit réfuté le sentiment de l’absurde qui fait Cébès mélancolique – il faut qu’il soit l’œuvre d’une « intelligence » ou « esprit » – noûs –, c’est-à-dire d’une cause finale et non simplement mécanique : « S’il en est ainsi, si c’est l’intelligence qui met en ordre, elle doit ordonner toutes choses et disposer chacune de la meilleure manière possible » (97c). « Meilleur » ne signifie pas ici que Platon va désormais s’employer à montrer que la disposition de l’univers correspond à celle du meilleur des mondes possibles : le meilleur, pour l’âme, ce n’est pas l’intelligence du monde, mais la connaissance de soi. Il faut plutôt comprendre qu’avec Anaxagore commence le renversement platonicien qui se détourne du sensible et se convertit vers l’intelligible : ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est, ce n’est pas sa constitution matérielle mais l’Idée (eidos, « idée » plutôt que « forme ») qui se réfléchit en elle, à laquelle elle participe : la vraie cause est intelligible et non matérielle. C’est ainsi que Socrate est en prison par l’idée qu’il se fait de sa mission, c’est-à-dire par la signification qu’il veut donner à sa propre mort, et non parce que ses os et ses muscles sont disposés de telle et telle façon (98 c-e). C’est ainsi encore que cette chose est belle ni par les couleurs ni par les matériaux qui la constituent, mais par l’idée de la beauté qu’elle exprime : la vraie question que pose la beauté n’est pas celle de sa fabrication technique, mais celle de sa signification. La physique esquive la question du sens en se limitant à la seule mesure de la quantité : elle ne connaît pas les êtres par la raison de leur forme propre, mais en les comparant extérieurement du seul point de vue abstrait de la quantité. Aussi dira-t-elle, « d’un homme grand placé à côté d’un petit, qu’il était plus grand juste de la tête » (96 de) ; mais la beauté, celle du corps comme celle de l’âme, est une proportion parfaite, à laquelle on ne peut rien ajouter ni rien retrancher, summetria que sa qualité définit, non la simple quantité. L’essence définit l’existence par elle-même, c’est-à-dire par la signification de sa forme propre, et non par comparaison avec une autre chose. C’est ainsi que je ne dis rien de Simmias quand je dis qu’il dépasse Socrate, ni de Phédon quand je dis qu’il dépasse Simmias. L’énoncé « Simmias dépasse Socrate » ne formule pas ce qu’il est en vérité » (102 bc).
            De même, pour comprendre comment une chose peut demeurer la même en devenant une autre – par augmentation ou par diminution – il ne suffit pas de lui ajouter ou de lui ôter telle quantité de matière : il faut encore comprendre comment, plus grande ou plus petite, elle forme un tout qui ne se réfère qu’à lui-même, et comment elle participe à une proportion intelligible qui lui donne forme et signification. C’est le devenir de cette proportion – ou idée – qui fait véritablement question, et non la variation de la quantité de matière, « lorsque la nourriture fait que de la chair vient s’ajouter à la chair et de l’os aux os » (96 cd). C’est pourquoi il faut repenser l’immortalité de l’âme et tenter, comme le dit ici Socrate, o deuteros plous, « une seconde navigation » (99 d). Comprendre : un changement radical de cap. Pour atteindre le temple d’Apollon, la trière socratique voguait jusqu’à présent vers le couchant : l’âme était interprétée comme une réalité matérielle – donc corruptible et entropique – et non encore envisagée du point de vue de l’intelligible, dont la définition sera la tâche de la République. Elle vogue maintenant vers l’orient : l’âme sera désormais envisagée comme une idée et non comme une chose, comme une signification et non comme un objet dont on analyse la composition. En d’autres termes, il s’agit de substituer à l’étude de l’âme, l’étude de l’idée de l’âme, c’est-à-dire la raison qui la fait être ce qu’elle est, et le sens même de son existence.
            L’idée de l’âme, c’est-à-dire l’idée que l’âme se fait d’elle-même, ou idée de l’idée, c’est, selon Platon, la réminiscence : l’âme est vivante, elle est le principe de la production des idées et de l’engendrement du sens. L’âme n’est une âme que lorsqu’elle est soulevée par l’élan de la découverte, transportée par la joie de la pensée. L’âme s’élève ainsi à la connaissance de son essence – c’est-à-dire à l’Idée d’elle-même – par l’expérience de la maïeutique, dont Socrate est le ministre. Sa vigueur est croissante, à l’inverse de ce que soutient Cébès, qui accable l’âme d’un labeur épuisant et absurde. Tant que n’est pas opérée cette révolution – ou changement de cap – que prépare le meletê thanatou, l’âme, inconsciente d’elle-même, se prend pour un objet : « Est-ce le sang qui est cause que nous pensons ? Ou l’air, ou le feu ? Ou bien encore n’est-ce rien de tout cela, mais plutôt le cerveau ? » (96b). L’âme se méconnaissant elle-même imagine qu’elle pense avec le cerveau. Elle ne sait pas encore qu’il est obscur et confus de dire d’elle-même qu’elle pense avec le cerveau, et clair et distinct d’affirmer qu’elle pense avec des idées. Nous comprenons maintenant, par le renversement platonicien qui substitue la question du sens à la question du fait, que c’est l’âme et non le cerveau qui pense. Cf. Descartes, Dioptrique, discours sixième : « c’est l’âme qui voit et non pas l’œil ». Voyez Roland Barthes, Mythologies, « Le cerveau d’Einstein ».
            « Il y a là deux choses bien distinctes : ce qui, réellement, est cause ; et ce sans quoi la cause ne pourrait jamais être cause » (99 b). C’est pourquoi l’âme doit être connue par l’idée de l’âme, et non par le cerveau, ni par le feu, ni même par les feux follets, « qui traînent à l’entour des tombeaux, des sépultures, tous endroits où, en vérité, on voit je ne sais quelles apparitions, ombres portées d’âmes, et simulacres » (81d). Dès qu’elle méconnaît en elle l’immortalité de la réminiscence, l’âme ne peut s’appréhender que comme une chose mortelle, et ne se penser que par les hallucinations qui hantent les cimetières. Dès qu’elle se détourne de la pensée, et de sa puissance maïeutique, l’âme laisse la mort s’insinuer en elle. Ce renversement méthodique – ou « seconde navigation » – Platon l’exprime par une image, qui peut prêter à confusion si on la réfère mécaniquement au mythe de la caverne : « ceux qui observent une éclipse de soleil » deviennent aveugles s’ils l’observent directement, mais ne perdent pas la vue s’ils l’observent par réflexion (dans l’eau, ou par un autre moyen) : 99 de. Le soleil éclipsé figure la chose sensible, qui n’est pas la beauté elle-même, mais l’image de la beauté éclipsée par la présence matérielle de la chose, qui néanmoins participe plus ou moins à l’Idée de la Beauté. Observer directement les choses sensibles, c’est se laisser fasciner par leur présence – qui « met en déroute » la pensée, comme médusée par un « mauvais œil » ; on en perd la vue, et l’intelligence, et l’on retombe en deçà d’Anaxagore. Observer par réflexion les choses sensibles, c’est les considérer à la lumière de l’Idée à laquelle elles participent, c’est les envisager dans la perspective de l’intelligible. C’est leur donner sens. C’est ainsi que l’univers que décrivent les physiciens est à la fois un monde absurde – privé de sens – et un monde sans âme. Pour échapper au non-sens, l’âme se réfugie alors non du côté de la présence sensible, mais « du côté des raisonnements – eis tous logous kataphugonta – et, à l’intérieur de ces raisonnements, elle examine la vérité des êtres – tôn ontôn tèn alêtheian » (99e). On peut alors dire en effet que c’est par le beau que les choses sont belles ; que c’est par sa grandeur propre, la proportion de l’ensemble, qu’une chose grande est grande ; et qu’enfin c’est par son acte propre – la réminiscence – qu’une âme est une âme :  « Tu t’époumoneras à proclamer que tu ne connais aucune autre manière pour chaque chose de devenir quelque chose que d’en venir à participer à la manière d’être propre de chaque réalité dont elle vient à participer » (101c).
            Importance cruciale de ce passage qui rend compte de la révolution philosophique – substituer la question du sens à la question du fait – tout comme de la vocation philosophique : la question du sens est à l’origine de la rupture accomplie par Socrate (biographie de Socrate, ou de Platon ?). C’est sans doute pour mieux marquer cette « période », que Platon fait à nouveau intervenir Echécrate – non sans ironie par ailleurs : « c’est étonnant comme cet homme-là a réussi à rendre lumineux tout ce qu’il disait, et même, à mon avis, si on n’est pas très intelligent » (102a)… Echécrate, auditeur enthousiaste mais un peu emporté, était accablé après la double objection de Simmias et de Cébès, et le voilà remonté par le retournement socratique. Les objections conduisaient le dialogue dans une impasse ; la révolution platonicienne ouvre une autre voie, une autre « navigation ». Echécrate, revigoré par ce renversement de situation, s’apprête à prendre un nouveau départ, se prépare pour une nouvelle traversée. Retour en arrière : une fois bien comprise la signification du renversement platonicien, le passage difficile (101 de) concernant les questions de méthode ne pose plus de vrai problème : il faut comprendre par hypothèse – hupothesis – non la base ou postulat de la démonstration, mais l’Idée – à la fois forme et signification – dont la chose est l’expression sensible. L’analyse doit alors continuer à la lumière de cette interprétation, jusqu’à se soit épuisée la puissance maïeutique de l’Idée : « …examiner si toutes les affirmations qui, sur son élan (celui de l’Idée ou signification hypothéquée), en ont procédé, sont mutuellement consonantes ou dissonantes », allèlois xumphôei è diaphônei (101d) ; et si, continue Socrate, « on exige de rendre compte de l’hypothèse elle-même » alors « tu poseras une nouvelle hypothèse, en choisissant celle qui te paraîtra la meilleure… ». C’est ainsi que la définition du sens engendre une régression sémantique infinie. Ainsi les deux miroirs que, dans Le Premier Alcibiade, met en abîme le dialogue philosophique, cet entretien silencieux de l’âme avec elle-même. Car si la pensée, révélée à elle-même dans l’acte de la réminiscence, est toujours et nécessairement pensée de la pensée, alors il faut aussi que cette précession de l’esprit ouvre en lui une régrédience infinie, telle qu’en cette profondeur jamais ne pourra s’épuiser « la chasse de l’être ». C’est en vérité la méthode dialectique, précisée dans la République et dans le Phèdre, qui s’esquisse dans ce passage : la chasse de l’être s’accomplit dans l’élément du langage – dia-logos – en reconstituant l’enchaînement infini des significations, significations de l’Idée, maïeutiques donc, et non significations de l’opinion, tautologiques et stériles. Ainsi la valeur herméneutique de l’Idée se mesure à son « élan » – sa force sémantique – et à la « consonance » qu’elle engendre, à la cohérence du discours.

L’exclusion des contraires

            En substituant l’Idée à la chose, le sens au fait, l’essence à l’existence, on est conduit  à formuler en termes nouveaux la question plus haut développée de la génération des contraires (70c et s.). On se souvient en effet que Socrate avait évoqué « l’antique tradition », palaios logos (70c), en laquelle on avait reconnu l’essence de toute pensée mythique – selon laquelle le devenir s’accomplit nécessairement de contraire à contraire, par un cycle inépuisable (sinon l’univers se serait assoupi dans le sommeil d’Endymion). Mais le renversement platonicien rejette l’interprétation mythique et découvre l’interprétation philosophique. Le mythe pense les choses mêmes, l’existence sensible – le soleil éclipsé – et non l’idée de la chose, ni l’essence intelligible – la lumière réfléchie. Or, si le devenir de la chose sensible peut en effet s’accomplir d’un état à l’état contraire (le froid peut devenir chaud, et inversement, le grand devenir petit et inversement), l’essence intelligible au contraire ne saurait être susceptible de transformation : c’est ainsi que le nombre peut devenir pair ou impair, mais que l’idée de la parité, ou son contraire : l’idée de la non-parité, ne saurait se contredire elle-même sans incohérence, ou « dissonance ». A l’inverse de la chose, susceptible de transformation, l’idée – signification ou définition – ne saurait sans incohérence devenir autre qu’elle-même : « elle ne consent pas à être autre que ce que précisément elle était » (102e).
            C’est précisément parce qu’il n’aperçoit pas l’hétérogénéité de l’existence et de l’essence que l’Anonyme (« quelqu’un prit la parole, lequel exactement de ceux qui étaient présents, je ne m’en souviens pas » : 103a) peut objecter, à la permanence de l’Idée, la génération des contraires. La réponse de Socrate est alors parfaitement claire : la chose – l’existence sensible et singulière – peut certes devenir le contraire de ce qu’elle est présentement ; mais le contraire lui-même, c’est-à-dire l’Idée qu’il exprime, ne saurait devenir, sans contradiction, son propre contraire. C’est ainsi que cette pierre, maintenant chaude, peut devenir froide ; mais l’idée du chaud ne pourra jamais s’identifier à l’idée du froid. « Car à ce moment-là on disait : d’une chose contraire naît une chose contraire ; mais on dit à présent : le contraire, en lui-même, ne peut jamais devenir son propre contraire », auto to enantion eautô enantion ouk an pote genoito (103b). Remarquer que, chez Platon, les pronoms autos, éautou, séautou (de soi-même, par soi-même) marquent toujours le mouvement de la réflexion et le retour sur soi de la conscience de soi (gnôthi séauton). 
            Ainsi la révolution socratique abandonne le monde changeant des existences – en proie à une perpétuelle métamorphose, et objet d’une connaissance mythique de l’Etre – pour le monde fixe et immobile des essences – non contradictoire et consonant avec lui-même, objet de la connaissance philosophique de l’Etre. Une fois écartée l’objection de l’Anonyme, c’est-à-dire une fois réaffirmé le changement de l’orientation, celui de la « seconde traversée », Socrate en vient à sa démonstration – qui tend à faire de la vie (zôê) l’idée même de l’âme.

L’Âme est la vie

            La question de l’Idée est aussi, nous l’avons vu, celle de sa signification ou définition. Or toute définition est de la forme : S est P, le verbe marquant la participation du sujet à ses prédicats. Deux cas se présentent : ou bien le sujet est une essence (position d’un sens). Il est alors défini par la nécessaire participation de ses attributs : l’essence du cercle se définit nécessairement par l’ensemble des points équidistants d’un même point fixe appelé centre (et le pair pour la parité). Ou bien le sujet est une existence (constat d’un fait). La participation qui le relie à ses prédicats peut alors être nécessaire – la neige est nécessairement froide – ou contingente – cette pierre, froide, peut devenir chaude. Il existe ainsi des choses sensibles (la neige) ou intelligibles (trois) qui participent nécessairement à une essence – la froideur pour la neige, l’impair pour le trois. Tout ce passage passablement enchevêtré tend à montrer que l’âme – existence donnée en fait, rencontrée par l’expérience révélante de la réminiscence – participe nécessairement de la vie (zôê), qui constitue donc un attribut essentiel, ou caractère nécessaire de son existence. C’est ainsi que l’âme est vivante, comme la neige est froide, ou comme le deux est pair. Une âme morte devient alors une contradictio in adjecto, au même titre qu’un cercle carré, ou qu’une neige chaude. « Il est impossible qu’une âme, quand la mort s’approche d’elle, périsse ; car, d’après ce que nous avons dit, la mort, elle ne pourra pas la recevoir et elle ne sera jamais âme devenue morte » (106b). Une âme n’est une âme que par l’élan de la vie qui la soulève : « Donc une âme, quelque soit la chose dont elle s’empare, vient toujours vers elle en lui apportant la vie (zôê) » (105d). L’âme n’est pas vivante, elle est source de vie, elle est la vie elle-même. Cela peut se comprendre encore par la « méthode » évoquée plus haut (101de) : si toute position du sens – hupothesis – suppose une signification antérieure, alors la quête du sens met l’analyse en abîme et découvre l’infinité intérieure de la pensée. La pensée passe toujours la pensée, elle est produite pour l’infini. Elle n’en n’a donc jamais fini avec elle-même, il n’y a pas de « fin » en elle : dialectiquement, la pensée est appelée, elle s’appelle elle-même à vivre, et à toujours vivre davantage.
            Qu’est-ce alors que l’âme ? L’origine et la source de l’infinité sémantique, l’élan qui anime le discours, le verbe qui délivre la signification. L’âme est vivante, puisqu’elle est l’activité spirituelle qui donne sens à la chose, qui ne reçoit pas la chose comme un fait – simple quantité de matière qu’il suffit de mesurer – mais l’interprète au contraire à la lumière de l’Idée, donc en tant qu’elle participe au sens, à l’essence vers laquelle elle fait signe. La régression infinie du sens suppose nécessairement la vie de l’âme par l’origine toujours régrédiente du discours, ou raisonnement (logos). L’âme est vivante puisqu’elle est la source inépuisable de la parole, l’élan et la joie de la pensée, le principe actif de la délivrance et de l’enfantement. L’Idée elle-même n’est une idée que lorsqu’elle est vivante, recréée par la réminiscence, et non récitée mécaniquement, élan et non forme (par exemple la diagonale du Ménon, dialectiquement reconnue et non dogmatiquement désignée), découverte première qui donne son élan à l’enchaînement démonstratif. C’est pourquoi Socrate peut dire à Cébès que ce n’est pas par lui-même que le corps est vivant, mais que c’est par l’âme – ou l’intelligence – que le corps s’élève à la vie (105c). Le corps est en effet incapable de se donner à lui-même du sens : ce n’est pas le corps, mais bien l’âme, qui pense et définit l’idée du corps. Inversement, l’âme est le principe originaire de la maïeutique mentale : elle est à elle-même son propre sens, elle enfante elle-même l’Idée d’elle-même, elle se connaît elle-même et ne se connaît jamais aussi bien que par la joie de la découverte. Le corps est dépendant : il doit boire et manger pour se maintenir dans l’être, pour s’accroître et diminuer. L’âme est autonome, elle est raison, elle se nourrit d’elle-même, se féconde et enfante par elle-même. Elle est autocréatrice et se suffit à elle-même et, comme les dieux, jouit de sa propre perfection. Le corps peut être doué de vie ; mais l’âme est la Vie elle-même.
            C’est pourquoi la vie ne saurait être un objet d’étude pour le physicien, ou le « naturaliste » : la vie n’est pas matière mesurable – plasma germinatif ou séquence génétique. Elle n’est pas chose, mais l’élan spirituel qui donne sens aux choses, et origine vivante des Idées. Si l’âme est la Vie, elle ne saurait mourir, pas plus que la neige ne saurait être chaude, ou le trois pair. Quand la mort approche, il faut donc que l’âme quitte la place – un contraire chassant l’autre – et s’enfuie ailleurs : « Ce qu’il y a d’immortel s’éloigne et s’en va, intact et sans corruption, après avoir cédé la place à la mort » (106e). On remarque ici que la mort est pour Platon non la privation de la vie, mais une puissance active, non un simple néant, mais une force contraire à la vie. Quelle est-elle ? L’interprétation demeure ouverte. Ne serait-elle pas la mélancolie qui accable Cébès, la lassitude et le renoncement ? La vie est la joie de la pensée, mais la mort répond à l’attrait du désespoir, elle cède à la tentation de l’absurde. Socrate, proche de la mort, console les survivants et leur enseigne qu’il n’est pas de plus haute valeur que la vie, qui est la joie de penser et la dynamique de l’idée. Où s’enfuit donc l’Âme-Vie quand la mort la repousse et la chasse ? A cette question, le mythe apporte la réponse de l’Hadès, refuge des âmes que la mort a chassées. Que dira la philosophie ? Le mythe socratique qui achève le Phédon laisse le dialogue ouvert : ni certitude ni dogme, mais une image qui ne vaut que par l’idée qui s’y réfléchit, par la signification à laquelle elle « participe ». Il ne faut pourtant pas y voir échec ni renoncement : selon la perspective de l’intelligible, la recherche du sens est infinie et la régression vers l’origine met l’analyse en abîme. Il était donc nécessaire que la réflexion de l’âme sur elle-même – ce retour sur soi qui est un « exercice de la mort » – se conclue sur une ouverture et aboutisse à une énigme. Socrate n’a nullement la prétention d’enseigner la vérité : il ouvre la voie d’une recherche, il indique la direction de la chasse. « Simmias : … il m’est impossible de ne pas éprouver au fond de moi-même une certaine réticence à croire aux affirmations précédentes. Socrate : Non seulement tu as raison de dire cela à leur propos, mais aussi à propos des hypothèses qui nous ont servi de point de départ (…). Si vous explorez ces hypothèses suffisamment à fond, vous pourrez ensuite, j’en suis sûr, aller aussi loin que vous conduira le discours de la raison / la marche du raisonnement – akolouthèsete tô logô (akoloutheô, suivre la route, faire route avec, accompagner) – autant qu’il est possible à un homme de le faire » (107b). Un système physique est toujours clos : rien ne s’y perd, rien ne s’y crée, tout s’y conserve. Mais le système des Idées est toujours ouvert : le sens ne cesse de s’y recréer, et le principe qui le produit, « l’hypothèse » qui le pose, s’échappe, par torpillages, jusqu’à l’infini.

V- Le Mythe

            Le dialogue de Platon s’achève dans la poésie énigmatique du mythe, chant du cygne et dernière ironie de Socrate. Il en va de même à la fin du Gorgias comme à la fin de la République, deux dialogues où le mythe final a la valeur – comme dans le Phédon – d’une descente aux enfers. Il est vrai que le mythe du Phédon est bien davantage la description du paradis terrestre – la vraie Terre – ou bien encore celle du Purgatoire du lac Achérousias, que celle des Enfers. N’en déplaise à Jacques Le Goff, le purgatoire, on le voit ici, n’est pas une invention médiévale. Paradis, Purgatoire, Enfer : le mythe final du Phédon est l’interprétation platonicienne de la Divine Comédie. Ce n’est pourtant qu’un mythe « Certes, prétendre à toute force qu’il en va exactement comme je viens de le dire, cela ne convient pas à un homme qui a quelque intelligence » (114d). Le mythe, faute de mieux, substitue du moins un récit plein de sens au silence de la mort, énigme à jamais irrésolue. Voyez l’ironie qui conclut le mythe final du Gorgias, celui du Jugement infernal : « Bien sûr, il n’y aurait rien d’étonnant à mépriser ce genre d’histoire, si, en cherchant par ci, par là, nous pouvions trouver quelque chose de mieux que cette histoire, et de plus vrai. Mais en réalité, tu vois bien qu’à vous trois, toi Calliclès, et Polos, et Gorgias, vous qui êtes les plus sages des Grecs d’aujourd’hui, vous n’avez pu démontrer qu’on doit vivre une autre vie que celle dont j’ai parlé… » (527ab). L’immortalité n’est qu’un pari (91b). Socrate n’ignore pas qu’il court un risque. Mais, ajoute-t-il, c’est un beau risque – kalos kindunos – (114d), un risque qui vaut la peine d’être couru.

1- Le chemin de l’Hadès

            A l’inverse du dogmatisme tragique (Télèphe, héros d’une pièce perdue d’Eschyle : 108a) qui fait parler l’au-delà et, par la bouche des prophètes, prétend deviner et connaître la venue de la mort, l’ironie philosophique, privée d’oracle, ne sait plus discerner où conduit le chemin de l’Hadès. Aux yeux de Socrate, il n’est « ni simple ni unique, le chemin qui emporte vers l’Hadès » (108a). On y trouve en effet « des bifurcations et des circuits en grand nombre » (ibid.). Hécate – Hekátê – déesse infernale, préside aussi aux carrefours où l’on dresse sa statue, sous la forme d’une femme à trois têtes : l’une regarde le passé, l’autre le présent, la dernière l’avenir. Le philosophe n’a que deux yeux, et n’écoute d’autre oracle que celui de sa pensée. N’étant plus devin, sa méditation s’égare dans cette succession de carrefours – « le chemin qui conduit à l’Hadès » – où l’intelligence perd la piste qui conduit à l’immortalité. Une succession de carrefours, cela se nomme un labyrinthe : le labyrinthe est le chemin qui conduit aux Portes de la Mort. Minos, juge des Enfers (cf. Gorgias) ne fut-il pas aussi le constructeur du labyrinthe ? Et Socrate lui-même ne prétend-il pas descendre de Dédale (Premier Alcibiade) qui fut l’ouvrier du labyrinthe ? Plus nous approchons de la limite, plus le discours, et sa méthode, sont difficiles : il faut à la limite un effort infiniment grand pour progresser d’une distance infiniment petite. Qu’est-ce qu’un labyrinthe, sinon une marche indéfiniment retardée, par méandres et chicanes ? Et le labyrinthe de la pensée est sans issue, ni centre : l’énigme silencieuse de la mort demeure son horizon indépassable.
            Dans le récit du mythe, Socrate abandonne ses compagnons et s’avance seul à la rencontre du Minotaure. A chaque carrefour, il tire aux dés son chemin et chaque fois parie pour l’immortalité. Socrate, à la fois Dédale et Thésée, se laisse « guider » par l’âme purifiée – l’âme qui s’exerce à la mort et, se recueillant en son centre, fait ainsi l’expérience de son immortalité. Pour s’avancer dans le « dédale », il faut surmonter la peur du Croquemitaine : pour l’âme qui s’est exercée à la mort, Hadès est un sage et Minos, juge d’Enfer, « s’entretient tous les neuf ans avec Zeus pour se faire instruire par le plus sage des Sages » (Minos,dialogue suspect : 319c). Si la tradition prétend de Minos qu’il est « sauvage, cruel et injuste » (id., 318d), c’est par la faute des « poètes tragiques » qui imaginent la mort, et ne la pensent pas. « Dans la tragédie, ajoute le Socrate du Minos ou Sur la loi, nous nous vengeons de ces fameux tributs que Minos nous contraignit à payer » (321a). Le théâtre imaginaire de la Mort se paie au prix des sacrifices humains : apaiser l’angoisse en faisant mourir. Le mythe philosophique veut purifier cette violence. Distinguons donc un labyrinthe d’imagination – la caverne qui descend vers les ombres – et un labyrinthe de méditation – le chemin qui conduit à l’immortel. L’âme souillée, fascinée par les apparences, erre et s’égare dans le premier : « elle erre, solitaire, dans le plus grand désarroi » (108c). L’âme divertie est une âme en peine. Mais l’âme purifiée par la conversion philosophique est un bon guide : en cette navigation, le meilleur compas est celui de la raison, et la conscience de soi est le meilleur éclaireur. Chez Homère, tous les morts sont logés à la même enseigne, âmes traînantes et gémissantes (chant XI). Pour Platon au contraire, les lieux sont différents, et les résidences infernales, comme les chemins qui y mènent, ne sont pas de même nature.
            Pour chaque âme, selon le degré de sa pureté ou de son impureté, il existe ainsi un lieu qui lui convient :
            – plongée, comme les poissons, dans l’océan des phantasmes : âme fascinée.
            – dans la zone intermédiaire, flottant à la surface entre opinion et connaissance : âme réminiscente.
            – sur « la Terre qui est véritablement la Terre » (110a), dans la lumière impeccable de l’Ether : âme savante.
            Les trois lieux de l’outre-tombe – où conduit le labyrinthe de l’Hadès – se succèdent donc selon les degrés de la paideia ou de l’ascension de l’âme vers la connaissance. Dans la mer : l’eau où se noie l’imagination. Au bord de la mer : l’air et les brumes où s’éveille la réminiscence. Dans l’air des cimes : l’éther où l’esprit contemple la vérité évidente, éclatante, brillant de tous ses feux et de toutes ses couleurs.

2- La Terre

            L’ensemble de ces trois lieux fait la Terre, où nous vivons. L’au-delà serait donc, chez Platon, la terre et non le ciel. Le Phèdre – dialogue sur l’Amour – donnait lieu à un mythe cosmique sur les cieux et les étoiles. Le Phédon – dialogue sur la Mort – s’achève par la description fabuleuse de cette Terre. Le voyage dans le labyrinthe est d’abord une exploration de la terre, puis une descente au centre de la terre. Platon ne suggère-t-il pas ainsi que ce monde est l’Autre Monde, et que le vrai Paradis est terrestre ? Pour les Grecs – selon lesquels le monde connu se limitait aux bords de la Méditerranée – la terre contenait encore polloì thaumastoì tópoi, « beaucoup de lieux merveilleux » (108c).
            108c-109a : la terre est une sphère au centre du cosmos ainsi stabilisé en ce point d’équilibre. Pas besoin d’Atlas : la terre se soutient elle-même dans le milieu du monde. Cette cosmologie vient d’Anaximandre, physicien ionien : la terre ronde se pose au centre du ciel comme l’agora au centre de la ville quand, vers le VIe siècle, la cité devient autonome politiquement et constitutionnellement gouvernée. (Vernant, Origines de la pensée grecque).

a- La Terre d’En-bas

            La mer et ses rivages : le monde grec est le monde méditerranéen qui s’étend « du Phase jusqu’aux colonnes d’Hercule » (109b), c’est-à-dire de la Mer Noire jusqu’au détroit de Gibraltar. Ce monde, tout le monde connu, n’est pourtant qu’une flaque d’eau et les Grecs sur le rivage sont « comme des fourmis ou des grenouilles autour d’un marécage » (109b).  Ironie philosophique, ou point de vue de Saturne, celui de Micromégas ou de Gulliver. L’âme ailée de Socrate – l’homme oiseau – contemple la Terre depuis les hauteurs du monde intelligible : « Si l’un de nous parvenait jusqu’aux cimes de l’air, ou si, pourvu subitement d’ailes, il s’envolait… » (109e). L’homme-oiseau, qui contemple dans l’éther, s’oppose à l’homme-poisson, dont la vision est brouillée par l’eau du bourbier. Socrate ironise l’épopée : les Grecs d’Homère sont des héros, ceux de Platon de minuscules fourmis affairées.
            Périclès, exhortant les Athéniens au début de la guerre qui les opposait à Sparte, faisait l’éloge de la mer, formidable ouverture sur l’extérieur sans laquelle l’impérialisme athénien n’aurait pas connu l’expansion que l’on sait (Thucydide, I, 143). Platon, qui rêve d’une cité pure et close sur elle-même, condamne la mer. Lacédémone – au milieu des terres – a fini par l’emporter sur Athènes. L’eau de la mer est impure : elle corrode et salit tout. Athènes s’est laissée embourber dans la mer. La terre est un corps creusé et corrompu par la mer : elle est d’autant plus pure qu’elle s’éloigne de l’eau, brumes ou vapeurs, et monte vers le ciel dans la pure lumière de l’Ether. Dans l’Odyssée, la mer est le lieu des enchantements et des apparitions. Mirages et magies : Calypso et Circé sont habitantes des îles. La mer est le royaume de l’imagination, non de la raison. La mer est, pour la cité, la constante tentation de la démesure. Lois IV, 704 et s.  : en développant le commerce, la mer corrompt la cité : « En l’infectant de commerce et de trafic en détail, en implantant dans les âmes des mœurs instables et malhonnêtes, elle enlève à la cité la confiance amicale en elle-même » (705a). Chacun le sait : les ports sont mal fréquentés. De plus, la mer développe une marine démocratique, soldatesque turbulente et versatile, « des gens de toute espèce et peu recommandables » (707b). Et si Marathon a rendu les Grecs meilleurs, Salamine les a rendu plus lâches (707c). La mer se trouve même associée, dans le Phédon, à cette image du Bourbier dont on sait qu’elle a sa place en Enfer (69c) : « Dans la mer, rien ne pousse qui mérite qu’on en parle, rien non plus n’a une forme – comment dire ? – accomplie : tout n’est que roche creusée, sable, masse informe de vase impraticable et, dans les endroits où la terre se mêle à la mer, bourbier » (110a).
            Platon, terrien, amoureux du fixe et de l’exact, considère avec dégoût l’élément mouvant et informe de l’eau. Ainsi l’âme, enlisée dans le devenir, désire passionnément s’en arracher et prendre son essor vers l’immortel. En 108d, Socrate fait par deux fois allusion au secret de Glaucos : on ne peut s’empêcher, bien que le sens ne soit sans doute pas le même, de penser à l’image célèbre de République X (611b – 612a). Ne sommes-nous pas dans l’air comme les poissons sont dans l’eau ? Que verrions nous « une fois émergés et la tête levée hors de cette mer et tournée vers le lieu où nous sommes, à quel point ce lieu se trouve être plus pur et plus beau que celui où il vit avec les siens » (109d) ? Que verrait l’âme de Glaucos, « si, soulevée par un noble élan, elle surgissait de la mer où maintenant elle se trouve, et secouait les pierres et les coquillages qui la couvrent à présent » (Rép. 611 e) ? Ainsi le captif qui s’arrache à la caverne, ou le cocher de l’âme aux confins de l’Empyrée passant d’une tête la limite du monde, et contemplant au-delà la perfection des formes immortelles. Il existe donc une autre Terre – une vraie Terre – que nous n’apercevons pourtant qu’à travers l’eau du devenir et les brumes de l’imagination, « la Terre qui est véritablement la Terre » (110a).

b- La Terre d’En-Haut

            Platon décrit ici le Paradis Terrestre, le Royaume d’Utopie, le Pays de Cocagne. C’est seulement au XVIe siècle – avec la Contre Réforme – que le mythe du Paradis Terrestre est dénoncé par l’Eglise. Pour nous autres modernes, tous les lieux se valent, plus de terres inconnues ni de contrées merveilleuses, sinon dans la mythologie de pacotille des agences de voyage. Le merveilleux s’est exilé dans l’espace et la fable de l’utopie est devenue science-fiction. Quel est donc le paradis platonicien ? C’est le royaume de l’Evidence, le plein soleil de la Vérité. Paradis optique et chromatique : intensité de la lumière, pays de la couleur « éclatante » et « pure » (110c) : pourpre, dorée, blanche. Pas de noir, ni de gris, mais des couleurs intenses et lumineuses. Le Paradis répond à l’attraction solaire qui s’exerce sur la mythologie et l’imaginaire platoniciens. Les saisons y sont plus tempérées que chez nous (111b). Mais il faut plutôt supposer que, sur la Terre d’En-Haut, règne un éternel été. Le Paradis est fertile : au jardin d’Eden pas besoin de travailler. Il suffit de lever la main pour cueillir les fruits : « Tout ce qui pousse, pousse en proportion : arbres, fleurs, fruits aussi » (110d). Tout y est égal et exact, le phénomène y ressemble davantage à l’essence, la forme à l’Idée, les rochers sont lisses et transparents, les pierres sont des gemmes – sardoines, jaspes, émeraude – (110d). On croira longtemps encore, et pendant tout le Moyen-âge, que les pierres précieuses sont des morceaux de Paradis, ou bien des fragments d’étoiles tombés du ciel. Le paradis platonicien, icône mythique de la connaissance, est aussi le pays de la Beauté : la Beauté est la proximité de l’Idée sous le masque de l’apparence, elle est l’évidence phénoménale de la vérité. Pour une philosophie de la contemplation, le Paradis est le spectacle de l’Evidence : « Et tout cela se déploie au grand jour dans l’évidence de sa nature, avec luxuriance et magnificence en tous les endroits de cette Terre-là, si bien que la regarder est un spectacle fait pour des spectateurs bienheureux » (111a). En ce lieu d’évidence où l’intelligible se fait visible, le mur disparaît qui, dans le théâtre mental de la caverne, sépare les mortels des immortels et les hommes des dieux. La lumière est l’élément du connais-toi toi-même, comme l’eau est l’élément de l’inconscience. Connaissance immédiate et intuitive : au paradis, la vérité saute aux yeux. Dans le « creux » que nous habitons, le pays des philosophes où l’âme se lance à la chasse de l’Etre, les dieux se taisent ; mais au Paradis, « ils entrent en communication avec les hommes » (111bc). La connaissance est poétique, non dialectique, saisie immédiate du Vrai, « par oracles et prophéties » (111b).

c- Le Monde Souterrain

            Après l’apogée, l’hypogée. Le mythe plonge dans les entrailles de la Terre, dans les canaux qui la parcourent, comme dans les veines et les artères d’un organisme vivant. Si le paradis est le royaume de l’extériorité et de l’apparence, le mythe explore maintenant le plus intérieur, il voyage au centre de la Terre, dans les Enfers – Inferii – lieux souterrains, inférieurs. Platon se livre alors à une fabuleuse anatomie géologique, il ouvre le corps de l’animal Terre, il ausculte le battement de son cœur : « Tous ces mouvements de montée et de descente, c’est une sorte d’oscillation existant à l’intérieur de la Terre » (111e). Le flux et le reflux des marées trouvent leur principe dans le centre de la Terre. Platon n’est pas bien loin ici du poème cosmologique d’Empédocle d’Agrigente selon lequel le perpétuel brassage des éléments manifeste le conflit de l’Amour et de la Haine, de l’attraction et de la répulsion. Pour Empédocle comme pour Platon, la Terre est animée par une sorte de rythme vital. L’eau, en refluant, chasse l’air, et la Terre respire sous l’effet de ce souffle : « c’est comme dans la respiration : on expire, on aspire, et le souffle ne cesse d’aller et de venir » (112b). Le centre vital du rythme terrestre, le cœur battant de la Terre, c’est alors le Tartare, gigantesque fleuve souterrain qui s’enfonce dans les entrailles de la Terre et la traverse de part en part. Principe de mort et de vie, qui retient les damnés et délivre ceux qui sont susceptibles de rachat, il est le balancier du rythme fondamental et la pulsation vitale de la planète, la source de tous les fleuves, l’abîme de tous les effondrements (112a). Tantôt son eau se répand sur la Terre – « produisant ainsi mers, lacs, fleuves, sources vives » (112a) – tantôt elle se précipite dans l’abîme jusqu’au centre de la Terre : « Dans un sens comme dans l’autre, la descente n’est possible que jusqu’au centre de la Terre, et pas plus loin » (112e). Toute la cosmologie mythique de Platon est ainsi orientée vers le centre : la Terre est au centre du monde et l’eau reflue vers le centre de la Terre, centre du centre et source vive du Rythme Universel.
            Quatre fleuves auxiliaires – soient deux couples contraires – accompagnent et compliquent l’oscillation centrale du Tartare.
            – Deux fleuves en anneaux :
            Le cercle est ici symbole de constance et de régularité. Le fleuve dont le cours est circulaire est un fleuve mesuré et discipliné, qui limite et modère. Tel est, d’une part, le fleuve extérieur de l’Océan : il coule à la surface de la Terre et dessine l’ultime limite du monde. Tel est encore le fleuve intérieur et souterrain de l’Achéron : les juges des Enfers livreront à l’Achéron « ceux dont on juge que leur vie se situe dans la moyenne » (113d). Il coule en sens inverse de l’Océan, « il traverse des lieux désertiques et son cours souterrain le conduit au lac Achérousias », bassin de stagnation dans le système de l’écoulement des eaux. C’est sur le lac Achérousias que la barque de Charon emporte les âmes des morts au pays de l’Hadès. Sorte de Purgatoire, lieu intermédiaire où séjournent les médiocres, où stagnent quelque temps ceux dont la vie même fut comme une eau stagnante : ni très bons, ni très méchants. Là, pataugent les tièdes, que vomissent les fleuves des Enfers.
            – Deux fleuves en spirale :
            Le cercle de l’anneau est constant et mesuré. Mais la volute de la spirale est tourbillonnaire et désordonnée. Fleuves extrêmes et furieux, de feu et de glace, qui s’enroulent dans la Terre comme les serpents de la damnation : « s’enroulant comme des serpents une ou plusieurs fois autour de la Terre » (112d). C’est en premier lieu le Pyriphlégéton (littéralement : « le feu brûlant »). C’est lui que les volcans crachent sous forme de lave. Peut-être symbolise-t-il la violence et la flamme de la passion. Y sont jetés les parricides, qu’emporte une fureur aveugle (113e-114a). C’est en second lieu le Styx ou Cocyte (stux : froid glacial ; kôkutos : lamentations). Il incarne, semble-t-il, la Haine : stugeô signifie « je hais », « j’ai en horreur ». Les deux tourbillons inverses du Styx et du Pyriphlégéton représentent tous deux la violence passionnelle, l’une brûlante, l’autre glaciale. L’enfer chrétien n’a retenu que le feu ; celui des Grecs était de glace et de feu. Platon ne dit pas, de ces deux tortures, laquelle est la pire : elles sont exactement symétriques et inverses. Des deux fleuves, il semble cependant que le Styx soit le plus redoutable. Les dieux mêmes le craignent et prêtent serment par son eau : le parjure tombe inanimé, sans souffle, pendant un an, et ne peut revenir parmi les dieux qu’au bout de dix ans (Grimal, Dictionnaire de la mythologie, article « Styx »). Les deux fleuves se jettent également dans le lac Achérousias – aux deux extrémités opposées – mais ne mêlent pas leurs eaux (113c). Ainsi, qu’elle soit extériorisée (la flamme) ou intériorisée (la glace), la violence passionnelle envoûte également l’âme et la détourne de la méditation. Selon une interprétation orphique mentionnée par Olympiodore (néoplatonicien alexandrin du VIe siècle) dans son commentaire du Phédon, les quatre fleuves des Enfers platoniciens correspondent aux quatre éléments et aux quatre directions du ciel (Dictionnaire des mythologies, sous la direction d'Yves Bonnefoy, I 350a). Même opinion formulée par Proclus, dans son commentaire du Phédon (Monique Dixsaut, Phédon, GF, note 359, p.406). Pourtant, la géographie des Enfers platoniciens est bien davantage un traité des passions de l’âme qu’une physique des éléments. Le mouvement de marée du Tartare, les cercles de l’Océan et de l’Achéron, le feu et la glace du Pyriphlégéton et du Styx, figurent l’instabilité d’une âme exorbitée, chassée de son centre – qui est le site de sa réminiscence – et précipitée par démesure dans les extrêmes. Il n’y a de repos que sur la Terre d’En-Haut, où l’âme jouit de la vision des formes immortelles, et accroît son savoir.

3- Le jugement des morts

            Le système des eaux infernales est composé de deux fois deux fleuves. Mais le système des peines infernales ne met en jeu que trois fleuves, et délaisse l’Océan qui ne joue ici que le rôle neutre de la limite. En l’un ou l’autre des trois fleuves, sont jetés les coupables selon le degré et la nature de leur faute. 113d : « Ceux dont on juge que leur vie se situe dans la moyenne sont acheminés vers l’Achéron ». 114a : les meurtriers sont jetés au Cocyte, les parricides (« ceux qui ont commis des actes de violence envers leur père ou leur mère ») au Pyriphlégéton. Quant aux incurables – profanateurs des lieux sacrés ou récidivistes du crime (113) – ils sont livrés au Tartare, et demeurent à jamais prisonnier du flux et du reflux. Il y a là peut-être un souvenir de certaines peines archaïques, le condamné étant jeté, pieds et mains liés, dans un fleuve. Ainsi se dessine l’ébauche d’un système pénal : avec l’établissement de la cité, on passe d’un droit d’exorcisme – purification magique de la souillure – à un droit de responsabilité – où la peine est en proportion de l’intention, et vise à corriger tout autant qu’à châtier. Sur ce point, le rite de disculpation que propose ici Platon est tout à fait étonnant. Ce n’est pas en effet l’écoulement d’un délai proportionné au crime qui autorise la délivrance, mais une rencontre morale et singulière entre la victime et le bourreau : les damnés – qu’ils soient livrés au Styx ou au Pyriphlégéton – passent nécessairement par le lac Achérousias. Ils seront là sauvés s’ils réussissent à se faire pardonner par leurs victimes, qui les voient passer depuis la rive (114b). Le pardon donné prend ici valeur d’absolution. Le salut naît d’une relation intersubjective entre l’offenseur et l’offensé. Oreste, assassin de sa mère, est pardonné, selon Eschyle, au nom des lois de la cité – grâce à la voix d’Athéna – et nullement par le fait de Clytemnestre revenue d’entre les morts. Mais les âmes aux enfers sont pardonnées, selon Platon, l’une par l’autre, et seule la grâce de ce pardon peut délivrer une âme des supplices infernaux. Platon n’a peut-être jamais été aussi proche du christianisme. Selon Ménon, la vertu consiste à faire du bien à ses amis et du mal à ses ennemis (71 e). Mais nous ne mettrons fin à l’enfer, selon Platon, qu’à la condition que nous fassions du bien à nos ennemis mêmes. Sauf pour les incurables, l’Enfer de Platon n’est en vérité qu’un Purgatoire : le jugement n’est pas dernier, et la délivrance est possible, si du moins le pardon est accordé. Nul damné ne peut s’échapper de l’Enfer de Dante : « Vous qui entrez ici, laissez toute espérance » (Inferno, III, 9). Depuis la fin du paganisme, et le triomphe du christianisme, le Tartare seul est devenu tout l’Enfer, et c’est en Purgatoire que coulent les fleuves de glace et de feu, que repose le lac Achérousias.
Sur les Enfers dans la Grèce antique, on consultera avec profit : Dictionnaire des mythologies, article « Enfer (topographie des) », I, 349 et s. (avec bibliographie). Egalement Louis Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, « La cité future et le pays des morts », p. 139 et s.
 

Epilogue

            115a : « Mais moi, pour parler comme un personnage de tragédie, c’est maintenant, déjà, que le destin m’appelle ! » Socrate ironise l’emphase tragique. Et sa mort en effet est ironique plutôt que pathétique : Socrate ne meurt pas ; il disparaît, il s’efface pour que notre pensée demeure seule avec elle-même. Comme la torpille, Socrate est insaisissable : « Comment devons-nous t’ensevelir ? – Comme vous voudrez. A condition du moins que vous réussissiez à m’attraper, et que je ne vous échappe pas ! » (115c). Ses compagnons de cellule ne le comprennent pas, et sont inconsolables de ne pas retenir Socrate. Socrate enseigne à penser par soi-même ; mais les quatorze qui ont fait le voyage du Phédon ne veulent pas le comprendre, et ne pensent que par Socrate : « Nous recommencions à nous étendre sur la grandeur du malheur qui nous frappait. Cela, pensions-nous, revenait purement et simplement à perdre notre père, et à être orphelins tout le reste de notre vie » (116a). Les post-socratiques, qu’on appelle souvent les « petits socratiques », sont condamnés pour toujours  à n’être que les orphelins de Socrate. Ils sont semblables aux trois enfants de Socrate et de Xanthippe qui viennent, dans la prison, dire adieu à leur père (116 ab). Platon ne figure pas dans cet équipage. Comme ceux qui sont jetés au Pyriphlégéton, et plus encore comme l’Etranger du Parménide, il s’apprête à commettre un parricide. Aussi est-il malade – traversant une crise féconde – le dernier jour de la vie de Socrate. Lui seul, pourtant, sera fidèle au testament de Socrate, lui qui sera philosophe et non pas orphelin. Les fidèles superstitieux s’inquiètent de savoir comment procéder aux funérailles : inhumation ou crémation ? Le véritable rituel funéraire, c’est pourtant Platon qui l’officiera, en édifiant, sur le sol du connais-toi toi-même, le premier système métaphysique. Nul ne sait où se trouve la tombe de Socrate. Le seul véritable mausolée de Socrate, c’est la philosophie de Platon elle-même. Se souvenir et célébrer Socrate, c’est se ressouvenir de la pensée qui est en nous, vivante, absolument.
            Au coucher du soleil, sur le déclin d’Apollon, Socrate boit le pharmakon à l’invitation du serviteur des Onze, celui-là même qui ouvrait les portes de la prison au début du dialogue, et qui ouvre maintenant les portes de la Mort. Socrate coule lentement dans le Styx, et son corps se glace. A l’instant où la mort atteint les organes de la génération, Socrate, qui déjà ne fait plus partie du monde des vivants, se recouvre du linceul. Avant de partir tout à fait, il revient pourtant un instant et demande, tirant le rideau et comme à travers le miroir, qu’on fasse un sacrifice pour porter chance à celui qui parie sur l’immortalité : qu’on sacrifie un coq à Asclépios, fils d’Apollon, patron des médecins et si bon guérisseur que, dit-on, il ressuscitait les morts mêmes. Chaque matin, le chant du coq semble prier pour que le soleil se lève, et que des ténèbres renaisse la lumière ; ainsi la méditation du Phédon fut une prière pour que, de la mort, renaisse la vie. Le soleil matinal qu’appelle la prière de Socrate, n’est-ce pas la philosophie elle-même, le soleil intelligible de la réflexion dont l’astre d’Apollon n’est que l’image, le temple intérieur de la conscience de soi dont le temple de Delphes n’est que la représentation extérieure, et comme le mythe sensible ? Et n’est-ce pas l’œuvre de Platon qui naît à cet instant précis où meurt Socrate, l’œuvre de Platon que salue joyeusement le coq d’Asclépios ?

* * *

NOTE

1- On remarquera pourtant que cette célèbre formule ne se trouve pas littéralement chez Platon, mais exprimée seulement de façon approchée. Dans le Protagoras, Socrate, surinterprétant, et même mésinterprétant Simonide, affirme : « Pour moi, je suis bien convaincu que, parmi tous les savants, on n’en trouverait pas un seul disposé à croire que jamais homme ne se trompe de son plein gré et fasse volontairement des choses mauvaises et honteuses » (345 de). Et dans le Gorgias, de façon sans doute plus pathétique puisqu’il est alors aux prises avec le silence haineux et buté de Calliclès, Socrate demande : « Réponds-moi, Calliclès, au moins sur ce point précis : dis-moi si, selon toi, c’est à juste titre que nous nous sommes sentis contraints, Polos et moi-même, au cours de la discussion que nous avons eue avant, de nous mettre d’accord pour convenir que personne ne veut être injuste, mais que toutes les injustices qu’on commet, on les commet toujours malgré soi » (509 e).