Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mis en ligne le 1-1-2013

 

 

 

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« Sentant l’iris »

            Il est, au dernier étage de la maison de Combray, une pièce mansardée où le Narrateur se réfugie pour se livrer aux extases clandestines : ce sont les cabinets d’aisance, où flottent de délicieux parfums – sans doute pour faire oublier celui des excréments qu’on y dépose – le parfum du cassis sauvage qui couvre la façade et insinue à l’intérieur une branche fleurie, celui de l’iris, présent par un collier composé des graines de cette fleur qui faisait à l’époque fonction de désodorisant. Là, l’enfant se masturbe avec exaltation, le regard fixé sur le donjon de Roussainville qu’on aperçoit au loin par la fenêtre ouverte, ruine d’un vieux château en lequel le Narrateur apprendra plus tard, trop tard, que Gilberte, objet de tous ses désirs, jeune enfant encore, s’amusait, avec les petites paysannes du voisinage, à des jeux sexuels en compagnie de Théodore, garçon épicier et occasionnellement enfant de chœur. La jouissance que le Narrateur encore vierge éprouve en son refuge n’est le substitut d’aucune autre, puisqu’il ignore encore les plaisirs auxquels Gilberte, plus précoce, est déjà initiée : « A douze ans, écrit Proust dans une esquisse qui ne sera pas retenue pour la rédaction finale, quand j’allais m’enfermer pour la première fois dans le cabinet qui était en haut de notre maison à Combray où des colliers de graines d’iris étaient suspendus, ce que je venais chercher c’était un plaisir inconnu, original, qui n’était pas la substitution d’un autre ». Plaisir original et originaire, archétype de tout plaisir futur. Est-ce pour cette raison que le parfum des iris hante avec tant d’insistance la mémoire proustienne ? Il sera, dans le texte de la Recherche, trois fois question du « petit cabinet sentant l’iris », deux fois dans les récits de l’enfance, une dernière à la fin d’Albertine disparue, lorsque Gilberte avoue au Narrateur le sens du geste par lequel, toute jeune fille, dans la splendeur d’un buisson d’aubépines, elle l’invitait à venir avec elle aux jeux interdits de Roussainville. Comme des âmes errantes au royaume des ombres, tous deux évoquent alors un passé qu’ils croient irrémédiablement mort. L’aveu ne coûte rien quand le désir n’est plus là. A chacune de ces trois reprises, l’expression « sentant l’iris » revient avec l’obstination d’un refrain. Le parfum, cher à Proust comme à Baudelaire, émane de la déliquescence des choses, il est le fantôme exhalé, l’émissaire immatériel des existences en voie de désagrégation. Il est le vestige du révolu. Plus que le phénomène visible, qui manifeste sa présence, le parfum convoque l’absence, il invite au souvenir. Les effluves qui embaument le cabinet de Combray, à la fois pénétrantes et ambigües, où se mêle, à l’arôme du lilas, du cassis et de l’iris, l’odeur du sperme et des excréments, le Narrateur enfant les retrouve dans le pavillon d’aisance du jardin des Champs Elysées : « fraîche odeur de renfermé », « émanation vieillotte », elles lui procurent un plaisir « délicieux, paisible, riche d’une vérité durable, inexpliquée et certaine ». Plaisir que le Narrateur s’expliquera pourtant fort bien, quelques instants plus tard, après un intermède qu’il faut plutôt considérer comme une scène cruciale, et pendant lequel un simulacre de lutte avec la jeune Gilberte lui procure le premier orgasme qu’il ne doit pas à la masturbation : le même parfum d’humidité flottait autrefois à Combray dans la pièce de l’oncle Adolphe, amateur de femmes, grand ami de toutes les cocottes qui régnaient dans le demi-monde sous le Second Empire, protecteur d’Odette à ses débuts, Odette, « la Dame en rose » que le très jeune Narrateur rencontre précisément lors d’une visite impromptue chez son oncle. La sexualité, mais aussi la rêverie solitaire, un mélange subtil de solitude et de fusion, de virginité et de convoitise, d’innocence et de perversion, mixte incertain de l’enfance et de l’adolescence, compose l’effluence suave « sentant l’iris ». L’émotion est esthétique, puisque c’est à la sensation qu’il appartient de signaler la scintillation, en eau profonde, de la réminiscence. Elle est plus encore littéraire. Il suffit pour s’en convaincre de lire une nouvelle de Balzac, d’une assez rigoureuse cruauté, et que son auteur classait, dans le système général de La Comédie humaine, dans la section consacrée aux Célibataires, qui fait elle-même partie des Scènes de la vie de province. Charlus, grand balzacien, lors de la soirée que les Verdurin donnent à la Raspelière, avoue préférer, dans la vaste fresque de Balzac, aux grands romans de la maturité, les « petites miniatures » du début, comme Le Curé de Tours ou La Femme abandonnée. Le baron, auquel la présence de Morel inspire une humeur sentimentale, s’identifie sans doute à ces âmes infortunées que le vœu chasteté ou les horreurs de l’amour condamnent à la solitude. Lui qui ne partage guère le premier et souffre beaucoup des secondes ne jurerait pas dans la galerie balzacienne des « célibataires ». C’est dans le Curé de Tours qu’on lit la pitoyable histoire de l’abbé Birotteau, prêtre sans malice qui a pour seule ambition d’occuper le logis confortable et douillet que loue au curé de Saint-Gatien mademoiselle Gamard, vieille fille redoutable, capable d’attachement passionnel comme de haine tenace. Etre dorloté par la demoiselle décrépite, dont l’innocent Birotteau ne soupçonne pas la méchanceté, est à ses yeux le comble du bonheur. Son prédécesseur dans les faveurs de Gamard, le chanoine Chapeloud, lui décrit les jouissances du locataire : « Pendant douze années consécutives, linges blanc, aubes, surplis, rabats, rien ne m’a jamais manqué. Je trouve toujours chaque chose en place, en nombre suffisant, et sentant l’iris ». Et quand on met en garde l’abbé contre le caractère irritable, et les partis pris excessifs de la propriétaire, « Birotteau, pour toute réponse, disait : – Sentant l’iris ! Ce sentant l’iris le frappait toujours ». Proust, choyé par Céleste Albaret, ne se reconnaît-il pas, comme le fait Charlus, dans le malheureux Birotteau qui rêve de former avec mademoiselle Gamard le couple stérile et maniaque de deux « célibataires » ? Cette alliance, faite de passions fanées et de désirs embaumés, n’est-elle pas encore celle qui unit la fidèle Françoise à la vieille Léonie, recluse dans une chambre saturée d’odeurs dont on nous dit qu’elles sont « couleur du temps » ? Il n’y a sans doute pas bien loin du curé à la tante. Une exhalaison « sentant l’iris » émane de jadis et naguère, elle évoque la jouissance surannée d’un vieux garçon vivant en ménage avec une vieille fille maternelle, à moins que ce ne soit la mère elle-même, revenue d’entre les morts et métamorphosée en vieille fille dévouée. « Sentant l’iris » est l’effluve inanitié du temps perdu. Il faut toute l’énergie de l’écriture pour lui restituer sa vigueur originaire et, de la pâle senteur des fleurs séchées et des âmes mortes, faire renaître le parfum prégnant et puissant du Temps retrouvé, la fragrance de l’iris fraîchement éclos, l’odeur d’invisibles et persistants lilas, l’arôme de l’aubépine rose et la saveur des jeunes filles en fleur.

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