Jacques Darriulat

 

AUTEURS

 

 

Accueil

Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

ARISTOTE

AUGUSTIN

BALZAC

BAUDELAIRE

CHATEAUBRIAND

DANTE

DELEUZE

DESCARTES

DIDEROT

DOSTOÏEVSKI

DUBOS

HANSLICK

HEGEL

HEIDEGGER

HOMERE

KANT

KIERKEGAARD

LACAN

MICHEL-ANGE

MONTAIGNE

NIETZSCHE

PASCAL

PLATON

1- Introduction à la philosophie de Platon

2- Mimesis

3- Philosophie et musique

4- Le jeu dialectique

5- Hippias Majeur

6- Ion

7- Gorgias

8- Le Banquet

9- Phédon

10- République

11- Phèdre

12- Théétète

Théétète (suite)

13- Politique

14- Philèbe

PLOTIN

PROUST

ROUSSEAU

SCHLOEZER

SCHOPENHAUER

SPINOZA

VALERY

WINCKELMANN

Mis en ligne le 29 octobre 2007



            Le commentaire de ce dialogue de Platon est trop long pour tenir dans un seul document. On lira ici le commentaire du dialogue du début jusqu'à 172 b. Pour lire la suite, de 172 b (le portrait du philosophe en homme libre par Socrate) jusqu'à la fin, cliquez dans la marge de gauche sur "Théétète (suite)".

            Ce commentaire a été rédigé en 1995 pour des élèves de Terminale du lycée Henri IV à Paris.

 

PLATON

THEETETE

(1)

Commentaire (du début du dialogue à 172 b)

 

 

                        PROLOGUE

            Théétète est mourant et, à la fin du dialogue, Socrate se dirige vers le tribunal qui le condamnera à mort.
            Après la mort de Socrate, Platon, selon Diogène Laërce, se réfugiera à Mégare auprès d’Euclide, puis se rendra à Cyrène, auprès de Théodore le géomètre, dont il aurait suivi les leçons (Narcy 307). Théétète fait en quelque sorte le chemin inverse : autrefois élève chez Théodore, il revient mourant à Athènes en passant par Mégare, sans s’y arrêter toutefois.
            Théétète est ainsi une sorte de double de Platon. Il doit avoir environ dix ans de moins que Platon : celui-ci en effet naît en 428 (il a donc vingt-neuf ans lors de la mort de Socrate) et on a situé la naissance de Théétète autour de 415. Selon la Souda, Théétète aurait été auditeur de Platon à l’Académie. Il se peut qu’il y ait enseigné les mathématiques (pour toutes ces précisions, voir Diès 126).
            En 144 b Théodore fait de lui un portrait qui ressemble à celui du parfait philosophe, puisqu’il possède à la fois les vertus contradictoires de la vivacité de l’esprit et de la patience du chercheur : c’est exactement le propre du naturel philosophe, tel que Socrate le définit en RépVI, 503 c. Mais Théétète est aussi un double de Socrate, et de façon explicite dans le texte. Aussi est il naturel que la mort de Théétète évoque, dans l’esprit d’Euclide, la mort de Socrate, ou du moins ce dialogue qui eut lieu le jour même de la condamnation de Socrate.
            Il semble qu’avec le Théétète, Socrate commence de passer le relais à ces “enquêteurs” qu’il invoquera au cours de son apologie. Les dialogues qui suivront ne feront que confirmer cette tendance, Socrate lui-même laissant la place à un certain “étranger d’Élée” qui pourrait bien être Platon lui-même.
            Par cette association Théétète–Socrate, Théétète va ressusciter dans le récit d’Euclide, rédigé de source sûre puisqu’il transcrit les paroles de Socrate lui-même, et que Socrate a lui-même revu et corrigé le texte : “Chaque fois que j’allais à Athènes, je redemandais à Socrate ce que je ne m’étais pas rappelé, et je corrigeais en arrivant ici” (142 a). Une transmission aussi directe est rare dans les dialogues de Platon. Socrate, proche de sa mort, pense au jugement de la postérité et corrige les dernières épreuves. Socrate est immortel, et ne cesse de renaître par la figure de ceux qui le liront et poursuivront sa recherche. Ce n’est sans doute pas sans malice que Théétète à son tour laissera la place à “Socrate le jeune”, dans le Politique.
            Cette renaissance de Théétète, plus forte que la mort, est rendue sensible par un artifice rhétorique : Euclide nous prévient (143 bc) qu’il a rédigé le dialogue en style direct, et non en style indirect : le narrateur disparaît donc pour que les personnages qu’il invoque soient en quelque sorte présents “en personne”. Ce procédé est d’autant plus frappant qu’il est expressément condamné par Socrate en Rép III, 393 a et sq. Cet artifice est employé par les poètes, et principalement par Homère, qui se dissimulent sous les personnages qu’ils invoquent pour mieux susciter l’illusion de leur présence. Cependant, aux yeux de Platon, ce qui est artifice pour Agamemnon ou Achille, est vérité pour Théétète. C’est que l’immortalité de Théétète appartient à la raison, et non à l’imagination, et que ce dialogue où il se mit en quête, en compagnie de Socrate, de savoir ce qu’est la science, est toujours présent et actuel dans la pensée du philosophe.
            Ainsi, grâce à l’exacte transcription d’Euclide de Mégare, la mort de Théétète est comme suspendue, le verdict qui frappe Socrate n’est pas encore prononcé et, par la fiction du récit, nous régressons dans le temps et vivons à nouveau le dialogue de Socrate et de Théétète. Un thème affleure dans les premières lignes du dialogue : l’opposition de la campagne (agros) et de la ville (polis). Nous allons ici de la campagne à la ville, en ce sens que le récit d’Euclide nous  introduit dans le lieu du débat philosophique, qui est, selon Platon, le cœur de la cité des hommes. C’est ainsi que dans le Phèdre, Socrate se flatte de n’être jamais sorti des murs d’Athènes car : “J’aime à apprendre (philomathês eimi), et ni les champs, ni les arbres ne veulent rien m’apprendre, mais bien les hommes qui sont dans la ville” (230 d). C’est donc cet échange public entre les hommes des cités qui va revivre pour nous, par la magie du style direct utilisé par Euclide.

 

                        INTRODUCTION

            Le portrait de Théétète
            Théétète ressemble à Socrate : il est en quelque sorte un Socrate “atténué” : “Il te ressemble, tant pour l’aplatissement du nez que pour les yeux saillants ; mais il a le nez moins aplati, les yeux moins saillants que toi” (143 e). La ressemblance est d’autant plus étonnante que le physique de Socrate est tout à fait atypique parmi les Grecs. Socrate l’ironiste est une sorte d’anti-héros : il n’a pas le visage régulier que les Grecs prêtaient à leurs dieux et à leurs héros; sa face camarde ferait plutôt penser au masque du grotesque, ou du bouffon de comédie. Il y a quelque chose du clown – à la fois fou et sage, déconcertant et pénétrant – dans le personnage de Socrate. A l’idéal grec de mesure et d’harmonie, il oppose une avidité de savoir. Dans Le Banquet de Xénophon (chap. V, GF II, p. 281-282), Socrate fait l’éloge de sa propre beauté : les yeux à fleur de tête pour mieux voir, le nez épaté pour mieux sentir, les lèvres épaisses pour mieux embrasser. La sensualité de sa physionomie est l’image physique d’une volonté jamais lassée de vivre et de savoir. Socrate est en quelque sorte l’incarnation de la curiosité.
            Cependant, cette activité serait désordonnée si elle ne se soumettait pas à la discipline dialectique. Socrate est à la fois impatient et patient : impatient dans la recherche, mais patient dans la rigueur du raisonnement. Théétète lui ressemble, s’il faut croire le portrait que fait de lui Théodore : lui aussi réussit cette synthèse entre vivacité et solidité qui, selon les termes presque identiques de Rép VI, 503 cd (Platon se cite ici pour ainsi dire lui-même), fait le naturel philosophe (1). Cette ressemblance à la fois physique et intellectuelle – la première étant l’image de la seconde – a valeur de thème pour quelques variations sur le dialogue platonicien.
            “Viens, Théétète, pour que je m’examine moi-même, et que je voie quel est mon visage ; car Théodore affirme qu’il ressemble au tien” (144 de). L’échange dialogique est un exercice du “Connais-toi toi-même : le concept naît de l’amitié  (philia) réflexive de la pensée avec elle-même. En 146 a, Socrate ne prétendra-t-il pas “prendre à cœur de nous faire dialoguer et devenir amis et interlocuteurs les uns des autres” (dialegesthai kai philous te kai prosêgorous allêlois gignesthai) ?( Plus loin (189 e), Socrate définira l’acte de penser (dianoesthai) : “un discours  (logos) que l’âme elle-même avec elle-même (autê pros autên) poursuit tout au long à propos des choses qu’elle examine (...) Car voici ce que, me semble-t-il, fait l’âme quand elle pense : rien d’autre que dialoguer (dialegesthai), s’interrogeant elle-même et répondant, affirmant et niant.” (189 e).
C’est ainsi que Socrate parlant avec Théétète sont les figures de l’âme s’entretenant avec elle-même. La ressemblance physique est donc l’image de l’équivalence dialectique. Dans le Premier Alcibiade, (132 d-133 c), Socrate commente l’inscription de Delphes : “Connais-toi toi-même”. Ici encore, il passe par la médiation de la métaphore physique, ou plutôt optique : s’il fallait se voir soi-même, il faudrait se pencher sur un miroir ou mieux, sur ce miroir vivant que sont les yeux d’autrui (korê signifie à la fois pupille et poupée) ; de même, si l’âme veut se réfléchir, elle doit se contempler en l'âme qui lui répond. L’amitié dialogique est pour Platon la condition nécessaire de la conscience de soi. La ressemblance du questionneur et du répondant est l’image sensible d’une correspondance intelligible. Le Théétète ajoute une autre métaphore : celle des musiciens qui accordent leurs lyres (144 e). Le dialogue de la pensée avec elle-même est comme un chœur muet, un concert du silence. Dès lors, Platon présente tout le dialogue comme une sorte de vérification, ou de “démonstration” (epideiknumai, 145 b) de cette “mise en abyme” de l’âme, et de sa fécondité. Toute la structure du dialogue est ainsi annoncée : il se déroulera comme une série d’hypothèses emboîtées les unes dans les autres, en une série illimitée. Et comme cette auto-réflexion de la pensée pourrait être soupçonnée de stérilité (Narcisse ne meurt-il pas sans descendance?), il faudra que Socrate fasse son autoportrait en maître-accoucheur, en ministre de la fécondité dialectique.

            Qu’est-ce que la science?
            Théodore, maître de Théétète, forme des géomètres (geômetrikos), des astronomes (astronomikos), des calculateurs (logistikon) et des musiciens  (mousikos) -145 a-. Cette polyvalence nous semble aujourd’hui étrange ; elle était familère aux Grecs. Dans la République, Platon énumère ces mêmes quatre sciences dans la première partie du programme qu’il destine à la formation des philosophes (VII, calcul et arithmétique en 525 a, géométrie en 526 c, astronomie en 527 d, et enfin musique en 530 c et s.). Cet ensemble constitue tout au long du Moyen Age le quadrivium, première partie des études que couronne le trivium (grammaire, rhétorique, dialectique). La géométrie représente le nombre dans la figure ; la musique fait entendre les nombres, l’astronomie les donne à voir. Pour les anciens et depuis Pythagore, le ciel est la musique du silence (la musique des sphères) et la musique est une arithmétique sonore. Par la correspondance de ces arts, s’établit une équivalence métaphorique, sinon mythique, entre le sensible et l’intelligible.
            On comprend alors que arithmétique, géométrie, astronomie et musique ne sont que diverses représentations d’une même forme intelligible, qui leur sert pour ainsi dire de modèle, ou de paradigme. En d’autres termes, les sciences constituées (epistêmê) ne sont des sciences que parce qu’elles participent à une certaine idée de la science en général, qui demeure problématique. Cette idée, par laquelle la science est science, Socrate la nomme “la sagesse” : “Sophia sophoi oi sophoi” : "C'est par la sagesse que les sages sont sages" (145 d). La traduction par Narcy de sophia par “compétence” est un contresens : la “compétence” évoque le savoir-faire du spécialiste, alors que sophia désigne au contraire l’essence universelle de la science (la “scientificité”). Sophia désigne donc la science de la science, c'est-à-dire  la philosophie elle-même. Théétète qui, à la question “qu’est-ce que la science?”, répond en récitant la liste des quatre sciences qui viennent d’être énumérées (il y ajoute même “les techniques des artisans” – dêmiourgos tekhnai – selon l’opposition grecque epistêmê / tekhnê, savoir intellectuel et savoir manuel), n’a pas entendu la question de Socrate. Accoutumé à raisonner en élève de Théodore, il a jusqu’à présent fait de la géométrie, ...etc, sans penser ce que c’est que la géométrie,...etc. Il doit donc passer, pour entamer le dialogue avec Socrate, de la pratique de la science à la philosophie de la science, c'est-à-dire de “la science de quelque chose” (tinos epistêmê, 147 bc) à “la science en soi” (epistêmê auto, 146 e). C’est de la même façon qu’au début du Ménon Socrate contraint son interlocuteur à s’élever de la description des vertus selon le code des bonnes mœurs en vigueur à Athènes, à l’idée de la vertu en général (Ménon 71 e-72 c). C’est encore de la même façon que Socrate contraint Hippias à s’élever de l’énumération des belles choses à l’idée de la beauté en soi  (Hippias Majeur 287 e et s.).
            Il y a alors beaucoup d’ironie dans la remarque de Socrate selon laquelle cette nouvelle question appelle une réponse brève, alors qu’au contraire l’énumération des sciences déterminées conduirait à “une route sans fin” (aperanton hodon, 147 c). C’est tout le contraire en effet qui se produira : la question de l’essence ouvre dans la pensée une brèche infinie où le dialogue s’engouffrera, sans réussir à rejoindre sa fin.
            Remarquons l’image à laquelle recourt ici Socrate, selon la même relation métaphorique, toujours reprise, du sensible et de l’intelligible : les sciences déterminées sont comme des statuettes façonnées dans la glaise, la science en soi est comme la glaise elle-même (147 a) (2). On se souvient qu’en grec “idée” – eidos – signifie aussi “forme”, et que l’esprit définit le concept comme une sorte de sculpteur qui façonnerait une matière intelligible. Et l’on se rappelle en effet que, dans le mythe de la caverne (Rép VII), l’enchaînement des propositions dans la démonstration est métaphoriquement représenté par un défilé de statuettes.
            Ainsi l’esprit définit le concept comme l’artisan qui façonne le matériau de son œuvre, ou bien encore comme l’enfant qui mûrit dans les entrailles de sa mère. Le fabricant de « statuettes » (Diès), ou de « poupées » (Narcy) est koroplathos, littéralement celui qui façonne, qui modèle (plattein) la matière, mais aussi bien les âmes  (Rép. 377c : « Nous engagerons les nourrices à façonner – plattein – l’âme des enfants avec des fables, des “mythes”, de bien meilleure façon qu’elles ne savent façonner le corps du nouveau-né avec leurs mains »). Le koroplathos façonne des korai, jeunes filles ou jeunes femmes, qui, par dérivation, en est venu à désigner une poupée de cire ou de plâtre (la poupée ne tient-elle pas, pour la fillette qui joue avec elle, le rôle d’un double ?), et, par un cheminement plus énigmatique, la pupille de l’œil. Platon lui-même en explicite la raison : « Tu n’as pas été sans remarquer que quand nous regardons l’œil de quelqu'un qui est en face de nous, notre visage se réfléchit dans ce qu’on appelle la pupille (korê), comme dans un miroir ; celui qui regarde y voit son image (eidôlon) » (Premier Alcibiade, 132e-133a). Je me vois en poupée dans la pupille qui me considère. Ce miroir dans lequel l’œil se voit lui-même, image visible de l’invisible, mais intelligible, réflexion de l’âme questionnante dans l’âme attentive, c’est le dialogue platonicien, double réflexion de deux miroirs, ou de deux interlocuteurs à l’écoute l’un de l’autre, comme ici Socrate et Théétète, qui se ressemblent tant ils se réfléchissent, et qui se réfléchissent parce qu'ils répondent l'un à l'autre. Les figurines ou poupées que  façonne l’artisan de la pensée sont les idées que conçoit l’âme attentive à se connaître elle-même, à sonder le secret de son immatériel enfantement, de sa fécondité créatrice.
             Notons enfin une dernière image : le dialogue philosophique est comme un jeu de balle où le perdant est un âne et le gagnant un roi (146 a). La balle est ici une figure de la vérité qui ne cesse de rebondir à chaque répartie. Celui qui garde la balle pour lui est mauvais joueur. Et le camp dans lequel la balle reste et demeure est celui des deux qui perd le point. Ainsi le faux savant qui se croit détenteur de la vérité et la garde pour lui, alors qu'il n'est que son serviteur, comme sert le joueur pour engager le jeu. Ce jeu, qui est la dialectique elle-même, sera sans fin, sans perdant ni gagnant. Ou plutôt, tous seront gagnants, puisqu’à cet échange l’esprit s’enrichit.

            La question des irrationnels
            Ayant compris la question de Socrate, Théétète lui propose alors un équivalent mathématique.
            La découverte des irrationnels a entraîné à la fin du Ve siècle une crise profonde et féconde dans les mathématiques antiques. Ce thème est au cœur de la dialectique platonicienne, et c’est lui qui fournit un exemple de géométrie au dialogue qui se propose précisément pour la première fois de définir les trois moments du cheminement dialectique : le Ménon. Dans la série des entiers et des fractionnaires, en laquelle l’atomisme arithmétique des pythagoriciens distinguait entre pairs et impairs, les nombres irrationnels forment une infinité inclassable puisque l’on savait démontrer – par exemple à propos de la diagonale du carré – qu’un nombre irrationnel n’est ni pair ni impair. Pour les anciens, le nombre était collection d’unités arithmétiques (mais il fallait alors qu’il soit pair ou impair) ou bien mesure d’une longueur géométrique (mais la grandeur incommensurable est précisément celle qu’aucun nombre ne peut mesurer). Les nombres irrationnels remettaient donc en question la définition du nombre en général. C’est pourquoi les Grecs désignaient les irrationnels par les mots “aloga”, c'est-à-dire “indéfinissables”, ou même ‘indicibles”, ou “diametron”, c'est-à-dire qui passe à travers la mesure, qui échappe à toute mesure.
            De même que Socrate voudrait rassembler tout ce qui est science dans la définition de la science en général, de même Théétète s’interroge sur l’essence générale du nombre, qu’il soit entier, fractionnaire – c'est-à-dire rationnel – ou irrationnel. C’est précisément sur cette question que portait, avant que ne commence le dialogue, la leçon de Théodore. Théodore « dessinait », raconte Théétète, « quelque chose à propos des puissances » (peri dunameôn), c'est-à-dire à propos des racines, c'est-à-dire des nombres (figurés ici par la longueur d'une ligne) qui, multipliés par eux-mêmes, donnent un nombre entier.   et   ne posent pas de problème. , en revanche, est un nombre irrationnel : Théétète pourtant ne le mentionne pas, comme si Platon se ressouvenait que ce nombre mesure la diagonale du carré qui a l’unité pour côté, et qui a fait l’objet de la démonstration du Ménon. Restent donc  et , les deux nombres mentionnés par Théétète. La démonstration de Théodore se poursuivait alors en prenant toutes les racines successives, et passant par les racines remarquables et . Mais, ajoute Théétète, « quelque chose a arrêté » Théodore quand il est parvenu à . Cette précision a beaucoup intrigué les commentateurs. La meilleure interprétation, à mon sens, est celle de J. H. Anderhub, qui est mentionnée et critiquée (mais de façon peu convaincante) dans l’ouvrage de Arpàd Szabò, Les débuts de la mathématique grecque, Vrin, Paris, 1977, p. 59. On suppose alors que Théodore a dessiné sur le sol le déploiement circulaire, par la construction de triangles successifs, de la suite des racines de 1 à 16 : chaque racine est représentée par un segment de longueur correspondante, et qui se trouve être l'hypoténuse d'un triangle rectangle. C’est ainsi que   est représenté par l’hypoténuse d’un triangle rectangle isocèle qui a l’unité pour côté ; sur ce premier triangle, on en construit un second, rectangle mais cette fois non isocèle, sur l’hypoténuse du triangle précédent (= ) et en reprenant l’unité pour l’autre côté. L’hypoténuse de ce nouveau triangle est égale à   = . Sur cette nouvelle hypoténuse, on construit à nouveau un triangle rectangle dont l’autre côté est égal à l’unité. On obtient ainsi une troisième hypoténuse dont la valeur est   = . En continuant selon cette méthode, on construit la spirale des racines des entiers successifs en emboîtant les triangles rectangles, chaque triangle prenant pour côté l’hypoténuse du triangle qui le précède. Cette figure géométrique, qui évoque une sorte de colimaçon euclidien, donne une représentation figurée de la suite des irrationnels, de façon continue et méthodique. Elle a surtout le mérite d’expliquer pourquoi Théodore s’arrête à  : en effet, la spirale, parvenue à , a accompli un tour de 350° 30’ ; parvenue à , elle aurait accompli un tour de 363° 56’, et commencerait donc à empiéter sur le premier triangle.


            De plus, cette figure est remarquablement fidèle à l’esprit de la géométrie grecque ; les Grecs en effet cherchent moins à calculer  la solution d’un problème, plutôt qu’à la représenter par une construction géométrique. C’est ainsi que la démonstration du Ménon n’est nullement une démonstration, mais plutôt une mise en évidence par le dessin d’une figure. On peut du reste remarquer une certaine continuité entre la figure du Ménon et celle du Théétète : de même que le carré de surface double est construit dans le Ménon en prenant pour côté la diagonale du carré donné, de même la racine carrée de n + 1 est ici figurée par l'hypoténuse d'un triangle rectangle dont les deux autres côtés sont d'une part l'unité, et d'autre part la racine d'ordre n. La démonstration opère ainsi par engendrement de figures plutôt que par le développement d'un calcul. C’est ainsi encore que, dans la mathématique grecque, l'équation (a+b)²  ne donne pas lieu à un calcul, mais plutôt à la construction d’un carré de côté a+b, lui-même composé d'un carré de surface a², d'un autre carré de surface b², et de deux rectangles égaux de surface ab. De même, à la question : “qu’est-ce qu’un nombre?”, Théodore répond par une figure spiralée qui comprend à la fois les rationnels et les irrationnels. La division qu’opère alors Théétète pour les distinguer conformément à leur essence commune se comprend fort bien quand on se réfère au schéma de Théodore : chaque nombre étant ici engendré par la construction d’un triangle rectangle, il doit venir naturellement à l’esprit de représenter les nombres par une surface, plutôt que par une longueur, comme on le faisait alors ordinairement (3). Théétète est donc fondé à distinguer entre les “nombres carrés” et les “nombres rectangulaires”, fidèle en cela à la tradition pythagoricienne (Jamblique cite Théodore de Cyrène parmi les pythagoriciens, voir Diès p. 125) qui distinguait déjà des nombres triangulaires et pentagonaux. C’est ainsi que 9, dont la puissance est l’entier 3, est la surface d’un carré de côté 3 ; tandis que 10, dont la puissance est un irrationnel, représente la surface d’un rectangle de côtés 5 et 2. Tous les nombres sont alors rassemblés dans une intuition commune : ils sont tous également la puissance (dunamis) d’une surface (epipedos), puissance irrationnelle pour les nombres rectangulaires – comme c’est le cas de la racine de 10 – et puissance rationnelle pour les nombres carrés – comme c’est le cas pour la racine de 9. Il s’ensuit une vraie révolution dans l’idée du nombre, qui ne mesure plus une longueur, comme on le pensait auparavant, mais une surface. La brèche qui séparait donc les irrationnels des rationnels semble colmatée : carré et rectangle sont tous deux des surfaces, et il semble qu’il y ait une solution de continuité qui permette de passer insensiblement de l’un à l’autre. C’est pour cette invention que Théodore a toutes raisons d’être fier de son élève. En le présentant à Socrate, il l’avait prévenu que son esprit était “d’une grande douceur, comme le flot d’une huile qui s’écoule sans bruit” (144 b). L’écoulement d’un fluide est une image de la continuité, et toute la question porte en effet sur la continuité des nombres, que vient rompre le scandale des irrationnels. Théétète est alors le premier inventeur du “théorème du continu”, puisqu’il rétablit la continuité de la suite en interprétant le nombre, non plus comme une longueur, mais comme une surface.
            Nous l’avons déjà remarqué : la prétendue démonstration de Théodore est une représentation plutôt qu’une démonstration. Arithmétiquement en effet, le problème des irrationnels n’est toujours pas résolu et Théétète, malgré sa nouvelle définition du nombre, est bien incapable, à l'aide de cette seule représentation géométrique, de calculer la valeur exacte de racine de 2, par exemple. La solution proposée ne calcule nullement les irrationnels, elle en propose seulement une intuition nouvelle. Aussi ne faudra-t-il pas s’étonner, lorsque Socrate demandera à Théétète, à propos de l’idée de la science, “d’essayer d’imiter sa réponse au sujet des puissances” (148 d), de ce que Théétète réponde : ”la science, c’est la sensation”. Socrate interprétera la réponse de Théétète dans le sens de l’impression sensible, mais c’était en vérité à la représentation géométrique que pensait Théétète. Mais il est vrai que pour Socrate-Platon, les nombres ne sont ni des lignes, ni des figures matérielles, mais des formes intelligibles dont l’esprit se ressouvient, et dont il doit être possible de formuler une définition exacte.
            Cette interprétation nous permet de comprendre également en quel sens Protagoras va se trouver impliqué dans le débat. En effet, Aristote (Métaphysique 998 a 1 et s.) nous apprend que Protagoras critiquait la fiction des idéalités mathématiques, et n’accordait de réalité qu’aux figures sensibles ; c’est ce qui le conduisait à affirmer que la tangente ne rencontre pas le cercle en un point seulement – car un point est une dimension infiniment petite, donc non représentable – mais nécessairement en plusieurs points (4). En ce sens, Théodore, qui considère les nombres non comme des êtres intelligibles mais plutôt comme les “puissances” d’une surface à construire, est proche de l’interprétation empirique que Protagoras proposait des mathématiques. C’est peut-être la raison pour laquelle Socrate est fondé, s’adressant à Théodore, de parler de : “ton ami Protagoras, tou hetairou sou Prôtagorou” (161 b) ; et Théodore confirme quelques lignes plus loin : “O Socrate, cet homme est mon ami, comme tu viens de le dire à l’instant” (162 a). On comprend alors que tout l’examen de la thèse de Théétète – que la science est sensation – recouvre une problématique plus secrète, mais non moins essentielle, qui porte sur le statut des êtres mathématiques : sensibles ou intelligibles? De cette question dépend tout le platonisme, puisqu’il repose lui-même sur la distinction entre ces deux ordres de réalités.

            Socrate accoucheur
            Platon place la métaphore de l’enfantement en frontispice de son dialogue. Elle est la réponse imaginaire, par le truchement d’une image sensible, à la question spéculative : “Qu’est-ce que la science?”. Savoir, c’est en effet se ressouvenir, c'est-à-dire enfanter et  produire l’Idée par le travail de l’esprit. Tout le développement  du dialogue s’efforce ainsi de démontrer rationnellement ce que l’image de la maïeutique montre à l’imagination. L’image ne vaut pas ici davantage que le schéma géométrique de Théétète ; elle n’est qu’une solution sensible, donc approximative, au problème posé, mais elle oriente néanmoins la recherche, et donne une idée de l’objet qu’on cherche, comme l’ombre donne une idée du modèle.
            Si la métaphore maïeutique est possible, c’est parce qu’il y a correspondance entre le sensible, où l’image se représente, et l’intelligible, où la vérité se dissimule. Dans le Banquet (208 ab), Diotime interprète la génération des mortels – l’individu meurt mais se survit à lui-même par l’enfant qui lui ressemble – comme l’image, dans le monde du devenir, de la perpétuité des immortels. Et de même que les vieux doivent mourir pour que les jeunes puissent naître, de même la dialectique impose aux opinions anciennes de mourir pour que puissent naître les idées nouvelles. La souffrance de l’enfantement n’est plus, comme dans la Bible, la marque de la chute et du péché, mais au contraire le signe de ce que le mortel est travaillé par le désir de l’immortel, et qu’il engendre ainsi la science. Il est vrai que le désir sexuel est aussi, selon la chair, désir d’immortalité ; mais le corps vieillit et meurt. L’âme participe davantage de l’immortel puisqu’en enfantant la science, elle ne cesse de renaître et triomphe ainsi de la mort, qui est l’ensevelissement de l’esprit dans la routine et dans l’habitude.
            Socrate l’ironiste inverse la préséance paternelle des généalogies héroïques. Achille est fils de Pélée, Agamemnon est fils d’Atrée. Le héros homérique est toujours le fils de son père. Socrate est le fils de sa mère : Phénarète. Son père, Sophronisque, selon une tradition tardive qu’ignore Platon, était sculpteur. Sculpteur, sage-femme : ce sont des métiers serviles, et la généalogie de Socrate est roturière, et non noble. La sage-femme est aussi un peu sorcière (c’est par elle que se transmettent les recettes d’une médecine populaire) et même entremetteuse (promnêstria, 149 d) experte. C’est ainsi que Socrate connaît les philtres (pharmaka) qui apaisent les inquiétudes de l’âme et que, semblable au dieu de la philosophie, le démon Érôs qui s’entremet et comble le vide entre le mortel et l’immortel, il accouple non seulement les âmes qui se réfléchissent mutuellement par la relation spéculaire du dialogue, mais plus encore l’âme à l’intelligible immortel qui advient en elle par l’événement de la réminiscence.
                        Les enfants monstrueux et non viables : ils étaient exposés dans l’Antiquité, et on les laissait mourir. Grossesses nerveuses, qui n’enfantent que du vent. Que dire de l’accouchement du Théétète lui-même? La fin du dialogue revient à l’image de l’enfantement et fait le bilan du parcours dialectique : il n’a porté aucun fruit, et l’avorton enfanté ne mérite pas qu’on le nourrisse : “Tout cela donc, l’art de pratiquer les accouchements nous dit que ce n’ont été que vents, et qui ne valent pas la nourriture ? – Absolument, oui, vraiment”, répond Théétète (210 b). Pourtant, rendez-vous est pris pour le lendemain, et c’est là le dernier mot du dialogue : il n’est pas certain que Socrate partage le jugement négatif de Théétète. L’examen du rejeton mérite peut-être une deuxième séance.
            Socrate personnifie l’inquiétude de l’esprit toujours en quête de l’immortel et de la vérité, et jamais en repos. Figure de la contradiction ironique, il n’incarne pas lui-même la science, mais plutôt ce désir de savoir dont toute connaissance procède. Socrate est donc par lui-même stérile, mais d’une stérilité qui a le don étrange de provoquer la fécondité. Les sophistes maniaient aussi en virtuoses l’art de la contradiction : Les Antilogies de Protagoras. Mais cet art était mis au service de l’éristique, et permettait dans les procès de réduire au silence l’adversaire. Socrate hérite de cette tradition, mais en la mobilisant au service de la connaissance, et non plus de la polémique. L’aporie cesse d’être le mur auquel se heurte le désir de connaître, elle est un moment du processus dialectique, le travail du négatif qui s’empare de l’esprit en mal d’enfantement. La contradiction socratique est paradoxalement d’une féconde stérilité, à l’image des sages-femmes, qui ont été fécondes, mais ne sont plus en âge d’enfanter. Il y a ainsi un temps pour chaque chose, un temps pour l’aporie stérile, un temps pour  la réminiscence féconde, l’un à l’autre contraires et pourtant indissolublement liés.
            Les sages-femmes sont vouées à Artémis, déesse de la chasse et sœur d’Apollon. Dans le Phédon, Socrate dit de la philosophie, ou de la recherche dialectique, qu’elle est “la chasse de l’être”. Chasse intelligible, dont la pratique de la chasse est comme l’ombre et le mythe. Mais Socrate est également lié, comme Artémis, à Apollon : il chante, quand vient la mort, comme chantent les cygnes de Délos (Phédon) ; c’est de l’oracle d’Apollon, à Delphes, que Socrate apprend qu’il est le plus sage des hommes (Apologie) ; enfin, c’est au temple d’Apollon, à Delphes, que Socrate emprunte la devise de la philosophie : “Connais-toi toi-même”.

                        I – “LA SCIENCE N’EST PAS AUTRE CHOSE QUE LA                          SENSATION (151 e)

            La thèse de Protagoras
            L’homme mesure de toutes choses. Comprendre : la mesure de l’homme, c’est l’homme lui-même. L'homme ne mesurerait pas toutes choses s'il n'était à lui-même sa propre mesure. L'homme se mesure à l'homme dans l'état civil, par l'établissement d'un réseau d'échanges réciproques, l'équilibre de la relation déterminant la valeur, centre de gravité de la double reconnaissance. L’homme est donc ici le citoyen, et la mesure, c’est la convention qui fonde le contrat social. Chaque société est librement productrice de ses valeurs. Ce qui est vrai à Athènes ne l’est pas nécessairement à Corinthe. Il n’y a pas de dieu dont la toute-puissance limiterait la liberté infinie de l’homme. Le tribunal humain est souverain, et sa liberté de jugement n’est soumise à aucune autorité supérieure. “Touchant les dieux, je ne suis pas en mesure de dire ni s’ils existent, ni ce qu’ils sont. Nombreux sont les obstacles qui m’en empêchent” (Protagoras, cité par Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, cf Les Présocratiques, Pléiade, p. 989).
            Cette grandeur de l’homme – unique estimateur, juge de toutes choses – est l’effet paradoxal de sa misère. Le plus bel exposé de la pensée de Protagoras nous vient ironiquement de Platon lui-même : Protagoras, 320 c-328 d. L’homme étant pour lui-même la suprême énigme, le rationalisme protagoréen ne peut penser l’origine de l’humanité que sous la forme du mythe. Les dieux ayant façonné les créatures, ils chargèrent Prométhée et son frère Épiméthée de les pourvoir de qualités qui assurent leur survie. Épiméthée l’Étourdi se charge seul de cette tâche, mais quand il arrive à l’homme, son stock est épuisé, et l’homme reste sans qualité. L’homme est l’oublié de la nature, il est de trop sur la terre. Pour pallier à cette détresse, Prométhée le Prévoyant vole à Héphaïstos et Athéna la maîtrise du feu et le savoir  technique. Mais  les hommes s’entretuent. “Zeus alors, inquiet pour notre espèce menacée de disparition, envoie Hermès porter aux hommes la pudeur (aidôs) et la justice (dikê), afin qu’il y eut dans les cités de l’harmonie (kosmos) et des liens créateurs d’amitié (philia)” (322 c). Hermès : le dieu de la parole et de la ruse, de l’artifice et de la convention. Tout sophiste en ce sens peut se dire “fils d’Hermès”. L’homme, cette créature minimale, est donc sauvé par le vol et par la ruse. Le célèbre chœur de l’Antigone de Sophocle (v. 315-375) reprend ces thèmes familiers dans l’Athènes du Ve siècle.
            Platon, qui est paradoxalement le meilleur présentateur de la pensée de Protagoras (le fragment du Protagoras est le témoignage le plus riche et le plus développé que nous possédons sur la pensée de l’ancien sophiste) en est aussi le critique le plus attentif. N’écrit-il pas, dans les Lois, IV, 716 c : “Le dieu est la mesure de toutes choses” ? Cette critique de Protagoras, c’est surtout dans la première partie du Théétète qu’on la  trouve. En vérité, Socrate réfute moins la formule de Protagoras (mais peut-on réfuter une formule autoréférentielle ?) qu’il n’en dénombre les conséquences. Le relativisme du sophiste conduit à désubstantialiser le monde. La chose se résume à son “apparaître” (phainetai) et “l’imagination (phantasia) – et non l’apparence, selon la traduction de Narcy – et la sensation (aisthêsis) sont identiques” (152 c). Le réel s’irréalise, et la chose n’est plus qu’un “phantasme”, un “fantôme” mouvant. La chose en soi n’est pas, et seul paraît le phénomène.
            Les sophistes, et le premier d’entre eux : Protagoras, étaient très conscients du caractère novateur de leur pensée. L’autonomie de l’homme-mesure l’affranchissait de toute tradition et de toute référence. Aussi y a-t-il quelque malice de la part de Socrate à rattacher leur thèse à celles des anciens sages. Que rien n’est stable et que tout est mouvement, c’est la pensée des physiciens présocratiques : Héraclite, qui voit dans le feu le principe du monde, Empédocle qui fait de l’univers un être animé par une sorte de chaleur vitale ; c’est encore la pensée des poètes – Homère – qui chantent la beauté des apparences éphémères, et se complaisent dans ce flux sans chercher davantage à connaître ; c’est enfin la pensée de la comédie – Épicharme –selon laquelle rien ne compte vraiment et l’homme n’est qu’un acteur sans importance (152 e) (5). C’est ainsi que la thèse de l’universelle mobilité se résout en fin de compte sur la scène de l’universelle comédie. Protagoras voulait mettre l’homme au centre de toutes choses ; en vérité, il fait malgré lui de la politique une scène comique. On pressent que la critique socratique de la thèse protagoréenne sera donc morale plutôt que spéculative. Au fond, rien de plus commun que la thèse de Protagoras : elle se situe exactement dans la continuité de la pensée grecque du VIe siècle. Un seul échappe à cette tradition : Parménide. Lui seul en effet affirme que seul existe l’Etre en soi, absolu et immobile, et que tout ce qui est en devenir est néant. Le cas Parménide échappe donc à l’examen dialectique du Théétète. Platon lui consacrera le dialogue qui fait suite au Théétète : le Sophiste.
            La référence aux physiciens présocratiques – Héraclite et Empédocle – autorise Socrate à passer du relativisme sophistique à la métaphysique – c'est-à-dire aux premiers fondements – qu’il suppose : l’Etre est mouvement et le repos est anéantissement. Tout état (hexis) est alors relatif à l’état dont il provient comme à l’état qu’il produit. Seule l’inconstance est constante. Le mouvement est le seul point fixe, il est la chaîne d’or (153 c) que les dieux tous ensemble ne sauraient même ébranler, la chaîne que tient Zeus lui-même, le lien qui donne sa paradoxale cohésion à ce monde où rien ne demeure.
            Le relativisme sophistique est un sensualisme. L’être de l’idée est donné par la définition, que le discours ne saurait renier sans se contredire lui-même. Le langage exige l’établissement de normes invariantes. Inversement, la sensation, qui se trouve en-deçà du langage, n’est qu’une impression subjective. Elle n’est pas soumise à cet impératif de cohérence logique, qui est une condition de possibilité du discours. Si la science n’est que la sensation, alors est-il encore possible de parler de science ? La sensation elle-même est en effet relative à l’objet senti et au sujet sentant. C’est ainsi que la couleur est une sorte de créature mixte qui provient de la rencontre de deux flux, l’un qui est émis par la chose même, l’autre qui est émis par les yeux qui la regardent. Cette rencontre elle-même se produit en un lieu énigmatique, et qu’on ne peut situer – car ce serait lui accorder un commencement d’objectivité et de stabilité : “Et ne va point la ranger en quelque place ; car, dès lors, elle serait quelque part, en son rang, et serait stable, au lieu de devenir par genèse continue” (153 e). On dira toutefois que ce fantôme se “mesure” à l’intersection de deux êtres, le sujet et l’objet. Mais le relativisme implique que le sujet lui-même est changeant (“toi-même à aucun moment tu n’es semblable à toi-même”, 154 a) et l’objet lui-même est évanescent puisqu’il peut apparaître de façon contradictoire — c'est-à-dire sans qu’il soit possible d’en induire une quelconque réalité substantielle — à deux sujets différents. Ainsi le phénomène — unique accès à l’Etre — est un fantôme engendré par deux fantômes, et le principe d’identité – sans lequel ni le verbe être ni l’attribution, c'est-à-dire la définition, ne sont possibles, doit être lui-même révoqué.
            Radicalisant ainsi la pensée du sophiste, c'est-à-dire explicitant sa métaphysique implicite, Socrate en vient à retourner la sophistique – art du discours politique – contre elle-même, puisque c’est le langage lui-même qui devient alors impossible. Telle est peut-être la vérité de l’éristique : la pensée ne peut plus s’accorder avec elle-même, et les mots se livrent une guerre les uns aux autres : “Nous nous affronterions à la manière des sophistes dans le genre de bataille qu’ils se livrent, et nous soumettrions au choc des mots les mots l’un de l’autre” (154 e). Pour les sophistes, l’éristique est un affrontement entre les interlocuteurs, pour Socrate elle est une bataille qui se livre au sein du langage lui-même. La mathématique elle-même, qui est ce langage qui pose pour lui-même la mesure de sa vérité, est alors impossible : puisque tout l’être est dans la relation, six change de nature selon qu’on le considère plus grand que quatre ou plus petit que douze (154 c). Le nombre, comme l’être, est en effet sans substance propre et ne se définit que par les attributs comparatifs qui le désignent provisoirement. Pour Protagoras, la mathématique n’est qu’une description de figures sensibles (ni le point ni la ligne n’ont d’existence autre que par convention, et la droite tangente touche en plus d’un point le cercle).
            Ce paradigme des six osselets est peut-être une allusion à la démocratie. C’est ainsi que, lors de la consultation de l’assemblée du peuple, une opinion soutenue par six voix est vraie quand elle s’oppose à quatre, fausse quand elle s’oppose à douze.
            Socrate pose alors les trois principes fondamentaux d’un discours cohérent avec lui-même, soit les trois principes d’une logique – ou plutôt d’une métaphysique – de l’expérience rationnelle :
                        – le principe d’identité : tout être considéré en lui-même demeure identique à lui-même, tant du moins qu’on ne l’altère pas. Pourtant le nombre six, auquel on ne fait subir aucune modification, change de nature selon qu’on le considère plus petit que douze ou plus grand que quatre.
                        – le principe de différenciation : nul être ne peut se modifier sans subir une altération. Ce principe est la réciproque du précédent. Pourtant, dans l’exemple précédent, le nombre six se modifie substantiellement sans qu’on lui ait rien ajouté ni retranché.
                        – le principe de contradiction : nul être ne saurait provenir du néant et toute différence nouvelle doit nécessairement être engendrée progressivement. Ou bien encore : deux attributs contradictoires ne peuvent se rapporter au même sujet en même temps, et toute différence est nécessairement le résultat d’un processus d’altération. Pourtant six diffère selon qu’on le compare à quatre ou à douze, sans être pourtant devenu autre qu’il n’était (6).
            Ces trois principes posés par Socrate semblent s’impliquer l’un l’autre. Cependant, il faut voir ici le premier effort pour poser les bases de tout discours rationnel, effort qu’Aristote, élève de Platon, systématisera par la suite. Ce qui est compris ici : que tout langage suppose une logique, dont le principe fondamental est le principe d’identité (les deux derniers principes ne sont ici qu’une autre formulation du premier).
            Dès lors, l’interprétation du mythe de la naissance d’Iris est peut-être bien ironique. Car si Théétète peut à bon droit se dire “étonné” de voir ainsi chanceler les fondements du langage – et cela par ceux qui se présentent eux-mêmes comme des professionnels du langage : les sophistes – ce n’est pourtant pas qu’il aperçoit la venue de la messagère des dieux. Aucun signe de l’immortel ne semble au contraire sauver la vérité de son naufrage. L’aporie à laquelle nous conduit l’examen de la proposition de Protagoras semble stérile et non maïeutique et la sophistique affiche son indifférence pour les signes des dieux – Protagoras ne sait ni s’ils existent, ni s’ils n’existent pas. Platon laisse ainsi entendre que la contradiction n’est féconde que si elle est dialectique, c'est-à-dire que si l’opinion est capable de se dépasser elle-même par la découverte – la réminiscence – d’une vérité. Inversement si, comme le prétendent les sophistes, l’opinion se suffit à elle-même et ne vaut que par son affirmation politique, alors le langage, privé de logique, semble tombé dans des contradictions insurmontables.
            Remarquons par ailleurs l’interprétation platonicienne du mythe. Le mythe est pour Platon une philosophie inconsciente, une pensée dissimulée sous la fable. Il joue, pour la connaissance de la pensée par elle-même, le rôle que joue, chez Ésope (env. VIe siècle), la fable animalière pour la moralité qui la conclut. Ajoutons que le mythe – qui est discours métaphorique – intervient presque toujours chez Platon  quand la pensée s’efforce de réfléchir l’événement maïeutique qui la fait connaissante. Comme si l’esprit ne pouvait se connaître directement lui-même, et devait pour cela passer par la médiation du mythe.
            Le choix de Platon, entre les diverses traditions mythiques, n’est pas ici innocent. En effet, le messager traditionnel des dieux est plutôt Hermès, dieu du langage, du commerce et par conséquent du vol, mais aussi de la ruse et du mensonge. On se souvient que, dans le mythe de Protagoras, c’est Hermès qui apportait aux hommes l’art politique. Hermès est un dieu sophiste. On comprend que Platon lui préfère Iris. Une tradition tardive (voir dict. Grimal), sans doute influencée par Platon, fait d’Iris la mère d’Éros. On sait que, dans le Banquet, Éros joue, comme Iris, le rôle démonique d’un intermédiaire entre les mortels et les immortels. Éros est de plus le dieu (ou du moins le démon, selon Diotime) de la philosophie – puisqu’il incarne le désir infini de savoir, c'est-à-dire d’accéder à l’Etre véritable – de même qu’ici Iris est la personnification du signe qui appelle à penser et féconde l’âme en travail.
           
            Socrate fait alors une sorte de bilan, qui énonce explicitement la philosophie que suppose implicitement le relativisme de Protagoras. “Ceux qui sont étrangers aux Muses” se contentent de maîtriser l’art rhétorique, qui leur assure une place éminente dans l’assemblée du peuple. Mais ceux qui sont plus “délicats” ou “subtils” (kompsoteroi, 156 a) élaborent la théorie du relativisme, la vérité paradoxale d’une pensée qui ne reconnaît jamais à la vérité une valeur absolue :
            Il n’y a d’être que sensible, et le langage n’est que l’expression du sentiment – de l’opinion – ou de la sensation. Or la sensation est un mixte relatif aux deux termes qui l’engendrent, l’objet senti (to aisthêton) et le sujet sentant (to aisthêsis, 156 b). Le phénomène sensible ne modifie pas la réalité substantielle du sujet et de l’objet, mais provoque au contraire leur naissance, l’un et l’autre ne cessant de se transformer selon le flux de la sensation. La substance en effet, ne pouvant être appréhendée par les sens, est une fiction dont on doit se passer : “Rien n’est un, en soi et par soi, mais toujours devient du point de vue d’un autre (alla tini aei gignesthai), et le mot “être” est à éliminer de toutes parts” (157 a). Telle est la conclusion paradoxale de la métaphysique du rhéteur professionnel : tout langage est impossible : “Si on fixe quelque chose par la parole, celui qui fait cela est facile à réfuter” (157 b).
            Théétète, demande alors Socrate, veut-il bien aller jusque là ?
            Ce discours est sans doute “étonnant”, mais il a cependant, “merveilleusement” (thaumasiôs) une “apparence de raison (ôs logon, 157 d). Telle est en effet la force de la proposition autoréférentielle de Protagoras : sa cohérence est parfaite – ce qui lui donne l’apparence de la raison – et elle ne semble pas réfutable “de l’intérieur”. Le refus de la thèse avancée sera davantage moral que logique ou spéculatif. C’est ce que suggère Socrate quand il demande à Théétète s’il accepte que le bien et le beau – valeurs suprêmes pour les Grecs et qui ont le caractère de l’absolu – ne soient qu’un sentiment relatif et toujours changeant (157 d). Mais l’argument est extérieur au propos, et Théétète préfère, au respect de la tradition, l’apparence de la raison.
            La thèse de Protagoras n’est en effet rationnelle qu’en apparence. La cohérence d’un discours ne suffit pas à fonder sa rationalité. C’est ainsi que le discours de la folie peut être parfaitement cohérent avec lui-même, et pourtant dément dans ses principes. Les trois principes posés plus haut par Socrate laissent entendre qu’il n’y de rationalité que sur le fondement d’une expérience de l’être, ou plutôt de l’affirmation de la réalité de la substance à laquelle doit se référer l’attribut. Tout discours rationnel (c’est exactement le sens du mot “logos”) doit se fonder sur une connaissance de l’Etre, et c’est pour cette raison qu’Aristote posera, au fondement de toute connaissance, la métaphysique, qu’il définit comme la science de l’Etre en tant qu’Etre (et non en tant que tel ou tel attribut le détermine). En d’autres termes : la cohérence du discours est logique ; sa rationalité est métaphysique.
            Socrate le montre en un développement étonnant, parce que rare chez les anciens. Même chez les anciens sceptiques – qui se réclament, tout comme Platon, de l’enseignement de Socrate – on ne trouvera jamais l’argument, pourtant si fréquent à l’âge classique, de l’ambiguïté de la veille et du rêve. Il est étrange, “étonnant”, pour un Grec, de soupçonner l’apparence de fausseté, pire : d’irréalité. C’est la raison pour laquelle l’hypothèse héliocentrique, formulée pourtant par Aristarque de Samos (IV-IIIe siècles) n’a jamais été retenue par les anciens. Les dieux seraient menteurs si l’apparence était trompeuse, et les dieux grecs ne sauraient mentir. Tout ce qui est beau est nécessairement vrai ; or le monde – que les Grecs élevaient à la dignité d’un « cosmos » – est beau ; donc le monde, dans la phénoménalité de son apparaître, est nécessairement vrai. C’est pourtant le soupçon de sa fausseté, ou du moins de son irréalité, que Socrate ose ici insinuer : il n’y a pas d’argument certain qui permette de distinguer la veille du rêve. C’est ainsi que le temps est égal pour l’un comme pour l’autre, et que l’on est donc en droit de supposer que le monde du rêve est réel et que le monde de la veille est virtuel (158 d). Théétète met l’argument en abîme : la conscience de soi ne suffit pas pour faire la différence, puisqu’il peut fort bien se faire que, rêvant, je rêve aussi que je rêve : “Le fait est que lorsqu’en rêve, il nous semble que nous racontons des rêves, étrange est la ressemblance avec les paroles que nous échangeons maintenant” (158 c) (7). Il n’est pas difficile de trouver au XVIIe siècle des pensées semblables. Par exemple Pascal : “Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecterait autant que les objets que nous voyons tous les jours. Et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu’il est roi, je crois qu’il serait presque aussi heureux qu’un roi qui rêverait toutes les nuits, douze heures durant, qu’il serait artisan” (B 386). Et encore : “Enfin, comme on rêve souvent qu’on rêve, entassant un songe sur l’autre, ne se peut-il faire que cette moitié de la vie n’est elle-même qu’un songe sur lequel les autres sont entés, dont nous nous éveillons à la mort, pendant lequel nous avons aussi peu les principes du vrai et du bien que pendant le sommeil naturel, ces différentes pensées qui nous y agitent n’étant peut-être que des illusions pareilles à l’écoulement du temps, et aux vains fantômes de nos songes?” (B 434).
            C’est ainsi que “l’apparence de la rationalité” sombre dans l’irrationalité et la folie. Il faut donc se résigner à la répudiation du principe d’identité. L’identité du sujet, ou de la substance, se perd dans le flux continu de la sensation. Tel est bien le fou : un sujet qui a perdu son identité. Cette étrange conclusion – seule est rationnelle la folie – vaut pour le sujet comme pour l’objet. Le sujet : Socrate malade est différent de Socrate sain (mais selon quel critère distinguer alors la santé de la maladie ?), non pas comme une même substance peut-être qualifiée par des attributs successivement différents, mais comme deux substances qui n’ont rien de commun entre elles (159 b). Et de même le vin, qui paraît doux ou amer, selon qu’on est malade ou sain, devient autre que lui même selon la sensation qui le “réalise”. Ces deux fantômes sont liés l’un à l’autre et ne sauraient être l’un sans l’autre. Je n’ai d’existence que par la sensation – ne pas sentir, c’est ne pas être – et l’objet n’existe lui-même qu’en tant que phénomène perçu. Paradoxale conclusion : l’homme “mesure de toutes choses”, qui se veut juge universel, autonome et souverain, n’existe en vérité que sur le mode de l’aliénation. Il n’a d’existence que par l’occasion de la sensation actuelle : “Et il est nécessaire que moi, j’entre dans la dépendance de quelque chose, dès lors que je viens à être sentant” (160 a). Ce mode d’existence quasi virtuel est tout à fait semblable à l’être problématique des irrationnels : ces nombres aussi n’existent qu’en puissance, puisqu’ils ne sont réalisés qu’à la condition d’être élevés au carré. La dépendance issue de la sensation est pure et absolue, puisqu’elle ne se réfère à aucun objet définissable, ni l’objet à aucun sujet définissable. Seule existe l’aliénation sensible, sans qu’on puisse jamais dire qui est aliéné à quoi : “L’être qui est le nôtre, la nécessité (ê anankê) le lie, mais ne le lie à aucune des autres choses, et pas non plus à nous-mêmes : ce qui reste, c’est bien en définitive d’être liés l’un à l’autre” (160 b). L’unique certitude à laquelle nous conduit la formule de Protagoras, qui voulait établir la liberté politique et la souveraineté des cités, se trouve être ironiquement l’universelle dépendance de tous à chacun et de chacun à chaque chose. Seule est donc vraie la sensation actuelle, dans sa fugacité et son inconstance : quoiqu’il avance, le discours ne saurait donc se tromper. Il est apseudês (160 d), exempt d’erreur, irréfutable donc. Tout peut donc être dit, ainsi que son contraire. Cette curieuse philosophie du langage conduit à la cacophonie, et par conséquent au silence.

            La critique de Protagoras
            “Après l’accouchement, l’amphidromie du nouveau-né” (160 e). La fête familiale des Amphidromies suit le cinquième jour ou le septième jour après la naissance. Elle fait office de baptême, et remplit une double fonction : de purification (la naissance représentant une souillure pour la mère et les proches) et d’intégration : on porte l’enfant autour du foyer (amphidromie signifie “course autour”), l’agrégeant ainsi symboliquement au groupe social (8). Platon continue de jouer ici avec la métaphore de l’accouchement. Cependant, ce n’est plus l’enfant qui est promené autour du foyer, mais plutôt le discours qui se promène autour de l’enfant (en kuklô perithrekteon tô logô, que Narcy traduit par : “l’encercler par le discours”, 160 e). En effet, la thèse de Protagoras semble se situer hors discours, puisqu’elle met en péril la cohérence même du discours. C’est pourquoi il s’agira moins de la critiquer directement que de savoir si, sur un semblable principe, un discours est encore possible. Ainsi parviendra-t-on à cette paradoxale conclusion : les fondements de la sophistique mettent en péril la rhétorique elle-même, et le langage de Protagoras n’est pas même vraisemblable, c'est-à-dire jugé vrai par l’opinion du plus grand nombre, alors qu’il prétend pourtant fonder sa vérité sur sa seule vraisemblance.
            Cet examen critique se développe en deux temps, qui font songer aux deux actes d’une comédie : en premier lieu Socrate s’adresse à Théétète, et recourt ironiquement aux procédés sophistiques de l’éristique pour réfuter la thèse de Protagoras. En second lieu, il s’adresse à Théodore, et retourne la thèse de Protagoras contre elle-même. Tout au long du développement, Socrate s’efforce d’entraîner Théodore dans le dialogue ; il n’y réussira qu’après avoir fait intervenir Protagoras lui-même, surgissant d’outre-tombe et scandalisé qu’on applique à sa thèse les procédés sophistiques de la joute oratoire. L’ironie de l’argument vient ici de l’inversion des rôles : non seulement Socrate utilise contre les sophistes les techniques des sophistes eux-mêmes, mais encore il attribue à Protagoras des propos qui sont dignes de Socrate. C’est ainsi qu’en 167e, le discours de Protagoras oppose la “diatribe” au “dialogue” : “Dans le premier cas, celui qui donne la réplique, on joue à le faire trébucher autant qu’on peut, alors que dans le dialogue, on s’applique à le corriger, en lui signalant seulement les chutes où lui-même s’est précipité par sa propre faute, ou par celle de ses précédentes fréquentations”. On ne saurait mieux dire. Il est piquant de constater que Socrate parle ici comme un sophiste, et que Protagoras parle comme Socrate. On ne saurait souhaiter un meilleur éloge, bien qu’involontaire, de la sophistique envers la philosophie.

            L’entretien avec Thééthète
            Il est aussitôt placé sous le signe de l’éristique, ou de la joute oratoire : Théodore ne s’y engage pas, pas plus qu’il ne s’engage à lutter avec les jeunes athlètes nus qui s’affrontent dans le gymnase.  Théodore préfère être un voyeur, non un acteur, du combat dialectique. Il préfère qu’on le laisse être “spectateur sans me traîner à l’exercice, moi qui suis déjà rouillé, et lutter avec celui qui, plus jeune, est aussi plus souple” (162 b). Toutefois, seul le caractère ludique de cette première réfutation justifie le désengagement de Théodore. Quand l’apparition de Protagoras viendra réclamer un examen sérieux de sa thèse, alors Théodore devra se résigner à entrer en lice.
            Socrate place la première prise : pourquoi l’homme serait-il la mesure de toutes choses, plutôt que le pourceau, ou le babouin (en grec “cynocéphale”, ou singe à tête de chien)? Le renversement est comique : Protagoras insistait au contraire sur la noblesse de l’homme qui, par la puissance de la parole, est appelé à décider par lui-même de ses propres valeurs. Cependant cette majesté est illusoire si elle n’est pas fondée en vérité. Or, voici la dignité de l’homme qui ne vaut plus guère qu’un “têtard de grenouille”. C’est donc l’idée de hiérarchie, non seulement entre l’homme et l’animal, mais encore des hommes entre eux, qui s’effondre si l’on admet la thèse de Protagoras. Le sophiste était pourtant plus soucieux qu’aucun autre du respect des institutions et de la bonne éducation des citoyens. Dans l’esprit de Protagoras, la formule : “L’homme est la mesure de toutes choses” vaut sans doute pour l’individu, mais elle vaut plus encore pour la cité : elle accorde une valeur absolue aux décisions de l’assemblée, puisqu’elle ne reconnaît aucune vérité au-dessus de la simple opinion. Socrate, en considérant inversement l’individu plutôt que la cité, montre combien la thèse de Protagoras contredit ses nobles intentions : “Chacun, dans sa solitude, n’aura pour opinion que les choses qui lui sont propres” (161 d). Le relativisme protagoréen, loin de conduire à la souveraineté politique, désagrège la cité en autant d’opinions incommunicables entre elles qu’il y a d’individus. Protagoras y perd le rôle d’instituteur civique en lequel il aimait à se draper (“Pourquoi Protagoras était-il savant? [...] Et pourquoi étions-nous, nous, moins intelligents?” 161 de),  et Socrate y perd le rôle d’accoucheur dialectique (161 e) qu’il affectionne pourtant au point d’en être “ malade” (Socrate en effet qualifie plus loin de maladie son amour pour le dialogue philosophique, en 169 b). Ajoutons que l’argument de Socrate est d’autant plus ironique qu’il rend tout à fait ridicule le titre pompeux et solennel que Protagoras a donné à l’ouvrage où figure la célèbre formule : La Vérité. Le mot est peut-être bien grand, si l’on ne désigne par là qu’une opinion qui ne vaut pas mieux que la sensation d’un pourceau.
             Théétète se dit alors tout “étonné” (thaumazô, je m’émerveille) de ce renversement de la thèse en son contraire (“cela s’est retourné tout à coup en l’apparence contraire” 162 d). Étonnement sophistique, stérile et non maïeutique, qui n’enrichit pas l’esprit mais, comme à la lutte, le déstabilise pour mieux lui faire perdre pied. Nous entrons ici dans la logique du sophiste — rien d’étonnant à cela puisque nous développons sa thèse — et le dialogue devient lui-même ce “bavardage à donner le tournis”  (162 a) auquel conduit nécessairement, selon l’avertissement socratique, la thèse de l’homme-mesure. L’ouvrage de Protagoras s’intitulait, aux dires des anciens : “La Vérité, ou les discours terrassants : kataballontes logoi”, qu’on traduit aussi parfois par “Les discours renversants” (trad. proposée par E. Dupréel). Ainsi Socrate soumet l’ouvrage de Protagoras au traitement de sa propre rhétorique. En protestant, le fantôme de Protagoras refusera donc sa propre pensée.
            Première apparition de Protagoras : la critique de Socrate se fonde sur la vraisemblance, et non sur la vérité : “De démonstration, de nécessité, il n’y a pas trace en vos formules : vous n’employez que le vraisemblable” (162 e). Il est plaisant d’entendre Protagoras retourner contre Socrate la critique que Socrate adresse si souvent aux sophistes. D’autant plus que Protagoras prend pour modèle de la pensée démonstrative, les raisonnements du géomètre Théodore, son ancien élève ; il épouse ainsi la démarche de Platon, qui avait fait inscrire sur la porte de l’Académie : “Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre”. Il est vrai qu’il ne s’agit ici que d’éristique et de lutte, et que s’il est agréable de “terrasser” l’adversaire, il l’est moins d’être terrassé. C’est ainsi que le même procédé qui vaut à l’actif, ne vaut plus au passif. Protagoras maintient donc le relativisme,  même si le prix à payer est l’alignement de l’homme sur le pourceau. Il est vrai qu’il “laisse de côté” les dieux (“car je dis ni n’écris, à leur sujet, ni qu’ils sont ni qu’ils ne sont pas”, 162 e), et qu’il faut donc renoncer à tout critère de vérité.
            La suite du texte commence de poser ce qui est peut-être le thème fondamental du dialogue, et qui ne cessera de prendre de l’importance au fur et à mesure de son développement : la thèse de l’homme-mesure, identifiant la science à la sensation, supprime la dimension de la conscience. Pour savoir en effet, il ne suffit pas que j’aie la sensation de l’objet de mon savoir, il faut encore que j’aie la sensation de cette sensation. Pour le mettre en évidence, il suffit à Socrate de rendre sensible la différence qu’il y a entre une sensation consciente et une sensation inconsciente.
            Le premier exemple de Socrate, ambigu, est aussitôt mis de côté : lorsque j’entends une langue que je ne comprends pas, j’en ai la sensation, mais je n’en ai pas la connaissance (163 b). En effet, l’apprentissage d’une langue, convention commune qui fait communiquer entre eux les membres d’une même cité, relève de la seule éducation — domaine en lequel le sophiste se prétend expert — et par conséquent d’une mnémotechnie, qui n’est, tout compte fait, qu’un stockage des sensations. C’est ainsi que le non éduqué n’entend, du mot, que le son, tandis que l’éduqué joint à la sensation du son la sensation du sens. On peut se demander, toutefois, si la reconnaissance de la parole peut bien se résumer à cette mécanique de l’association des sensations. On sait en effet que pour Socrate la fonction du discours n’est pas de communiquer, mais d’enseigner : le questionneur s’adresse donc à un esprit capable de penser par lui-même, c'est-à-dire de produire du sens et non pas simplement de combiner des significations préalablement enregistrées. En faisant de la science une simple sensation, Protagoras n’accorde à l’esprit que le rôle passif du récepteur (voir, plus loin, l’image démocritéenne de l’empreinte sur la cire : Théét, 191 de, et Présocratiques, Pléiade, p. 809). Ce que Socrate recherche au contraire, c’est la théorie de sa propre pratique, c’est donc le secret de la progression maïeutique, qui suppose en l’esprit l’activité de la réminiscence.
            C’est pourquoi Socrate interroge maintenant Théétète sur le souvenir (mnêmê, 163 d). La sensation est en effet actuelle puisqu’elle se forme, comme nous l’avons vu, par la rencontre du sujet et de l’objet. Or le souvenir relève d’un genre hybride, il est en quelque sorte une sensation en puissance, non en acte (à la façon des grandeurs irrationnelles, qui ne sont que des nombres en puissance). Le souvenir est en effet une connaissance qui persiste en l’absence de l’objet qui est pourtant la seule cause de la sensation. Il laisse entendre qu’il existe dans l’âme une puissance proprement spirituelle de produire des représentations, ou du moins de leur donner une existence qui dépasse la simple réception de l’impression actuelle. L’objet du souvenir est ainsi curieusement présent et absent à la fois, la sensation réelle et virtuelle en même temps, comme si le visage de l’âme voyait la chose d’un œil ouvert tandis qu’il la manquait de son autre œil fermé (163 e-164 b) (9). Telle est bien la façon la plus simple, et, pour le moment, seulement extérieure, d’avancer l’événement de la réminiscence : intermédiaire entre la science et l’ignorance, il est le fait d’un esprit qui ne sait pas encore, mais qui s’achemine vers le savoir. Ni voyant ni aveugle, l’âme réminiscente connaît comme dans un songe, comme par le souvenir d’une vie antérieure, et exprime par là sa puissance propre, celle-là même que lui refuse la théorie strictement sensualiste de Protagoras.
            Cependant, en pointant l’énigme de la réminiscence, Platon n’a nullement encore réfuté Protagoras ; il a seulement ouvert la voie qui conduit vers son dépassement. Tout le dialogue va progresser désormais dans cette profondeur de l’âme, cette caverne intérieure où résonne l’écho de l’esprit avec lui-même, lieu de la réflexion, et non de la sensation actuelle, où l’âme se connaît elle-même. A ce stade de la réflexion, la réfutation n’est encore que sophistique (comment peut-on voir et ne pas voir, savoir et ne pas savoir en même temps)? Théétète ne sait comment résoudre ce paradoxe apparent. Cette victoire peut sans doute satisfaire des “disputeurs”, elle ne saurait contenter des “philosophes” (agônistai alla philosophoi, 164 d 1).
            Il faut donc que le fantôme de Protagoras fasse une seconde apparition, puisque les vivants, Théétète tout comme son maître Théodore, ne savent pas comment contrer les attaques de Socrate. Le second discours de Protagoras porte sur les deux arguments qui ont été formulés par Socrate :
            1 – La théorie de la sensation n’exclut nullement la mémoire. Le souvenir n’est en effet pour Protagoras qu’une sensation affaiblie, la persistance d’une empreinte qui s’efface lentement avec le temps. Aussi faut-il distinguer, entre le néant de sensation et la sensation actuelle, une infinité de degrés, comme une variation continue d’intensité : “Crois-tu qu’on te concédera que, chez un sujet quelconque, le souvenir présent de ce qu’il a éprouvé soit une impression semblable, pour lui qui ne l’éprouve plus, à ce qu’il a une fois éprouvé. Il s’en faut de beaucoup.” (166 b).
            2 – Le relativisme sensualiste ne détruit nullement, comme le prétend Socrate, la hiérarchie naturelle qui place l’homme au-dessus du pourceau, du cynocéphale ou du têtard de grenouille. La sensation est en effet capable d’excellence — c'est-à-dire de vertu — et la sensation d’un corps sain vaut mieux que celle d’un corps malade, tout comme la sensation de l’homme vaut mieux que celle de la bête. Rendre la sensation saine — ce qui est le but de l’éducation sophistique — c’est faire en sorte que l’objet senti soit “bon” pour le corps sentant, c'est-à-dire qu’il le réjouisse et qu’il en renforce l’activité : “à qui est en état de faiblesse apparaissent — c'est-à-dire sont — amères les choses qu’il mange, tandis que pour celui qui est en bonne santé, ce qui est — c'est-à-dire ce qui apparaît —, c’est le contraire.” (167 e). On se souvient, plus haut, du vin qui paraissait, qui était doux pour Socrate en bonne santé, et amer pour Socrate malade (159 ce). Ce que Protagoras, par la bouche de Socrate, nomme ici “santé”, c’est donc la plus ou moins grande adhésion du corps vivant au monde sensible. Etre en bonne santé, c’est boire sans s’en rassasier le doux vin des sensations. Il faut donc croire que certains hommes sont savants, d’autre ignorants. Tous les savoirs ne se valent pas puisque savoir, c’est avoir la sensation, et que les sensations sont tantôt meilleures, tantôt pires. Le bon éducateur est donc celui qui améliorera la relation du sujet sensible au monde, qui augmentera les sensations bonnes, qui diminuera les mauvaises. Enseigner, c’est faire en sorte que le monde sensible paraisse bénéfique à celui qui le ressent. On comprend ainsi que la sagesse sophistique est tournée vers l’extériorité, qu’elle s’oriente vers la conquête du monde, c'est-à-dire du monde sensible. Inversement la sagesse socratique est tournée vers l’intériorité, elle n’ouvre pas l’âme sur le monde, elle la convertit au contraire en elle-même, et l’incite à se connaître elle-même. Aussi l’enseignement platonicien a-t-il pour but la spéculation et la recherche intellectuelle, tandis que le sophiste vise en premier lieu à former des citoyens qui s’engageront dans le monde et travailleront à le transformer.
            Il est aisé de deviner ici la figure de Calliclès qui se profile sous celle de Protagoras. Certes, Protagoras fait l’éloge de la convention, grâce à laquelle l’homme supplée au dénuement de sa nature et se fait pour ainsi dire lui-même, alors que Calliclès fait au contraire l’éloge de la nature, qui est le droit souverain du fort sur le faible. De Protagoras à Calliclès, on passe de l’éducateur civique au carriériste cynique. Il reste que, pour l’un comme pour l’autre, la vertu se mesure en terme de puissance : la vie croît en vertu, c'est-à-dire en excellence, selon qu’elle rayonne dans le monde et le maîtrise davantage. Calliclès n’est sans doute qu’un Protagoras dépravé ; mais cette dépravation même est le révélateur d’un projet de domination qui sommeillait, implicite, dans la pensée du grand sophiste. “La santé est une idée nazie”, disait Merleau-Ponty. Du moins est-elle ici la valeur fondamentale d’une éthique de la maîtrise et de la conquête. Socrate ne prend-il pas soin de préciser que sa “santé” — c'est-à-dire le tranchant de son ironie — c’est précisément sa “maladie”?

            L’entretien avec Théodore
            Théodore est un dialecticien désabusé. Calliclès incarne une dépravation pratique de la pensée de Protagoras ; Théodore incarnerait plutôt une dépravation théorique. Lassé des jeux dialectiques, c'est-à-dire de la dialectique stérile des sophistes, des discours terrassants et des discours renversants, Théodore a choisi de renoncer à la philosophie. Le riche Callias, dans la demeure duquel Protagoras a installé son école (dans le dialogue qui porte son nom) est un admirateur inconditionnel du grand sophiste. Théodore, quant à lui, préfère se tourner vers la géométrie : “Ce n’est pas moi, Socrate, qui est le tuteur de Protagoras, c’est bien plutôt Callias, le fils d’Hipponicos. Nous avons, nous, été un peu plus prompts à quitter les arguments abstraits (psilos logos, c'est-à-dire le discours nu, sans rythme ni chant, la prose) pour la géométrie” (165 a). On devine ainsi que, selon Platon, ce n’est pas l’ironie socratique qui engendre le scepticisme, mais au contraire le relativisme sophistique qui finit par lasser l’esprit et refouler le désir de vérité, c'est-à-dire le désir de l’immortel. Théodore est un homme triste. La méthode de Protagoras, qui prétend mettre la santé dans l’âme, y introduit au contraire une maladie radicale : la misologie (Phédon, 89 d). Cet échec de la médecine protagoréenne semble annoncé dans le discours de Protagoras lui-même. La dialectique éristique, à l’inverse de la dialectique pédagogique, ne conduit qu’au dégoût de la philosophie. Si tu procèdes ainsi, prévient Protagoras (c'est-à-dire Socrate faisant parler Protagoras) “au lieu de philosophes, ce sont des gens qui détestent cette pratique (to pragma) que tu révéleras en tes compagnons, quand ils seront devenus plus âgés” (168 ab). Si c’est là, selon Protagoras, le fruit du mauvais enseignement, et si Théodore est l’ami et l’élève devenu vieux de Protagoras, alors il faut bien conclure que l’enseignement de Protagoras lui-même était mauvais.
            Pourtant Théodore, qui a régressé de la dialectique à la géométrie, n’est pas encore sceptique, puisque le sceptique renonce à la géométrie elle-même, et à toute forme de science. C’est parce que Socrate le juge “récupérable” qu’il veut à tout prix l’impliquer dans la critique de Protagoras : peut-être existe-t-il une voie, inaperçue de Théodore, qui dépasse le relativisme et qui restaure la dialectique ?... Théodore, résigné, s’abandonne donc sans illusion à la thérapeutique que lui propose Socrate, comme un voyageur égaré tombé entre les mains du brigand Skiron, ou bien encore défié à la lutte par le géant Antée (169 b).
            L’argumentation de Socrate est alors à la fois rapide et élémentaire. La thèse de l’homme-mesure, repoussant tout critère transcendant qui la mesurerait elle-même, s’enferme dans son propre cercle. Elle est donc à la fois inattaquable et impuissante, forteresse imprenable, mais qui ne garde qu’une impasse. Curieuse conséquence d’une sagesse qui prétend enseigner la puissance! Inattaquable du point de vue de l’individu, la thèse est cependant susceptible d’une évaluation, selon sa propre logique, du point de vue de la collectivité : il suffit de la mettre aux voix. Or, et c’est là le paradoxe qui condamne Protagoras, le plus grand nombre ne tient nullement pour vraie cette thèse qui semble au contraire fantastique et fort “sophistiquée” : tous sont persuadés qu’ils veillent, et non qu’ils rêvent, qu’il existe une science pour chaque chose et que le monde existe objectivement, au-delà de la représentation que j’en ai : “Dans le cas où Protagoras croit lui-même en sa propre thèse [ce que Socrate semble mettre en doute], alors que la multitude ne partage pas sa croyance, tu sais que plus ceux à qui “il ne semble pas” (mê dokei) sont supérieurs en nombre à ceux auxquels “il semble”, plus ce qui ne semble pas a de titres à ne pas être plutôt qu’à être” (171 a). Ce retournement met en évidence combien l’opinion, qui se dit volontiers relativiste et sceptique, est incapable d’accepter la métaphysique que suppose son attitude. En voulant élever l’opinion à la dignité de la sagesse, Protagoras ne fait que découvrir combien l’opinion est éloignée de la sagesse, puisqu’elle refuse de penser ses propres fondements. L’opinion n’est en vérité qu’une misologie, que représente à sa façon la figure de Théodore, elle n’est qu’un refus de penser qui refuse jusqu’à la théorisation de son propre refus. C’est ainsi que nombreux sont ceux qui se disent sceptiques, et qui refuseraient pourtant obstinément les principes sur lesquels reposent ce qu’ils disent être leur choix, principes qui les contraindraient à la rigueur et à l’exigence de la pensée. Protagoras en fera l’amère expérience, lui qui proclamait la souveraineté et la toute-puissance de l’opinion, et qui sera banni du territoire athénien, tandis que ses livres seront brûlés sur la place publique (par ex. Cicéron, De la nature des dieux, I, XXIV, 63). Lui, le philosophe de la cité, sera errant et chassé des cités, et périra finalement dans un naufrage au large des côtes de Sicile. L’exil de Protagoras, la mort de Socrate, témoignent suffisamment de l’injustice de l’opinion, et de la folie qui fait d’elle le dépositaire de la vérité. La vérité de Protagoras, qui voulait en appeler à la multitude, n’est finalement vraie que pour lui-même. Il est vrai qu’il ne ressemble guère à Socrate d’invoquer l’opinion pour réfuter une thèse, puisque la vérité, selon ce même Socrate passe au contraire, nécessairement, par le torpillage de l’opinion. Mais l’argumentation ne fait ici que se conformer à la logique même de la proposition de Protagoras : étant à elle-même sa propre mesure, elle ne peut qu’être à elle-même sa propre réfutation. On le voit : la réfutation de Protagoras passe ici par l’enseignement d’une expérience, et nullement par le développement d’une démonstration. La haine de la pensée contraint la pensée à rechercher ses fondements non dans la majorité, mais en elle-même. C’est peut-être là la leçon amère qui a conduit Théodore à se tourner vers la géométrie. Théodore se ressouvient de la mort de Protagoras, Platon de celle de Socrate. Aussi Platon introduit-il, au beau milieu du dialogue, un éloge vibrant de la vie libre des philosophes — et il compte Protagoras au nombre de ceux-ci —, affranchis de la dictature de l’opinion comme des rivalités de l’éristique. Et cette fois, Théodore ne l’écoutera plus en témoin passif, qui se laisse malgré lui entraîner dans l’arène dialectique, mais au contraire en auditeur enthousiaste.

 

NOTES

1- Ce thème se trouve souvent chez Platon : Pol 307 bc, Lois IV, 709 e, Épinomis 989 bd et Lettre VII, 340 ce et 327 a. Voir sur ce point la préface de É. des Places à son édition de l’Épinomis, publié avec les Lois XI-XII aux Belles Lettres, p. 111.

2- On sait que, dans le Parménide, Socrate, repoussé par Parménide dans ses retranchements, hésite à penser qu’il existe une idée de la boue (o phlos, 130 c). C’est le même mot qu’utilise Socrate en Théétète 147 a. Quand on pense que la boue est, dans cette dernière référence, l’image matérielle de la lumière intelligible dans laquelle l’idée est sculptée, le passage du Parménide prend une autre dimension.

3- ”En effet tous les nombres ne sont pas par nature comparables les uns aux autres, mais la possibilité de la comparaison devient manifeste quand on les traduit en surfaces : merveille qui n’est pas humaine, mais, si elle se réalise, divine, ainsi qu’il apparaît à qui peut la comprendre.” (Épinomis 990 d). Sur la question des irrationnels, voir la préface d’Édouard des Places à l’Épinomis (Belles Lettres), p. 120-123.

4- Sur ce thème, voir “La notion de tangence” in P. M. Schuhl, Platon et l’art de son temps, p. 90 et s.

5- On remarquera qu’Aristote, dans sa réfutation de Protagoras (Métaphysique, G, 5), enrôle, lui aussi, sous la bannière de Protagoras, Empédocle, Épicharme, Homère et Héraclite. Il est vrai qu’il ajoute Anaxagore, Démocrite (dont Platon ne parle jamais), Parménide lui-même (que Platon situe au contraire dans le parti opposé), et Cratyle, le maître de Platon, que Platon, dans le Cratyle, présente précisément comme un disciple d’Héraclite.

6- Aristote, Métaphysique, G, 5 et 6 : ces deux chapitres, consacrés à la réfutation de Protagoras, ont en effet pour fin d’établir le principe de contradiction.

7- Aristote, Métaphysique, G : les chap. 5 et 6 sont consacrés à la réfutation de Protagoras. Dans cet examen, Aristote est également conduit à envisager, puis à réfuter l’hypothèse du rêve : 1010 b, 5-15 et 1011 a, 5-10. Cependant, ces arguments ne sont pas sérieux, puisque ceux qui les soutiennent n’y conforment pas leurs actes : “Il n’y a personne, du moins, qui, rêvant qu’il est à Athènes alors qu’il est en Lybie, se mette en marche vers l’Odéon” (1010 b 10).

8- R. Flacelière, La vie quotidienne en Grèce au siècle de Périclès, p. 102.

9- On retrouve la même image en Aristote, Métaphysique, G, 6, 1011 a 25-30 : “Il peut se faire que la même chose apparaisse du miel à la vue et non au goût, et que, du fait que nous avons deux yeux, les choses ne paraissent pas les mêmes à chacun d’eux si leur vision est dissemblable”. Cette tentative pour mettre la sensation en défaut est plus convaincante avec l’argument qu’on trouve plus loin (30-35) : “Le toucher indique deux objets quand nous croisons les doigts, et la vue, un seul”.

 

Pour lire la suite de ce commentaire du Thééthète, cliquer ICI