Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mise en ligne : 1er septembre 2012

 

 

 

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MONTAIGNE

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PLATON

1- Introduction à la philosophie de Platon

2- Mimesis

3- Philosophie et musique

4- Le jeu dialectique

5- Hippias Majeur

6- Ion

7- Gorgias

8- Le Banquet

9- Phédon

10- République

11- Phèdre

12- Théétète

13- Politique

14- Philèbe

PLOTIN

PROUST

ROUSSEAU

SCHLOEZER

SCHOPENHAUER

SPINOZA

VALERY

WINCKELMANN

 

Paris IV, Master I, 2009.

PLATON : PHILOSOPHIE ET MUSIQUE

 

            Textes : Platon, République, III et X, (GF) ; Phédon (« la philosophie est la plus haute musique » ; le chant des cygnes d’Apollon) ; Phèdre (le délire des Muses) ; Banquet (Socrate, joueur de flûte) ; Philèbe (les sons et les couleurs qui inspirent des plaisirs vrais) ; Les Lois, livres II et VIII ; Timée (l’harmonie mathématique du cosmos). Aristote, La Politique, livre VIII ; La Poétique. Aristoxène de Tarente, Eléments harmoniques, trad. Ch.-E. Ruelle, éditions Pottier de Lalaine, Paris, 1870. Plutarque, De la musique, texte traduction et commentaire par François Lasserre, précédé d’un essai sur « L’Education musicale dans la Grèce antique », p. 13-95, Olten et Lausanne, 1954. Théon de Smyrne, Exposition des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon, trad. J. Dupuis, Hachette, 1892 Livre II, « contenant les lois numériques de la musique... ». Aristide Quintilien, La Musique, trad. et comm. de François Duysinx, Droz, Genève, 1999. Augustin De Musica (Œuvres, « Pléiade », tome I, p. 553-730). 

            Travaux : Evanghelos Moutsopoulos, La Musique dans l'oeuvre de Platon, PUF, 1959 (un ouvrage pionnier sur le thème, des données historiques mais beaucoup d'imprécisions dans l'analyse conceptuelle). Bernard Piettre, « Musique et philosophie chez Platon », p. 15-48, dans Musique et philosophie, sous la direction d’Anne Boissière, Centre National de Documentation Pédagogique, Paris, 1997. Pierre Maxime Schuhl, « Platon et la musique de son temps », in Etudes platoniciennes, PUF, 1960, p. 100-112. Louis Laloy, Aristoxène de Tarente, disciple d'Aristote, et la musique dans l'antiquité, Société française d'imprimerie et de librairie, Paris, 1904 (Minkoff Reprint, Genève, 1973). Paris, Annie Bélis, Aristoxène de Tarente et Aristote : le Traité d’harmonique, Klincksieck, 1986. Sur Augustin : Henri Davenson (pseudo. de Henri Irénée Marrou), Traité de la musique selon l’esprit de saint Augustin, Neuchâtel, La Baconnière, 1942. Marianne Massin, Les Figures du ravissement ; Enjeux philosophiques et esthétiques, Grasset, 2001 (première partie : « Figures platoniciennes du ravissement »).
            Moyen Age : Boèce, Traité de la musique, introd. et trad. par Christian Meyer, Brepols, 2004 ; Jérôme Baschet, « La Musique de l’homme au XIIe siècle », dans L’Iconographie médiévale, Gallimard, « Folio-Histoire », 2008.
            Bernard Sève, L'Altération musicale, Seuil, 2002.

***

            On lit dans le livre III de La République une longue dénonciation de la magie incantatoire de la poésie comme de la musique. L’homme philosophique, le citoyen d’une cité autonome qui délibère par elle-même et connaît les raisons de ses choix, qui se connaît elle-même, qui est à elle-même sa propre mesure selon la leçon des sophistes, est une invention récente. Dans les âges obscurs, la connaissance ne procédait pas de la réflexion attentive de l’esprit en son for intérieur, mais au contraire de la révélation du dieu et de l’expérience de la possession. Le Ion, dialogue de la jeunesse, avait déjà instruit le procès de l’envoûtement inspiré par le charme poétique. Le propos est le même dans La République : il s’agit de « purifier » (selon l’expression de 399 e) la cité de toutes les formes de délires et de possessions qui la menacent (diakathairontes truphan polin : purifier la cité de la mollesse, de l'indolence sensuelle qui l'infecte). Il s’agit de mettre en garde l’humain contre l’inhumain qui menace et s'annonce par la tentation de l'ivresse et le vertige de la possession. C’est pourquoi Platon dit préférer « Apollon et les instruments d’Apollon à Marsyas et les instruments de Marsyas » (399 e), et le souffle de la raison (o logos pneuma, 394 d) à l’ivresse dionysiaque. La pédagogie platonicienne prend donc la forme d’un exorcisme : maîtriser le vertige de l’enthousiasme et rétablir l’homme en son centre, par la prudence (sôphrosunê est un maître-mot du livre III) et par l’idéal civil de l’honnête homme (kalos kagathos). La critique de la magie mimétique porte d’abord sur l’invocation poétique : le poète est un visionnaire, il convoque des apparitions, il fait croire à la présence de ce qui est absent : ainsi nous inspire-t-il l’épouvante en nous représentant le monde pourtant invisible de l’Hadès (386 a sq), en nous faisant entendre les voix de l’au-delà dans les lamentations et les vociférations rituelles qui accompagnent les funérailles, dans le chant de deuil que les Grecs nomment le thrène (387 d sq). Le poète attribue aux dieux un rire inextinguible (Platon cite l’Iliade en 389 a), rire diabolique ou fou-rire qui évoque la convulsion des possédés, et qui ne convient pas à la sérénité des Olympiens. Platon condamne encore le mensonge, celui qui ment étant comme possédé par la fiction qu’il invente, le menteur devenant ainsi victime d’un dédoublement de la personnalité et d’un vertige de l’identité (« Il n’y aura pas chez nous d’hommes doubles ni multiples : diplous anêr oude pollaplous, 397 e »), à la façon du récitant qui se persuade de la réalité des événements qu’il déclame, il condamne encore la colère d’Achille, objet de l’invocation à la Muse qui ouvre l’Iliade (390 e). Résumant alors ces divers exemples, il élabore une théorie de la magie poétique, de l’incantation mimétique : le charme de la poésie provient de ce que le poète rend présentes les figures qu’il invoque, il rend visible l’invisible et convoque les disparus. Aussi parle-t-il toujours au style direct, faisant entendre les voix diverses des héros, mimées par l’homéride sur la scène où il s’exhibe : la transposition du poème au style indirect en détruit aussitôt toute la magie, comme Socrate le montre ironiquement en appliquant ce remède au chant premier de l’Iliade (392 e sq). Et il faut encore se garder, ajoute-t-il, d’imiter les fous, qui sont des possédés (mainomenois, 396 a) et, plus étrangement encore, d’imiter les forgerons ou les rameurs (396 a) : le marteau frappe la forge comme la rame frappe en cadence les flots, au rythme du tambour. Le rythme, la parole accentuée (lexis et non logos) de la déclamation poétique, la scansion du vers sont facteurs de contagion mimétique, de possession démoniaque. Enfin Platon recommande, en une amplification saisissante, de ne pas imiter « les hennissements des chevaux, les mugissements des taureaux, le murmure des rivières, le fracas de la mer, le tonnerre » (396 b) et, un peu plus loin, « le bruit du tonnerre, des vents et de la grêle, des essieux, des poulies, des trompettes, des flûtes, des chalumeaux […] et les voix des chiens, des moutons et des oiseaux » (397 a).  L’incantation poétique accède ici à une dimension véritablement cosmique, le poète ne faisant pas entendre le chant du monde mais plutôt le bruit inhumain de tout ce qui n’a pas été touché par la grâce de la parole : les hurlements de la bestialité, le tohu-bohu des éléments, le vacarme panique d’un univers qui ne parle pas le langage des hommes. On a remarqué qu’entre le tonnerre et la grêle, Platon cite en passant la trompette, la flûte et le chalumeau, instruments du dieu Pan et du satyre Marsyas. La poésie, qui était déclamée et non lue dans l’Antiquité, est la musique de la voix, et lorsqu’il entend poser un garde-fou contre le soulèvement du délire poétique, ce n’est pas au texte ni à la composition que pense ici Platon, mais à l’incantation de la voix (la lamentation de la pleureuse) et au gémissement du bruit (le grincement de l’essieu, le hennissement du cheval, le mugissement du vent). C’est pourquoi, selon Platon, l’essence de la mimêsis poétique comme musicale réside dans la fiction du style direct : l’imitateur s’efface sous le masque et se métamorphose dans le personnage qu’il invoque, commençant le mensonge théâtral qui conduira la cité à sa perte (Rép III, 393a-394b). Le mal consiste en cette dépossession de la conscience de soi qui donne sa mesure à l’âme et fonde la connaissance véritable. Toute science se fonde sur cette connaissance que la connaissance peut avoir d’elle-même, et dès que l’âme cède à l’inconscience, au vertige et à la transe, dès qu’elle choisit l’inspiration plutôt que la réflexion, dès qu’elle préfère la connaissance prophétique à la connaissance philosophique, elle perd aussitôt toute mesure, et se met en danger de sombrer dans l’inhumain. La musique fait partie de ces magies, elle est même la plus puissante d’entre elles, qui a pouvoir d’arracher l’âme à elle-même, et de la livrer aux puissances extérieures. Aussi le philosophe doit-il dompter cette ivresse, et revenir à lui-même, c'est-à-dire en ce lieu intelligible qui est la terre natale de la vérité.
            Le dieu parle par la voix du poète et la poésie est la voix possédée par l’inhumain, elle est déjà musique. C’est donc tout naturellement que l’analyse du charme musical fait suite à celle du charme poétique (à partir de 398 b). Platon traite en premier lieu de l’harmonie : il répudie les harmonies lydiennes et ioniennes, musiques dionysiaques de l’ivresse et de l’indolence, et prononce l’éloge des harmonies doriennes et phrygiennes, l’une « guerrière », l’autre « volontaire » : Platon semble n’aimer que la musique qui fait marcher au pas, qui maintient l’ordre et la discipline au sein de la cité. Il est vrai que si l’harmonie dorienne a la réputation d’être virile et guerrière, l’harmonie phrygienne, par son caractère grave et religieux, semble davantage s’accorder avec la sérénité de la méditation philosophique. Pourtant, l’effet de l’harmonie sur l’âme agit comme une force extérieure (c’est en ce sens que la musique est une expérience de la possession) tandis que la paix de la méditation est tout entière issue de l’intériorité. Platon traite en second lieu du rythme qui doit toujours, selon lui, être soumis au logos, qui est l’instituteur de l’humanité en l’homme, de même que le risque de la transe doit toujours être refoulé par la discipline du discours conscient de lui-même, c'est-à-dire du dialogue philosophique : « Le rythme et l’harmonie se règlent sur le discours, et non le discours sur le rythme et l’harmonie » (400 d). Ambivalence que nous retrouverons souvent au cours de l'histoire de la musique, par exemple quand il s’agira de penser l’opéra et de savoir si la musique doit demeurer soumise au livret, ou bien au contraire si elle vaut par elle-même. Discours et musique, discursivité de la méthode et mélodie du chant doivent, selon Platon, toujours demeurer liées. C’est ce parti-pris qui se profile chaque fois que l’on prétendra faire, de la musique, un langage. C’est ainsi que la perfection du discours et la perfection de la musique ont pour Platon un seul et même fondement : « L’excellence du discours, de l’harmonie, du maintien et du rythme (eulogia, euarmonia, euskhêmosunê, euruthmia) vient de la simplicité de l’âme (euêtheia) » (400 d). Le mot grec est ambigu, et signifie à la fois l’honnêteté et la niaiserie, la bonté et la sottise. Aussi Platon précise-t-il : « Non pas de cette simplicité qui n’est que sottise, mais de la simplicité véritable où s’allient beauté et bonté ». Euêtheia, c’est l’absence de duplicité dans l’âme : l’homme simple fait un avec lui-même ; l’homme mimétique, possédé de poésie et de musique, est double et multiple. Il se multiplie selon les métamorphoses que le dieu inspire et perd son identité dans le vertige et l’extase. La conversion philosophique recueille la pensée en son intériorité et enfante l’unité de l’âme ; l’ivresse mimétique livre l’âme à une transcendance inhumaine qui s’en empare et la possède. Sagesse apollinienne du « connais-toi toi-même », enthousiasme dionysiaque du cortège des Ménades : l’un et l’autre s’excluent, sans médiation possible. Il semble donc vain de penser la philosophie avec la musique ; il faudrait nous résigner à penser la philosophie contre la musique.

            L’intérêt que Platon porte pourtant à la musique est surtout pédagogique plus que philosophique : la musique n’est peut-être pas pour le philosophe une voie d’accès à la connaissance, mais seulement une méthode, semblable en cela à la poésie et à la rhétorique, pour conduire et maîtriser les esprits ; elle est une psychagogie, non encore une philosophie. La musique agit puissamment sur les âmes comme sur les corps, entraînés par le rythme et la danse, et constitue donc une puissante pédagogie, une efficace paideia. Elle entre ainsi en concurrence avec la paideia philosophique, qui se fonde, quant à elle, non sur la possession ni la transe, mais au contraire sur le dialogue intérieur et silencieux de l’âme avec elle-même (Théét., 189 e-190 a, et Soph. 263 e), sur la réflexion d’une pensée attentive à la réminiscence qui s’accomplit en elle. C’est ainsi qu’à la transe musicale s’oppose la méthode philosophique, comme à la magie de la possession l’exercice de la conscience de soi. Comme Rousseau l’a bien compris, le dialogue de La République est un ouvrage de pédagogie plus que de philosophie (1) : il s’agit d’éduquer le citoyen d’une cité véritable, c'est-à-dire dont la finalité est orientée vers la vérité de sa destination, qui n’est ni le marché alimenté par le travail des artisans, ni la guerre conduite par la caste militaire, mais l’examen dialectique et l’enrichissement des connaissances sur lesquels veille la sagesse philosophique. Or l’éducation musicale jouait dans la Grèce ancienne un rôle fondamental : l’homme cultivé, celui que les Athéniens nommaient mousikos anêr, c'est-à-dire l’homme qui a commerce avec les Muses (mousikê ne signifie pas en grec « musique », mais désigne tout art dont l’œuvre est le fruit de l’inspiration des Muses, à commencer par la poésie), était celui qui connaissait également la poésie (essentiellement la lecture et la récitation des grands poètes, et tout particulièrement d’Homère tenu, comme Platon le rapporte en Rép. X, 606 e, pour « l’éducateur de la Grèce ») et la musique, car on chantait les poèmes en s’accompagnant de la cithare ou de la lyre (les poèmes d’Homère se divisent en « chants », et non en chapitres). A cette éducation de l’âme (conduite par le grammatiste et le cithariste), s’ajoutait l’éducation du corps, la gymnastique placée sous l’autorité du pédotribe. L’une et l’autre étaient liées, ne serait-ce que par l’effet que le charme musical insinuait dans le comportement du corps, par le rythme et la danse : musique et gymnastique sont « sœurs l’une de l’autre », écrit Platon en Rép. III, 404 b. Le livre III de La République est alors structuré sur le programme pédagogique des Athéniens : Platon traite d’abord des poètes et de leurs fables, puis il traite de la musique (de l’harmonie en 398 c, du rythme en 399 e), et enfin de la gymnastique (à partir de 403 c). Il s’agit, nous l’avons vu, moins de penser la musique elle-même que d’en maîtriser le charme redoutable : « Il est à redouter que le passage à un nouveau genre musical ne mette tout en danger. Jamais en effet on ne porte atteinte aux formes de la musique sans ébranler les plus grandes lois de la cité, comme dit Damon, je le crois », déclare Socrate au livre IV de La République. Il reconnaît par là la fonction pédagogique tout à fait fondamentale que les Grecs assignaient à la musique : elle est capable de gouverner les âmes au point de détenir la clé de l’équilibre politique de la cité tout entière : l’Etat dépendrait d’une réforme de l’harmonie ! La musique place les âmes sous sa dépendance, elle décentre l’âme d’elle-même et la fait obéir au rythme et à l’harmonie. Au livre III des Lois, Platon lie la décadence de la cité à l’excès du raffinement musical qui mêle tous les genres et s’éloigne de l’orthodoxie classique : « Par la suite, avec le cours du temps, l’autorité dans le domaine musical passa à des compositeurs qui avaient sans doute le tempérament créateur mais ne savaient rien de la justice ni des droits de la Muse (to dikaion tês Mousês kai to nominon) ; dans la frénésie de plaisir (bakheuontes, qui fait allusion au transport bachique) qui les possédait plus que de raison, ils mêlèrent thrènes et hymnes, péans et dithyrambes, imitèrent sur la cithare le jeu de la flûte, ramenèrent tout à tout et, sans le vouloir, eurent l’inintelligence de lancer contre la musique cette calomnie, qu’il n’existait pas la moindre orthodoxie musicale (orthotêta mousikê), et que le plaisir de l’amateur (êdonê tou khairontos), que celui-ci fût noble ou vilain, décidait avec plus de justesse » ; c’est ainsi, ajoute l’Athénien, qu’à « une aristocratie musicale se substitua une fâcheuse théâtrocratie » (700 d-701 a). Les deux pamphlets que Nietzsche, qui se voulait pourtant le grand adversaire de Platon, lancera au seuil de la folie contre Wagner, ne sont peut-être pas tellement éloignés de cette diatribe. En devenant hystérique, qui est l’état de l’âme exorbitée, la musique sombre dans le théâtre et l’histrionisme (2). Et au livre VII des mêmes Lois, pour mieux limiter l’exubérance de l’invention musicale, Platon envisage de créer un comité composé « d’hommes d’au moins cinquante ans » (802 b), qui sont demeurés attachés aux « vieilles et belles compositions musicales que nous ont laissées les Anciens » (802 a), qui sera chargé de faire le tri entre la musique sobre et réglée et la musique de la transe et de la possession. Plus loin, il revient sur cette idée, envisageant la création d’un ministère de l’éducation musicale (tês mousikês o paideutês : 812 e), ou encore d’un directeur de la musique (peri tên mousan arkhôn : 813 a) qui seraient chargés de lutter contre l’excès de l’ornement musical et les complexités inutiles de la polyphonie (812 d-e). Toutefois, ces textes n’entendent nullement bannir l’enseignement de la musique du sein de la cité, à l’image des poètes que Platon chasse bel et bien de sa cité philosophique : « Nous l’enverrons dans une autre cité, après avoir versé de la myrrhe sur sa tête et l’avoir couronné de bandelettes » (Rép. III, 398 a).
            Pourtant, il n’est pas interdit de se demander si cette volonté de soumettre la création musicale à une étroite orthodoxie, plus que le simple désir de réglementer cet art, n’est pas en vérité l’expression d’un refus radical. Qu’est-ce en effet que la musique, si on refoule le plaisir qu’elle provoque ? S’il y a une théorie platonicienne de la musique (et de l’art en général), elle sera toujours résolument anti-esthétique, et se fondera sur l’Idée, non sur le phénomène. Refuser le carmen de la magie musicale, ce n’est pas refuser un excès pernicieux de cet art, c’est refuser cet art lui-même, qui est tout entier dans l’ivresse qui l’inspire. La haine de la musique – le petit essai de Pascal Quignard (qui souhaite « désenchanter » la musique) le montre bien – procède en effet d’un amour que sa propre démesure effraie : plutôt pas de musique qu’une musique qui fait perdre l’esprit. C’est parce qu’il a reconnu la puissance irrésistible de l’envoûtement musical que Platon entend se prémunir contre le risque de la possession : « Le rythme et l’harmonie ont au plus haut point le pouvoir de pénétrer dans l’âme et de la toucher fortement » (Rép. III, 401 d). Ambiguïté de la critique platonicienne de la musique comme de la poésie : elle est d’autant plus implacable qu’elle reconnaît à ces arts une puissance plus grande. L’attitude du philosophe devant la musique oscille entre la fascination et la répulsion, la séduction et la répudiation, la passion et la censure. Mais ces contraires n’en sont pas, et s’impliquent bien plutôt l’un l’autre : le philosophe ferait sans doute moins l’éloge de la censure s’il avait été moins sensible à la tyrannie de l’ivresse. Il ressemble à Ulysse, qui ne peut s’empêcher d’écouter le chant des sirènes, mais demande à ce qu’on le lie au mat du navire, et qu’on tienne pour rien tout ce qu’il dira sous l’empire de l’envoûtement. Le corps immobilisé est ainsi interdit de danse, qui accroîtrait le délire de l’âme. Les Grecs nomment melos la continuité du phrasé rythmé avec art et accompagné par la musique, mais aussi la coordination des membres dans la totalité de l’organisme vivant : la musique trouve immédiatement sa traduction corporelle dans le mouvement dansé d’un corps harmonieux. Elle s’empare de celui qui lui prête l’oreille et le possède tout entier, corps et âme. « Je fuis la musique infuyable » écrit Quignard (262).

            Il existe cependant une théorie savante de l’harmonie qui se fonde sur un calcul rigoureux de proportions arithmétiques. La légende fait remonter à Pythagore la découverte des rapports numériques qui déterminent les accords parfaits, qui sont les plus agréables à l’oreille. On en trouve le plus complet exposé dans La Vie de Pythagore, un texte du néoplatonicien Jamblique, qui succède à Plotin et Porphyre au IIIe-IVe siècles de notre ère. Dans les paragraphes 114 à 121 de ce texte (éd. L. Brisson et A. Segonds, Belles Lettres 1996, p. 66-69), on apprend que Pythagore, passant, « par une chance divine », à côté d’une forge, constata que les marteaux qui frappaient simultanément le fer produisaient des sons qui se trouvaient en harmonie les uns avec les autres. Après avoir remarqué que les poids des marteaux étaient entre eux en proportion arithmétique, il transpose cette expérience en réalisant des accords harmoniques entre des cordes tendues par des poids qui sont dans les mêmes rapports, et « découvrit la progression qui, dans le genre diatonique, va, pour ainsi dire du fait d’une nécessité naturelle, du plus grave au plus aigu » (§ 120), gamme qu’il construit à partir d’un « système formé de deux tons et de ce qu’on appelle le demi-ton » (le « tétracorde »), précise Jamblique. « Voilà comment, dit-on, il découvrit la science musicale », conclut le philosophe (§ 121). Ainsi semble possible une théorie platonicienne de la musique : de même que la figure du géomètre est l’icône en laquelle se réfléchit la Forme intelligible que l’esprit aperçoit en son intérieur, de même la phrase musicale est une équation arithmétique qui se développe en ondes sonores : le sentiment esthétique de la beauté semble donc pouvoir être résolu par une théorie des proportions (canon de Polyclète pour les arts plastiques ou arithmétique de la gamme pythagoricienne pour la musique) qui sauve le phénomène périssable par l’image ou l’écho de l’essence immortelle (on se souvient que dans la caverne platonicienne non seulement se dessinent les ombres des Idées, mais encore retentissent l’écho des voix de ceux qui les portent, semblables aux montreurs de marionnettes : « si la paroi du fond de la prison avait un écho, chaque fois que l’un des porteurs parlerait, croiraient-ils entendre autre chose que l’ombre qui passait devant eux ? », 515 b). La musique, selon la théorie pythagoricienne, devient ainsi une arithmétique sonore. Elle apparaît, de tous les arts, le plus rigoureusement mathématisable, plus encore que la beauté d’un beau corps (qui éveille en nous, selon la leçon de Diotime, le désir de l’immortel), qui est peut-être moins réductible à une combinaison de formes géométriques. Concluant l’analyse du charme musical qu’il développe au livre III de la République, Socrate conclut : « Nous ne connaîtrons pas les images (eikôn) des lettres, reflétées dans l’eau ou dans un miroir, avant de connaître les lettres elles-mêmes ». De la même façon, sous-entend-il, nous ne saurons pas apprécier une musique si nous ne connaissons pas les proportions idéales qui se réfléchissent en elle. C’est ainsi que pour le philosophe la musique ne vaut pas pour elle-même, mais pour l’ordre intelligible qui se réfléchit en elle. Cette approche mathématique de la musique connaîtra une prodigieuse fortune, et on la retrouvera à la fin du XVIIe siècle chez Leibniz : « La musique nous charme, quoique sa beauté ne consiste que dans les convenances des nombres et dans le compte dont nous ne nous apercevons pas, et que l’âme ne laisse pas de faire, des battements ou vibrations des corps sonnants qui se rencontrent par certains intervalles » (Principes de la nature et de la grâce, § 17). La théorie pythagoricienne de l’harmonie sera compilée par un philosophe de l’antiquité tardive, Boèce, dont le De Institutione Musica, rédigé au VIe siècle, domine toutes les spéculations médiévales qui ont trait à la musique (on a publié en 2004 une traduction par Christian Meyer  de ce traité autrefois difficile d’accès : Boèce, Traité de la musique, chez Brepols). Platon lui-même, au livre VII de la République, alors qu’il définit le programme de la paideia philosophique, place la musique au quatrième rang des sciences qui enseignent à l’esprit à s’élever du sensible vers l’intelligible (530 d sq), composant ainsi pour la première fois le quadrivium qui constitue au Moyen Age (depuis Les Noces de Mercure et de Philologie, par Martianus Capella, seconde moitié du IVe siècle) la première partie des Arts libéraux : l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique. La liaison de ces deux dernières « sciences » nous étonne aujourd’hui, elle est pourtant naturelle pour l’antiquité pythagoricienne, car le parcours des astres et l’harmonie des sons sont les seuls domaines de l’apparence sensible dont les Anciens avaient réussi la résolution mathématique : l’astronomie est une géométrie visible et silencieuse, la musique est une arithmétique invisible et sonore. « Comme les yeux ont été formés pour l’astronomie, déclare Socrate, les oreilles l’ont été pour le mouvement harmonique, et ces sciences [l’astronomie et la musique] sont sœurs, comme l’affirment les Pythagoriciens » (530 d). Et de même que Platon ridiculise l’astronome qui contemple le firmament pour lui-même et ne sait pas s’élever de l’apparence aux proportions intelligibles qui s’y réfléchissent (« Tu as l’air de croire qu’un homme qui regarderait les ornements d’un plafond, la tête penchée en arrière, et y distinguerait quelque chose, userait, ce faisant, de raison et non de ses yeux ! », 529 a-b), de même il n’a que mépris pour le musicien qui n’est qu’un mélangeur de sons, et qui ne voit pas, réfléchies sur l’écran musical, les formes immortelles des proportions harmoniques. N’y a-t-il pas sept planètes, comme il y a sept notes dans la gamme, composée de deux tétracordes ? L’équivalence de la musique et de l’astronomie fait de la musique instrumentale l’icône de la musique des sphères, et du cosmos une immense cithare dont le chant réjouit le démiurge divin. Ce thème connaîtra une grande fortune dans le néoplatonisme, inspiré par la République et par le Timée, et reprenant les spéculations pythagoriciennes sur la musique des nombres. Aristide Quintilien, un musicographe hellénistique (II-IIIe siècle de notre ère, à ne pas confondre avec le grand rhéteur Marcus Fabius Quintillien, 1er siècle de notre ère), évoque au deuxième livre de son ouvrage La Musique cette curieuse théorie de la musique des sphères, en rapport avec la constitution de l’âme. En prenant un corps, l’âme s’alourdit et tombe de la partie la plus pure de l’univers où elle se maintenait jusque là. Sa chute vertigineuse la conduit alors vers la terre, où elle naît, et passe successivement par les sphères successives des planètes, ou astres errants, s’imprégnant chaque fois de l’humeur de plus en plus lourde et humide qui baigne ces régions distinctes de l’univers (p. 166-167) (3). C’est ainsi que la musique des sphères vient s’imprimer dans l’âme unie au corps, et c’est pourquoi l’harmonie musicale atteint si profondément l’âme humaine : de même qu’une corde vibrante fait vibrer les cordes consonantes avec elle, la musique fait vibrer la cithare de l’âme : « Quand une corde est frappée harmonieusement, l’âme, grâce aux fibres qui lui sont propres, résonne et se tend  l’unisson. Ceci n’est pas pour nous surprendre, puisque le même phénomène se produit sur la cithare » (livre II, p. 169-170). Quant à la musique des sphères elle-même, elle est engendrée par le mouvement des planètes se déplaçant dans l’éther, harmonie céleste que nos oreilles impures sont incapables de saisir, mais que les bienheureux goûtent en compagnie des immortels : « Pour nous ces sons sont imperceptibles – car nos oreilles ne sont pas à même de les entendre, en raison de la grande distance et du mélange impur qui unit l’ouïe au corps, de la même façon que ceux d’entre nous qui ont l’oreille dure n’entendent pas notre voix, ni, ce qui est le comble, le tonnerre et autres bruits du même genre ; mais les meilleurs de ceux qui ont vécu vertueusement ici-bas peuvent aller jusqu’à entendre et ne sont plus jamais privés d’un tel bonheur » (livre III, 219). Il y a donc correspondance entre la musique cosmique et la musique psychologique, affinité entre l’âme et le monde, et la musique humaine rend sensible, c'est-à-dire « représente » ou « imite », la musique silencieuse des étoiles. Pour qu’une véritable pathétique musicale puisse naître, il faudra rompre le lien qui fait dépendre la composition de l’âme de l’harmonie du cosmos, rupture qui ne s’accomplira que dans la première moitié du XVIIe siècle, en ces temps qui verrront précisément s’épanouir l’art d’un Monteverdi.
            La musique est donc en rapport avec la partie la plus intellectuelle de l’âme, et obéit à des proportions mathématiques. Elle a commerce avec l’intelligible. Ainsi peut-on dire que pour Platon le musicien doit écouter les nombres, plutôt que les sons. Le véritable musicien est selon Platon un mathématicien, et le musicien qui ignore les vraies proportions ne fait pas de la musique, mais une sorte de bricolage sonore qui fait passer l’oreille avant l’intellect, et méconnaît ainsi la véritable harmonie. République VII, 531 a-b : Platon distingue entre les mathématiciens de l’harmonie, dont le savoir est fondé sur les nombres, selon qu’ils sont consonants ou qu’ils ne le sont pas, de « ces braves musiciens qui persécutent et torturent les cordes en les tordant sur les chevilles de leurs instruments ». Ceux-là n’entendent que l’ombre de la musique, ils n’en perçoivent pas la forme.  « C’est de façon ridicule qu’ils parlent de fréquence et tendent l’oreille comme s’ils pourchassaient un son dans le voisinage ; les uns prétendent qu’entre deux notes, ils en perçoivent une intermédiaire, que c’est le plus petit intervalle et qu’il faut le prendre comme mesure ; les autres soutiennent au contraire qu’il est semblable aux sons précédents ; mais les uns et les autres font passer l’oreille avant l’esprit (ôta toû noû prostêsamenoi) » (531 a). C’est en elle-même que l’âme doit se mettre à l’écoute de l’harmonie véritable, pour en produire ensuite une image sensible dans le phénomène sonore. On pourrait dire que pour Platon le jeu lui-même est secondaire : l’important est l’attention avec laquelle l’âme se met à l’écoute d’elle-même. Il est ainsi possible d’entendre la musique dans le silence du monde, et le musicien peut-être sourd – ce fut le cas, à la fin de sa vie, de l’un parmi les plus grands – sans cesser pour autant d’être musicien. Dans le Philèbe, Platon dit son mépris pour le joueur d’aulos qui « ajuste ses harmonies non par mesure mais par conjecture empirique, et pour toute la musique qui poursuit à coup de conjectures la mesure de chaque corde en vibration » (56a).
            Remarquons pourtant qu’il n’est peut-être pas si stupide de faire passer l’oreille avant l’esprit : la réduction pythagoricienne de la musique transforme le son en une abstraction numérique, ignore les harmoniques qui le composent et le font vibrer, le timbre qui lui donne sa chair, et certains accords qui contredisent les lois de proportion arithmétiques : « Les tentatives de Rameau pour fonder les règles de l’harmonie tonale sur la résonance naturelle des corps, écrit Bernard Sève, échouent devant l’accord parfait mineur (la-do-mi) dont la consonance est, pour notre oreille comme pour la sienne, incontestable, mais qu’il est impossible de justifier par les lois de la résonance naturelle » (L’Altération musicale, Seuil, 2002, p. 51). Cette disproportion de la théorie et du sentiment, du calcul des proportions et du ton juste, elle existe également chez les anciens : Bernard Piettre, dans l’article qu’il a consacré à notre thème (« Musique et philosophie chez Platon », p. 46, note 74), remarque que si l’on calcule le ton en soustrayant la quarte à la quinte (comme le propose, par exemple, Théon de Smyrne, au livre II de son Exposition des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon), on obtient un rapport de 9/8 ; le demi-ton, qu’on calcule en soustrayant deux tons à la quarte, vaut alors 265/243. Il apparaît alors que le ton n’est pas réductible à deux demi-tons (ils sont distincts d’un comma), ce qui conduit à introduire des irrationnels (aloga) dans la théorie de l’harmonie, scandale qui menace la pure intelligibilité de la théorie. Il semble qu’il y ait, entre l’arithmétique musicale et l’esthétique musicale un différend que la pure raison échoue à trancher. En outre, le pythagorisme musical fige les accords et les consonances dans l’éternité des relations numériques, tandis que l’oreille ne cesse au contraire d’étendre le champ sonore du son musical : ce que Schönberg nommait « l’émancipation de la  dissonance » et que Jacques Chailley préfère nommer « l’élargissement de la consonance » est aujourd’hui une évidence : les derniers quatuors de Beethoven, les timbres de Wagner, le chromatisme de Stravinsky nous ont appris à trouver un plaisir esthétique dans des sonorités que l’arithmétique pythagoricienne ne peut que condamner. Et de même que l’esthétique du sublime a révélé la valeur de la laideur, de même la dissonance peut aussi nous apparaître, en tant que dissonance, déchirure sonore, une des modalités les plus puissantes de l’expression musicale (par exemple chez Bartók, ou chez Janacek).
            Ce différend entre l’écoute musicale et l’écoute philosophique était bien présent dès le Ve siècle, et Platon ne parle pas en l’air de « ceux qui font passer l’oreille avant l’esprit » : Aristoxène de Tarente, qui a vécu au IVe siècle BC (Platon ne l’a pas connu), élève d’Aristote qui a été supplanté par Théophraste pour la direction du Lycée après la disparition du maître, recommande, dans ses Eléments d’harmonie, de « ne pas tourner le dos à la sensation » et de se fier à l’oreille plutôt qu’à la raison mathématique (sur Aristoxène, voir Anne Bélis, Aristoxène de Tarente et Aristote : le Traité d’harmonique, Klincksieck, 1986 ; également Bernard Sève, L'Altération musicale, p. 50-56). Au calcul des proportions, Aristoxène oppose le jugement de l’oreille, qui n’est pas une donnée mathématique mais est au contraire capable de progrès, cultivant le plaisir musical en affinant la sensation auditive : ce qu’on peut nommer anachroniquement « l’esthétique » d’Aristoxène n’est pas fondée sur la seule sensation (aisthésis), mais sur la sensation réfléchie par l’intelligence (dianoia). Son Traité d’Harmonique propose une esthétique raisonnée qui part du phénomène acoustique, qui est considéré comme un donné de « nature », pour s’élever, par analyse, à la formulation des lois de ce qu’il nomme la « science harmonique », suivant en cela une voie qu’il reconnaît lui-même inspirée par son maître Aristote. Aristoxène critique ainsi à la fois l’empirisme des « Harmoniciens », c'est-à-dire le savoir purement technique des instrumentistes, qui font passer la pratique de l’instrument avant tout effort théorique, et les « Pythagoriciens » qui se détournent à l’inverse de l’écoute musicale, et font de la musique un chapitre de l’arithmétique, calculant vainement des intervalles si faibles qu’ils sont insensibles à l’oreille humaine, et n’ont d’autre existence que celle, toute mentale, du nombre.
            Ainsi s’oppose, à la théorie pythagoricienne de la musique, qui vaut également pour les sourds, une théorie musicale de la musique, qui ne vaut que pour les musiciens. Platon connaît lui aussi en son temps une « émancipation de la dissonance », et la réprouve si fortement qu’il envisage même de la soumettre à la censure. Les deux instruments essentiels de la musique grecque, la flûte dionysiaque et la lyre apollinienne, se compliquent considérablement au IVe siècle, comme P.-M. Schuhl l’a montré dans un article pionnier (« Platon et la musique de son temps », Revue internationale de philosophie, 1955, n° 32 ; Etudes platoniciennes, PUF, 1960 ; p. 100-112) : un dispositif de viroles remplace le jeu du doigté sur la flûte, et permet « d’introduire toute sortes de modulations et d’ornements méthodiques » ; quant à la lyre, le nombre de ses cordes passe de 7 à 8, puis à 12, puis à 15, permettant des accords subtil et des dissonances raffinées (4). Cet esthétisme musical contredit l’arithmétisme platonicien, et Platon dans la République condamne « les instruments qui ont cordes multiples et harmonies multiples » (III, 399 c), ainsi que la musique instrumentale qui s’affranchit du texte qu’elle était jusque là censée accompagner. Platon va même, dans les Lois (VII, 812 b sq), jusqu’à proposer l’institution d’une censure pour discipliner les désordres du plaisir musical et de l’ivresse des sens (Schuhl, p. 110).

            Les réflexions sur la musique que développe Aristote au livre VIII de La Politique (chap. 3, 5, 6 et 7) s’opposent sur certains points à Platon, mais sur l’essentiel les deux penseurs se rejoignent : le problème que la musique pose au philosophe est moins esthétique que pédagogique et politique, et ce n’est pas un hasard si c’est aussi dans un ouvrage consacré à l’étude des constitutions politiques qu’Aristote, comme Platon, s’interroge sur la nature du charme musical (5). Après avoir souligné le caractère gratuit du jeu musical, qui s’oppose à l’utilité de tous les travaux serviles, et qui fait de la musique une activité digne de la vie de loisir des hommes libres, « du plaisir et du bonheur de la vie bienheureuse » (chap. 3), Aristote en souligne, à la suite de Platon, la valeur éducative. Il y a là une certaine contradiction : en mettant en avant la finalité sans fin du plaisir esthétique, la pure gratuité de l’activité libérale qui ennoblit la musique, Aristote, contre Damon et Platon, refuse implicitement l’instrumentalisation de l’éducation musicale au profit de l’instruction civique, et s’oppose donc à toute la tradition pédagogique de la Grèce ancienne ; mais en reconnaissant la force psychagogique de l’expression musicale, Aristote ne peut se dispenser de théoriser l’usage de la musique, dont la magie incantatoire peut fort bien troubler l’ordre public. Fidèle à l’idéal de la vie aristocratique qui est le sien, Aristote déconseille l’apprentissage d’un instrument, qu’il faut abandonner à ces artisans serviles que sont les musiciens professionnels : il suffit d’apprendre dès l’enfance les rudiments de la technique musicale pour pouvoir, venu l’âge adulte, jouir pleinement du concert des musiciens. Car, comme le rappelle ici Aristote, « ce n’est jamais Zeus lui-même qui chante et joue de la cithare », il lui suffit, pour jouir pleinement de cet art, d’écouter le virtuose. Plaisir dont ne saurait se priver le dieu des dieux car, ajoute Aristote, « la musique compte parmi les choses les plus agréables » (chap. 5). Analysant alors la nature du plaisir musical, Aristote reconnaît qu’il provient de ce que la musique ne représente pas des visages qui expriment les passions de l’âme, comme le fait la peinture, mais exprime directement ces passions, sans passer par la médiation de l’icône. L’image peut représenter la physionomie de la joie, mais la musique ne représente pas la joie, elle est elle-même joyeuse ou mélancolique : « Les couleurs et les formes disposées par l’artiste sont les signes des dispositions éthiques, signes qui se reflètent dans le corps à l’occasion des passions […] Dans les mélodies, en revanche, on rencontre des imitations des dispositions éthiques elles-mêmes » (chap. 5, 40 a 34 et 39). Expression immédiate qui réussit à court-circuiter la médiation de l'image, la musique parvient à toucher les âmes au plus près, elle entretient avec l’âme une plus profonde affinité que tous les autres arts. C’est pourquoi la musique peut conduire les âmes à son gré, leur inspirer joie ou tristesse, jouer à volonté sur le clavier des affects. Son rôle pédagogique est donc considérable, et il convient que le philosophie limite et réglemente la toute-puissance de la « psychagogie » musicale. Il apparaît alors que le point de vue d’Aristote est au  moins aussi puriste que celui de Platon : pour l’éducation des citoyens, il répudie, comme l’avait fait Socrate tolérant les instruments d’Apollon et repoussant ceux de Marsyas,  la flûte qui « n’a pas un effet éthique mais plutôt orgiastique, de sorte qu’il faut y avoir recours dans les occasions où le spectacle a une fonction de purification plutôt que d’éducation » (chap. 6), et il fait à ce propos allusion à la légende qui veut qu’Athéna, qui avait inventé la flûte, la rejeta après avoir vu, dans un miroir, les grimaces qu’infligeait à son visage la nécessité de souffler dans le chalumeau (c’est alors Marsyas, dit le mythe, qui ramassa la flûte que la déesse de la raison avait jetée à terre) (6). Le grand péché de la flûte c’est, selon Aristote, qu’elle « empêche de recourir au langage » (chap. 6, 41 a 25), à l’inverse de la cithare qui accompagne le chant poétique. C’est donc bien toujours l’antinomie de la musique et du logos qui justifie la condamnation du philosophe. Toutefois, Aristote, à l’inverse de Platon, ne condamne pas la musique orgiastique, mais la réserve aux cérémonies religieuses de purification (catharsis). Faisant alors référence, à propos de cette notion, au passage célèbre de La Poétique où se trouve définie la catharsis tragique (chap. 7, 41 b 40), dont il compare les effets  aux mélodies cathartiques, c'est-à-dire aux dithyrambes et aux chants sacrés, il l’interprète comme une sorte de décharge de la tension accumulée dans l’âme par la violence des passions : « Car la passion qui assaille impétueusement certaines âmes se rencontre dans toutes, mais avec une différence de plus et de moins, ainsi la pitié, la crainte et l’enthousiasme. En effet, certains sont possédés par ce mouvement, mais nous voyons que quand ces gens ont eu recours aux mélodies qui jettent l’âme hors d’elle-même, ils sont ramenés, du fait de ces mêmes mélodies sacrées, à leur état normal, comme s’ils avaient pris un remède et subi une purification […] Pour tous, il advient une certaine purification, c'est-à-dire un soulagement accompagné de plaisir. Or, de la même manière les mélodies purificatrices procurent aux hommes une joie innocente » (chap. 7, 42 a 5 sq). Ainsi Aristote réhabilite le phénomène de la transe et de la possession que Platon avait condamné sans appel : il ne s’agit plus ici de redouter la venue de l’inhumain mais plutôt d’utiliser l’ivresse musicale et la feinte passion suscitée par l’art pour permettre à l’âme de retrouver son équilibre par la levée provisoire de la censure. Ce que Platon condamne au nom de l’éthique (le plaisir musical), et plus encore de la métaphysique des Formes (l’écoute du son plutôt que l'intelligence du nombre), Aristote l’admet au nom de la psychologie, comme une thérapeutique, un remède pour l’âme passionnée. Cependant la musique cathartique doit être réservée aux rituels de la purification (et la représentation tragique est le plus éminent d’entre eux), et strictement distinguée de la musique pédagogique, destinée à former les âmes des jeunes citoyens. On constate ainsi que la musique a beau être un art libre, qui se suffit à lui-même, Aristote cependant l’instrumentalise au bénéfice de la cité, comme discipline pédagogique ou comme exorcisme collectif. Quant à la musique pédagogique elle-même, Aristote se révèle un censeur plus rigoureux encore que ne l’avait été Platon, puisqu’il reproche à Socrate d’avoir admis l’harmonie phrygienne (Rép. 399 e sq), qui est pourtant selon lui orgiastique et dionysiaque (« Le dithyrambe semble être, de l’avis de tous, phrygien », VIII, 7, 1342 b 7), et s’accompagne plutôt de la flûte, instrument de Marsyas que Platon, à juste raison, avait banni de l’éducation musicale. Il est vrai que, pour ce qui est de l’éducation des âmes, à chaque âge correspond un certain genre musical : tandis qu’il faut prémunir l’âme ardente des jeunes gens de l’ivresse bachique inspirée par la musique, il est permis en revanche, pour raviver l’âme relâchée et affaiblie des vieillards, de l’enivrer de mélodies dionysiaques (VIII, 7, § 13-14). La relative réhabilitation aristotélicienne de la musique repose donc sur des raisons médicales (la thérapeutique de l’âme) ou politiques (pédagogie et formation des esprits), et non sur des raisons philosophiques ou métaphysiques : le plaisir musical n’est pas une connaissance, la musique ne constitue pas une voie d’accès vers la vérité, elle n’est qu’un remède que l’on doit consommer avec modération (c’est ainsi qu’il faut distinguer entre la musique pédagogique et la musique cathartique), et dispenser avec prudence, selon l’âge et la vitalité. En ce sens, si Aristote reconnaît l’utilité politique et éthique de la musique, il ne voit pourtant en elle qu’une technique psychologique sans valeur spéculative ni gnoséologique. Ainsi musique et philosophie demeurent extérieures l’une à l’autre. La musique est une technique d’envoûtement des âmes, elle n’est pas une science.

            Pourtant, rien n’est si simple, et l’opposition entre la philosophie et la musique ne saurait être aussi radicale. Fondant la connaissance philosophique sur l’évidence de la lumière intérieure au sein de laquelle l’âme s’aperçoit elle-même, Platon ne pouvait que se méfier de la dépossession de la transe musicale, l’âme étant submergée par la danse qui se saisit du corps, obéissant alors à une impulsion extérieure, et non au rythme intérieur de sa propre pensée. Le poète inspiré est à l’écoute du dieu, en Socrate la pensée n’est qu’à l’écoute d’elle-même. Pourtant, Socrate n’entend-il pas, lui aussi, une voix intérieure, celle, dit-il, de son « démon », dont la tâche est, comme l’enseigne Diotime, « de traduire et de transmettre aux dieux ce qui vient des hommes et aux hommes ce qui vient des dieux » (202 e) ? Peut-on si radicalement opposer le poète inspiré au philosophe méditant, quand on se souvient que Socrate lui-même est inspiré par un daimôn ? « Les débuts en remontent à mon enfance, dit Socrate dans son Apologie, c’est une voix qui se fait entendre de moi et qui, chaque fois que cela arrive, me détourne de ce qu’éventuellement je suis sur le point de faire, mais qui jamais ne me pousse à l’action » (31d). Il est vrai que le démon de Socrate ne révèle aucune vérité, il interdit plutôt le discours, il met la pensée en arrêt : « Au moment même où j’étais sur le point de traverser la rivière, dit Socrate à Phèdre, le signe démonique (to daimonion sêmeion), ce signe dont la manifestation est habituelle chez moi, s’est manifesté. Or c’est toujours pour m’arrêter quand je vais faire quelque chose » (242 b-c). La voix divine, en laquelle les interprètes, par exemple Hegel, ont souvent reconnu la première expression de la voix intérieure de la conscience de soi, suspend le discours plutôt qu’elle n’entonne un chant, elle demeure encore muette et s’arrête au seuil de la musique. La révélation du démon est toute négative – il suspend plus qu’il n’enseigne, il « détourne » plus qu’il n’indique le chemin – mais Socrate n’en présente pas moins ce don comme un signe divin, une élection qui le frappe depuis l’enfance et lui assigne une mission. Il est bien en ce sens inspiré comme le poète Ion, à cette différence que Ion reçoit en quelque sorte la science infuse, alors qu’il semble que le dieu n’infuse dans l’âme de Socrate que l’ignorance, non la science.
            Platon ne pressent-il pourtant pas une musique toute spirituelle, non mimétique, non pas la musique qui possède l’esprit en lui faisant perdre la raison, mais une musique tout aussi enivrante et qui serait celle de la dialectique elle-même ? C’est ce même Socrate, qui dit préférer les instruments d’Apollon à ceux de Marsyas au livre III de La République, que l’Alcibiade du Banquet compare à Silène ou à Marsyas lui-même, tous deux de la compagnie de Dionysos et joueurs de la syrinx ou de l’aulos, qui sont précisément les instruments du dieu de l’ivresse : « Il est tout pareil à ces silènes qu’on voit exposés dans les ateliers de sculpture, et que les artistes représentent tenant une syrinx ou un aulos ; les entrouvre-t-on par le milieu, on voit qu’à l’intérieur ils contiennent des figures (agalmata) de dieux ! Et je déclare aussi qu’il a l’air du satyre Marsyas […] "Mais je ne suis pas joueur d’aulos, diras-tu !"  Tu l’es, infiniment plus merveilleux que Marsyas lui-même : lui avait besoin d’instruments pour charmer les hommes par la vertu qui émanait de sa bouche […] Toi, tu ne diffères pas de lui, sauf en ce que, sans instruments, par des paroles sans accompagnement, tu produis le même effet » (215 a-c). L’image est reprise à la fin du discours d’Alcibiade, en 221 d : « ses discours sont on ne peut plus semblables aux silènes qui s’entrouvrent. Qu’on veuille bien écouter les discours de Socrate : à la première impression on ne manquera pas de les trouver ridicules. Tels sont les mots, les phrases qui en sont l’enveloppe extérieure, qu’en vérité on dirait la peau d’un insolent satyre ». Il est vrai que c’est un homme ivre qui parle, et qu’Alcibiade ne s’adresse ainsi à Socrate que parce qu’il résiste à l’invitation de la philosophie qui le détourne de ce qu’il croit être sa vraie vocation : régner par le charme de la seule persuasion sur l’assemblée du peuple. Il reste que la philosophie, ce vin qui n’enivre pas mais accroît au contraire la lucidité de l’esprit, est semblable à un chant dionysiaque qui ravit l’âme et que la musique dialectique séduit comme séduit la flûte de Marsyas. La véritable musique n’est en effet pas seulement celle de la transe et de la possession : il existe encore une musique qui apaise l’âme en lui donnant son équilibre, en établissant en son intériorité la juste mesure de l’harmonie et de la grâce. Platon l’affirme dans le Timée, en un passage qu’Augustin se plaît souvent à citer : « L’harmonie, dont les mouvements sont de même espèce que les révolutions régulières de notre âme, n’apparaît point à l’homme qui a un commerce intelligent avec les Muses, comme bonne simplement à lui procurer un agrément irraisonné, ainsi qu’il le semble aujourd’hui. Au contraire, les Muses nous l’ont donnée comme une alliée de notre âme, lorsqu’elle entreprend de ramener à l’ordre et à l’unisson ses mouvements périodiques, qui se sont déréglés en nous. Pareillement, le rythme, qui corrige en nous une tendance à un défaut de mesure et de grâce, visible en la plupart des hommes, nous a été donné par les mêmes Muses et en vue de la même fin » (47 d-e). Il existe donc une musique philosophique qui réconcilie l’âme avec elle-même et la rend attentive à l’harmonie intérieure. Musique du logos, musique de ce dialogue intérieur et silencieux de l’âme avec elle-même qui a nom « pensée » : la pensée est « dia-logos », elle s’accomplit dans l’élément de la parole, et la parole est la chair vivante de l’offrande qu’on sacrifie au dieu de la vérité, en la découpant selon ses articulations naturelles (Phèdre 265 e). Le grec ancien était une langue très accentuée, le philosophe parle d’une parole tout intérieure, issue de la méditation la plus intériorisée, et sa parole prend un rythme, un souffle qui est la vraie musique que toute musique dionysiaque, de la transe ou du vertige, trahit lamentablement. Il y a une musique de la parole enseignante, une justesse de ton, quand la voix sait être au plus proche de l’intériorité de la pensée.
            Que la philosophie soit musique, n’est-ce pas encore l’ultime révélation de Socrate parvenu au terme de sa vie, au seuil de la mort ? Dans la prison du Phédon, Socrate, qui s’exerce à chanter, en s’aidant de la lyre, les contes d’Esope et l’hymne à Apollon (60 d), entend à son tour une voix qui l’exhorte à composer de la musique : « Maintes fois m’a visité le même songe au cours de ma vie ; ce n’était pas toujours par la même vision qu’il se manifestait, mais ce qu’il disait était invariable : "Ô Socrate, disait-il, il te faut composer et faire œuvre de musicien (Ô Sôkrates, mousikê poiei kai ergazou) » : 60 e. Et Socrate ajoute : « Y a-t-il en effet plus haute musique que la philosophie (ôs philosophias men ousês megistês mousikês), et n’est-ce pas là ce que moi je fais (emou de touto prattontos) ? » (61 a). Socrate, philosophant, n’a jamais fait que de la musique, et la plus haute qui soit. Quand approche l’heure de sa mort, en présence de la plus haute énigme, avec celle de l’amour, qui appelle les hommes à penser et les délivre de leur stupidité de captifs, Socrate redevient musicien et compose un hymne à Apollon. Certes, la musique dialectique se fait entendre dans l’horizon du logos, là où la pensée ne reconnaît pour vrai que ce qu’elle enfante elle-même, même si elle se porte au seuil de l’indicible, ici à la frontière de la vie, au seuil même de la mort. C’est ainsi que le chant socratique ressemble au chant des cygnes, oiseaux consacrés à Apollon, sur le point de mourir : « Quand les cygnes sentent venir l’heure de leur mort, le chant qu’ils avaient auparavant, ce chant se fait alors plus fréquent et plus éclatant que jamais, dans leur joie d’être sur le point de s’en aller auprès du dieu dont ils sont les servants […] Parce qu’ils sont les oiseaux d’Apollon, il y a chez eux un don divinatoire, et c’est la prescience des biens de l’Hadès qui les fait, ce jour-là, chanter joyeusement comme jamais ils ne l’ont fait dans le cours antérieur de leur existence. Or moi, de mon côté, j’estime que je suis attaché au même service que les cygnes, que je suis consacré au même dieu » (85 a).
            Il existe ainsi une « inspiration philosophique » (on lira sur ce thème le bel ouvrage de Marianne Massin, La pensée vive, essai sur l'inspiration philosophique, chez Armand Colin, 2007), distincte de l’inspiration poétique, une musique tout intérieure qui naît de l’âme attentive à son propre mystère, spectatrice du théâtre intelligible qu’elle met en scène sous ses propres yeux. La musique dionysiaque, qui commande l’âme de l’extérieur, invite à la danse ; la musique philosophique, qui naît de l’accord de l’âme avec elle-même au plus intime du for intérieur, invite à la pensée. On l’écoute immobile, les yeux fermés, reconnaissant en silence la justesse et la vérité des voix intérieures.
            Cette plus haute musique, qu’est la musique philosophique, et qui est la parole enseignante qui exprime au plus proche la pensée attentive à elle-même, on peut s’en faire une idée dans les derniers dialogues du grand philosophe.
            Dans le Sophiste (voir toute la dernière partie du dialogue, à partir de la « gigantomachie » qui oppose les Amis de la Terre aux Amis des Idées, soit à partir de 245 e), l’Etranger d’Elée, au prix d’un parricide qui marque la fin du règne de Parménide qui enfermait la pensée dans le cercle de la tautologie (l’Etre est, le Non-Etre n’est pas), ouvre la voie du développement dialectique en reconnaissant au Non-Etre l’activité qui est la sienne : le travail du négatif, moteur du déploiement de l’infinité maïeutique qui est contenue en puissance dans l’esprit vivant, infinité positive et non simple indétermination négative. Il y a donc un Etre du Non-Etre, ou plutôt le mouvement de la négativité participe à l’enfantement de la vérité, qui dit le sens de l’Etre, qui détermine ce qui est en effet. C’est pourquoi la philosophie est dia-logos (« dialogue intérieur et silencieux de l’âme avec elle-même » : o entos tês psukhês pros autên dialogos aneu phônês, Soph. 263 e), elle s’accomplit par et dans la discursivité du discours, et non dans le silence immobile et figé de la contemplation ou de l’extase (Parménide). Et cette parole elle-même, qui est l’incarnation de la pensée selon le rythme de son développement, se différencie de la masse indifférenciée du bruit, ou du pur cri de la passion que la pensée ne s’est pas encore appropriée ; la musique dialogique peut alors distinguer entre les voyelles et les consonnes, les temps forts et les temps faibles, selon l’accentuation du discours intelligible. C’est pourquoi l’Etranger d’Elée, pour dire l’Etre au sein duquel la vérité apparaît comme un moment du développement dialectique de l’esprit, recourt aux catégories du mouvement et du repos, qui scandent la phrase proférée par laquelle – dia-logos – se réalise l’œuvre de l’intellect, le verbe en lequel s’incarne le divin, qui est le savoir de l’Etre, la connaissance de ce qui est. Et il ajoute, pour compléter cette théorie générale de la production dialectique du vrai, les catégories du Même et de l’Autre, qui marquent la continuité entre les moments de l’articulation du verbe intelligible (deux longues, deux brèves sont les mêmes) ou bien au contraire leur opposition rythmique, dont le modèle est le ïambe, qui s’ouvre sur la brève de l’attaque et se prolonge sur le temps long qui lui succède, à l’image de l’aporie, qui interrompt brusquement le discours, et qui vaut comme un prélude pour le temps long de la réminiscence, qui lui succède. Ainsi le dialecticien que Platon compare souvent au musicien – le philosophe étant en quelque sorte le musicien de l’intelligible – tisse-t-il le sens par l’entrelacement (sumplokê) des idées dans le discours, des sons dans le verbe proféré, selon le rythme du déploiement de la vérité dans l’élément dialectique de la parole réminiscente : « c’est par le mutuel entrelacement des formes que le logos nous est né : dia tên allêlôn tôn eidôn sumplokê o logos gegonen êmin », Soph. 259 e. Le paradigme du métier à tisser, qui domine tout le Politique, développe considérablement le thème de l’entrelacement infini (infini positif et non négatif) des idées dans le discours, et de l’articulation de la parole qui en est l’icône la plus sainte, réseau toujours inachevé du jeu dialectique qui est le véritable enjeu des cités humaines, celui sur lequel doit veiller le juste politique, le nomothète qui prend toujours garde à régler la symphonie des échanges en vue de la plus féconde maïeutique, et à établir la cité comme une communauté enseignante toujours productrice de savoir. Le véritable modèle de la musique, son paradigme immortel, c’est, selon Platon, le rythme de la parole réminiscente. Et c’est une méditation jamais achevée que de penser le lien de la musique au verbe, du déploiement sonore de la symphonie à la parole que profère l’esprit soulevé par le mouvement du vrai.
            On retrouve ce thème fondamental dans le Philèbe. Il s’agit ici encore une fois de mêler, contre Parménide, le Même et l’Autre, l’Un et le Multiple, dans l’entrelacement dialectique des essences, sur le modèle de la définition (voir aussi la Lettre VII) qui pose l’équivalence pourtant logiquement impossible, mais dialectiquement nécessaire, entre l’unité substantielle du sujet et la pluralité des attributs qui le définissent : l’homme est un animal raisonnable ; il est donc double tout en étant un. A la définition de la dialectique comme articulation et imbrication de l’un et du multiple, fait alors suite une réflexion sur la détermination des intervalles et des intermédiaires. Pour que le tissu du logos soit bien tressé, il faut que l’intervalle qui sépare les fils de chaîne ne soit ni trop large – le tissu serait lâche – ni trop étroit – le tissu serait trop dense et feutré. C’est ainsi que les phonèmes (il est en effet question ici de la voix plutôt que de l’écriture, et “gramma” – 17b – désigne aussi le signe de l’accent et parfois même la note de musique) distinguent, dans la continuité informe du bruit, les unités dont la combinaison produit l’infinité du discours. Le “grammairien” (17b ; aussitôt mis en parallèle avec le musicien) n’est donc pas ici le savant qui connaît la structure d’une langue déjà constituée, mais plutôt celui qui connaît le rythme et la proportion de l’émergence de la parole articulée depuis l’insignifiance du grognement animal. La linguistique platonicienne est dynamique et non statique, elle pense la mesure du discours en train de naître et non la structure de la langue telle qu’on la parle. La musique, comme le discours, réussissent la synthèse du mouvement et de l’immobilité, du flux et de la forme : chaque unité est reconnaissable par elle-même, et pourtant toutes n’ont de sens que par la « raison » qui les enchaîne dans le syntagme. Le repérage des justes intervalles rend ainsi possible l’harmonie d’une sorte de « danse » de l’intellect, « qu’imite », dans le monde visible, la danse du corps (Platon fait ici allusion aux mouvements du corps, « kinêsis tou sômatos », 17d), par « ruthmos kai metron », par rythme et par mesure (17d) (7). Ainsi s’engendre la phrase musicale, prenant conscience du rythme qui la porte. Ce n’est pas la première fois que Platon compare l’enchaînement dialectique au développement musical, et on se souvient que le Socrate du Phédon, emprisonné et attendant la mort, ne sait rien de plus urgent que d’apprendre la musique et de composer un hymne à Apollon. On sait en outre combien la musique (qui désigne en grec tout art inspiré par les Muses) joue un rôle important dans l’éducation des jeunes Grecs (8). A tel point que « mousikos anêr » ne désigne pas en grec un musicien, mais plus généralement un homme cultivé. Platon, Les Lois, II, 653e sq : « Les autres animaux n’ont pas le sens de l’ordre (taxis) et du désordre dans leurs mouvements, de ce qu’on appelle rythme et harmonie ; mais à nous, les dieux dont nous avons dit qu’ils nous avaient été donnés pour partager nos fêtes, ces mêmes dieux nous ont donné un sens du rythme et de l’harmonie accompagné de plaisir (hêdonê), par lequel ils nous mettent en mouvement en se faisant nos chorèges, en nous entrelaçant (suneirein) les uns aux autres pour des chants et des danses ; et ils ont appelé cela des chœurs (khoros), du nom de la joie (khara) qu’on y ressent ». Et l’Athénien ajoute (654 ab) : « Pour nous, celui qui ne sait pas tenir sa place dans un chœur – qui signifie l’ensemble de la danse et du chant – est sans éducation : akhoreutos apaideutos ». La philosophie, qui est le déploiement de la parole enseignante portée par le mouvement dialectique de la réminiscence, est la plus haute musique.
            Platon nomme alors le maître de danse qui a su donner la mesure aux figures de l’intelligible : « Une tradition égyptienne raconte que Theuth fut le premier à percevoir, dans l’illimité de la voix (phônê apeirôn), les voyelles [...] et les muettes (aphtogga, c’est-à-dire les consonnes) » (18bc). L’Égypte est toujours pour les Grecs le pays de l’origine, et il ne faut pas s’étonner si, pensant la naissance du discours articulé, Platon se réfère naturellement aux légendes égyptiennes. Il n’y a que deux occurrences de la figure de Theuth dans l’œuvre de Platon : celle du Philèbe et celle du Phèdre (274c sq). Ce début du Philèbe est en effet proche du Phèdre, et de la définition de la méthode dialectique comme un art d’analyse et de synthèse (Phèdre, 265e sq). On peut dire que, pour Platon, Theuth est la personnification du génie combinatoire : « C’est lui qui, le premier, découvrit la science du nombre avec le calcul, la géométrie et l’astronomie, le trictrac (petteia) et les dés, et enfin les caractères de l’écriture (ta grammata, 274d) ». Le Theuth platonicien construit des structures intelligibles, des systèmes cohérents. Il est un nom générique auquel Platon recourt pour désigner ce qu’on pourrait nommer les logiques maïeutiques – donc productrices de concepts – et non les logiques formelles, qui ne définissent qu’un cadre contraignant et stérilisant pour la pensée. Le projet leibnizien d’un “art d’inventer “ (Ars inveniendi), ou “art combinatoire” (Ars Combinatoria), qui permettrait de construire des “tables d’harmonie”, c’est-à-dire des rapports d’analogie et de continuité entre des idées en apparence diverses, n’est pas étranger à Platon (il n’est en outre pas étranger à l’idée même que se faisait Leibniz de la musique) : Theuth incarne cette espérance, lui qui sait discerner les quelques sonorités simples dont la composition, selon le rythme et la mesure, engendrent l’infinité des discours doués de sens. La grammaire du grammairien Theuth est générative, elle n’est pas simplement combinatoire ni structurale, elle est le rythme de l’invention et le souffle de l’esprit vivant. La musique de l’esprit est, selon Platon, maïeutique et non logique, elle est la danse de la pensée euphorisée par la joie de la découverte, du dévoilement sans fin de la vérité (a-lanthanein).
            C’est ainsi que la figure de Theuth se modifie en passant du Phèdre au Philèbe. Dans le Phèdre, Theuth est un dieu subalterne, le scribe divin que les Égyptiens représentaient sous la forme d’un singe. L’écriture n’est que le simulacre de la parole vive, seule enseignante, de même que la mémoire livresque n’est que la contrefaçon de la réminiscence. Jacques Derrida a écrit sur ce thème une fort belle étude, intitulée « La Pharmacie de Platon ». Elle conduit à penser avec Platon l’échec de toute représentation mimétique, nécessairement dégradée en regard de l’original. L’origine, l’éblouissement solaire du face à face, est indicible, et tout discours s’épuise à dire cet éclat de la transcendance. Cette interprétation est somme toute conforme au néoplatonisme florentin du XVe siècle, ainsi qu’à l’interprétation de Plotin transmise par l’augustinisme à la philosophie médiévale. Seul Thamous, roi divin qui incarne le soleil intelligible, est vrai dieu ; Theuth, qui n’est que l’imitateur d’une révélation plus originaire, n’est qu’un dieu déchu.
            Il n’en va pas de même dans le Philèbe. Theuth n’est plus ici le second d’un principe qui lui serait supérieur, il est le premier qui a su sculpter (Sophronisque, père de Socrate, était sculpteur), dans la masse informe du bruit, la forme intelligible de la voix. Il n’est plus l’imitateur simiesque d’un original transcendant, il est le véritable créateur d’une dialectique maïeutique qui divise et rassemble, entrelace et sépare. C’est surtout avec les dialogues de la fin que Platon s’affranchit tout à fait de cette mystique de l’indicible à laquelle on a voulu trop souvent réduire sa philosophie. Le multiple selon Theuth n’est pas la dispersion en laquelle déchoit l’unité de l’intelligible, mais l’articulation par laquelle prend forme la parole signifiante. Il importe alors de distinguer deux sens de l’apeiron, rigoureusement contraires, et dont l’un est positif, l’autre négatif. En un sens négatif, l’illimité est l’informe dépourvu de sens, le bruit inintelligible, le chaos ou tohu-bohu de l’origine que n’a pas encore différencié la parole signifiante. Mais en un sens positif, l’apeiron est l’infinité que la puissance maïeutique du discours articulé engendre, la théorie des théorèmes ou défilé des Idées qui s’enchaînent selon le développement de la démonstration : « Elle ne peut pas plus avoir de fin qu’elle n’a eu de commencement ; c’est au contraire, à mon avis, quelque chose d’immortel et d’invieillissable, inhérent à l’essence même du discours » (Philèbe, 15d). Texte important : c’est peut-être la première fois, dans ce début du Philèbe, que le mot grec « apeiron » – ni commencement ni fin – n’est pas chargé d’une valeur négative.
            Le déploiement infini de la connaissance, selon le rythme dialectique du dévoilement du vrai, enfant de l’affirmation comme de la négation, de l’Etre comme du Non-Etre, cette continuité scandée du discours qui réalise l’œuvre de la pensée, et qui est l’icône vivante de l’esprit s’élevant sans fin à la conscience de lui-même, telle est l’œuvre de la philosophie, et l’on comprend mieux, ainsi, en quel sens, en effet, la philosophie est la plus haute musique. C’est que  la musique était sans doute pour les Grecs l’accompagnement de la parole vivante, conférant à la lexis, à la déclamation, à l’émanation de la voix, le rythme et le souffle de l’esprit. Tel est selon Platon le modèle indépassable de l’art musical : le rythme et la mélodie de la voix méditante, portée par l’attention de l’esprit  lui-même, dans l’effort toujours recommencé et jamais achevé de la conscience, qui est coprésence de l’âme à elle-même. C’est au sein de cette intériorité, celle du « connais-toi toi-même » de l’esprit, que toute musique prend sa source et reçoit son inspiration. Lorsque s’élève une voix en laquelle se réfléchit, comme le divin en son icône, l’événement de la pensée, alors seulement il y a musique. Pour Platon, une musique qui entreprendrait de s’affranchir de son aliénation originaire au logos, qui voudrait par exemple se faire purement instrumentale et non plus épouser le souffle de la voix pensante, se perdrait à jamais dans le jeu gratuit et vain d’une virtuosité et, payant le prix de sa renonciation à l’intelligible, deviendrait une simple technique empirique et perdrait ainsi son « âme », et avec elle tout pouvoir de signifier.

 

           

NOTES

1- Emile, livre I, GF p. 40 : « Voulez-vous prendre une idée de l’éducation publique, lisez La République de Platon. Ce n’est point un ouvrage de politique, comme le pensent ceux qui ne jugent des livres que par leurs titres : c’est le plus beau traité d’éducation qu’on ait jamais fait ».

2- « Mais Wagner était-il un musicien ? En tous cas, il était quelque chose de plus : un incomparable Histrio, le plus grand mime, le plus étonnant génie théâtral que les Allemands aient jamais eu, notre homme de scène par excellence » (Le Cas Wagner, « Folio-Essais », p. 36).

3- Sur ce texte étrange, on lira le commentaire savant de A. J. Festugière, « L’Ame et la musique d’après Aristide Quintilien », dans Transactions and Proceedings of the American Philological Association, The John Hopkins University Press, vol. 85 (1954), p. 55-78.

4- Pausanias (III, 12, 10) nous apprend qu’à Sparte, Timothée se vit confisquer sa lyre pour y avoir ajouté quatre cordes nouvelles.

5- Sur la théorie aristotélicienne de la musique, voir Annie Bélis, Aristoxène de Tarente et Aristote, « Le Traité d’harmonique », Klincksieck, 1986, chap. II : « Aristote et la musique », p. 53-85 ; et Plutarque, De la musique, Olten et Lausanne, 1954, introduction de François Lasserre, « Aristote » : p. 89-92.

6- Voir également la vie d’Alcibiade (§ 2) chez Plutarque : « Il ne voulut jamais apprendre à jouer de la flûte, parce que ce talent lui paraissait méprisable et indigne d'un homme libre. Il disait que l'usage de l'archet et de la lyre n'altère point les traits du visage, et ne lui fait rien perdre de sa noblesse; mais que la flûte déforme tellement la bouche et même la figure entière, qu'on est à peine reconnu de ses meilleurs amis. D'ailleurs, ajoutait-il, celui qui joue de la lyre peut s'accompagner de la voix et du chant; mais la flûte ferme tellement la bouche du musicien, qu'elle lui interdit l'usage de la parole. Laissons donc, disait-il encore, laissons la flûte aux enfants des Thébains, qui ne savent pas parler; mais nous, Athéniens, nous avons, comme disent nos pères, pour protecteurs et pour chefs Minerve et Apollon, dont l'une jeta loin d'elle la flûte, et l'autre écorcha celui qui en jouait. Par ces propos moitié sérieux, moitié plaisants, Alcibiade se délivra de cet exercice, et en détourna même tous ses camarades, qui furent bientôt informés qu'on louait Alcibiade de mépriser la flûte et de railler ceux qui en jouaient. »

7- Sur la notion de ruthmos, voir É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, “TEL”, t. I p. 327 sq : “la Notion de rythme dans son expression linguistique”.

8- Sur l’éducation musicale dans la Grèce classique, voir H.-I. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, I. Le monde grec, p. 75 sq.