Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mise en ligne le 1-3-2015

 

 

 

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PLATON

1- Introduction à la philosophie de Platon

2- Mimesis

3- Philosophie et musique

4- Le jeu dialectique

5- Hippias Majeur

6- Ion

7- Gorgias

8- Le Banquet

9- Phédon

10- République, Introduction

République, livre 1

République, livre 2

République, livre 3

République, livre 4

République, livre 5

République, livre 6

République, livre 7

République, livre 8

République, livre 9

République, livre 10

11- Phèdre

12- Théétète

13- Politique

14- Philèbe

PLOTIN

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PLATON
 
LA REPUBLIQUE

Livre V


             Tout le livre se présente comme le début d’une longue parenthèse, un détour plutôt erratique. A l’examen des formes de gouvernements – exercice obligé de la réflexion politique – Polémarque substitue le développement d’une idée suggérée auparavant en 424a (livre IV) : « la possession des femmes, le mariage, la procréation des enfants, toutes choses qui, selon le proverbe, doivent être le plus possible communes entre amis ».
            Sur ce thème aisément comique – plus proche des pièces d’Aristophane que des livres précédents de la République – Platon va broder quelques analyses qui le conduiront, de façon méthodique, à méditer sur la connaissance elle-même.
            Autre cheminement dialectique, autres métaphores : au chasseur qui suit le gibier à la trace (livre IV, 432c) – la dialectique linéaire – succède le nageur perdu dans l’océan et qui se dirige un peu au hasard, dans l’espoir qu’un dauphin le conduise au rivage (livre V, 453d) – la dialectique erratique, vagabonde.
            Chaque question abordée au cours du livre V est alors comparée à une vague dont le nageur doit surmonter la menace :

  • la première vague – la première difficulté – conduit Socrate à établir l’égalité des sexes dans le partage des fonctions politiques : 451c – 457b.
  • la seconde vague conduit à penser la désintégration de la cellule familiale et son extension à la cité tout entière. Il s’agit alors de réaliser une communauté radicale, et qui ne laisse aucune place au particulier : 457c-471b.
  • Enfin la troisième vague pense le règne du philosophe et pose les fondements d’une théorie de la connaissance : 471c à la fin.

            Cette troisième et dernière partie est la plus philosophique du livre V et annonce les développements fondamentaux des livres VI et VII.

A – Egalité politique de l’homme et de la femme
            454de : Platon distingue nettement Nature et Culture. Naturellement l’homme et la femme diffèrent : « la femme enfante et l’homme engendre ». Ceci renvoie sans doute aux théories génétiques de la médecine hippocratique qui font de l’utérus un simple réceptacle où doit mûrir la semence.
            Mais cette différence naturelle ou sexuelle ne peut légitimer une différence culturelle ou civile : « … nous n’admettrons pas pour cela comme démontré que la femme diffère de l’homme quant à l’aptitude à tel art ou à telle fonction » (454e). On comprend aussi que la cité platonicienne – à l’inverse de la cité aristotélicienne – est une société de raison et non de nature.
            Pour Platon, comme pour les sophistes, l’homme est un animal dénaturé. Protagoras, 320 & sq. : Epiméthée, trop dispendieux pour les autres animaux, n’a plus de qualités propres à attribuer à l’homme. Prométhée son frère vole alors le feu et ses techniques à Héphaïstos et à Athéna. Mais les hommes, devenus industrieux, se combattent l’un l’autre. Zeus leur envoie alors Hermès qui leur apporte la justice et l’amitié pour fonder les cités.
            Ainsi l’homme animal politique, doué de raison, c’est-à-dire capable de délibérer par lui-même, se donne à lui-même sa fonction et ne la reçoit pas des mains de la nature.
            « Animal politique » : pour Platon, l’homme est politique parce qu’il n’est plus animal. Il a donc la liberté d’égaliser ce que la nature différencie. Pour Aristote, l’homme est un vivant naturellement conduit à l’activité politique. La fonction de chacun est l’accomplissement de sa nature propre. Politique I 1260a 20 & sq. : « l’homme et la femme ont chacun leurs propres vertus morales (èthikè aretè) ». Pour Platon au contraire (455d) : « Il n’y a pas dans l’administration de la cité de fonction propre à la femme, en tant que femme, non plus qu’à l’homme, en tant qu’homme ».
            445e & sq. : Il y aura donc les femmes médecins, musiciennes, soldats, gymnastes et philosophes (l’enseignement à l’Académie était-il mixte ?).
            Premier quart du quatrième siècle : époque troublée. La démocratie a été rétablie mais les cités, ruinées, continuent de s’entredéchirer. Pensant l’inquiétude de son temps, Platon s’efforce à son tour de réinventer la cité. Il y a un parti pris d’intellectualisme dans ce refus affiché de la « nature ». C’est ce temps de déclin où l’on demande aux seules idées de réinventer le monde. Ce point sera d’autant plus sensible dans la suite du texte.
            Remarquons cependant l’expression très ambiguë de cette revendication d’égalité (455de) : « La femme est appelée par la nature à toutes les fonctions, de même que l’homme ; seulement la femme est dans toutes inférieure à l’homme. »
            Dans la cité athénienne, les femmes sont privées de droit politique et demeurent recluses dans le gynécée. En France, c’est seulement depuis la fin de la guerre que les femmes ont conquis le droit de vote. Cela dit, la formule de Platon fait songer à celle d’Orwell (La ferme des animaux) : « Tous les animaux sont égaux, mais les cochons sont plus égaux que les autres ». 
                                                          
B- La communauté des femmes et des enfants
            Aristote pense la cité comme un accomplissement de la cellule familiale, qui est un fait de nature. Platon au contraire vise à désintégrer la famille et à nier la nature – l’homme n’ayant pas de nature, il est tout entier citoyen et tout entier façonné par la paideia. 457d : « Les femmes de nos guerriers seront communes toutes à tous ; aucune n’habitera en particulier avec aucun d’eux ; les enfants seront communs, et le père ne connaîtra pas son fils ni le fils son père. »
            Remarquons que ce communisme est propre à la classe des guerriers. A propos du guerrier, les métaphores animales abondent : plus haut, les gardiens étaient comparés tantôt à des chiens fidèles, tantôt à des loups féroces.
            Sans doute y a-t-il pour les guerriers, dans la vertu du thumos, quelque chose qui n’est pas sans rapport avec l’ardeur et le courage des bêtes. Ici, en 459a, Platon compare la classe des guerriers à un élevage de chien de race et d’oiseaux (rapaces dressés pour la chasse ?).
            L’abolition de toute propriété sexuelle va de pair dans l’esprit de Platon avec l’élevage et le dressage d’une race pure, un corps d’élite qui veillera sur la cité. Un mot revient souvent dans ce texte : gennaios, de bonne race, bien né.
            La communauté sexuelle permet à l’Etat d’organiser des mariages à la façon des éleveurs qui procèdent à des accouplements dans le but de purifier la race. 459d : « Que les sujets d’élite – aristoi – de l’un et de l’autre sexe s’accouplent le plus souvent, et les sujets inférieurs le plus rarement possible. »
            Ainsi la cité, unique « nature » de l’homme, étend sa puissance administrative jusqu’à légiférer le désir sexuel. Eugénisme platonicien (458e) : « Nous ferons des mariages aussi saints que possibles – gamous hierous – et nous regarderons comme saints ceux qui seront les plus avantageux à l’Etat. » 458e-459a : Les mariages entre les gardiens doivent être conduits à la façon des éleveurs qui procèdent à l’accouplement des chiens et des oiseaux.  
            Ainsi, paradoxalement, dans son effort pour dépasser l’animalité, Platon en vient à user des hommes comme des bêtes. Il ne craint pas de recourir à l’infanticide quand le nouveau-né est mal formé (460c) : « Pour les enfants venus au monde avec quelque difformité, ils les cacheront dans un endroit secret et dérobé aux regards. »
            C’est ainsi qu’on en usait à Lacédémone. Le but de ce gouvernement de la procréation c’est, nous dit Platon, « de conserver la race pure – to katharon genos » (460c).
            Cette administration de la procréation appelle quelques commentaires :
 
1)- Sa formulation est ambiguë, comme l’était plus haut celle de l’égalité politique de l’homme et de la femme. Ainsi Platon parle ici de « communauté des femmes » : il est dit que « les femmes seront communes à tous les hommes » (457cd), mais nullement que « les hommes seront communs à toutes les femmes ».
            Dans cette communauté d’hommes (Athènes) où les mœurs sont étroitement définies, le communisme sexuel prend l’aspect d’un phantasme masculin.
            C’est pourquoi ce passage de la politeia platonicienne ressemble davantage à un divertissement ou une fantaisie, qu’à une véritable réflexion philosophique. 452a : « Il y a peut-être dans ce que nous disons des choses qui, parce  qu’elles choquent la coutume, paraîtraient ridicules (geloia) » ; « Ne craignons pas les plaisanteries des rieurs » ajoute Platon quelques lignes plus bas (452b). De même, en 453a, il est fait allusion à « la discussion plaisante ou sérieuse de qui voudra rechercher si la nature humaine chez la femme est capable de partager tous les travaux du sexe mâle ».
            Ainsi Platon nous prévient, puisqu’il ne sait pas lui-même si ce passage de la République est une analyse sérieuse ou une simple plaisanterie. Dans cette société exclusivement masculine, le thème du communisme sexuel était l’occasion de plaisanteries inépuisables.
 
2)- Cela est tellement vrai qu’il formait le sujet de l’une des pièces d’Aristophane, l’Assemblée des femmes, dont une majorité de savants juge la composition antérieure à celle du cinquième livre de la République. Déjà, dans Lysistrata, Aristophane avait imaginé une sorte d’inversion des rôles : les femmes, pour contraindre les hommes à renoncer à la guerre, refusent de coucher avec eux ; la paix est aussitôt conclue.
            Dans l’Assemblée des femmes, sous la conduite de Praxagora, les femmes prennent le pouvoir et établissent un communisme radical. Dans la pièce, les femmes sont déguisées en hommes – elles portent des barbes postiches – et les hommes en femmes. On reconnaît un poncif du thème toujours burlesque du « monde à l’envers ». On trouve dans le texte de Platon plusieurs allusions troublantes à Aristophane (sans qu’on puisse déterminer lequel, des deux, répond à l’autre). En voici quelques-unes :
            a- L’inceste
Les enfants n’ayant ni père ni mère particuliers, comment les parents éviteront-ils l’inceste ? Platon : « Par quel moyen distinguent-ils leurs pères, leurs filles et leurs autres parents » (461d). Chez Aristophane, Blépyros interroge Proxagora, son épouse : « – Comment dire avec ce genre de vie chacun pourra-t-il reconnaître ses enfants ? – A quoi bon ? Les enfants regarderont comme leur père tous les plus âgés, d’après leurs années » (Comédies d’Aristophane, Budé, II 407). Et plus loin : « Il n’est pas d’âge à coucher avec toi, jeune comme il est. Tu serais plutôt sa mère que sa femme. Si vous établissez cette loi-là, la terre entière, vous la remplirez d’Œdipes » (Aristophane II 435). Remarquons que Platon ne répond à peu près pas autre chose.
            b- Les procès
L’abolition de la propriété entraîne l’abolition des disputes sur la propriété. Platon : « Les procès et les accusations mutuelles ne disparaîtront-elles pas de chez eux, par ce fait qu’ils n’ont rien à eux que leur corps, et que tout le reste leur est commun ? » (464d).
Aristophane, Blépyros à Proxagora : « – Qu’arrivera-t-il si quelqu’un perd un procès devant les magistrats ? (…) – Mais d’abord, il n’y aura plus de procès (…) – Et si un débiteur nie sa dette ? – Où donc a pris le préteur de quoi prêter, si tout est commun ? Le voilà, j’imagine, convaincu de vol. »
            c- Les vieillards
Platon 465a : « Le plus vieux aura autorité pour commander et châtier tous les jeunes. » Interprétation burlesque d’Aristophane : les hommes ne pourront coucher avec les femmes jeunes et jolies qu’à la condition de se soumettre d’abord aux désirs des vieilles et des laides. Ainsi nulle ne sera frustrée…

3)- L’eugénisme platonicien est profondément ancré dans la civilisation grecque. C’est ce souci de la pureté et de la race qui conduira les cités à leur perte : sociétés closes et refermées sur elles-mêmes, elles périront pour avoir été incapables de se mélanger et de se fondre.
            En ce sens la cité grecque, même quand elle est démocratique, est encore aristocratique : elle se conçoit comme un corps d’élite, une race supérieure que tous envient. Le citoyen est tout l’homme ; l’idée d’humanité en général ne s’est pas encore réalisée dans l’Histoire.
            Il est aisé sur ce point d’opposer Rome à la Grèce, l’urbs à la polis. Ce thème est développé par Michel Serres, Rome ; le livre des fondations, chapitre V, pp. 153-158 : « La cité antique, entourée de murailles, se ferme à l’étranger, elle expulse religieusement qui n’est pas du bon sang, du bon droit, qui porte la souillure. » « Rome est un mélange : tigré, zébré, bariolé, nué, constellé, Rome est une multiplicité. » La cité platonicienne est un bien préservé, le refuge de la pureté : les citoyens sont les katharoi, tous les autres sont atteints de miasmes. Rome est à l’inverse une ville ouverte, un carrefour où se métissent les nations, où se conjoignent tous les chemins de la terre.
            Michel Serres cite, à l’appui de sa thèse, un passage de Tite-Live, Histoire romaine, II 48-50, l’histoire légendaire de la gens Fabia, 306 soldats d’élites, tous de la même famille, qui défendirent Rome d’abord avec succès, puis furent exterminés, pour s’être dispersés imprudemment, par les Véiens. L’histoire de la gens Fabia, c’est l’histoire des cités grecques. Michel Serres : « Comprenez maintenant pourquoi la cité antique est morte, et de quoi. Elle est morte de son idéal, de sa raison stricte, elle est morte de sang pur et de raison pure, de sa définition, j’allais dire qu’elle est morte de sa pure mathématicité. » (p. 157).
            Tel est bien le caractère de l’utopie platonicienne : totalitaire, comme toute utopie, et stérile, comme tout eugénisme.

            L’unité de la cité est organique. Chacun est le membre vivant de ce grand corps, et n’existe que par sa relation au tout. 464b : « Cette unité de sentiment est le plus grand bien de l’Etat et nous comparons un Etat bien constitué à un corps qui partage la douleur ou le plaisir d’une de ses parties. » Tel est le bonheur civil, bonheur communautaire, et non « une sotte et puérile idée de bonheur qui le pousse à s’approprier tout ce qui est dans l’Etat. » Platon termine cette longue partie sur la condition des guerriers par la guerre elle-même (466e-471c).
            Guerre toujours défensive et non offensive qui a pour but de préserver la pureté, de protéger l’intérieur inviolable à l’extérieur hostile. Tout ce qui est étranger est menace. L’utopie s’isole de l’histoire : l’île est son lieu de prédilection. La fonction de l’utopie, c’est d’expulser le négatif et de refouler toute contradiction (l’utopie refuse la dialectique). Cependant, Platon tempère le souci de l’intégrité de la race avec la leçon de trente années de guerre, qui ont épuisé les cités : la vraie cité platonicienne, plus qu’Athènes enfermée dans ses Hauts Murs, c’est la communauté grecque – alliance de toutes les cités grecques – contre les barbares envahisseurs.
            La guerrepolemos – s’oppose à la séditionstasis – comme la santé à la maladie. La sédition porte la contradiction au cœur de la communauté elle-même. La guerre la porte à l’extérieur et combat ainsi pour la santé et la pureté de la race.
            « Quand les Grecs se battront avec les barbares et les barbares avec les Grecs, nous dirons qu’ils se font la guerre, qu’ils sont naturellement ennemis, et cette inimitié méritera le nom de guerre – polemos – Mais quand les Grecs se battront avec des Grecs, quand nous verrons cela, nous dirons qu’ils n’en sont pas moins naturellement amis, mais qu’en ce cas la Grèce est malade et en discorde, et ce nom de discorde – stasis – est celui qui s’applique à une telle inimitié » (470cd).
            Ainsi peut-on dire que Platon s’élève à l’idée de communauté hellène, mais non pas encore à celle de l’humanité. Cependant, les Grecs sont ici comme la préfigure de l’humanité : hommes libres, qui délibèrent et n’obéissent qu’aux lois qu’ils se sont eux-mêmes données. La Grèce platonicienne, c’est l’invention de l’humanité raisonnable. 

C- Le gouvernement des philosophes (473b à la fin)
            En souhaitant que le philosophe soit roi – basileus – Platon n’appelle pas de ses vœux un despotisme éclairé, mais oriente la cité humaine en vue de la connaissance. La raison – logos – c’est-à-dire la délibération intérieure, est en effet le principe de toute unité. Pour que la cité soit une, il faut qu’elle se recueille et se réfléchisse elle-même, de même que, pour que l’individu soit un, il faut qu’il se rassemble lui-même sous le regard de la raison.
            La connaissance est réminiscence, c’est-à-dire recueillement intérieur, ressouvenir de soi-même. La mémoire n’est pas une faculté – dunamis – parmi d’autres facultés de la pensée, elle est plutôt l’essence de la pensée, et l’acte qui la constitue en son unité : se ressouvenir c’est se recueillir en soi-même, c’est se rassembler au foyer de la conscience. C’est pourquoi la sagesse philosophique a pour tâche de fonder l’unité de la cité, de la rapporter à elle-même par réflexion et délibération.
            La sagesse du philosophe (différente du savoir-faire du spécialiste) est science de la totalité, du tout : « le philosophe désire de la sagesse non pas telle partie, à l’exclusion du reste, mais il la désire toute » (475b). La connaissance philosophique est la pensée de l’unité de toutes les connaissances. Elle a pouvoir de fédérer toutes les activités de l’âme et de fonder l’unité de son gouvernement.
            Quelle est donc cette sagesse – Platon en invente ici l’idée – qui pense la totalité et ne s’attache jamais au particulier ?
            Le philosophe, objecte Glaucon (475d), n’est-il qu’un touche-à-tout, curieux de tout et « coureur de spectacle » ?
            Penser la totalité, est-ce tout penser ?
            Platon distingue alors entre deux philia, dont les orientations sont exactement contraires :
            Philotheamones : amis des spectacles, des apparences multiples.
            Philologos : amis de la vérité, c’est-à-dire de la forme ou de l’idée qui demeure une et identique à elle-même.
            C’est ainsi que l’imagination peut se représenter une grande multiplicité de cercles visibles – l’apparence est principe de multiplicité – tandis qu’il n’existe qu’une définition du cercle intelligible, saisi par la pensée – l’idée est principe d’unité. 476a : « Chaque idée prise en soi est une, mais comme elles apparaissent mélangées aux actions, aux corps, et entre elles-mêmes, chacune d’elles se manifeste (phainesthai) de façons multiples ». C’est ainsi, continue Platon, qu’il existe une infinité de belles choses, mais une seule et unique idée de la beauté, ou beauté en soi (476c).
            La sophia est l’acte de la pensée qui conçoit l’idée, et s’élève ainsi de la multiplicité des phénomènes à l’unité du concept. La philosophia est l’amitié de cet acte, sa réflexion et ainsi la connaissance de la connaissance. Comment la pensée peut-elle s’arracher à la fascination des phénomènes toujours divers et concevoir l’essence immuable, telle est la question de la philosophie.
            On comprend mieux alors pourquoi le philosophe est, en toutes choses, le gardien de l’unité : le philosophe pense le mouvement propre de la pensée : concevoir l’unité à partir du multiple. Seule l’Idée, l’essence, a les caractères propres à l’Etre : elle est unique, stable, immuable et rigoureusement définie. Inversement le phénomène est multiple, changeant et incertain. Il n’est pas cependant non Etre mais milieu, intermédiaire, entre l’Etre et le non Etre, entre « la clarté » et « l’obscurité » (478c).
            Le phénomène est une créature crépusculaire : il n’est pas néant : il a le pouvoir de se manifester, de se rendre sensible ; il n’est pas être : toujours mouvant, proie du devenir, il est incapable de se maintenir en lui-même (au contraire de l’eidos).
            Il faut donc distinguer deux types de connaissance, selon qu’elle se porte vers l’apparence ou vers la vérité.
            a- Ceux qui sont curieux des phénomènes, les amateurs de spectaclesphilotheamones – n’atteindront jamais que l’opinion – doxa. Comme son objet – l’apparence – la doxa est changeante et se laisse séduire par l’impression présente.
            Elle n’est cependant pas ignorance car le phénomène participe à l’essence et l’idée se représente dans les formes sensibles. Ainsi celui qui court après les beautés ne pensera jamais la beauté en soi – l’Idée véritable et l’unique définition du Beau – mais connaîtra du moins de la beauté ce qui s’en réfléchit dans les belles apparences. Sa connaissance tiendra donc le milieu entre la science – gnômè – et l’ignorance – agnoia (478cd).
            b- Ceux qui sont amis de la sagesse – philosophoi – c’est-à-dire de ce mouvement de la réminiscence qui fait paraître l’Idée sous le regard de l’esprit – principe invariant de la variation phénoménale. Ceux-là seuls connaîtront l’Etre d’une science certaine. Leur connaissance ne sera pas dispersée par la multiplicité des spectacles sensibles, mais au contraire rassemblée dans le foyer de la conscience – qui est la pensée se rapportant à elle-même et se faisant ainsi UNE.
            C’est pourquoi si la science – ou connaissance des essences – est rigoureuse et univoque, inversement l’opinion est toujours flottante et ambivalente : entre chien et loup, entre le jour et la nuit, elle « tient le milieu entre l’être pur et le non être absolu » (478b).
            Ainsi l’ambiguïté des phénomènes entraîne l’ambivalence des opinions. Platon compare alors cette équivoque indépassable de l’opinion à une énigme, comme celles qu’affectionnent les enfants, en forme de comptine : un homme qui n’est pas un homme (un eunuque), voyant et ne voyant pas (il est borgne), un oiseau qui n’est pas un oiseau (une chauve-souris), perché sur un arbre qui n’est pas un arbre (un roseau), la frappe et ne la frappe pas (il la vise et la manque), avec une pierre qui n’est pas une pierre (une pierre ponce) : 479bc.
            La connaissance ambivalente de l’opinion est celle des sophistes, dont le savoir se fie toujours aux apparences – au vraisemblable – et ne s’élève jamais jusqu’à l’essence – la vérité. C’est en effet un exercice très prisé chez les sophistes que celui des antilogies (Protagoras) ou des doubles discours – dissoi logoi – (Gorgias, Hippias). Il s’agit de montrer que l’on peut dire tout et le contraire de tout. Toute chose est bonne ou mauvaise, belle ou laide, vraie ou fausse, selon qu’on la rapporte à l’un ou à l’autre. Le verre est à moitié plein, le verre est à moitié vide : l'un et l'autre sont vrais, mais la vérité de l'un démontre la fausseté de l'autre. Rien n'est donc vrai. Rien n'est donc faux. Diogène Laërce écrit de Protagoras que « le premier il dit que sur toutes choses il y a deux discours qui se contredisent l’un l’autre. »
Ainsi l’opinion toujours instable – captive du double sens – est incapable de construire sa propre unité. Seule une science des essences permet de surmonter l’ambivalence phénoménale et de s’élever jusqu’à l’unité de l’Idée.
            Tel est donc le mouvement qui peut sauver l’homme de son immersion dans le multiple et fonder l’unité des cités : tels sont ceux « qui contemplent les choses en soi et toujours identiques à elles-mêmes. » 479e.

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