Jacques Darriulat

 

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Master II, Paris IV, 2010-11
Mise en ligne : 1-12-11

 


PROUST

La relativité des espaces et des temps (3)

 

            II- Le côté de Guermantes (I, 165-187)
            Tandis que la promenade, ou plutôt l’errance, du côté de Méséglise est courte (bien qu’elle ne porte jamais ses pas jusqu’à Méséglise même) et solitaire, la promenade du côté de Guermantes est longue et familiale. Et tandis que l’adolescent parcourt souvent seul la plaine venteuse et pluvieuse, entre Saint-Martin-des-Champs et Roussainville, c’est les jours de beau temps, assurés par le baromètre du père, qu’on décide de se lancer dans la longue expédition du côté de Guermantes. Ces jours-là, tante Léonie se joue à elle-même la comédie de l’inquiétude, et fait mine de croire, en raison de l’heure tardive du retour des randonneurs, à quelque accident possible, peut-être dû à la désorientation… Ainsi le petit groupe de la famille, que suit l’enfant en s’attardant toutefois souvent en chemin, et galopant alors pour rejoindre, à l’appel de son grand père, ses parents qui l’ont distancié, se donne presque le frisson d’une feinte aventure – car on connaît en vérité par cœur le chemin, des dizaines de fois recommencé – en décidant une expédition du côté de Guermantes. Il y a en effet de l’aventure et du romanesque du côté de Guermantes, comme il y a de l’effroi et de la solitude du côté de Méséglise, ne serait-ce qu’à cause du nom des châtelains, ces Guermantes, seigneur de Combray dès avant Charlemagne, qui enveloppent leur domaine d’une lueur de légende. Pour aller du côté de Guermantes, on quitte le village par des rues qui n’existent plus à l’heure où le narrateur écrit ces pages, et qui portent des noms anciens, comme la rue de Perchamps, une rue étroite « aussi bizarre que son nom », et « qu’on chercherait en vain dans le Combray d’aujourd'hui où sur son tracé ancien s’élève l’école », édifice sans caractère de l’Education nationale, laïque et obligatoire qui s’est substitué au pittoresque médiéval de l’ancien village, l’ancien village qui n’existe plus que dans les souvenirs du Narrateur : « Quelques images conservées par ma mémoire, les dernières peut-être qui existent encore actuellement, et destinées à être bientôt anéanties, de ce qu'était le Combray du temps de mon enfance ». Si la promenade du côté de Méséglise est un voyage dans l’immensité de l’espace sans repère, inversement la promenade du côté de Guermantes est un voyage dans le temps, non seulement parce que le récit lui-même évoque un « Combray de l’enfance » que le temps a détruit, mais encore parce que les Guermantes colorent leur royaume d’une gloire qui appartient à des temps fabuleux et héroïques, bien éloignés de la platitude bourgeoise – le petit cercle de ragots et de médisances dont tante Léonie est la grande chroniqueuse – du village où l’enfant passe ses vacances. Pour aller du côté de Guermantes, on passe encore rue de l’Oiseau, près de « l’Hôtellerie de l’Oiseau Flesché », dont l’orthographe pittoresque conserve quelque chose des époques lointaines, et que l’enfant imagine comme un portail fantastique qui ouvre sur les anciennes légendes : « la vieille Hôtellerie de l'Oiseau Flesché, des soupiraux de laquelle montait une odeur de cuisine qui s'élève encore par moments en moi aussi intermittente et aussi chaude – serait une entrée en contact avec l'Au-delà plus merveilleusement surnaturelle que de faire la connaissance de Golo et de causer avec Geneviève de Brabant » (I, 48-49, début de « II- Combray »). Le grand siècle rôde aussi de ce côté-là, et l’on voyait autrefois, dans la cour de l’Hôtellerie de l’Oiseau Flesché, « les carrosses des duchesses de Montpensier, de Guermantes et de Montmorency quand elles avaient à venir à Combray pour quelque contestation avec leurs fermiers, pour une question d'hommage » (166). On traverse encore, en continuant vers ce côté, une vaste prairie où se trouvent les ruines du château des anciens Comtes de Combray, qui ont d’abord combattu, et ont fait ensuite alliance avec les sires de Guermantes et les abbés de Martinville. Les noms des villages évoquent les contes du moyen âge, tels « Novepont, Clairefontaine, Martinville-le-Sec, Bailleau-l’Exempt » (167). Il n’est pas jusqu’au boutons d’or qui poussent parmi les ruines, qui ont « un joli nom de Princes des contes de fée français » (168). Le côté de Guermantes est celui de la littérature, des contes et du roman, d’histoire ou d’aventure. A tel point que l’enfant suivant les parents est semblable à Dante suivant Virgile qui le conduit aux Enfers : s’arrêtant devant un nénuphar balancé par le courant, le Narrateur compare la curiosité de l’enfant à celle de Dante s’interrogeant sur la signification des supplices des damnés, « dont il se serait fait raconter plus longuement les particularités et la cause par le supplicié lui-même, si Virgile, s’éloignant à grands pas, ne l’avait forcé à le rattraper au plus vite, comme moi mes parents » (169). Aussi les sources de la Vivonne, terme extrême et jamais atteint des promenades du côté de Guermantes, sont aussi irréelles dans l’esprit de l’enfant que l’entrée des Enfers au livre VI de l’Enéide de Virgile : « Jamais dans la promenade du côté de Guermantes nous ne pûmes remonter jusqu'aux sources de la Vivonne, auxquelles j'avais souvent pensé et qui avaient pour moi une existence si abstraite, si idéale, que j'avais été aussi surpris quand on m'avait dit qu'elles se trouvaient dans le département, à une certaine distance kilométrique de Combray, que le jour où j'avais appris qu'il y avait un autre point précis de la terre où s'ouvrait, dans l'Antiquité, l'entrée des Enfers » (171). Aussi la déception de l’adulte, de retour à Combray pour un séjour chez Gilberte devenue Guermantes par son mariage avec Robert de Saint-Loup, neveu du duc de Guermantes, sera-t-elle grande quand il parviendra enfin jusqu’à ces sources et en découvrira la parfaite banalité, comprenant aussi par là combien ce qu’il s’imaginait être la littérature n’était en vérité qu’un rêve d’enfant sans consistance ni vérité, qu’il faut se résigner à oublier : « Un de mes autres étonnements fut de voir les ‟Sources de la Vivonne”, que je me représentais comme quelque chose d’aussi extra-terrestre que l’Entrée des Enfers, et qui n’étaient qu’une espèce de lavoir carré où montaient des bulles » (III, 693). C’est ainsi que le côté de Guermantes est non seulement le côté de la littérature, mais aussi celui d’une littérature bien conventionnelle et traditionnelle, d’un imaginaire un peu enfantin, qui se contente de dissimuler la platitude du réel par l’enchantement de la légende. Aussi s’apparente-t-elle davantage au mensonge qu’à l’art, et c’est pourquoi le narrateur choisit sciemment d’y renoncer, sans comprendre toutefois qu’il ne renonce qu’à une certaine littérature, fallacieuse et truquée, faute d’avoir encore découvert la véritable. Inspiré par le parfum romanesque qui flotte dans l’air du côté de Guermantes, l’enfant croit ressentir la vocation de l’écriture, mais doit constater également combien le monde dans lequel il vit est étranger à celui des contes et des légendes qui nous détournent du vrai, ou plutôt de la vérité esthétique de l’ici maintenant. La distance qui sépare le monde enchanté de la fable, où tous les désirs sont réalisés, du monde réel, qui fait obstacle au désir et conduit à la désillusion, contraint l’enfant à reconnaître son peu d’aptitude pour la littérature. Aussi se plaint-il d’être exilé « dans une réalité qui n'était pas faite pour moi, contre laquelle il n'y avait pas de recours, au cœur de laquelle je n'avais pas d'allié, qui ne cachait rien au-delà d'elle-même. Il me semblait alors que j'existais de la même façon que les autres hommes, que je vieillirais, que je mourrais comme eux, et que parmi eux j'étais seulement du nombre de ceux qui n'ont pas de dispositions pour écrire. Aussi, découragé, je renonçais à jamais à la littérature » (173). Si c’est du côté de Guermantes que le Narrateur fait l’amère expérience de son inaptitude à la création littéraire, ce n’est nullement parce qu’il est en effet inapte à cet art, mais plutôt parce que la littérature dont le côté de Guermantes est l’emblème est surtout une littérature à deux sous, une littérature de pacotille, mais dont l’enfant rêveur qui chemine le long de la Vivonne est encore bien incapable de faire la critique. Cette littérature, qui entreprend de substituer au Réel l’enchantement de la Légende, rêve d’un moyen âge héroïque et enfantin, ou plus encore d’époques obscures, primitives, tels les temps mérovingiens dont Augustin Thierry avait, d’après Grégoire de Tours, fait connaître les récits en un ouvrage alors bien connu (Récits des temps mérovingiens, 1833-34), et que lisait le jeune adolescent, dans le jardin, pendant les vacances, à Combray (1). C’est de cette époque sauvage et souterraine que provient la chasse sans fin du désir comme de la mort lancés à la poursuite de leur proie, tel Golo poursuivant sans fin Geneviève de Brabant en anamorphoses lumineuses projetées par la lanterne magique sur les rideaux de la chambre de l’enfant : « Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections qui semblaient émaner d'un passé mérovingien et promenaient autour de moi des reflets d'histoire si anciens » (I, 10) (2). Littérature qu’on peut dire à deux niveaux, le moyen âge lumineux, âge de foi, d’amour et de fidélité inébranlable, dont l’image légendaire résume à elle seule toutes les croyances de l’enfance, et la nuit mérovingienne où sommeillent les désirs inavoués, sur le modèle du récit manifeste du rêve et de son contenu latent, préconscient ; deux niveaux qui sont encore à l’image du rez-de-chaussée, où se trouve la salle à manger où l’on reçoit Swann, le cérémonial de la vie sociale, et le premier étage, où se trouve la chambre de l’enfant rêvant d'une union incestueuse tandis que sa mère lui lit François le Champi, de la maison familiale de Combray (mais le manifeste conscient est alors en bas, et le latent préconscient est en haut…), et plus encore telle la nef de Saint-Hilaire, lumineuse par ses vitraux qui célèbrent les ancêtres des ducs de Guermantes, et sous elle, la crypte obscure, où se trouve précisément le tombeau d’une princesse mérovingienne cruellement assassinée (3). Une telle littérature – Thierry lui-même, qui se voulait pourtant surtout historien, avouait combien avait été déterminante pour sa vocation la description de l’armée formidable des barbares dans Les Martyrs de Chateaubriand – peut être dite « mythologique », et il importe de comprendre que la découverte de la vraie littérature – qu’on pourrait qualifier de « littérature esthétique » – dont la scène primitive se déroule également du côté de Guermantes (les clochers de Martinville), ne pourra s’affirmer avec force qu’au prix d’une critique radicale et raisonnée de la littérature mythologique. Cette critique sera essentiellement fondée sur la structure même du mythe, qui redouble le récit manifeste par la rêverie latente. Jean-Pierre Richard a parfaitement montré comment ce qu’on peut appeler le « style mérovingien » chez Proust, auquel sont liés les Guermantes qui descendent tout autant des rois mérovingiens que de Geneviève de Brabant, renvoie non seulement à des crimes familiaux dictés par un désir sauvage, qui ne connaît aucune loi, mais encore à un imaginaire bien enfantin, qui oppose chez Augustin Thierry la barbarie franque et nordique à la rationalité latine, claire et mesurée (Richard, 232). C'est ainsi que Proust se moque secrètement, comme le fait judicieusement remarquer Jean-Pierre Richard, des noms poétiques ou incongrus des anciens rois (Thierry en exploite la poésie facile en les orthographiant de façon archaïque : Chlodowig, Gonthramm, Sighebert, Théodobert, Childebert… qui ne sont pas très éloignés des Siegmund, Sieglinde, Fricka, Wotan ou Brünnhilde, etc., de La Walkyrie de Wagner), en transformant à son tour, par le biais du discours étymologique (en fait un discours mythologique comme le montreront les étymologies scientifiques de Brichot) que tient le curé de Combray à tante Léonie, les noms des rois de France, déjà par eux-mêmes un peu comiques (Pépin le Bref et Charles le Chauve), en « Pépin l’Insensé » et « Charles le Bègue » (I, 105), qui n’ont aucune existence historique. Dans ce passage, où Proust imagine l’histoire de Gilbert le Mauvais, frère de Charles le Bègue et fils de Pépin l’Insensé, Gilbert, roi violent qui n’hésitait pas à faire massacrer la population d’une ville qui prétendait lui résister, qui fit incendier l’ancienne église de Combray dont il ne reste précisément que la crypte mérovingienne, vainqueur de son frère Charles le Bègue avec l’aide de Guillaume le Conquérant, et enfin massacré par les habitants de Combray, qui « se ruèrent sur lui à la sortie de la messe et lui tranchèrent la tête » (I, 105), l’auteur se livre à un véritable pastiche de la littérature selon Augustin Thierry. On comprend alors qu’à la littérature mythologique, Proust souhaite substituer une littérature mieux consciente de ses propres mécanismes, fondée sur des « lois » et non sur des résonances inconscientes plus ou moins bien maîtrisées.
            On aperçoit encore, en quittant Combray, le clocher de son église, Saint-Hilaire, qui règne secrètement sur le royaume des Guermantes, puisque c'est sous sa voûte que reposent les seigneurs de Combray, et les ancêtres lointains des actuels Guermantes, tels Gilbert le Mauvais, sire de Guermantes et descendant direct de Geneviève de Brabant, dont la figure se découpe sur l’un des plus vieux et des plus vénérables vitraux de la nef. Aussi est-ce dans l’église, « du côté de Guermantes », lors du mariage de la fille du docteur Percepied, que l’enfant rencontrera pour la première fois Oriane, duchesse de Guermantes. Il nous faudra revenir sur cette figure de l’église à laquelle Proust a consacré quelques magnifiques et denses pages, et qui protège en sainte Patronne le côté de Guermantes, indiquant peut-être le chemin du Salut, puisqu’elle seule est capable de totaliser en son enceinte la totalité des temps, de rassembler en une architecture cohérente les différents âges de l’histoire, à l’inverse du côté de Méséglise dont les différentes « scènes » sont comme perdues dans un espace désorienté, dans une dispersion qu’aucune unité ne peut plus désormais ordonner. Du côté de Guermantes retentit la cloche de Saint-Hilaire, qui rythme un temps révolu, celui des heures de la prière, et ouvre dans l’intervalle de sa résonance un moment de paix et de plénitude, comme si le son des cloches avait le pouvoir de distiller l’eau du temps et de le transmuer en gouttes d’or, en pépites d’éternité : « J'aurais voulu pouvoir m'asseoir là et rester toute la journée à lire en écoutant les cloches ; car il faisait si beau et si tranquille que, quand sonnait l'heure, on aurait dit non qu'elle rompait le calme du jour mais qu'elle le débarrassait de ce qu'il contenait et que le clocher avec l'exactitude indolente et soigneuse d'une personne qui n'a rien d'autre à faire, venait seulement – pour exprimer et laisser tomber les quelques gouttes d'or que la chaleur y avait lentement et naturellement amassées – de presser, au moment voulu, la plénitude du silence » (166).
            Et tandis que la promenade du côté de Méséglise est une errance sans but, celle qui conduit du côté de Guermantes est un chemin bien balisé, puisqu’on y suit le cours d’une rivière, la Vivonne : « Le plus grand charme du côté de Guermantes, c'est qu’on y avait presque tout le temps à côté de soi le cours de la Vivonne » (166). Pas moyen de se perdre du côté de Guermantes, il suffit de suivre le fil de l’eau, le fil du temps, pour remonter à la source, au temps jadis où régnaient sur la terre les Seigneurs de la Légende. La Vivonne, comme son nom l’indique, est un fleuve de vie, en vérité une simple rivière, mais en laquelle palpite une vie secrète et dense qui est aussi le symbole d’une autre littérature, non mythologique, mais esthétique, la seule authentique selon Proust, et qui fait signe par instants dans l’écoulement fluide du Temps. Il y a là pour l’enfant une autre légende, plus mystérieuse, non encore mise en mots, et autrement profonde que celle de Gilbert le Mauvais ou de l’infortunée princesse mérovingienne qui dort dans la crypte de Saint-Hilaire. Dès arrivé à Combray, l’enfant court revoir la rivière, « dans le désordre d’un matin de grande fête » (166). Et de même qu’il y avait un hameçon sur le point de mordre dans l’étang du parc de Tansonville, il y a là, après le Pont Vieux (il sera impitoyablement détruit par la guerre : « Les Français, lui apprendra plus tard Gilberte, ont fait sauter le petit pont sur la Vivonne qui disiez-vous, ne vous rappelait pas votre enfance autant que vous l’auriez voulu », TR, III, 756), sur le chemin de halage, « un pêcheur en chapeau de paille [qui] avait pris racine », pêcheur dont le narrateur précise aussitôt qu’il était « la seule personne dont je n’aie jamais découvert l’identité » (I, 167). Il se pourrait bien que ce pêcheur soit l’image anticipée du narrateur âgé, devenu écrivain, et pêchant dans l’eau du Temps les poissons d’or du Temps retrouvé, les illuminations brèves qui scintillent dans le fleuve de Mémoire. On pourrait dire, en suivant ce fil, qu’il y a à Combray deux figures énigmatiques qui anticipent le narrateur devenu écrivain, l’une se rapportant à la littérature mythologique, romanesque et d’aventure, fascinée à jamais par la geste des Guermantes, et dont le style d’Augustin Thierry est comme le représentant : je songe à ce peintre qui « travaillait dans l’église à copier le vitrail de Gilbert le Mauvais » (68) et dont l’identité inquiète la tante Léonie, toujours troublée par l’intrusion d’un inconnu dans le microcosme de Combray, et qui s’inquiète pour cette raison, quelques pages plus loin, auprès du curé de Combray, de ce « qu’il y a un artiste qui a installé son chevalet dans votre église pour copier un vitrail » (103), occupation bien stupide, car il n’y a rien de « plus vilain » dans l’église, aux yeux de tante Léonie, que ces vieux vitraux délabrés, approuvée en cela par le curé, qui juge absurde « de laisser des fenêtres qui ne donnent pas de jour et trompent même la vue par ces reflets d’une couleur que je ne saurais pas définir » (103), et dont on pourrait dire qu’elle est la couleur du Temps même (4). Ce peintre sans nom, adorateur du vitrail de la Légende, n’est-il pas l’autoportrait miniature du romancier glissé dans les marges du récit, comme par les peintres flamands dans le reflet d’un miroir ou sur le flanc bombé d’une aiguière de cuivre ? (5) Mais le romancier qui copie platement la haute silhouette des seigneurs de la Légende n’enfante qu’une littérature mythologique, qui fascine par le double jeu du conscient et de l’inconscient, du manifeste et du latent, tel un enfant qui rêve, mais qui est encore incapable de s’élever jusqu’à la lucide théorie de son art. A l’inverse le pêcheur anonyme (mais « il devait connaître mes parents, car il soulevait son chapeau quand nous passions », 167) que l’écrivain a tenu à placer sur les rives de la Vivonne, loin de demeurer assujetti aux images des fables de l’ancien temps, ne considère que l’eau fuyante de la rivière, et les poissons qu’elle laisse transparaître, tel le sens qui par instants miroite dans le Temps. Son attention est si grande qu’il semble avoir « pris racine » dans le sol, tout entier concentré par l’attente de la prise ; et sa patience est si grave qu’elle impose silence à ceux qui le croisent : « je voulais alors demander son nom, mais on me faisait signe de me taire pour ne pas effrayer le poisson ». N’est-il pas l’image de l’écrivain, tel Proust lui-même, attentif aux résonances, aux « correspondances » qui se font entendre dans l’épaisseur du Temps, et nourrissant son écriture par ces seuls échos temporels, le symbole d’une littérature esthétique en tous points opposée à la littérature mythologique toujours occupée de recopier les anciennes légendes, comme ici le peintre son vitrail (6) ? La patience de ce pêcheur sans nom est d’autant plus étonnante que les poissons ne manquent pas dans l’eau de cette étrange Vivonne : il suffit d’y jeter le moindre appât, une boulette de pain par exemple, pour qu’aussitôt vienne s’agréger une vie embryonnaire, larvaire, comme autour du signe rencontré dans la perspective du Temps l’écriture tisse méticuleusement le réseau infini de ses métaphores, une sorte de grappe sémantique comme vivante et en perpétuel accroissement : « J'obtenais qu'on tirât un peu de pain des provisions du goûter ; j'en jetais dans la Vivonne des boulettes qui semblaient suffire pour y provoquer un phénomène de sursaturation, car l'eau se solidifiait aussitôt autour d'elles en grappes ovoïdes de têtards inanitiés qu'elle tenait sans doute jusque-là en dissolution, invisibles, tout près d'être en voie de cristallisation » (I, 168), unique occurrence connue, je crois, dans la langue française, de cet adjectif « inanitié », tiré de l’état d’inanition. Image fantastique d’une sorte d’agrégation fœtale qui conduit à la cristallisation du sens, du mot, du rythme de la phrase… On peut se demander si cette créature énigmatique que Proust nomme une « jeune fille » n’est pas sans rapport avec cet organisme en voie d’agglomération, métaphore du sens et de la phrase qui prennent lentement corps dans la pensée de l’écrivain. L’adolescence est pour la fille, plus que pour le garçon, l’âge de la métamorphose complète d’un corps qui devient, en quelques années, tout entier sexué, et il y a dans cette mutation une sorte de magie qui fait du corps de la jeune fille, sorte de créature encore liquide, la chrysalide d’un papillon sur le point de prendre son envol, ou le bouton encore fermé d’une fleur qui, soudain, éclot et ouvre ses pétales : « L’adolescence est antérieure à la solidification complète et de là vient qu’on éprouve auprès des jeunes filles ce rafraîchissement que donne le spectacle des formes sans cesse en train de changer, à jouer en une instable opposition qui fait penser à cette perpétuelle recréation des éléments primordiaux de la nature qu’on contemple devant la mer » (JF ; I, 906). Tel ce pêcheur, dont l’anonymat l’intrigue, comme s’il devinait obscurément que cette figure le concernait personnellement, l’enfant pressentait, alors qu’il déplorait n’avoir pas de disposition pour une littérature dont il n’était pas encore capable de dénoncer le mensonge mythifiant, l’appel des signes esthétiques qui l’invitaient à une autre écriture, tels des poissons scintillant dans l’eau du Temps : « Alors, bien en dehors de toutes ces préoccupations littéraires et ne s'y rattachant en rien, tout d'un coup un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l'odeur d'un chemin me faisaient arrêter par un plaisir particulier qu'ils me donnaient, et aussi parce qu'ils avaient l'air de cacher au-delà de ce que je voyais, quelque chose qu'ils invitaient à venir prendre et que malgré mes efforts je n'arrivais pas à découvrir » (178). Incapable d’entendre ce que lui disaient ces apparitions magiques, ces sensations fugaces, l’enfant les rapportaient dans sa chambre comme les poissons qu’il pêchait dans la Vivonne : « Alors je ne m'occupais plus de cette chose inconnue qui s'enveloppait d'une forme ou d'un parfum, bien tranquille puisque je la ramenais à la maison, protégée par le revêtement d'images sous lesquelles je la trouverais vivante, comme les poissons que les jours où on m'avait laissé aller à la pêche, je rapportais dans mon panier couverts par une couche d'herbe qui préservait leur fraîcheur » (179). C’est ainsi que le pêcheur anonyme est le double adulte du pêcheur enfant, le premier tout entier attentif au travail pieux et silencieux de l’écriture, le second distrait et fasciné, incapable encore de donner sens, de susciter la naissance de l’organisme embryonnaire qui cristallise dans le style, et doit se contenter de collectionner ces reliques de l’éternité, comme un herboriste glisse les fleurs entre les pages de l’herbier. N’apprendrons-nous pas plus tard que la petite bande des jeunes filles en fleurs, à peine différenciée depuis la vie embryonnaire en laquelle elles se sont d’abord confondues, si merveilleusement vivantes et toujours pouffant de rire, sont une sorte de personnification adolescente des grappes de têtards qui s’agglomèrent autour de l’appât lancé sur le fleuve du temps, sur la rivière de la vie, sur la Vivonne ? « Elles se laissaient encore aller au rire comme je m’en étais rendu compte la veille, mais à un rire qui n’était plus celui, intermittent et presque automatique, de l’enfance, détente spasmodique qui autrefois faisait à tous moments faire un plongeon à ces têtes, comme les blocs de vairons dans la Vivonne se dispersaient et disparaissaient pour se reformer un instant après » (JF ; I, 824). Et Proust retrouve aussitôt, pensant à la forme universelle de la jeune fille en fleur, métamorphose organique encore indifférenciée d’où se détachera progressivement, dans l’esprit de l’écrivain, les yeux bleus et les joues rondes de la très présente Albertine, les grappes ovoïdes des têtards inanitiés dans l’organisme collectif d’un madrépore, sorte de polypier marin qui palpite dans les profondeurs : « Il avait fallu hier l’indécision et le tremblé de ma perception première pour confondre indistinctement […] les sporades aujourd’hui individualisées et désunies du pâle madrépore » (presque immédiatement à la suite de la citation précédente) (7). Il y a décidément beaucoup de poissons à prendre dans le cours de la Vivonne : Mademoiselle de Stermaria, venue déjeuner au Grand Hôtel de Balbec accompagnée de son père, se fait remarquer de l’adolescent par l’épanouissement de sa sensualité, qui laisse entendre qu’elle céderait aisément à l’invitation du plaisir, et qu’on devine au rose qui colore ses joues, pareilles à la fleur rouge des nénuphars blancs qui flottent sur l’eau de la Vivonne : « A certaine teinte d’un rose sensuel et vif qui s’épanouissait dans ses joues pâles, pareille à celle qui mettait son incarnat au cœur des nymphéas blancs de la Vivonne, je croyais sentir qu’elle eût facilement permis que je vinsse chercher sur elle le goût de cette vie si poétique, qu’elle menait en Bretagne » (JF ; I, 689). Ne voit-on pas en effet flotter sur la Vivonne les joues de Mademoiselle de Stermaria ? « Çà et là, à la surface, rougissait comme une fraise une fleur de nymphéa au cœur écarlate, blanc sur les bords » (S ; I, 169). La femme est presque toujours, chez Proust, un peu poisson : Gilberte est une ondine (quand elle avoue au narrateur, en pouffant de rire, que ses parents ne le « gobent » pas, il est écrit que « glissante comme une ondine – elle était ainsi – elle éclata de rire », I, 490), elle est encore une Mélusine en laquelle se mêlent indistinctement les deux natures d’Odette et de Swann (« Telles on voyait ces deux natures de M. et de Mme Swann onduler, refluer, empiéter tour à tour l’une sur l’autre, dans le corps de cette Mélusine », I, 565), Oriane est, du haut de sa baignoire dans le théâtre où l’on attend la Berma, une néréide au milieu des tritons (SG ; II, 40 sq), les jeunes filles de la petite bande sont également des néréides dont le rire se confond avec le bruissement de la mer (« je devinais leur présence, j’entendais leur rire enveloppé comme celui des néréides dans le doux déferlement qui montait jusqu’à mes oreilles », JF ; I, 954), et Odette, dans ses somptueuses robes d’intérieur, laissait deviner « l’inflexion d’un corps qui faisait palpiter la soie comme la sirène bat l’onde » (JF ; I, 618). Et de même que tout Combray et ses habitants, et le paysage environnant, sont sortis d’une tasse de thé (I, 47-48), de même toutes les figures du désir se sont peu à peu agglomérées dans l’eau de la Vivonne, comme dans l’épaisseur du Temps retrouvé, toutes se rassemblant pour la projection de la lanterne « magique », sur le théâtre fantastique du Présent ressuscité. Ainsi se rêve, dès Combray, une autre littérature étrangère aux mensonges du romanesque banal, comme une vocation qui retentit dans l’esprit de l’enfant à l’appel de certains signes énigmatiques et purement sensibles, tels « un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l'odeur d'un chemin », qui semblent promettre une écriture encore inouïe, qui ne divertirait pas par la fable mais serait au contraire de pure vérité. Et puisque nous sommes ici dans un univers totalement onirique, où la pensée prend naturellement la forme d’images à la fois très réelles, car traduites en sensations présentes, et très fantastique, car tout est fait pour nous faire comprendre que la Vivonne n’est pas une rivière, mais la métaphore d’une signification encore indéterminée, on ne peut s’empêcher de penser que les étranges carafes de verre que les enfants du village plongent dans l’eau de la Vivonne pour prendre les poissons, sortes de bouteilles de Klein à la fois contenant et contenues, puisque le verre semble se dissoudre dans l’eau, que la carafe est plongée dans la rivière mais que la rivière, renouvelant sans cesse l’eau de la carafe, fait d’elle une sorte de microcosme aquatique, que ces carafes donc, sont comme la métaphore de l’œuvre à venir, qui entreprend également de pécher les poissons qui scintillent dans l’eau du temps, et de totaliser le Temps perdu dans la sphère lumineuse du Temps retrouvé : « Je m'amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la rivière, où elles sont à leur tour encloses, à la fois "contenant" aux flancs transparents comme une eau durcie, et "contenu" plongé dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant, évoquaient l'image de la fraîcheur  d’une façon plus délicieuse et plus irritante qu'elles n'eussent fait sur une table servie, en ne la montrant qu'en fuite dans cette allitération perpétuelle entre l'eau sans consistance où les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le palais ne pourrait en jouir. Je me promettais de venir là plus tard avec des lignes » (168). Merveilleuse chute : l’écrivain ne reviendra-t-il  pas « plus tard », pour tracer les « lignes » de son écriture toujours inachevée ? Il semble bien que, du côté de Guermantes, il ne soit rien qui, dans le paysage, ne soit déjà littérature. Cette carafe de verre qui, dans sa parfaite transparence, semble enclore le flux du temps, n’est-elle pas aussi semblable aux heures que l’enfant consacre à la lecture, sous le marronnier du jardin de Combray (I, 83-88), projetant autour de lui, comme en une bulle imaginaire, les personnages et les paysages  que lui évoque le roman qu’il est en train de lire, comme si, par la magie de la littérature, l’enfant réussissait à se loger (n’est-il pas semblable à l’enfant adoré sous le toit de la crèche ? P. 84 : « Et ma pensée n’était-elle pas aussi comme une autre crèche au fond de laquelle je restais enfoncé, même pour regarder ce qui se passait au dehors »), à la façon du rêveur qui habite son rêve, dans l’habitacle d’une immense lanterne magique ?
            Il est donc bien des fleurs et des jardins que l’artiste véritable saura faire s’épanouir dans l’eau frémissante de la Vivonne, fleuve de la réminiscence possible, de la pêche miraculeuse, gisement liquide d’une littérature qui ne serait pas mythologique. Si le fleuve du temps, si l’eau de vie est d’abord liquide, bien qu’en de certains points s’agrègent des embryons de vie « inanitiés », elle disparaît de plus en plus sous la couverture végétale qui s’épanouit à sa surface, comme une écriture qui finirait par être étouffée par la prolifération de ses propres métaphores : « Bientôt le cours de la Vivonne s’obstrue de plantes d’eau », et l’eau se métamorphose insensiblement en jardin aquatique. C’est d’abord ce nénuphar, prisonnier d’un courant alternatif (I, 168-69), qui s’agite comme les damnés de Dante, image d’un sens captif que l’art n’est pas encore venu dégager de sa gangue (le cours de la Vivonne ne se répand-il pas comme se développe un véritable traité de poétique ?). Plus loin on accède à une propriété ouverte au public qui se consacre à des travaux « d’horticulture aquatique, faisant fleurir, dans les petits étangs que forme la Vivonne, de véritables jardins de nymphéas » (I, 169). C’est ainsi que l’intelligence apprend à cultiver et à maîtriser une végétation qui serait anarchique si on la confiait à la seule nature. Ces « jardins de nymphéas » font évidemment penser à ce que Monet lui-même (qui joue dans Jean Santeuil le rôle que joue Elstir dans La Recherche) nommait, dès les premières lettres qui annoncent le projet (1893),  son « jardin d’eau » qui doit répondre surtout, dit le peintre, à « un but de motifs à peindre » (lettre au préfet de l’Eure du 17 juillet 1893), et qu’il nomme encore « paysage d’eau » dans une lettre à Durand-Ruel du 28 janvier 1909 : « J’allais oublier de ne pas annoncer cette série sous le nom ‟Les Reflets”, mais comme ceci : ‟Les Nymphéas, séries de paysages d’eau” », ce qui n’est pas sans faire songer à la définition générale du coté de Guermantes comme un « paysage de rivière » (« Comme mon père parlait toujours […] du côté de Guermantes comme du type de paysage de rivière », I, 134). Des études de nymphéas, par Claude Monet avaient été exposés à la galerie Durand-Ruel en 1900, puis de 1905 à 1909, sous le tire Nymphéas : paysages d’eau (Pléiade, éd. Tadié, I, 1177, note 2 de la p. 167). Dans Sodome et Gomorrhe II,  lors du second séjour à Balbec, est établi précisément le lien entre le jardin de nymphéas de la Vivonne et le jardin de Giverny de Monet. Il revient à Mme de Cambremer, ex-Legrandin, qui se flatte d’être à la page en matière d’art, de faire ce rapprochement : « Vous parliez de nymphéas : je pense que vous connaissez ceux que Claude Monet a peints. Quel génie ! Cela m’intéresse d’autant plus qu’auprès de Combray, cet endroit où je vous ai dit que j’avais des terres… », la phrase demeurant inachevée, sans qu’il soit pourtant bien difficile de deviner la suite : « … il y a un jardin de nymphéas en tous points semblables à celui de Giverny ». Ce qui nous confirme dans l’idée que le paysage du côté de Guermantes est un paysage de culture plus que de nature. La Vivonne devient ainsi semblable à ce que Monet nommait lui-même ses « grandes décorations », un « parterre céleste » (puisque le ciel se reflète ans l’eau) sur lequel flotte, « comme après l’effeuillement mélancolique d’une fête galante » (c’est alors à Verlaine que l’on pense), les fleurs rouges et blanches posées sur l’eau comme les mouettes sur la mer, et dont le défilé coloré compose « le kaléidoscope d’un bonheur attentif, silencieux et mobile » (I, 170). Ne peut-on soupçonner qu’il y a là une certaine ironie dans cet excès de sens qui envahit le cours de la Vivonne ? Outre la Légende et le Mythe, il est sans doute aussi un autre danger qui menace la littérature, c’est la littérature elle-même, je veux dire la littérature qui veut faire de la littérature, et entrelace avec virtuosité ses métaphores et ses ornements. On reconnaît là le style de Legrandin, qui se plaît à faire des phrases aux effets si calculés, si précieusement littéraires, qu’on peut bien dire qu’il ne parle que pour ne rien dire, c'est-à-dire très exactement pour ne pas dire cela seul qui est la vérité, son désir passionné d’être reçu dans la haute société, de pénétrer dans le cercle des Guermantes, bref d’avouer son snobisme (8)
. C’est là sans doute la raison pour laquelle c’est dans la bouche de la sœur de Legrandin (dont le nom est aussi platement ridicule que celui de « Verdurin ») que Proust place l’allusion inachevée à Monet à propos des nymphéas de la Vivonne. Et c’est de la même façon que le narrateur lui-même, se surprenant à pasticher Legrandin, victime de ce mimétisme qui est au fond de toute relation sociale, et qui est aussi le commencement du snobisme, déclare à la même Mme de Cambremer, deux pages avant que celle-ci n’évoque Monet : « Je me mis instinctivement à parler à Mme de Cambremer, née Legrandin, de la façon qu’eût pu faire son frère. ‟Elles ont, dis-je, parlant des mouettes, une immobilité et une blancheur de nymphéas” » (SG II, II, 808) (9). Ainsi répète-t-on souvent, retenant la leçon d’Elstir, que la métaphore est au cœur du style de Proust, mais on oublie de préciser qu’il s’en faut d’un rien pour que ce style ne se laisse aller à la manière, et au maniéré, comme le montre avec évidence le « style » de Legrandin, qui n’est qu’une constante métaphore, non par souci du style, mais par désir d’esquiver toujours ce dont il faudrait oser parler sans détour . Il y a donc une métaphore maniérée et mensongère, qu’il faut éviter comme la peste, et une autre métaphore, celle dont Proust est à la recherche, et dont il nous faudra préciser les modalités. Cette autre métaphore aura pour but, non de traduire dans le langage de la culture un effet esthétique rencontré dans la nature, mais au contraire de faire correspondre la nature avec elle-même, en une association dont la puissance révélante demeure encore mystérieuse. Dans le passage de Sodome et Gomorrhe que nous venons de citer (où les nymphéas de la Vivonne, ou les mouettes sur la mer, sont images des nymphéas de Monet), le narrateur continue dans la même veine, composant à nouveau « à la manière de Legrandin » : « … (continuant à imiter le langage du frère, dont je n’avais pas encore osé citer le nom) j’ajoutai qu’il était malheureux qu’elle n’eût pas eu plutôt l’idée de venir la veille, car à la même heure, c’est une lumière de Poussin qu’elle eût pu admirer » (SG II ; II, 811). Le péché de la fausse littérature consiste ainsi à identifier la nature à la culture, à ne voir, dans le chatoiement sensible du monde, que la citation métaphorique d’une œuvre d’art. N’est-ce pas ainsi que Swann voit la Charité de Giotto dans la fille de cuisine de Combray, détestée de Françoise ? Ou bien encore la fille de Jephté, par Botticelli, dans le visage d’Odette de Crécy ? On devine ici une critique de l’esthétique d’Oscar Wilde (Le déclin du mensonge) qui fait de l’art le révélateur du monde sensible, et affirme par exemple que nous ne voyons le brouillard de Londres que depuis que Whistler a su nous le faire voir, si bien que ce n’est pas l’art qui imite la nature, mais la nature qui imite l’art (10). Il est vrai que la thèse ne vaut que pour le spectateur, ce célibataire de l’art, et non pour le créateur, qui sait voir comme nul n’a su voir avant lui. Whistler sut voir le brouillard londonien, non comme l’art le lui suggérait, mais comme son génie sut l’inventer, et les autres, qui le suivirent, empruntèrent sa vision, tant elle leur paraissait juste, et parce qu’ils étaient incapables d’en imaginer une autre. C’est ainsi que, pour Legrandin, littérateur sans génie, simple suiveur, la nature n’est que l’occasion d’une citation, et la rencontre esthétique le prétexte d’un étalage culturel. Rencontré sur le Pont-Vieux, cette passerelle qui enjambe le cours de la Vivonne (la littérature littéraire ne fait que passer au-dessus du fleuve du Temps, seule la littérature véritable pêche en son eau), Legrandin vient au-devant du narrateur en lui tendant la main : « Connaissez-vous, monsieur le liseur, me demanda-t-il, ce vers de Paul Desjardins : Les bois sont déjà noirs, le ciel est encore bleu… N’est-ce pas la fine notation de cette heure-ci ? Vous n’avez peut-être jamais lu Paul Desjardins. Lisez-le, mon enfant » (I, 120). Aussi la grand’mère dit-elle la vérité quand elle juge, contre toute la famille qui estime Legrandin comme un fin et subtil causeur, qu’il ne parle pas bien parce qu’il parle trop bien : « Ma grand’mère lui reprochait seulement de parler un peu trop bien, un peu trop comme un livre… » (I, 67-68). Si bien que lorsque le père, irrité par les manières de Legrandin, cherche à faire avouer à celui-ci que sa sœur a épousé un Cambremer, famille noble de la côte normande, auprès desquels pourrait être présenté son fils qui compte faire un séjour à Balbec, Legrandin, pour se dispenser de la recommandation demandée, se lance dans une sorte de pastiche littéreux plus que littéraire du style de Proust lui-même : « Il y a dans les nuages ce soir des violets et des bleus bien beaux, n’est-ce pas, mon compagnon, dit-il à mon père, un bleu foral plus qu’aérien, un bleu de cinéraire, qui surprend dans le ciel. Et ce petit nuage rose, n’a-t-il pas aussi un teint de fleur, d’œillet ou d’hydrangea ? » (I, 130) (11).
            Le « joli langage » (Justin O'Brien, « Proust and "le joli langage" », PLMA, vol. 80, n° 30, juin 1965, p. 259-265) de ce fin causeur qu'est Legrandin est si caractérisé, si proche de la caricature, qu'on ne peut s'empêcher de chercher le modèle d'un exercice de style qui a tout du pastiche. Legrandin lui-même avoue quelquefois ses sources : il aime à citer le vers qu'on vient de lire (« Les bois sont déjà noirs, le ciel est encore bleu », I, 120 ) de Paul Desjardins, un honorable universitaire plus célèbre pour les Décades de Pontigny, dont il fut l'organisateur, que pour son œuvre ; Legrandin fait encore l'éloge d'Anatole France, « un enchanteur que devrait lire notre petit ami » (I, 130), qui partagea au moins avec Desjardins son engagement pour Dreyfus. La référence, plus haut citée, à « la lumière de Poussin » (SG II ; II, 811), référence conforme à la manière de Legrandin, évoque, comme les deux précédentes, un style qui se pique de classicisme, et fait profession, contre l'enflure romantique, de rigueur et de pureté. Quelques années plus tard, le Narrateur, d'enfant devenu jeune homme, rencontre par hasard à Paris son voisin de Combray. Legrandin se lance alors dans une longue diatribe contre la société aristocratique qui ignore jusqu'à son existence, et se dit plus que jamais l'ennemi du style obséquieux et hypocrite qu'on pratique dans les salons : « Adieu, ne prenez pas en mauvaise part la vieille franchise du paysan de la Vivonne qui est aussi resté le paysan du Danube. Pour vous prouver que je fais cas de vous, je vais vous envoyer mon dernier roman. Mais vous n'aimerez pas cela ; ce n'est pas assez déliquescent, assez fin de siècle pour vous, c'est trop franc, trop honnête ; vous, il vous faut du Bergotte, vous l'avez avoué, du faisandé pour palais blasés de jouisseurs raffinés. On doit me considérer dans votre groupe comme un vieux troupier ; j'ai le tort de mettre du cœur dans ce que j'écris, cela ne se porte plus ; et puis la vie du peuple, ce n'est pas assez distingué pour intéresser vos snobinettes » (G I ; II, 154).
Legrandin romancier revendique donc une écriture franche et honnête, héritière du classicisme, dans la grande tradition française, résolument hostile au maniérisme contemporain, celui d'un Bergotte qu'il évoque en des termes qui font penser à Huysmans. Cette profession de foi peut surprendre, tant le style de Legrandin, toujours affecté et verbeux, fait de circonlocutions et de faux-fuyants, est éloigné de son idéal affiché. Legrandin aime à prendre la pose du mélancolique : « Aux cœurs blessés comme l'est le mien, un romancier que vous lirez plus tard prétend que conviennent seulement l'ombre et le silence » (S ; I, 127). Allusion voilée à l'épigraphe du Médecin de campagne de Balzac : « Aux cœurs blessés, l'ombre et le silence ». Legrandin se compare ainsi avec emphase au docteur Benassis qui, dans ce roman, soigne son âme meurtrie dans une campagne reculée, et se dévoue tout entier au service des autres. En vérité, c'est son penchant homosexuel, alors latent mais plus tard manifeste, qui conduit Legrandin à inviter le jeune Narrateur pour un dîner seul à seul, sur la terrasse, au clair de lune. Les grands sentiments déclamés refoulent un appétit moins avouable. Sous le masque de Balzac, se dissimule un autre visage. Ne serait-ce pas celui de Sainte-Beuve, qui méconnut la grandeur de Balzac et fut assez vaniteux pour imaginer que Le Lys dans la vallée n'avait été écrit que pour rivaliser avec son Volupté ? L'hypocrisie de ce style qui se prétend affranchi de toute hypocrisie, ce maniérisme précieux qui ne fait l'éloge du canon classique que pour mieux dénigrer le romantisme sous la bannière duquel il place tous ses contemporains, tous à ses yeux également haïssables, ressemble fort au style de l'académicien despotique et patelin qui jugea avec une condescendante bonhommie Les Fleurs du Mal que timidement lui envoyait Baudelaire, et considéra en Béranger le plus grand poète du siècle. La littérature legrandinienne est bien celle à laquelle il faut tordre le cou. Toute d'esquive et de fausseté, elle ne s'extasie sur les violets et les bleus du couchant que pour mieux dissimuler la volonté de pouvoir qui la hante, elle ne poétise sur Balbec que pour mieux fermer, à la famille du Narrateur, la porte des Cambremer, et si elle vitupère contre les Guermantes, c'est par dépit de n'être pas reçu chez eux.
             Si bien que, si le côté de Guermantes est le côté de la littérature, il est celui de la littérature fallacieuse et mensongère plutôt que de la véritable. Littérature mensongère qui prend désormais le double visage de la légende et du mythe, dans le travestissement du roman historique, ou du roman d’aventure (n’y a-t-il pas pourtant, dans A la recherche du temps perdu, quelque chose comme une quête du Graal ?), et le visage d’une littérature trop littéraire, trop complaisante, alourdie par l’excès de ses métaphores, d’une culture trop consciente d’elle-même, et qui ne sait plus que recommencer sans fin ses propres citations. Cette littérature maniérée qui se déclare adversaire de tout maniérisme, cette écriture pédante et poseuse qui s'attarde sur ses propres effets, cette préciosité académique qui est en littérature ce que le style pompier est en peinture, n’est-elle pas représentée par ce rêveur qui laisse sa barque dériver sur le courant de la Vivonne, se laissant passivement enchanter par le kaléidoscope des nymphéas, métaphores de la métaphore (puisque depuis Monet les nymphéas ne sont plus des fleurs de la nature, mais de la culture) ? A l'inverse, le véritable écrivain résiste à la pente de la rêverie, et prend lui-même l’initiative, à l’image de ce pêcheur anonyme qui se tient sur la rive, et ne conserve que ce que son art et sa patience lui ont permis de capturer : « Au sortir de ce parc [il s’agit du jardin de nymphéas, œuvre concertée d’une « horticulture aquatique »], la Vivonne redevient courante. Que de fois j'ai vu, j'ai désiré imiter quand je serais libre de vivre à ma guise, un rameur, qui, ayant lâché l'aviron, s'était couché à plat sur le dos, la tête en bas, au fond de sa barque, et la laissant flotter à la dérive, ne pouvant voir que le ciel qui filait lentement au-dessus de lui, portait sur son visage l'avant-goût du bonheur et de la paix » (I, 170). C’est cette rêverie qui donne lieu au très mauvais roman que le narrateur, un moment, imagine. On retrouve à l’origine de cette esquisse le péché de la littérature littéraire, puisque le narrateur avoue ne pas aimer cet endroit pour lui-même, mais parce qu’il en a lu la description dans les romans de Bergotte : « Je m'arrêtais, croyant acquérir une notion précieuse, car il me semblait avoir sous les yeux un fragment de cette région fluviatile, que je désirais tant connaître depuis que je l'avais vue décrite par un de mes écrivains préférés » (I, 172). L’adolescent, prisonnier de son rêve narcissique, imagine alors un roman d’amour à deux sous qui l’unirait à la duchesse de Guermantes, et dont la scène essentielle consisterait, de façon à la fois bouffonne et pleine de sens, à venir ensemble pêcher dans la Vivonne (on a vu en effet que la pêche est une image de la séduction amoureuse, mais aussi, et de façon plus voilée par ce pêcheur anonyme, une image du travail de l’écrivain lui-même) : « Je rêvais que Mme de Guermantes m'y faisait venir, éprise pour moi d'un soudain caprice ; tout le jour elle y pêchait la truite avec moi » (I, 172) (12). Et cette mauvaise littérature, puisque trop pesamment littéraire, vient nécessairement échouer devant l’exigence d’une littérature de vérité, en regard de laquelle la totale vanité de la littérature adolescente apparaît pleinement, comme apparaît la vanité des projets avortés devant la nécessité de l’œuvre effective : « Elle [la duchesse de Guermantes amoureuse du narrateur] me faisait lui dire le sujet des poèmes que j'avais l'intention de composer. Et ces rêves m'avertissaient que puisque je voulais un jour être un écrivain, il était temps de savoir ce que je comptais écrire » (ibid.). Si bien que ce discours de la méthode poétique que suit le cours de la Vivonne nous enseigne, à défaut de savoir ce qu’il faut écrire, du moins ce qu’il ne faut pas écrire : entre le jeu facile du manifeste et du latent, dans le mythe comme dans la légende, qui fait le charme factice du roman historique, et le jeu de la littérature avec elle-même par le maniérisme de ses métaphores, qui fait l’affectation du roman académique, le narrateur, qui formule le vœu imprudent de devenir écrivain, doit trouver une autre voie, et établir à nouveau la littérature sur des fondements radicalement nouveaux.
            Cette voie, le narrateur a bientôt, et bien involontairement (la vérité survient toujours selon Proust à l’insu de celui qui la rencontre), l’occasion de l’expérimenter. La duchesse de Guermantes vient assister à la messe de mariage de la fille du docteur Percepied. L’enfant-adolescent de Combray peut ainsi confronter la rêverie projetée sur l’écran de la tapisserie du Couronnement d’Esther ou sur le vitrail de Gilbert le Mauvais, ou sur l’empreinte poétique de la maison Guermantes, et tout particulièrement de la rime féminine qui la termine, dont
la teinte est « orangée » (« la lumière orangée qui émane de cette syllabe : ‟antes” » : 175), ou bien encore « mordorée », par leurs ancêtres les comtes de Brabant (« la sonorité mordorée du nom de Brabant » (13) : I, 9), avec le visage véritable, qui évoque toujours une sorte d’oiseau exotique battant des ailes et s’apprêtant à prendre son envol, d’Oriane de Guermantes : « une dame blonde avec un grand nez, des yeux bleus et perçants, une cravate bouffante en soie mauve, lisse, neuve et brillante, et un petit bouton au coin du nez » (174). Tout se passe comme si la rencontre d’Oriane était l’image en négatif, comme deux sculptures allégoriques qui se font face de part et d'autre du portail de l’église, de la rencontre avec Gilberte. L’une et l’autre rencontres se produisent dans un décor religieux, la « chapelle » sensuelle du mois de Marie, embaumée par les aubépines amoncelées « en reposoir » comme celles qu’on dépose « devant l’autel de la Vierge » (138), et l’église de Combray embellie par la messe de mariage et la venue de la duchesse. Mais l’église où Gilberte fait son apparition célèbre un culte païen, dans le sein de la nature, dans l’efflorescence du printemps, tandis que Saint-Hilaire, où Oriane vient assister au mariage de la fille du docteur Percepied (quel drôle de nom : allusion à Charles Bovary et à l’opération du pied-bot ?) (14) est un espace consacré par les autorités ecclésiastiques, fruit d’une longue histoire dont l’origine se perd dans la nuit mérovingienne, œuvre de la culture, non de la nature, dont chaque détail possède une signification symbolique (les aubépines, à l’inverse, n’ont d’autre sens que la splendeur de leur pure apparition). Gilberte, jeune fille en fleur, est une idole du désir charnel, par sa propre beauté mais aussi parce qu’elle appartient au royaume interdit de Swann, sur lequel règne l’énigmatique et voluptueuse « dame en blanc », et par l’invitation muette qu’elle adresse au narrateur, qui en ressent d’autant plus l’intensité qu’il n’en comprend pas le sens. A l’inverse, la figure d’Oriane est sublimée dès le commencement par l’aura littéraire qui annonce sa venue, la légende des Guermantes, Golo poursuivant Geneviève de Brabant sur le théâtre de la lanterne magique, le vitrail de Gilbert le Mauvais, le couronnement d’Esther sur la tapisserie qui orne le chœur de l’église de Combray. C’est pourquoi, tandis que la première rencontre de Gilberte est bouleversante, puisqu’elle surgit dans un horizon d’attente que rien ne prédétermine, la première rencontre d’Oriane est au contraire décevante, puisqu’elle confronte brutalement le romanesque de l’histoire à la facticité du réel : « C'était elle ! Ma déception était grande. Elle provenait de ce que je n'avais jamais pris garde quand je pensais à Mme de Guermantes, que je me la représentais avec les couleurs d'une tapisserie ou d'un vitrail, dans un autre siècle, d'une autre matière que le reste des personnes vivantes. Jamais je ne m'étais avisé qu'elle pouvait avoir une figure rouge, une cravate mauve comme Mme Sazerat, et l'ovale de ses joues me fit tellement souvenir de personnes que j'avais vues à la maison que le soupçon m'effleura, pour se dissiper d'ailleurs aussitôt après, que cette dame, en son principe générateur, en toutes ses molécules, n'était peut-être pas substantiellement la duchesse de Guermantes, mais que son corps, ignorant du nom qu'on lui appliquait, appartenait à un certain type féminin, qui comprenait aussi des femmes de médecins et de commerçants. " C'est cela, ce n'est que cela, Mme de Guermantes ! " » (174-175). Pourtant, le choc du réel ne tient pas longtemps contre l’insistance du préjugé littéraire, et le narrateur qui s’efforce de refouler la prose du monde en invoquant le prestige de la littérature (« Qu’elle est belle ! Quelle noblesse ! Comme c’est bien une fière Guermantes, la descendante de Geneviève de Brabant, que j’ai devant moi ! », 177) sera bientôt converti par la grâce d’un sourire que lui adresse la fée de la légende : « Ce sourire tomba sur moi qui ne la quittais pas des yeux. Alors me rappelant ce regard qu'elle avait laissé s'arrêter sur moi, pendant la messe, bleu comme un rayon de soleil qui aurait traversé le vitrail de Gilbert le Mauvais, je me dis : "Mais sans doute elle fait attention à moi. " Je crus que je lui plaisais, qu'elle penserait encore à moi quand elle aurait quitté l'église, qu'à cause de moi elle serait peut-être triste le soir à Guermantes. Et aussitôt je l’aimai » (177) (15). Et Proust d’analyser la double nature de l’amour, qui peut naître aussi bien d’un regard de bonté (Oriane) que d’un regard imaginé de mépris (Gilberte) : « Car s’il se peut quelquefois suffire pour que nous aimions une femme qu’elle nous regarde avec mépris, comme j’avais cru qu’avait fait Mlle Swann, et que nous pensions qu’elle ne pourra jamais nous appartenir, quelquefois aussi il peut suffire qu’elle nous regarde avec bonté comme faisait Mme de Guermantes et que nous pensions qu’elle pourra nous appartenir » (177-78). Désormais les deux figures tutélaires qui veillent sur les amours du Narrateur se partageront les deux côtés de son désir, le côté de Swann où règne Gilberte, troublant, angoissant, violent et charnel, et celui de Guermantes où règne Oriane, idéalisé, sublimé par le mensonge littéraire, auréolé par le charme factice de la Légende (16). Gilberte que présente, comme la sainte patronne le donateur d’un diptyque, Odette, courtisane au passé sulfureux, mise en quarantaine par le conformisme de Combray ; et Oriane, que présente et protège Geneviève de Brabant qui a ses lettres de noblesse dans l’église privée de la chambre de l’enfant, où la lanterne magique fait naître un vitrail sur les plis du rideau, et dans l’église Saint-Hilaire où se rassemble tout le village, sur les vitraux qui célèbrent les ancêtres des Guermantes. Pourtant la vérité semble bien se trouver du côté de la reine des Réprouvés, non de celui de la Reine des Consacrés, puisque Oriane est aussi provocante par ses bons mots et son esprit acéré qu’elle reste inaccessible au désir qu’elle inspire, figure spirituelle plutôt que charnelle, vouée à la stérilité, délaissé par son époux et qui semble ne connaître que l’amitié (Swann) mais non l’amour ; tandis que la sensualité de Gilberte est souveraine et affirmée, dès l’enfant qui invite le narrateur aux jeux interdits du donjon de Roussainville, par l’adolescente qui se prête à une lutte amoureuse avec le narrateur, lutte qui se conclut par l’un des rares orgasmes du roman (« je répandis, comme quelques gouttes de sueur arrachées par l’effort, mon plaisir auquel je ne pus pas même m’attarder le temps d’en connaître le goût » : JF, II, 494) (17), toujours évoqués de façon plutôt allusive, Gilberte sans doute bisexuelle (le Narrateur, dans Les Jeunes filles en fleur, croit l’apercevoir avec un jeune homme, alors qu’on apprendra plus tard, par une note au début du Temps retrouvé, qu’il s’agissait en fait de Léa déguisée en garçon, Léa qui appartient au côté de Gomorrhe : II, 623 et III, 695), Gilberte féconde depuis son mariage avec Robert de Saint-Loup, pourtant passé du côté de Sodome (18), mère d’une ravissante jeune fille de seize ans qui mêle poétiquement l’esprit des Guermantes à la finesse de Swann, comme une apparition du temps retrouvé, l’incarnation de l’union de deux côtés que le narrateur enfant croyait à jamais séparés, et qui émeut profondément le narrateur déjà vieux, sur le point de prendre congé du monde pour se convertir à l’écriture : « Je la trouvais bien belle : pleine encore d’espérances, riante, formée des années mêmes que j’avais perdues, elle ressemblait à ma Jeunesse » (TR, III, 1032).
            Faut-il deviner, dans l’opposition emblématique de Gilberte et d’Oriane, l’allégorie d’une autre opposition, celle d’une littérature artificielle et maniérée, condamnée à demeurer stérile, et d’une littérature authentique, enraciné dans la violence du désir, et destinée à devenir riche et féconde ? La grande architecture de La Recherche s’ouvre en effet sur deux grands portails, Du côté de chez Swann et Le Côté de Guermantes, c'est-à-dire sur la double royauté de Gilberte et d’Odette d’une part (Odette qui est la Gilberte de Swann, lui-même double du narrateur, et Gilberte qui est l’Odette du narrateur), et d’Oriane d’autre part, reine du faubourg Saint-Germain (comme Odette est la reine de l’Allée des Acacias, du côté du Bois de Boulogne). Il est vrai qu’entre ces deux « côtés » se couche l’ombre des jeunes filles en fleurs, composée pour moitié des amours adolescentes et non plus enfantines (qui sont rapportés, quant à eux, dans la troisième partie de Du Côté de chez Swann : « Noms de Pays : le Nom ») du narrateur pour Gilberte, et pour moitié de la naissance d’une troisième figure, ambiguë et née de la mer : Albertine. Cette tripartition se retrouve à l’intérieur même de la composition de Du Côté de chez Swann, puisque cette première partie comporte un porche central, celui de l’amour jaloux et malheureux de Swann pour Odette, préfiguration, qui a valeur de destin, de l’amour du narrateur pour Albertine, et allégorie du malentendu qui se trouve à l’origine de tout amour. Autour de ce seuil fatal, Proust à disposé un portail latéral, qu'on peut imaginer à droite, de « Combray », monde clos de l’enfance secrètement menacé par le Temps, et un autre portail latéral, qu'il faudrait placer cette fois à gauche, de la rêverie enfantine : « Noms de pays : les Noms », qui serait ornementé des scènes troublées des amours enfantines, celles du jardin des Champs-Elysées. C’est ainsi qu’entre la Famille (Combray) et le Désir (Gilberte), une grande porte s’ouvre sur les horreurs de l’amour (Swann), comme sur un néant central de part et d’autres des illusions de l’enfance qui ne sait pas encore.

 

NOTES

1- « Elle [la mère du Narrateur] se rappelait qu’à Combray, tandis qu’avant de partir marcher du côté de Méséglise je lisais Augustin Thierry, ma grand’mère, contente de mes lectures, de mes promenades, s’indignait pourtant de voir celui dont le nom restait attaché à cet hémistiche: «Puis règne Mérovée» appelé Merowig, refusait de dire Carolingiens pour les Carlovingiens, auxquels elle restait fidèle » (SG II ; II, p. 836). Voir, dans La Bonne chanson (1872) de Verlaine, le poème « Une sainte en son auréole / Une châtelaine dans sa tour… etc », qui se termine par les deux vers : « Je vois, j’entends toutes ces choses / Dans son nom carlovingien. »

2- Il faut compléter la citation pour mieux en comprendre le sens : « Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections qui semblaient émaner d'un passé mérovingien et promenaient autour de moi des reflets d'histoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise me causait pourtant cette intrusion du mystère et de la beauté dans une chambre que j'avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas faire plus attention à elle qu'à lui-même ». Les temps mérovingiens sont des temps barbares, où des rois violents ne connaissaient aucune entrave à la réalisation brutale de leur désir, semblables en ce sens à la scène du rêve où le principe de plaisir règne sans partage. L’image de Golo poursuivant Geneviève est une image onirique, et comme la matérialisation d’un songe de possession. C’est ainsi que la littérature « mythologique » n’est un mensonge que parce qu’elle ne s’avoue pas pour ce qu’elle est : elle se présente comme un récit, alors qu’en vérité elle est le fantasme d’un désir. Il appartient alors à la littérature « esthétique » de révéler la vérité de ce désir, de reconstituer le décor de la scène où il se réalise, bref de reconstruire en sa totalité devenue consciente le spectacle de la lanterne magique qui fascine l’enfant encore inconscient de la vérité de son plaisir.

3- « …s'enfonçant avec sa crypte dans une nuit mérovingienne où, nous guidant à tâtons sous la voûte obscure et puissamment nervurée comme la membrane d'une immense chauve-souris de pierre, Théodore et sa sœur nous éclairaient d'une bougie le tombeau de la petite fille de Sigebert, sur lequel une profonde valve - comme la trace d'un fossile - avait été creusée, disait-on, " par une lampe de cristal qui, le soir du meurtre de la princesse franque, s'était détachée d'elle-même des chaînes d'or où elle était suspendue à la place de l'actuelle abside, et, sans que le cristal se brisât, sans que la flamme s'éteignît, s'était enfoncée dans la pierre et l'avait fait mollement céder sous elle " » (I, 62). La citation de Proust est une sorte de court pastiche d’Augustin Thierry, qui raconte cette histoire à la fin du premier des Récits des Temps mérovingiens : « On disait qu’une lampe de cristal, pendue près du tombeau de Galeswinthe, le jour de ses funérailles, s’était détachée subitement sans que personne y portât la main, et qu’elle était tombée sur le pavé de marbre sans se briser et sans s’éteindre. On assurait, pour compléter le miracle, que les assistants avaient vu le marbre du pavé céder comme une matière molle, et la lampe s’y enfoncer à demi » (I, 329). Galeswinthe est une princesse mérovingienne, sœur de Brunehilde et belle-sœur du roi Sighebert, délaissée par son époux Hilperik devenu l’amant de Frédégonde, et qui décide de se défaire de cette épouse qui l’embarrasse. On doit à Jean-Pierre Richard d’avoir fait connaître cette référence dans une remarquable analyse : « La nuit mérovingienne », in Proust le monde sensible, Seuil, 1974, p. 227-238.

4- Proust sait en effet que le Temps a une couleur. C’est par exemple la couleur des odeurs qui flottent dans la chambre de tante Léonie, « mille odeurs qu'y dégagent les vertus, la sagesse, les habitudes, toute une vie secrète, invisible, surabondante et morale que l'atmosphère y tient en suspens ; odeurs naturelles encore, certes, et couleur du temps comme celles de la campagne voisine, mais déjà casanières, humaines et renfermées, gelée exquise industrieuse et limpide de tous les fruits de l'année qui ont quitté le verger pour l'armoire » (S, I, 49 ; il faudrait continuer la phrase, qui se prolonge merveilleusement…) ; c’est encore la couleur de l’eau du lac du Bois de Boulogne, sur laquelle pleure la pluie quand, le soir tombé, le Narrateur sait que Madame de Stermaria ne viendra pas au rendez-vous : « Quelques gouttes de pluie tombent sans bruit sur l’eau antique, mais dans sa divine enfance restée toujours couleur du temps et qui oublie à tout moment les images des nuages et des fleurs » (G, II, 385). Cette formule de « la couleur du temps », qui vient du conte de Peau d’Ane tel que Perrault nous l’a transmis, a retenu l’intérêt de Proust : il rassemble diverses études, publiées dans Le Banquet ou La Revue blanche, sous le titre : « Les Regrets, Rêveries couleur du temps », et en fait un chapitre des Plaisirs et les jours (Jean Santeuil précédé de Les Plaisirs et les jours, Pléiade, p. 104-145, et note p. 954 sq.).

5- C’est là du moins une hypothèse suggérée par Jean-Pierre Richard : « En cet artiste reproduisant le vitrail de Gilbert il n’est peut-être pas interdit par conséquent de reconnaître une petite image emblématique de Proust lui-même, portrait de l’artiste dans un coin de son tableau, image de l’écrivain en train de commencer son livre en copiant (par la médiation du vitrail, de la tapisserie ou de la lanterne magique) quelques-unes des grandes scènes de sa fantasmatique personnelle » (Proust et le monde sensible, « La Nuit mérovingienne », Seuil, 1974, p. 236-37, note 2).

6- Il y a une autre figure anonyme sur les bords de la Vivonne, une amante abandonnée qui porte le deuil de son amour défunt, image mélancolique de la beauté délaissée et de la grâce inutile : « Une jeune femme dont le visage pensif et les voiles élégants n’étaient pas de ce pays et qui sans doute était venue, selon l’expression populaire, ‟s’enterrer” là […] On sentait que, dans son renoncement, elle avait volontairement quitté les lieux où elle aurait pu du moins apercevoir celui qu’elle aimait, pour ceux-ci qui ne l’avaient jamais vu. Et je la regardais, revenant de quelque promenade sur un chemin où elle savait qu’il ne passerait pas, ôter de ses mains résignées de longs gants d’une grâce inutile » (I, 170-171). Faut-il deviner là la préfigure féminisée du narrateur lui-même portant le deuil d’Albertine ?

7- On ne peut s’empêcher de penser que « le pâle madrépore » vient en droite ligne du magnifique sonnet de Heredia, dans Les Trophées (1893), « Le récif de corail » : « Et tout ce que le sel ou l’iode colore / Mousse, algues chevelues, anémones, oursins / Couvre de pourpre sombre, en somptueux dessins / Le fond vermiculé du pâle madrépore ». Le dernier tercet évoque splendidement le scintillement furtif d’un poisson : « Et, brusquement d’un coup de sa nageoire en feu / Il fait, par le cristal morne, immobile et bleu / Courir un frisson d’or, de nacre et d’émeraude ». Dans la scène qui ouvre Le Côté de Guermantes, dans la salle où le Narrateur vient voir pour la première fois la Berma, salle qui devient une grotte sous-marine dans laquelle les Guermantes, du haut de leur « baignoire », sont les comme les tritons et les néréides d’un opéra aquatique, c’est le public de l’orchestre, rabaissé dans les zones inférieures, qui devient semblable à un « madrépore » : « les madrépores anonymes et collectifs du public de l’orchestre », tandis que le narrateur s’éprouve lui-même, dans le regard flottant et inaccessible de la Déesse Oriane, « protozoaire dépourvu d’existence individuelle que j’étais », jusqu’à ce que « l’averse étincelante et céleste de son sourire » le fasse renaître à la vie et lui attribue enfin une identité (II, 58).

8- « Legrandin n'était pas tout à fait véridique quand il disait n'aimer que les églises, le clair de lune et la jeunesse; il aimait beaucoup les gens des châteaux et se trouvait pris devant eux d'une si grande peur de leur déplaire qu'il n'osait pas leur laisser voir qu'il avait pour amis des bourgeois, des fils de notaires ou d'agents de change, préférant, si la vérité devait se découvrir, que ce fût en son absence, loin de lui et "par défaut" ; il était snob » (I, 128).

9- En comparant maintenant la fleur de nymphéa à une mouette posée sur l’eau, le narrateur fait naître la figure d’Albertine dans les jardins de nymphéas qui agrémentent le cours de la Vivonne, tant Albertine marchant sur la plage évoque à l’esprit du narrateur une mouette flottant sur les flots : « … il y avait une autre forme vivante que j'avais vue pour la première fois sur la plage de Balbec et qui maintenant n'existait non plus qu'à l'état de souvenir, c'était Albertine, foulant le sable ce premier soir, indifférente à tous, et marine, comme une mouette. » (TR, III, 848).

10- Il est vrai que Proust reprend souvent à son compte la thèse de Wilde. C'est ainsi Renoir qui nous a apprit à voir la beauté des femmes « à la Renoir » : « …le peintre original, l’artiste original procède à la façon des oculistes. Le traitement par leur peinture, par leur prose, n’est pas toujours agréable. Quand il est terminé, le praticien nous dit : Maintenant regardez. Et voici que le monde (qui n’a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu’un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l’ancien, mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d’autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes […] Tel est l’univers nouveau et périssable qui vient d’être créé. Il durera jusqu’à la prochaine catastrophe géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou un nouvel écrivain originaux » (G, II, 327). C’est ainsi encore que le clair de lune change de couleur selon que nous utilisons les lunettes de tel ou tel poète pour l’admirer : « …il y avait clair de lune. Albertine l’admira […] Je lui récitai des vers ou des phrases de prose sur le clair de lune, lui montrant comment d’argenté qu’il était autrefois, il était devenu bleu avec Chateaubriand, avec le Victor Hugo d’Eviradnus et de La Fête chez Thérèse, pour redevenir jaune et métallique avec Baudelaire et Leconte de Lisle. Puis lui rappelant l’image qui figure le croissant de la lune à la fin de Booz endormi, je lui récitai toute la pièce » (P, III, 407).

11- Le style de Legrandin est en effet comme le pastiche du style précieux de Proust lui-même dans ses écrits antérieurs à La Recherche : voulant imiter la phrase et le rythme de Chateaubriand, il multiplie les métaphores et les métonymies. C’est là sans doute le style des articles que le narrateur, qui n’est pas encore devenu Proust, envoie au Figaro. Le bon sens du duc de Guermantes le remarque aussitôt ; après avoir lu l’article que le narrateur vient de faire publier dans Le Figaro, il fait en effet le commentaire suivant : « Quand M. de Guermantes eut terminé la lecture de mon article, il m’adressa des compliments d’ailleurs mitigés. Il regrettait la forme un peu poncive de ce style où il y avait de l’enflure, des métaphores comme dans la prose démodée de Chateaubriand » (AD, III, 589). Il n’est pas interdit de penser que Saint-Simon et la Marquise de Sévigné, si souvent invoquées par l’écrivain, sont en quelque sorte des préservatifs, par leur classicisme, contre les tentations du style symbolico-romantique.

12- Cette image demeure dans le roman l’archétype du cliché d’une littérature maniérée, la rêverie conventionnelle qu’inspire au narrateur la musique seule du nom de « Guermantes ». Rappelant, au début du « Côté de Guermantes I », les images convenues dont le narrateur adolescent a auréolé le nom de Guermantes, et se ressouvenant de cette romanesque et improbable pêche à la truite, Proust écrit : « Un donjon sans épaisseur qui n’était qu’une bande de lumière orangée et du haut duquel le seigneur et sa dame décidaient de la vie et de la mort de leurs vassaux avait fait place — tout au bout de ce «côté de Guermantes» où, par tant de beaux après-midi, je suivais avec mes parents le cours de la Vivonne — à cette terre torrentueuse où la duchesse m’apprenait à pêcher la truite et à connaître le nom des fleurs aux grappes violettes et rougeâtres qui décoraient les murs bas des enclos environnants » (G II ; II, 13).

13- Comme le précise à tante Léonie, le curé de Combray, les Guermantes sont seigneurs de Brabant, par « Gilbert le Mauvais, sire de Guermantes, descendant direct de Geneviève de Brabant » : I, 104.

14- Lectures de Proust, sous la direction de Raphaël Enthoven, Fayard, 2011, p. 53-54 : « Michel Erman : … le médecin s’appelle Percepied. Référence flaubertienne… Raphaël Enthoven : Il faut rappeler que dans Madame Bovary, le personnage d’Hippolyte Tautain, valet d’écurie de l’auberge du Lion d’Or, se retrouve unijambiste à la suite d’une tentative d’opération de son pied-bot ».

15- C’est à l’amour du Narrateur pour la duchesse de Guermantes que sera consacré « Le côté de Guermantes, I ». Or l’événement qui se trouve à l’origine de cet amour plus tardif est également un sourire, de reconnaissance et de connivence muette, qu’Oriane adresse au Narrateur, du haut de sa baignoire, lors d’une soirée de gala à l’opéra, au cours de laquelle paraît pour la première fois dans le roman la Berma dans le rôle de Phèdre : « … celle-ci, qui m’avait reconnu, fit pleuvoir sur moi l’averse étincelante et céleste de son sourire » (II, 58). L’opéra redouble ainsi l’église, et le sourire de la Néréide ressuscite l’émotion première suscitée par le sourire de la Fée.

16- Il est peut-être possible de rapprocher le diptyque composé par Oriane et Gilberte de la double figure, si fréquente dans l’art médiéval, de l’Eglise et de la Synagogue, l’une consacrée et l’autre interdite, l’une reconnue de tous et l’autre maudite et refoulée. Elstir y fait allusion quand il explique au narrateur la beauté du porche de l’église de Balbec : « …ce voile aussi que la Vierge arrache de son sein pour en voiler la nudité de son fils d’un côté de qui l’Église recueille le sang, la liqueur de l’Eucharistie, tandis que, de l’autre, la Synagogue dont le règne est fini, a les yeux bandés, tient un sceptre à demi-brisé et laisse échapper avec sa couronne qui lui tombe de la tête, les tables de l’ancienne Loi »

17- Deux autres scènes, et deux seulement, évoquent une jouissance sexuelle : le narrateur, jeune adolescent, se masturbe dans le secret du cabinet sentant l'iris, par la fenêtre duquel il voit le donjon de Roussainville-le-Pin, rêvant aux désirs inassouvis que ce paysage lui inspire : « … je me frayais en moi-même une route inconnue et que je croyais mortelle, jusqu’au moment où une trace naturelle comme celle d’un colimaçon s’ajoutait aux feuilles du cassis sauvage qui se penchaient jusqu’à moi » (I, 158) ; l’autre scène évoque comment le narrateur jouit en étreignant Albertine nue et endormie : « … je m’étais embarqué sur le sommeil d’Albertine. Parfois, il me faisait goûter un plaisir moins pur. Je n’avais besoin pour cela de nul mouvement, je faisais pendre ma jambe contre la sienne, comme une rame qu’on laisse traîner et à laquelle on imprime de temps en temps une oscillation légère, pareille aux battements intermittents de l’aile qu’ont les oiseaux qui dorment en l’air » (P, III, 72).

18- La Fugitive, III, 680 : Robert de Saint-Loup « était assis à côté de Gilberte déjà grosse (il ne devait pas cesser par la suite de lui faire des enfants)… ».

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