Jacques Darriulat

 

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Master II, Paris IV, 2010-11
Mise en ligne : 1-1-12

 


PROUST

La relativité des espaces et des temps (4)

***

III- La relativité des mouvements
            et le télescopage des espaces et des temps

            C’est ainsi qu’abondent, sur le chemin qui conduit vers Guermantes, les images d’une littérature à la fois séduisante, factice et stérile – à l’image d’Oriane elle-même qui règne ici en souveraine. Il est vrai que quelques signes esthétiques, furtivement aperçus, indiquent une autre voie, tels les têtards inanitiés qui s’agglomèrent dans le cours de la Vivonne, non loin de ce pêcheur anonyme et patient qui lance ses appâts dans l’eau du Temps, tandis que brillent de part et d’autre « un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l’odeur d’un chemin » (178), « un son de cloche, une odeur de feuilles » (179) qui mettent le narrateur en arrêt, rapportant dans sa chambre ces instantanés comme il rapportait à la maison les poissons dans son panier. Il est vrai que l’enfant qui se rêve écrivain, mais qui ne l’est pas encore, demeure incapable de déchiffrer ces signes, chiffres incompréhensibles qu’il ne peut qu’emmagasiner dans sa mémoire sans réussir à en découvrir le sens caché. Plus tard, ayant eu enfin la révélation de ce que doit être son destin d’écrivain, il se souviendra de ces vues furtives qui, comme certains hiéroglyphes dont on croyait qu’ils signifiaient ce que représentait leur image, dissimulent en vérité leur signification sous l’évidence de leur apparence : « Déjà à Combray je fixais avec attention devant mon esprit quelque image qui m'avait forcé à la regarder, un nuage, un triangle, un clocher, une fleur, un caillou, en sentant qu'il y avait peut-être sous ces signes quelque chose de tout autre que je devais tâcher de découvrir, une pensée qu'ils traduisaient à la façon de ces caractères hiéroglyphes qu'on croirait représenter seulement des objets matériels. Sans doute, ce déchiffrage était difficile, mais seul il donnait quelque vérité à lire » (TR, III, 878). Quelle vérité ? On ne saurait dire que le signe esthétique n’a, dans La Recherche, qu’un sens phénoménologique, qu’il ne s’agit que de convertir l’attention à l’ici-maintenant du phénomène sensible, au pur présent du présent. Ce qui caractérise au contraire le signe proustien, c'est que son apparence est comme un rideau tiré sur une vérité, un voile qui fait obstacle à une révélation. Aussi faut-il un travail patient d’interprétation, de déchiffrage, pour dégager l’essence enclose dans l’apparence, telle une fée qu’un Sort retient prisonnière sous l’écorce d’un arbre : « Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu'au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l'arbre, entrer en possession de l'objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent; et sitôt que nous les avons reconnues, l'enchantement est brisé » (S, I, 44). Combien de fois l’écrivain regrette la frivolité du narrateur qui le fait croiser un signe sans prendre le temps de le déchiffrer, d’en dégager la vérité prisonnière, d’en interpréter le sens ! « …qu'il s'agisse d'impressions comme celles que m'avait données la vue des clochers de Martinville, ou de réminiscences comme celle de l'inégalité des deux marches ou le goût de la madeleine, il fallait tâcher d'interpréter les sensations comme les signes d'autant de lois et d'idées, en essayant de penser, c'est-à-dire de faire sortir de la pénombre ce que j'avais senti, de le convertir en un équivalent spirituel » (TR, III, 878-879). Curieuse interprétation cependant, qui consiste bien souvent non en un décryptage terme à terme, mais plutôt en une recréation par l’art de l’événement porteur du signe, une résurrection de la rencontre féconde qui donne à l’écrivain la véritable matière de son livre, recréation et résurrection que seul celui qui les a vécues est en mesure de réussir : « Le livre intérieur de ces signes inconnus (de signes en relief, semblait-il, que mon attention explorant mon inconscient allait chercher, heurtait, contournait, comme un plongeur qui sonde), pour sa lecture, personne ne pouvait m'aider d'aucune règle, cette lecture consistant en un acte de création où nul ne peut nous suppléer, ni même collaborer avec nous » (TR, III, 879 ; souligné par moi). Si bien qu’on a le sentiment, puisqu’il semble qu’il s’agisse de créer plutôt que de se souvenir, que le signe ne renvoie en fin de compte qu’à l’événement de son propre surgissement plutôt qu’à une vérité qu’il désignerait comme au-delà de lui-même. Il est possible en effet de distinguer, entre les signes proustiens, ceux qui suscitent l’écho d’un souvenir ancien et qu’on pourrait appeler les signes mnémoniques : la madeleine trempée dans le thé rappelle la tante Léonie et, à sa suite, tout Combray ; l’odeur du pavillon d’aisance du jardin des Champs Elysées rappelle le petit cabinet de repos de l’oncle Adolphe, autrefois amant de la dame en rose ; les « pavés assez mal équarris » de la cour du prince de Guermantes rappellent « deux dalles inégales du baptistère Saint-Marc » ; une cuillère cognée contre une assiette rappelle les coups de marteau sur la roue d’un train à l’arrêt ; la serviette de table avec laquelle le narrateur s’essuie les lèvres dans la bibliothèque des Guermantes rappelle la raideur de la serviette de bain avec laquelle l’adolescent, lors du premier séjour à Balbec, s’essuyait devant la fenêtre du Grand Hôtel en contemplant la mer. Les autres signes, qu’on pourrait dire phénoménologiques, ou esthétiques, se bornent à enregistrer la force saisissante d’une sensation fugitive, sans la rapporter pour autant à un quelconque souvenir, pur signes qui semblent fonctionner comme un incompréhensible sémaphore, et lancer un appel à l’écrivain seul capable, par le travail de l’écriture, de les sauver de l’oubli : tels sont les clochers de Martinville (I, 180), les trois arbres d’Hudimesnil rencontrés au cours de la promenade dans la calèche de Madame de Villeparisis (I, 717), et plus que tout autre, la petite phrase de la sonate de Vinteuil. Ils promettent une autre vie, meilleure et plus riche, on ne sait laquelle, mais ils ne délivrent aucun message bien déterminé. Si bien que, du moins pour les signes esthétiques, il semble qu’il suffise de les retrouver, mieux : de les ressusciter, de les rendre à nouveau présents, sans qu’il soit besoin de les interpréter, ni de les déchiffrer davantage. Aussi peut-on penser, des signes esthétiques, qu’ils sont plus purs que les signes mnémoniques, qui pourraient laisser croire, à un esprit inattentif, que leur énigme est pour ainsi dire résolue quand la mémoire à réussi à extraire du passé l’instant qu’ils commémorent, qu’ils font résonner comme en écho. Pourtant qu’y a-t-il de bien bouleversant dans ces goûters un peu fades, tilleul et petits gâteaux, que l’enfant prenait avec une vieille tante maniaque, ou dans la visite du baptistère de Saint-Marc à Venise ? Non qu’il soit impossible de dégager le sens latent de la scène manifeste (la tante Léonie est la préfigure de l’écrivain composant la Recherche, et la visite de Venise se fait avec la mère, comme une sorte de voyage de noce incestueux qui vient se substituer au voyage que le narrateur aurait dû faire avec Albertine, morte maintenant) (1), mais parce que Proust lui-même laisse ouverte la voie de l’interprétation, et tout en soulignant avec insistance l’importance des signes, n’accorde qu’une attention distraite aux souvenirs qu’ils réfléchissent, comme si la force signifiante de l’événement provenait moins du souvenir qu’il évoque que du court-circuit temporel qu’il provoque, retrouvant soudain dans le présent ce qui était perdu dans le passé, si bien que plus que le souvenir lui-même dont il n’est que le prétexte, c’est le miracle d’une inversion du sens du temps qui fait toute la valeur du signe. Reste à savoir comment les clochers de Martinville, ou les arbres d’Hudimesnil, ont le pouvoir d’engendrer un phénomène aussi considérable qui retrouve, par la vertu d’une rencontre renversante, plus que le passé perdu, le Temps même en lequel il se perd, le Temps arrêté en sa fuite puis restitué et recueilli dans la coupe du présent : « Et voici que soudain l'effet de cette dure loi, s'était trouvé neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter une sensation – bruit de la fourchette et du marteau, même inégalité de pavés – à la fois dans le passé ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent où l'ébranlement effectif de mes sens par le bruit, le contact avait ajouté aux rêves de l'imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l'idée d'existence – et grâce à ce subterfuge avait permis à mon être d'obtenir, d'isoler, d'immobiliser – la durée d'un éclair – ce qu'il n'appréhende jamais : un peu de temps à l'état pur » (TR, III, 872).
            Les questions que nous évoquons ici sont au cœur de la poétique proustienne, et c’est dans Le Temps retrouvé, non dans « Combray », qu’elles seront longuement développées. Cependant, elles se trouvent esquissées dans la description du côté de Guermantes, de façon bien naturelle puisqu’il est le côté de la littérature, fausse quand elle se borne à l’aventure truquée du roman historique (Augustin Thierry), ou au conformisme de la littérature académique (Paul Desjardins, ou Legrandin lui-même), et vraie quand elle répond à la vérité du signe esthétique. C’est pourquoi c’est du côté de Guermantes que l’enfant qui se rêve écrivain, sans savoir encore ce qu’écrire veut dire, éprouve pour la première fois la joie de la création et compose une page qui ne fait pourtant que célébrer l’apparition du signe tout en laissant ouverte la voie de son interprétation. Ce texte, qui décrit comment, par un effet de perspective, le clocher lointain de Vieuxvicq semble se placer entre les deux clochers de Martinville (« Martinville-le-Sec »), est en quelque sorte la semence de toute la Recherche du temps perdu, et comme le premier test rédactionnel par lequel l’écrivain encore adolescent fait l’essai de ses forces. On ne saura jamais de quel souvenir il est l’écho, mais on le retrouvera plus tard, en une scène semblable qui le rappelle à la mémoire du narrateur encore adolescent, quand, se promenant en calèche le long de la côte normande en compagnie de Madame de Villeparisis et de sa grand-mère, il rencontre à Hudimesnil trois arbres (on ne saura jamais de quelle espèce) qui semblent lui faire signe et lui procurent « un bonheur analogue à celui que m’avaient donné, entre autres, les clochers de Martinville » (JF, I, 717). Les deux textes reposent en effet sur une illusion qui leur est commune : chaque fois, l’observateur est en mouvement, emporté par la voiture du docteur Percepied qui roule à vive allure vers Martinville où l’attend un malade (les marcheurs fatigués par la longue promenade du côté de Guermantes acceptent l’invitation du docteur qui se propose de les ramener à Combray), ou par la voiture de la marquise de Villeparisis qui emmène la grand-mère et son petit fils explorer les beautés de la côte normande. Pourtant, jouant sur la relativité du mobile et du référentiel, le texte inverse les rôles : ce n’est plus le narrateur qui se déplace dans un paysage immobile, c’est au contraire le paysage, et tout particulièrement le signe vertical qui joue le rôle d’un repère, arbre ou clocher, qui se déplace et fait signe, par divers mouvements, au narrateur devenu immobile : le clocher de Vieuxvicq, plus éloigné, semble par une illusion de perspective se déplacer pour venir se loger entre les clochers de Martinville qui, bientôt redevenus seuls, semblent à leur tour se précipiter soudain contre la voiture quand celle-ci entre enfin dans Martinville-le-Sec : « … les deux clochers de Martinville. Bientôt nous en vîmes trois : venant se placer en face d'eux par une volte hardie, un clocher retardataire, celui de Vieuxvicq, les avait rejoints […] Tout d'un coup, la voiture ayant tourné, elle nous déposa à leurs pieds ; et ils s'étaient jetés si rudement au-devant d'elle, qu'on n'eut que le temps d'arrêter pour ne pas se heurter au porche […] Puis le clocher de Vieuxvicq s'écarta, prit ses distances, et les clochers de Martinville restèrent seuls […] Parfois l'un s'effaçait pour que les deux autres pussent nous apercevoir un instant encore ; mais la route changea de direction, ils virèrent dans la lumière comme trois pivots d'or et disparurent à mes yeux […] … je les vis timidement chercher leur chemin et, après quelques gauches trébuchements de leurs nobles silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser l’un derrière l’autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu’une seule forme noire, charmante et résignée, et s’effacer dans la nuit » : tout se passe comme si, sous les yeux du narrateur immobile, les clochers de Martinville se livraient à un étrange et incompréhensible ballet. De la même façon, les trois arbres d’Hudimesnil s’approchent tout autant de la voiture que celle-ci s’avance vers eux (« Cependant tous trois, au fur et à mesure que la voiture avançait, je les voyais s’approcher. Où les avais-je déjà regardés ? », JF, I, 718). C’est ainsi que les clochers de Martinville, accompagnés ou non de celui de Vieuxvicq, sont une sorte de sémaphore qui adresse au narrateur des signaux indéchiffrables, de même que les arbres d’Hudimesnil s’animent comme mus par le désir de s’adresser directement au narrateur : « Comme des ombres, ils semblaient me demander de les emmener avec moi, de les rendre à la vie. Dans leur gesticulation naïve et passionnée, je reconnaissais le regret impuissant d’un être aimé qui a perdu l’usage de la parole, sent qu’il ne pourra nous dire ce qu’il veut et que nous ne savons pas deviner » (JF, I, 719) ; de la même façon, ce sont les clochers de Martinville qui semblent prendre congé du narrateur plutôt que le narrateur qui s’éloigne d’eux : « Nous avions déjà quitté Martinville depuis un peu de temps et le village après nous avoir accompagné quelques secondes avait disparu, que restés seuls à l’horizon à nous regarder fuir, ses clochers et celui de Vieuxvicq agitaient en signe d’adieu leurs cimes ensoleillées » (S, I, 181). La relativité des mouvements procure au narrateur l’illusion que le spectacle du monde se déroule sous ses yeux, alors qu’en vérité c’est lui qui voyage au sein du monde immobile. Elle suscite ainsi une sorte de plaisir spécial, semblable à celui que nous procure le théâtre – où le monde se réduit à une scène qui se déploie tout entière sous nos yeux (2) – ou bien encore le rêve – qui déploie sa fantasmagorie autour du dormeur immobile (3) – ou bien enfin la lanterne magique, qui fait défiler, sur les murs et les rideaux de la chambre, tout autour du lit de l’enfant, la magie de son vitrail lumineux. De même que l’écrivain rappelle tout autour de lui, selon qu’il convoque tel personnage ou tel autre, toutes les figures qui peuplent La Recherche, composant un microcosme dont il est l’ordonnateur et le metteur en scène, de même l’inversion du point de vue transpose le monde sur l’écran d’un spectacle qui n’est que pour moi, m’accordant la place du centre et déléguant aux événements le soin d’enchaîner sous mes yeux leurs postures successives. La relativité du mobile et du référentiel permet au narrateur de conjurer l’étrangeté du monde en le rapportant à son seul point de vue, immobile et central. L’irruption du cruel Golo dans la chambre de l’enfant, de l’importun Swann dans les soirées que la mère, qui est aussi la maîtresse de maison, préside, ou bien encore la venue d’un inconnu, de quelqu'un « qu’on ne connaissait point », dans les rues de Combray, « être aussi peu croyable qu’un dieu de la mythologie » et qui plonge la vieille Léonie dans d’effroyables perplexités, sont comme imaginairement refoulées par la fiction d’une inversion perspective qui met le monde à disposition de l’observateur en le faisant tourner autour de lui.
            Mais il y a plus encore. Le seul carrousel de la lanterne magique autour de l’enfant immobile ne suffit pas en effet à lui donner du plaisir, puisque en métamorphosant la chambre en une boîte à images fantastique, la lanterne dépayse l’enfant, l’angoisse en lui faisant perdre l’habitude, qui calme l’inquiétude et donne des repères : « Mais ma tristesse n’en était qu’accrue [par le spectacle de la lanterne magique], parce que rien que le changement d’éclairage détruisait l’habitude que j’avais de ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du coucher, elle m’était devenue supportable […] Je ne peux dire quel malaise me causait cette intrusion du mystère et de la beauté dans une chambre que j’avais fini par remplir de mon moi au point de ne plus faire attention à elle qu’à lui-même. L’influence anesthésiante de l’habitude ayant cessé, je me mettais à penser, à sentir, choses si tristes » (I, 9). Après tout, que le monde se mette en mouvement autour du spectateur immobile, peut être aussi bien motif de jouissance (la joie du spectateur pour lequel un spectacle est donné) que d’angoisse (l’effroi de se sentir oppressé par le monde mouvant qui nous assiège, tel Macbeth épouvanté par la forêt de Dunsinane qui se met en marche). La seule relativité des mouvements ne suffit donc pas à rendre compte de la joie extrême que le premier essai d’écriture procure à son auteur : « Quand j’eus fini de l’écrire [il s’agit de la page sur les clochers de Martinville], je me trouvais si heureux, je sentais qu’elle m’avait si parfaitement débarrassé de ces clochers et de ce qu’ils cachaient derrière eux, que comme si j’avais été moi-même une poule et si je venais de pondre un œuf, je me mis à chanter à tue-tête » (I, 182). La lanterne magique, en troublant l’habitude, inquiète l’enfant ; mais la danse des clochers réjouit l’adolescent. Pourquoi ?
            Il faut sans doute ici éviter le piège du sens. Proust lui-même semble appâter le lecteur vers ce leurre, quand il écrit, des trois clochers : « Ils me faisaient penser aussi aux trois jeunes filles d’une légende, abandonnées dans une solitude où tombait déjà l’obscurité » (I, 182). Il ne manquera pas de mythologues ni de psychanalystes pour se mettre en quête de cette légende, trouver quelque chose d’approchant et s’empresser d’en interpréter le symbolisme. Il n’est pas impossible non plus de trouver dans la poésie symboliste, par exemple parmi les « chansons » de Maeterlinck, « trois petites filles », mises à mort « pour voir ce qu’il y a dans leur cœur », ou « trois sœurs aveugles » portant « leurs lampes d’or », ou « trois sœurs » encore, qui « ont voulu mourir / Elles ont mis leurs couronnes d’or / Et sont allées chercher leur mort ». Il est aisé de multiplier sans peine de semblables références. Les ressources du réseau sémantique sont sans doute illimitées, et il sera toujours possible de tisser des correspondances entre les sœurs de la légende et les clochers de Martinville. Je crois pourtant que cette  piste ne mène nulle part. Plus qu’au contenu latent, dont le texte manifeste est supposé être le symptôme (mais rien n’est plus concerté, plus conscient que l’écriture de La Recherche), c’est à la structure formelle du texte, ou plutôt à celle du phénomène observé, qu’il faut prêter attention. L’enchaînement des figures auxquelles se livrent, sous les yeux du narrateur devenu écrivain, les deux clochers de Martinville et celui de Vieuxvicq, consiste essentiellement en un jeu de perspective qui fait paraître soudainement le lointain (Vieuxvicq) proche (Martinville) : « … un clocher retardataire, celui de Vieuxvicq, les avait rejoints », de même que les clochers de Martinville, d’abord distants, sont soudain si proches qu’il semble que la voiture du docteur Percepied risque de s’y cogner (« on n’eut que le temps d’arrêter pour ne pas se heurter au porche » (I, 181). Cette transformation impromptue du lointain en proche vaut sans doute pour l’espace, mais plus encore pour le Temps, puisque l’espace est toujours chez Proust un espace-temps et que le temps lui-même est une perspective que l’imagination peut se représenter dans l’espace. N’est-il pas question, dans Le Temps retrouvé, lorsque sous les yeux du narrateur égaré les âges et les visages se confondent, dans une sorte de télescopage des temps qui supprime tout repère, de la « perspective du temps » : « Par tous ces côtés, une matinée comme celle où je me trouvais était quelque chose de beaucoup plus précieux qu'une image du passé, m'offrant comme toutes les images successives et que je n'avais jamais vues qui séparaient le passé du présent, mieux encore, le rapport qu'il y avait entre le présent et le passé ; elle était comme ce qu'on appelait autrefois une vue d'optique, mais une vue d'optique des années, la vue non d'un monument, mais d'une personne située dans la perspective déformante du Temps » ? Puisque Proust fait ici référence aux « vues optiques », il suffit d’évoquer la lanterne magique pour disposer d’un modèle capable de rendre compte du phénomène observé : l’image projetée sur les murs de la chambre comme sur les plis des rideaux mime une succession, une course poursuite, celle de Golo lancée à la recherche de Geneviève pour lui donner la mort. En vérité, les deux images lumineuses sont toujours aussi distantes l’une de l’autre, elles ne se rejoignent jamais, et l’illusion du mouvement sur l’écran est procurée par le mouvement qu’on donne à la lanterne magique, faisant ainsi tourner le manège des images autour de l’enfant tout autant émerveillé que terrorisé. Il s’agit donc d’une sorte de mirage optique, et cela d’autant plus que la seule réalité matérielle qui engendre cette apparente succession, c'est paradoxalement celle des plaques de verre de la lanterne magique sur lesquelles les images ne sont précisément pas successives, mais au contraire simultanées. Si le télescope imaginaire de la Recherche, machine dont le but est de provoquer des télescopages dans l’ordre du temps, et faire en sorte que le plus lointain, qui se perd dans la nuit des temps, coïncide soudain avec la sensation actuelle, goût de madeleine ou pied qui cloche sur le pavé, franchissant ainsi en un instant l’abîme immense où se défait le temps perdu, si ce télescope imaginaire fonctionne, quand du moins il provoque l’effet désiré, comme une lanterne magique, alors il faut croire qu’il n’est pas impossible, du moins par l’effet de l’art, d’inverser le sens du Temps, supprimant d’un coup ses « vivantes échasses » au sommet desquelles les hommes sont juchés provisoirement, du moins tant qu’ils conservent leur équilibre précaire, et faisant surgir le passé dans le présent, lui redonnant vie par la résurrection de l’impression qui en exprime la qualité. Peut-être ne convient-il pas de trop distinguer les réminiscences sémantiques des réminiscences phénoménologiques, tant la question de la signification de la scène qui se présente à la mémoire sans pourtant avoir été appelée par l’intelligence vaut par sa structure plutôt que par son sens : le tilleul de tante Léonie, la visite de Saint-Marc en compagnie de la mère, l’arrêt d’un train en lequel le narrateur a tout loisir de méditer le leurre qui le portait à croire à sa vocation d’écrivain, toutes ces scènes, et d’autres encore, ne sont certes pas sans signification – rien n’est insignifiant en cette immense architecture – mais ce n’est pourtant pas par leur sens qu’elles font effet d’images, mais par une sorte de collusion soudaine qui annule miraculeusement la distension temporelle. Seul l’art, qui élabore et dispose la matière temps pour lui donner la forme de l’œuvre, est en mesure de produire un événement aussi considérable. En faisant se télescoper un instant du temps perdu, relique de sensations soigneusement conservées dans la cassette de la mémoire involontaire, avec un instant présent attentivement goûté, l’appareil romanesque nous fait vivre un moment qui n’est ni du présent, ni du passé, et qui n’appartenant ni à l’un ni à l’autre, et moins encore au futur, s’affranchit du Temps, qui est l’ordre des successifs, pour entrer dans l’éternité, coprésence des instants perdus dans la totalité simultanée du temps retrouvé. La réminiscence proustienne est l’effet paradoxal d’une étreinte extra-temporelle : « Toujours dans ces résurrections-là, le lieu lointain engendré autour de la sensation commune, s'était accouplé un instant comme un lutteur au lieu actuel » (TR, III, 875). L’annulation de toute distance temporelle par l’intersection de deux ordres pourtant incommensurables, celui du passé et celui du présent, rend incompréhensiblement possible (ce qui toutefois est incompréhensible pour l’intelligence, est aussi pour les sens d’une évidence presque insoutenable) (4) la projection régrédiente de la droite des successifs sur le plan des simultanés. Certes, ces éclairs sont évanescents, et le scintillement de ce qui a « valeur d’éternité » s’éteint bientôt dans la nuit du temps perdu. Mais l’art est cet exercice spirituel qui apprend à domestiquer les étincelles d’or du temps retrouvé, à les cultiver, à les dilater, nous invitant ainsi au banquet d’éternité qui seul initie au goût de la vie véritable : « Victor Hugo dit: "Il faut que l'herbe pousse et que les enfants meurent". Moi je dis que la loi cruelle de l'art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances pour que pousse l'herbe non de l'oubli mais de la vie éternelle, l'herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement sans souci de ceux qui dorment en-dessous, leur "déjeuner sur l'herbe" » (TR, III, 1038). A ce banquet d’éternité, seul l’art peut nous convier, en redressant fantastiquement la flèche du temps (rétablie sur la verticale, telle la flèche d’une cathédrale ou le clocher d’une église), en rendant proche le lointain et présent le passé, en totalisant miraculeusement, dans le trésor du temps retrouvé, la vie qui se perd et s’exténue dans l’écoulement du temps perdu. Ce pourquoi il n’y a de vie véritable, jouissant d’une plénitude que le temps même ne peut plus entamer, que dans l’art et dans la littérature, c'est-à-dire dans cette œuvre de l’esprit qui restaure, dans l’éternité d’une image, ce qui, jour après jour, se délabre et lentement sombre dans le néant : « La grandeur de l'art véritable […] c'était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans l'avoir connue, et qui est tout simplement notre vie. La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature » (TR, III, 895).
            Les trois clochers de Martinville et Vieuxvicq, comme les trois arbres d’Hudimesnil, composent un système de repères en perpétuelle transformation qui permet à l’observateur en mouvement, que l’on supposera cependant immobile (à condition de transférer le déplacement du sujet à l’objet, du narrateur aux clochers), d’évaluer les distances, de soumettre à une expérimentation raisonnée la profondeur de l’espace. On sait que la triangulation est une technique d’arpentage qui, à partir d’une distance mesurée par la chaîne d’arpenteur, en déduit, par le calcul trigonométrique, l’éloignement d’un point qui forme avec les deux extrémités de la distance donnée un triangle parfaitement déterminé par les deux angles adjacents de sa base. C'est ainsi qu’on procède pour lever le plan d’un pays, de triangle en triangle, couvrant progressivement le canevas du domaine d’arpentage. Le géomètre du cadastre doit occuper un point dominant, depuis lequel sont distinctement visibles les toises qu'il a disposées méthodiquement dans l'espace. N'est-ce pas ce même point qu'en un tout autre passage, Proust choisit précisément de dire « trigonométrique » ? Lorsque le narrateur se tient aux aguets dans son appartement parisien pour ne pas manquer le retour du duc et de la duchesse de Guermantes, et voit jouer sous ses yeux une tout autre scène, celle de la parade nuptiale de Charlus et Jupien, il prend soin d'occuper un un point de vue depuis lequel rien ne peut lui échapper. Ici encore, il s'agit de prendre la mesure d'un espace, et de capturer tous les événements qui s'y produisent comme une araignée prend sa proie dans sa toile. Le rassemblement de l'espace dans le champ de la perspective, comme la récollection du passé dans le regard du souvenir, sont affaire de trigonométrie. Ainsi posté, le voyeur ne manquera rien de ce qui passe, de ce qu'il se passe dans la cour des Guermantes, et découvrira même au-delà d'autres nobles propriétés appartenant à quelques cousins de Basin et d'Oriane : « Certes, de l’hôtel de Guermantes on n’avait pas le même genre de vues, mais de curieuses aussi, surtout de l’étrange point trigonométrique où je m’étais placé et où le regard n’était arrêté par rien jusqu’aux hauteurs lointaines que formait, les terrains relativement vagues qui précédaient étant fort en pente, l’hôtel de la princesse de Silistrie et de la marquise de Plassac, cousines très nobles de M. de Guermantes, et que je ne connaissais pas » (II, 572). La trigonométrie est surtout dans l'esprit de Proust la géométrie du regard panoptique, dans l'espace comme dans le temps. Il se pourrait donc bien que la trinité des clochers de Martinville, comme celles des arbres en fleurs d'Hudimesnil, appelle une interprétation trigonométrique plutôt que mythologique. L’arbre et le clocher – « comme trois pivots d'or » – ne sont-ils pas, dans un paysage légèrement vallonné, les repères que choisira tout naturellement l’arpenteur ? On se souvient que, dans Le Temps retrouvé, le narrateur, rappelant les « images » qui étaient apparues, à l’adolescent qu’il n’est plus, comme les hiéroglyphes détenant le secret de sa vocation d’écrivain, citait : « … un nuage, un triangle, une fleur, un caillou… » (TR, III, 878). Le nuage, la fleur, le caillou sont des formes sensibles, qui frappent les sens ; dans cette liste, le triangle, qui est une forme géométrique, fait figure d’intrus. Ne fait-il pas allusion au triangle formé par les deux clochers de Martinville et celui de Vieuxvicq, ou par les trois arbres d’Hudimesnil ? La triangulation opérée par l’arpenteur est trigonométrique, et procède par le calcul ; mais la triangulation opérée par le narrateur est intuitive, elle porte sur la vitesse du déplacement apparent des repères, la lenteur avec laquelle le clocher de Vieuxvicq vient se placer entre ceux de Martinville étant en relation directe avec son éloignement, l’évolution des trois arbres d’Hudimesnil se faisant en proportion de leurs relations réciproques. En outre, l’arpenteur vise à la mesure, la plus rigoureuse possible, des distances, et choisit à cette fin un angle de vue qui dispose distinctement les trois sommets du triangle ; inversement, le narrateur est plutôt à la recherche de perspectives rares qui alignent les clochers et les arbres, les déplaçant jusqu’au point où ils viennent se conjuguer et se confondre. Les deux méthodes diffèrent par leur fin : la triangulation de l’arpenteur calcule des distances, elle évalue précisément une profondeur, opérations sans lesquelles on ne saurait cadastrer un territoire, ni lever le plan d’un pays ; le théâtre perspectif qui enthousiasme le narrateur poursuit un but exactement inverse, puisqu’il vise au contraire à abolir la distance par la conjonction des repères, réussissant, par la mise au point d’une coïncidence spatiale, la métaphore de la coïncidence temporelle qui, par l’événement de la réminiscence, se trouve à l’origine de la vocation d’écrivain. La distance, qui éloigne et sépare, est miraculeusement abolie par les retrouvailles de Vieuxvicq et de Martinville, comme par le ballet d’Hudimesnil. La profondeur de l’espace, qui est en vérité expansion dans le temps, s’annule par l’alignement des repères, le lointain se trouvant alors transporté dans le proche, et le passé dans le présent, inversant soudainement la pente qui nous incline à la mort, et nous rétablissant dans l’éternité – qui est simultanéité du temps perdu et du temps présent dans le temps retrouvé – comme dans la pure présence – qui rabat la distance sur le plan, et projette l’inquiétante vastitude du monde sur l’écran sans profondeur du spectacle phénoménal. Le témoin d’une telle conjonction s’éprouve alors lui-même comme ressuscité d’entre les morts, surplombant le domaine borné où les mortels agonisent, et rassemblant d’une vue, dans l’unité de l’œuvre, les destins singuliers et solitaires en lesquels sont irrémédiablement confinés les aveugles, ceux qui n’ont pas reçu la révélation de la littérature et de l’art.
            Les repères de l’arpentage poétique, ou métaphorique, qui inspirent au narrateur le désir de l’écriture, effectuent sous ses yeux une danse lente qui prélude à la coïncidence des opposés, le cérémonial mystérieux des préliminaires qui conduisent au miracle de la rencontre, à la joie de l’étreinte, tels des « lutteurs » « s'accouplant » « un instant »  : par l’effet de la perspective, ce qui est éloigné se touche, ce qui est séparé vient à se joindre, le lointain Vieuxvicq se juxtapose au proche Martinville, et la distante Méséglise vient se réfugier dans l’asile de « l’Eglise », Saint-Hilaire de Combray. L’évolution quasi liturgique des clochers et des arbres, qui se déplacent selon les points de vue successifs atteints par la calèche (celle du docteur Percepied ou celle de la marquise de Villeparisis) est relative à la vitesse de l’observateur, lente aux pas des chevaux, plus vive à leur galop. Il est donc possible de varier le déroulement panoramique des vues optiques qui composent le kaléidoscope de l’espace-temps en accélérant ce mouvement. On peut ainsi dénombrer dans La Recherche les divers moyens de transports utilisés par le narrateur, qui sont autant de sondes magiques plongées dans la profondeur de l’espace-temps. En accroissant les degrés de la vitesse, on passe de la calèche (elle-même moins rapide que la bicyclette, qui emporte la fugitive Albertine) au train, celui qui conduit le narrateur, en compagnie de sa grand-mère, pour le premier séjour à Balbec, ou le petit train d’intérêt local qui emporte la petite bande à La Raspelière, la propriété louée par les Verdurin aux Cambremer. Le train pour Balbec fonctionne comme un diorama qui, tandis que le jour se lève, déploie ses fastes, chaque fenêtre étant comme un écran sur lequel se projette un nouveau paysage, comme autant de facettes, ou de fragments d’un immense kaléidoscope : « …la ligne du chemin de fer ayant changé de direction, le train tourna, la scène matinale fut remplacée dans le cadre de la fenêtre par un village nocturne aux toits bleus de clair de lune, avec un lavoir encrassé de la nacre opaline de la nuit, sous un ciel encore semé de toutes ses étoiles, et je me désolais d’avoir perdu ma bande de ciel rose quand je l’aperçus de nouveau, mais rouge cette fois, dans la fenêtre d’en face qu’elle abandonna à un deuxième coude de la voie ferrée ; si bien que je passais mon temps à courir d’une fenêtre à l’autre pour rapprocher, pour rentoiler les fragments intermittents et opposites de mon beau matin écarlate et versatile et en avoir une vue totale et un tableau continu. » (JF, I, 655). Ici encore, ce n’est pas le voyageur qui s’enfonce dans le paysage, mais plutôt le spectacle du monde qui tourne autour du voyageur. Quant au train qui conduit les fidèles du petit clan au dîner de la Raspelière, il fonctionne plutôt comme un kaléidoscope social, un salon dans lequel défile le groupe assez disparate du professeur Brichot, du docteur Cottard, du sculpteur Ski, du baron de Charlus, du violoniste Morel et de la princesse Sherbatoff. Selon le principe de relativité rigoureusement appliqué par Proust, tout mobile devient la scène permanente et fixe d’un défilé virtuel. Ce n'est pas le train qui se déplace, c'est le monde autour de lui qui danse sa ronde pour le plus grand plaisir du spectateur immobile. Au fur et à mesure qu’on s’élève vers la Raspelière, on domine « l’émail de la mer », et l’écran panoramique qui se projette sur la fenêtre du compartiment s’ouvre sur des horizons de plus en plus vastes : « Il ne me semblait pas qu’on pût découvrir de nulle part un tableau plus vaste. Mais à chaque tournant une partie nouvelle s’y ajoutait, et quand nous arrivâmes à l’octroi de Doville, l’éperon de falaise qui nous avait caché jusque-là une moitié de la baie rentra, et je vis tout à coup à ma gauche un golfe aussi profond que celui que j’avais eu jusque-là devant moi, mais dont il changeait les proportions et doublait la beauté » (SG, II, 897). Le jardin de la Raspelière est lui-même un compendium de tous les points de vue possibles sur le paysage de la terre et de la mer, tous rassemblés autour d'un unique centre, comme une sorte de théâtre optique qui réduirait le monde aux dimensions d’un microcosme : « …le jardin de la Raspelière était en quelque sorte un abrégé de toutes les promenades qu’on pouvait faire à bien des kilomètres alentour. D’abord à cause de sa position dominante, regardant d’un côté la vallée, de l’autre la mer, et puis parce que, même d’un seul côté, celui de la mer par exemple, des percées avaient été faites au milieu des arbres de telle façon que d’ici on embrassait tel horizon, de là tel autre. Il y avait à chacun de ces points de vue un banc ; on venait s’asseoir tour à tour sur celui d’où on découvrait Balbec, ou Parville, ou Douville. […] Ces lieux de repos portaient, à la Raspelière, pour les maîtres de maison, le nom de “vues”. Et en effet ils réunissaient autour du château les plus belles “vues” des pays avoisinants, des plages ou des forêts, aperçus fort diminués par l’éloignement, comme Hadrien avait assemblé dans sa villa des réductions des monuments les plus célèbres des diverses contrées » (SG, II, 999). C’est ainsi que le panorama qui se déroule, sous les yeux du spectateur immobile, par la fenêtre du compartiment, réunit en un même lieu des paysages pourtant fort distants les uns des autres, et réussit dans le merveilleux point de vue dont on jouit du haut de la Raspelière (qui domine la mer d’une centaine de mètres) une sorte de somme encyclopédique qui rassemble toutes les scènes successives de ce théâtre dans un unique coup d’œil. Cette annulation de la distance dans la simultanéité d’une vue globale accomplit dans l’espace le même télescopage que réalisent dans le temps les réminiscences de la mémoire involontaire. Par l’effet de la perspective, de l’espace comme du temps, Balbec, Parville et Douville, bien que distantes l’une de l’autre, s’intersectent au point de vue où se condense la beauté tout entière de ce monde. Aussi inspirent-elles au narrateur une sorte d’enthousiasme ou d’ivresse qui préfigure inconsciemment la joie d’écrire, qui produira le même effet, mais cette fois non par la rencontre d’un hasard heureux, mais par un artifice composé et maîtrisé (5).
            La simultanéité de l’espace-temps, qui convoque dans un même présent le proche et le lointain, le passé et l’actuel, est d’autant plus sensible que s’accroît la vitesse. Si, nous substituons, au petit tortillard qui se traîne le long de la côte, l’automobile plus nerveuse et plus indépendante, il nous est possible d’expérimenter la coprésence quasi instantanée des lieux que l’habitude nous faisait croire inconciliables (de la même façon que le narrateur, au début du Temps retrouvé, apprend, à sa grande surprise, qu’il n’est pas de « plus jolie façon », pour aller à Guermantes, que de prendre par Méséglise : TR, III, 693). Albertine s’en étonne, interrogeant le chauffeur sur les promenades qu’il est possible de faire en voiture dans le pays : « Elle pensait bien que nous pourrions nous arrêter çà et là sur la route, mais croyait impossible de commencer par aller à Saint-Jean de la Haise, c’est-à-dire dans une autre direction, et de faire une promenade qui semblait vouée à un jour différent. Elle apprit au contraire du mécanicien que rien n’était plus facile que d’aller à Saint-Jean où il serait en vingt minutes, et que nous y pourrions rester, si nous le voulions, plusieurs heures, ou pousser beaucoup plus loin, car de Quetteholme à la Raspelière il ne mettrait pas plus de trente-cinq minutes. Nous le comprîmes dès que la voiture, s’élançant, franchit d’un seul bond vingt pas d’un excellent cheval. Les distances ne sont que le rapport de l’espace au temps et varient avec lui » (SG, II, 996). La « perspective du temps » spatialise le temps par la durée que prend l’exploration de l’espace, et inversement, le voyage dans l’espace temporalise les distances, dont la valeur dépend de la vitesse du mobile. Ce ne sont donc pas des kilomètres, mais des minutes, qui séparent tel village de tel autre. Si bien qu’il ne semble pas déraisonnable, à condition de laisser croître indéfiniment la vitesse, de rassembler dans la simultanéité ce que le temps disperse dans la succession, et ainsi de recueillir la fuite des heures dans la coupe de l’éternité : « Nous exprimons la difficulté que nous avons à nous rendre à un endroit, dans un système de lieues, de kilomètres, qui devient faux dès que cette difficulté diminue. L’art en est aussi modifié, puisqu’un village, qui semblait dans un autre monde que tel autre, devient son voisin dans un paysage dont les dimensions sont changées. En tout cas, apprendre qu’il existe peut-être un univers où 2 et 2 font 5 et où la ligne droite n’est pas le chemin le plus court d’un point à un autre, eût beaucoup moins étonné Albertine que d’entendre le mécanicien lui dire qu’il était facile d’aller dans une même après-midi à Saint-Jean et à la Raspelière. Douville et Quetteholme, Saint-Mars-le-Vieux et Saint-Mars-le-Vêtu, Gourville et Balbec-le-Vieux, Tourville et Féterne, prisonniers aussi hermétiquement enfermés jusque-là dans la cellule de jours distincts que jadis Méséglise et Guermantes, et sur lesquels les mêmes yeux ne pouvaient se poser dans un seul après-midi, délivrés maintenant par le géant aux bottes de sept lieues, vinrent assembler autour de l’heure de notre goûter leurs clochers et leurs tours, leurs vieux jardins que le bois avoisinant s’empressait de découvrir » (SG, II, 996-97). En s’engouffrant à grande vitesse dans l’espace-temps, l’automobile bouleverse les coordonnées de l’habitude et rend mieux sensible la relativité de la succession et de la simultanéité, que plus secrètement déjà le déplacement à l’horizon des clochers de Martinville et de Vieuxvicq signalait au narrateur encore adolescent, et réalisant ainsi une véritable « mesure de la terre », non par l’arpentage des distances mais par le raccourcissement des durées : « … les chassés-croisés de la perspective faisant jouer un château aux quatre coins avec une colline, une église et la mer, pendant qu’on se rapproche de lui, bien qu’il se blottisse vainement sous sa feuillée séculaire ; ces cercles, de plus en plus rapprochés, que décrit l’automobile autour d’une ville fascinée qui fuyait dans tous les sens pour échapper, et sur laquelle finalement elle fonce tout droit, à pic, au fond de la vallée où elle reste gisante à terre ; de sorte que cet emplacement, point unique, que l’automobile semble avoir dépouillé du mystère des trains express, elle donne par contre l’impression de le découvrir, de le déterminer nous-même comme avec un compas, de nous aider à sentir d’une main plus amoureusement exploratrice, avec une plus fine précision, la véritable géométrie, la belle ‟mesure de la terre” » (SG, II, 1006). Que ces variations dans l’étendue soient l’image correspondante de transformations dans le temps, le narrateur lui-même, quelques lignes plus loin, ne manque pas de le remarquer, songeant aux différentes perspectives sous lesquelles lui apparaissent les personnages qui le hantent (Oriane d’abord passionnément aimée, et maintenant refoulée dans l’oubli par la présence d’Albertine, ou Saint-Loup, l’ami de toujours, que le narrateur éloigne maintenant tant sa jalousie craint que le charme du jeune Guermantes n’agisse sur la jeune fille) : « Les êtres ne cessent pas de changer de place par rapport à nous. Dans la marche insensible mais éternelle du monde, nous les considérons comme immobiles, dans un instant de vision trop court pour que le mouvement qui les entraîne soit perçu. Mais nous n’avons qu’à choisir dans notre mémoire deux images prises d’eux à des moments différents, assez rapprochés cependant pour qu’ils n’aient pas changé en eux-mêmes, du moins sensiblement, et la différence des deux images mesure le déplacement qu’ils ont opéré par rapport à nous » (SG, II, 1021). Le développement du kaléidoscope spatial est très exactement symétrique à celui du kaléidoscope temporel. C’est ainsi que la matinée chez la princesse de Guermantes (autrefois Verdurin), en juxtaposant brutalement des visages vieillis à ces mêmes visages conservés par la mémoire dans la fraîcheur de leur jeunesse, fait au narrateur le même effet que la succession panoramique des paysages défilant sur le bord des routes où file l’automobile, ou entrevus par le cadre de la fenêtre d’un compartiment de train : « Plus d'une des personnes que cette matinée réunissait ou dont elle m'évoquait le souvenir, me donnait les aspects qu'elle avait tour à tour présentés pour moi, par les circonstances différentes, opposées, d'où elle avait, les unes après les autres, surgi devant moi, faisait ressortir les aspects variés de ma vie, les différences de perspective, comme un accident de terrain, de colline ou château, qui apparaissant tantôt à droite, tantôt à gauche, semble d'abord dominer une forêt, ensuite sortir d'une vallée, et révéler ainsi au voyageur, des changements d'orientation et des différences d'altitude dans la route qu'il suit » (TR, III, 970).
            Plus rapide encore que la voiture : l’aéroplane. Cet appareil demeure dans La Recherche comme une sorte de miracle qui réussit à s’affranchir, non seulement de la pesanteur qui cloue au sol notre banalité, mais plus encore de l’horizontalité de nos vies qui se déroulent selon le fil du temps, par un mouvement ascensionnel qui transforme le successif dans la verticalité d’un surplomb qui domine, d’une vue, la totalité des temps et des espaces. Un aéroplane, rencontré sur la plage de Balbec que le narrateur parcourt à cheval, lui semble un dieu venu d’un autre monde, qui s’empresse, après son bref passage, de rejoindre l’Olympe vertical de sa vraie patrie : « Tout à coup mon cheval se cabra; il avait entendu un bruit singulier, j’eus peine à le maîtriser et à ne pas être jeté à terre, puis je levai vers le point d’où semblait venir ce bruit mes yeux pleins de larmes, et je vis à une cinquantaine de mètres au-dessus de moi, dans le soleil, entre deux grandes ailes d’acier étincelant qui l’emportaient, un être dont la figure peu distincte me parut ressembler à celle d’un homme. Je fus aussi ému que pouvait l’être un Grec qui voyait pour la première fois un demi-dieu. Je pleurais aussi, car j’étais prêt à pleurer, du moment que j’avais reconnu que le bruit venait d’au-dessus de ma tête – les aéroplanes étaient encore rares à cette époque – à la pensée que ce que j’allais voir pour la première fois c’était un aéroplane. Alors, comme quand on sent venir dans un journal une parole émouvante, je n’attendais que d’avoir aperçu l’avion pour fondre en larmes. Cependant l’aviateur sembla hésiter sur sa voie ; je sentais ouvertes devant lui – devant moi, si l’habitude ne m’avait pas fait prisonnier – toutes les routes de l’espace, de la vie; il poussa plus loin, plana quelques instants au-dessus de la mer, puis prenant brusquement son parti, semblant céder à quelque attraction inverse de celle de la pesanteur, comme retournant dans sa patrie, d’un léger mouvement de ses ailes d’or il piqua droit vers le ciel » (SG, II, 1029). Cette rencontre paraît au narrateur d’autant plus mythologique qu’il venait tout juste de réaliser que le paysage où il se trouvait était précisément celui d’un tableau d’Elstir, et que puisque l’on trouvait souvent dans ces paysages des Muses ou des Centaures, il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’un dieu, même métamorphosé sous l’aspect mécanique de l’aéroplane, fisse son apparition. La joie qu’inspire au narrateur le spectacle du décollage et de l’essor vertical, au point de le faire pleurer, est sans doute liée à un rêve de liberté absolue qui s’affranchirait de l’espace comme du temps, et se transporterait en un autre univers qui ne serait plus rongé par l’indifférence ni l’oubli. C’est sans doute la raison pour laquelle le narrateur aime emmener Albertine dans les aérodromes, et contempler avec elle le spectacle des envols et des atterrissages qui se succèdent, comme un défilé, sous leurs yeux : « Comme il n’avait pas tardé à s’établir autour de Paris des hangars d’aviation, qui sont pour les aéroplanes ce que les ports sont pour les vaisseaux, et que depuis le jour où, près de la Raspelière, la rencontre quasi mythologique d’un aviateur, dont le vol avait fait se cabrer mon cheval, avait été pour moi comme une image de la liberté, j’aimais souvent qu’à la fin de la journée le but de nos sorties – agréables d’ailleurs à Albertine, passionnée pour tous les sports – fût un de ces aérodromes. Nous nous y rendions, elle et moi, attirés par cette vie incessante des départs et des arrivées qui donnent tant de charme aux promenades sur les jetées, ou seulement sur la grève pour ceux qui aiment la mer, et aux flâneries autour d’un « centre d’aviation » pour ceux qui aiment le ciel. À tout moment, parmi le repos des appareils inertes et comme à l’ancre, nous en voyions un péniblement tiré par plusieurs mécaniciens, comme est traînée sur le sable une barque demandée par un touriste qui veut aller faire une randonnée en mer. Puis le moteur était mis en marche, l’appareil courait, prenait son élan, enfin, tout à coup, à angle droit, il s’élevait lentement, dans l’extase raidie, comme immobilisée, d’une vitesse horizontale soudain transformée en majestueuse et verticale ascension » (P, III, 105-106). La transformation des coordonnées horizontales de la succession temporelle dans l’axe vertical de l’éternité, surplombant si fantastiquement la durée qu’il s’en affranchit, comme si, par l’effet d’une conversion miraculeuse, il passait d’une dimension de l’espace-temps à une autre dimension, extra-temporelle et douée d’ubiquité, procure au narrateur une joie supérieure, semblable à la très haute joie du créateur qui tient, dans le champ de son unique regard, les espaces multiples façonnés par l’habitude comme les temps divers rythmés par l’histoire du désir, en lesquels sont confinés les personnages du roman. Bien avant que le texte de Proust ne développe cette mythologie de l’aviateur, dans les pages de A l’ombre des jeunes filles en fleurs qui sont consacrées à l’analyse de l’art de Bergotte, l’auteur comparait déjà le génie de l’écrivain, capable de convertir la banalité de la vie dans l’émerveillement de l’œuvre, à l’ascension triomphante de l’aéroplane qui transforme l’horizontalité médiocre du plancher des vaches dans la verticalité ascendante qui disparaît au zénith, et ne réfléchit plus que le soleil : « Pour se promener dans les airs, il n’est pas nécessaire d’avoir l’automobile la plus puissante, mais une automobile qui ne continuant pas de courir à terre et coupant d’une verticale la ligne qu’elle suivait soit capable de convertir en force ascensionnelle sa vitesse horizontale. De même ceux qui produisent des œuvres géniales ne sont pas ceux qui vivent dans le milieu le plus délicat, qui ont la conversation la plus brillante, la culture la plus étendue, mais ceux qui ont eu le pouvoir, cessant brusquement de vivre pour eux-mêmes, de rendre leur personnalité pareille à un miroir, de telle sorte que leur vie si médiocre d’ailleurs qu’elle pouvait être mondainement et même, dans un certain sens, intellectuellement parlant, s’y reflète, le génie consistant dans le pouvoir réfléchissant et non dans la qualité intrinsèque du spectacle reflété. »
            Cette puissance ascensionnelle de l’aéroplane, « appareil pour explorer l’infini » (P, III, 162), Proust, dans la Prisonnière, la compare encore aux joyeux coups de marteau et au rire du jeune héros dans le Siegfried de Wagner, tel qu’il les entend en jouant une transcription pour piano : « … je l’entendais exulter, m’inviter à partager sa joie, j’entendais redoubler le rire immortellement jeune et les coups de marteau de Siegfried ; du reste, plus merveilleusement frappées étaient ces phrases, plus librement l’habileté technique de l’ouvrier servait à leur faire quitter la terre, oiseaux pareils non au cygne de Lohengrin mais à cet aéroplane que j’avais vu à Balbec changer son énergie en élévation, planer au-dessus des flots, et se perdre dans le ciel » (P, III, 162) (6). L’écrivain, s’élevant jusqu’au point de vue synoptique qui embrasse la totalité de son œuvre, affranchi du temps comme de l’espace dont il contemple l’infinité d’une vue, n’est-il pas semblable à l’aviateur qui abandonne la terre où rampent ceux qui vieillissent et qui meurent, pour se perdre dans l’azur, où sont les dieux immortels ? Le biographe ne manquera pas ici de rappeler la passion d’Agostinelli, le chauffeur aimé de Proust, pour l’aviation, lui qui, ayant perdu le contrôle de son aéroplane, chutera dans la mer et s’y noiera. Pourtant, n’y a-t-il pas entre l’horizontalité du temps successif comme de l’espace progressivement exploré, où se jouent notre vie et notre mort, et la verticalité de l’envol qui s’affranchit de cet horizon et jouit d’un panorama total et simultané, la même relation que celle qui oppose la suite des heures toujours additionnées et la totalité rassemblée dans l’anneau de l’éternité ?
            Si l’automobile, et plus encore l’aéroplane, en accélérant la vitesse, font se télescoper des lieux que l’Habitude imaginait lointains, il est un autre accélérateur de l’espace-temps, infiniment plus puissant, et dont la vitesse est quasi infinie : c’est le rêve (7). En nous éloignant de l’espace-temps maîtrisé par l’entendement, cet espace de la carte géographique où le père, maître des raccourcis qui font soudain paraître proche la maison qu’on croyait lointaine, s’oriente magistralement, ce temps du baromètre, ou des horaires de chemin de fer, dont le père encore est le maître incontesté, le rêve nous transporte en un autre monde, où l’espace et le temps fusionnent dans la simultanéité de l’éternité, faisant ainsi que le révolu soit réversible (puisque les morts mêmes, Albertine, grand-mère, retournent à la vie, une vie il est vrai précaire, incertaine) (8) et que le lointain soit proche (l’adulte retrouvant les effrois de son enfance). C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’étrange formule de Proust, qu’un homme qui dort rassemble autour de lui l’horizon total du temps passé, en lequel il peut cueillir des scènes du temps perdu et les faire paraître dans la lumière du temps retrouvé : « Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre des années et des mondes. Il les consulte d'instinct en s'éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu'il occupe, le temps qui s'est écoulé jusqu'à son réveil ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre […] Que s'il s'assoupit dans une position encore plus déplacée et divergente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans l'espace, et au moment d'ouvrir les paupières, il se croira couché quelques mois plus tôt dans une autre contrée » (Combray, I, 5). Le « fauteuil magique » emporte le rêveur bien au-delà du temps successif de l’action, de l’espace coordonné que notre intelligence mesure, et l’introduit dans un autre espace-temps où se trouve rassemblée, dans la coupe de l’éternité, notre vie fragmentée et dispersée dans le monde de la veille. C'est pourquoi franchir l’intervalle qui sépare le sommeil de la veille revient à traverser, à la vitesse de la lumière, l’abîme infini qui sépare la simultanéité onirique de la succession dénombrable des moments qui ordonnent notre vie pratique : « … je passais en une seconde par dessus des siècles de civilisation, et l'image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu, recomposaient peu à peu les traits originaux de mon moi. Peut-être l'immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas d'autres, par l'immobilité de notre pensée en face d'elles » (ibid.). L’atterrissage du voyageur onirique (9) est brutal, puisqu’il lui faut, en un instant, passer de l’univers du simultané à l’univers du successif, conversion prodigieuse qui rend compte du délai nécessaire dont a besoin le réveil pour reconstruire l’espace de notre chambre, pour freiner notre vitesse instantanée et la loger dans la durée lente et régulière de la seconde, de la minute et de l’heure. L’intelligence naissant à la veille et s’arrachant au sommeil fait admettre qu’il est dix heures du matin alors que l’intuition persuade l’imagination encore rêveuse d’étirer bien davantage le temps, encore en équilibre précaire, jusqu’au moins cinq heures du soir : « J’avais vécu tant d’heures en quelques minutes que, voulant tenir à Françoise que j’appelais un langage conforme à la réalité et réglé sur l’heure, j’étais obligé d’user de tout mon pouvoir interne de compression pour ne pas dire : ‟Eh bien Françoise, nous voici à cinq heures du soir et je ne vous ai pas vue depuis hier après-midi.” Et pour refouler mes rêves, en contradiction avec eux et en me mentant à moi-même, je disais effrontément, et en me réduisant de toutes mes forces au silence, des paroles contraires : ‟Françoise il est bien dix heures !” Je ne disais même pas dix heures du matin, mais simplement dix heures, pour que ces ‟dix heures” si incroyables eussent l’air prononcées d’un ton plus naturel. Pourtant dire ces paroles, au lieu de celles que continuait à penser le dormeur à peine éveillé que j’étais encore, me demandait le même effort d’équilibre qu’à quelqu’un qui, sautant d’un train en marche et courant un instant le long de la voie, réussit pourtant à ne pas tomber. Il court un instant parce que le milieu qu’il quitte était un milieu animé d’une grande vitesse, et très dissemblable du sol inerte auquel ses pieds ont quelque difficulté à se faire » (La Prisonnière, III, 122). Le rêve fonctionne ainsi comme un appareil fabuleux, un avion plus vite que la lumière, qui nous permet de franchir en un instant les abîmes incommensurables du temps, et de goûter, par la magie de ces transformations instantanées, la joie de nous sentir renaître dans l’éternel : « Et c'était peut-être aussi par le jeu formidable qu'ils font avec le Temps que les Rêves m'avaient fasciné. N'avais-je pas vu souvent en une nuit, en une minute d'une nuit, des temps bien lointains, relégués à ces distances énormes où nous ne pouvons presque plus rien distinguer des sentiments que nous y éprouvions, fondre à toute vitesse sur nous, nous aveuglant de leur clarté, comme s'ils avaient été des avions géants au lieu des pâles étoiles que nous croyions, nous faire revoir tout ce qu'ils avaient contenu pour nous, nous donnant l'émotion, le choc, la clarté de leur voisinage immédiat, qui ont repris, une fois qu'on est réveillé, la distance qu'ils avaient miraculeusement franchie jusqu'à nous faire croire, à tort d'ailleurs, qu'ils étaient un des modes pour retrouver le Temps perdu » (TR, III, 912) (10).
            Si maintenant nous passons du monde évoqué par le roman, dans lequel nous pouvons nous déplacer diversement, en imagination par les illusions de la perspective ou du rêve, et en réalité par le cheval, l’automobile ou l’avion, au roman lui-même, c'est-à-dire à la structure de l’œuvre d’art en général, on trouvera sans peine, dans la métaphore proustienne, une sorte d’équivalent rhétorique de ce télescopage des instants et des lieux par lequel s’accomplit le transfert des coordonnées horizontales de la temporalité dans les coordonnées verticales de l’éternité. La permanence du phénomène, qui s’observe également dans le monde comme dans l’art, ne doit pas étonner, puisque nous avons vu qu’il n’y a pas d’aviateur plus rapide, ni de rêveur plus expert dans l’art d’accélérer ou au contraire de ralentir l’écoulement du temps, que l’écrivain lui-même : lui seul peut faire durer sur plusieurs pages, par exemple, le regard d’une toute jeune fille aperçue par-delà une haie d’aubépines, et inversement liquider en quelques lignes, les années passés dans une maison de repos, après la mort d’Albertine, jusqu’au milieu de la guerre, en 1916, date de son retour à Paris (11). Il faut donc qu’il y ait une analogie de forme entre l’écriture proustienne et le télescopage des temps et des espaces qui est au fondement de sa poétique. Cette analogie, nous la trouverons dans ce que Proust nomme « métaphore », qu’il faut comprendre ici en un sens littéral, non comme le déplacement de telle ou telle propriété d’une chose à une autre chose (« le sourire de la mer »), mais plus radicalement comme le déplacement qui, d’une chose en fait une autre, et qui fait ainsi l’effet d’une métamorphose plus encore que d’une métaphore. C’est à l’art qu'il appartient de provoquer cette coïncidence féconde des opposés, non par l’analogie ou le simple rapprochement, mais par l’identification de deux objets distincts, engendrant par cette substitution un phénomène d’étrangeté en tous points comparable à ces illusions de perspective qui nous présentent le lointain comme proche (les clochers de Martinville), ou bien encore à ces illuminations de la réminiscence qui nous présentent le passé comme présent (le goût de la madeleine). Comprise en ce sens, la métaphore n’est pas chez Proust une simple figure de rhétorique, elle est la vérité de l’art qui peut seul réussir à enclore dans la belle totalité de l’œuvre – ce qu’il nomme « l’anneau d’un beau style » – des objets, ou des événements, dispersés dans le temps ou dissociés dans l’espace. Au monde  physique de la nature objective, qui enchaîne les événements par la loi de causalité, répond ainsi le monde virtuel, mais pourtant plus véritable, puisque seul en mesure de réfléchir l’intensité de nos désirs, de l’œuvre d’art, qui relie les idées et les images non selon l’ordre causal de l’enchaînement temporel, mais selon la suggestion métaphorique qui permet de les interpoler par-dessus le temps comme par-dessus l’espace : « … la vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l'art à celui qu'est le rapport unique, de la loi causale, dans le monde de la science et les enfermera dans les anneaux nécessaires d'un beau style, ou même, ainsi que la vie, quand en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence en les réunissant l'une et l'autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore, et les enchaînera par le lien indescriptible d'une alliance de mots » (TR).
            Il se trouve pourtant que, dans l’architecture romanesque de La Recherche, le vrai poète de la métaphore n’est pas un écrivain, mais un peintre. Ce n’est pas sans raison, dans la mesure où nous sommes d’abord sensibles aux juxtapositions qui surviennent dans l’espace avant de nous mettre à l’écoute des échos qui résonnent dans le temps. Cela vient de ce que nous nous projetons d'abord dans l’extériorité par la sensation, avant de nous convertir dans l’intériorité par la mémoire, dans cette grotte teinte de mille feux où palpitent les lueurs sidérales et les soleils marins de nos « vies antérieures ». La première « œuvre » de l’écrivain ne répond-elle pas au motif d’une métaphore spatiale, un télescopage de la perspective, transportant et déplaçant le clocher de Vieuxvicq, éloigné de plusieurs kilomètres, entre les deux clochers de Martinville, pourtant tout proches ? La perspective n’est-elle pas, depuis la Renaissance, la scénographie du tableau ? Aussi est-il bien naturel que ce soit un peintre qui initie le narrateur à la poésie des métaphores. La visite de l’atelier d’Elstir, dans les Jeunes Filles en fleurs, est l’occasion d’un véritable exposé de la poétique proustienne, un traité du style métaphorique transposé sur le plan de la représentation, dans l’espace du tableau. Elstir lui-même (12) incarne dans le texte de Proust la première figure de l’artiste accompli, donc la préfigure du narrateur lui-même enfin devenu écrivain. De même que le narrateur mène une vie mondaine qui le divertit de sa vocation d’écrivain (bien que cette futilité dispersée lui permette de faire provision d’instantanés esthétiques qui serviront plus tard de matériaux pour la confection du grand œuvre), de même Elstir est d’abord un mondain assez médiocre du clan Verdurin, qui se fait alors surtout connaître par des canulars de plus ou moins bon goût, dans l’esprit des étudiants des Beaux-arts, sous le nom de « Monsieur Biche » (13) (Un amour de Swann), avant de devenir la figure de l’artiste le plus authentique dans les Jeunes Filles en fleurs. Le narrateur ne sait pas plus reconnaître le grand peintre qu’est devenu Elstir dans la figure bouffonne de « Monsieur Biche », qu’il ne sait deviner en lui-même, jeune mondain qui parade sur la plage à la mode de Balbec, l’écrivain austère et reclus, prisonnier de la nuit et de sa leçon de ténèbre, qu’il est destiné à devenir, « … moi l’étrange humain qui, en attendant que la mort le délivre, vis les volets clos, ne sais rien du monde, reste immobile comme un hibou et, comme celui-ci, ne vois un peu clair que dans les ténèbres » (TR) : « Serait-il possible, se demande intérieurement le jeune homme de Balbec, que cet homme de génie, ce sage, ce solitaire, ce philosophe à la conversation magnifique et qui dominait toutes choses, fût le peintre ridicule et pervers adopté jadis par les Verdurin ? » (JF, 863) ; question à laquelle le sage, le solitaire, le philosophe Elstir répond : « Il n’y a pas d’homme si sage qu’il soit, me dit-il, qui n’ait à telle époque de sa jeunesse prononcé des paroles, ou même mené une vie, dont le souvenir lui soit désagréable et qu’il souhaiterait être aboli […] On ne reçoit pas la sagesse, il faut la découvrir soi-même après un trajet que personne ne peut faire avec nous, ne peut nous épargner, car elle est un point de vue sur les choses » (JF, I, 864). Ce qui suffit à définir tout le roman de Proust comme un roman d’apprentissage, l’histoire d’une sagesse, celle de l’écriture, que le narrateur, passant par des moments successifs à la façon de l’Esprit en sa phénoménologie selon Hegel, doit apprendre à découvrir par lui-même. En ce sens, l’atelier d’Elstir, le laboratoire où s’accomplit l’alchimie de son art, constitue une sorte d’enclos, de cénacle consacré à l’art dans le monde adolescent, fasciné par les leurres du désir (mais ces leurres sont pour le narrateur l’occasion de réfléchir, en les projetant sur l’objet, la vérité la plus intime du sujet lui-même), de la vie mondaine et amoureuse de Balbec-plage. A l’inverse du Grand Hôtel dont l’architecture de grand luxe et la décoration de bon goût abritent des esprits d’une grande médiocrité, l’atelier d’Elstir, et ses merveilles, se cache dans la plus laide villa des environs : « … la villa d’Elstir était peut-être la plus somptueusement laide, louée malgré cela par lui, parce que de toutes celles qui existaient à Balbec, c’était la seule qui pouvait lui offrir un vaste atelier » (JF, I, 834). Pourtant, une fois qu’on est entré à l’intérieur de cette boîte optique, on découvre une grotte plutôt sombre en laquelle est piégée la lumière, comme réfléchie et captive par un jeu de miroirs : « … l’atmosphère de la plus grande partie de l’atelier était sombre, transparente et compacte dans sa masse, mais humide et brillante aux cassures où la sertissait la lumière, comme un bloc de cristal de roche dont une face déjà taillée et polie, çà et là, luit comme un miroir et s’irise » (JF, I, 834-35), ce qui n’est pas sans évoquer les « grottes basaltiques » chères à Baudelaire. Dissimulé dans une boîte d’apparence banale, l’atelier du peintre est donc comme un grand prisme cristallin sur lequel l’artiste-magicien effectue ses expérimentations sur la lumière. Le narrateur s’y rend à contrecœur, sur l’injonction de la grand-mère qui regrette que son petit-fils perde son temps à flirter sur la plage, alors qu’il pourrait enrichir son esprit en compagnie d’un grand artiste, tant elle est persuadée que le monde de la vie insouciante et le monde de l’art sont radicalement étrangers l’un à l’autre. Elle se trompe : c’est par Elstir que le narrateur fera connaissance avec la petite bande, et avec Albertine (c’est d’Elstir encore qu’il apprend qu’elle se nomme Albertine Simonet, avec un n), la « sporade » la plus séduisante de « la bande zoophytique des jeunes filles » (JF, I, 855). C’est sans doute que la vie des sensations aléatoires, qu’il est peut-être bien futile de croire futile, n’est nullement étrangère à l’art mais lui fournit au contraire les rencontres dont il se nourrit. La grand mère imagine qu’il ne faut fréquenter que des artistes pour devenir artiste soi-même, alors que les artistes eux-mêmes sont plus attentifs aux signes sensibles qui leur montrent la voie qu’aux célébrités de l’art encensées par la critique.
            On se demandera peut-être d’où la grand-mère a eu connaissance d’Elstir, « un artiste qu’elle savait des plus grands » (I, 833), et pour quelle raison elle a une si grande idée de son art (sans doute par la marquise de Villeparisis, elle-même peintre, et qui a pu voir des tableaux d’Elstir chez sa cousine Oriane). On s’en étonnera moins en se souvenant que « Mme de Sévigné [dont la grand mère est une fervente admiratrice] est une grande artiste de la même famille qu’un peintre que j’allais rencontrer à Balbec et qui eut une influence si profonde sur ma vision des choses, Elstir » (JF, I, 653). Le rapprochement est incongru – mais il est vrai que Bathilde voit en toute beauté la marque de sa chère Mme de Sévigné – et il se révèle plus incongru encore lorsque, pour en rendre raison, le narrateur invoque une troisième figure, censée expliquer le lien entre les deux premières : Dostoïevski ! « Il est arrivé – dit le narrateur, en veine de théorie littéraire, à Albertine attentive – que Mme de Sévigné, comme Elstir, comme Dostoïevski, au lieu de présenter les choses dans l’ordre logique, c'est-à-dire en commençant par la cause, nous montre d’abord l’effet, l’illusion qui nous frappe » (P, III, 378). Insolite rapprochement déjà esquissé dans les Jeunes filles en fleurs, qui ne nous apprendra sans doute pas grand-chose sur Dostoïevski lui-même, assez peu sur l’art de Mme de Sévigné, mais peut-être beaucoup sur celui d’Elstir : « Je me rendis compte à Balbec que c’est de la même façon que lui [Elstir] qu’elle [Mme de Sévigné] nous présente les choses, dans l’ordre de nos perceptions, au lieu de les expliquer d’abord par leur cause. Mais déjà cet après-midi-là, dans ce wagon, en relisant la lettre où apparaît le clair de lune : ‟Je ne pus résister à la tentation, je mets toutes mes coiffes et casaques qui n’étaient pas nécessaires, je vais dans ce mail dont l’air est bon comme celui de ma chambre ; je trouve mille coquecigrues, des moines blancs et noirs, plusieurs religieuses grises et blanches, du linge jeté par-ci par-là, des hommes ensevelis tout droits contre des arbres, etc.”, je fus ravi par ce que j’eusse appelé plus tard (ne peint-elle pas les paysages de la même façon que lui les caractères ?) le côté Dostoïevski des Lettres de Madame de Sévigné » (JF, I, 653-54). C’est ainsi que le côté « Sévigné » ou « Dostoïevski » d’Elstir lui vient d’une sorte de poétique hallucinatoire qui fait subir aux phénomènes une opération de métamorphose qui transfigure le banal en fantastique en jouant sur des illusions d’optique. Et c’est en effet quelque chose comme une métamorphose, qui est l’équivalent pour le peintre de ce qu’est la métaphore pour le poète, que l’art d’Elstir fait subir aux lois de la perspective, en jouant sur des mirages qui inversent les distances et intervertissent les lieux : « … le charme de chacune [il s’agit des Marines d’Elstir] consistait en une sorte de métamorphose des choses représentées, analogue à celle qu’en poésie on nomme métaphore, et que, si Dieu le Père avait créé les choses en les nommant, c’est en leur ôtant leur nom, ou en leur donnant un autre, qu’Elstir les recréait. Les noms qui désignent les choses répondent toujours à une notion de l’intelligence, étrangère à nos impressions véritables, et qui nous force à éliminer d’elles tout ce qui ne se rapporte pas à cette notion » (JF, I, 835).
            On reconnaît là la théorie de Bergson, spécialement développée dans Le Rire (1899), selon laquelle l’artiste seul sait contempler le monde en soulevant le voile du langage, dont la nécessité ne provient pas de la nature du phénomène lui-même, mais au contraire du besoin de notre intelligence de figer les formes et de stabiliser l’espace de telle façon que nous puissions nous en rendre maîtres pratiquement, par le maniement des objets utilitaires. Fonder le poétique sur la figure de la métaphore, comme semble le faire ici Proust, n’a rien de bien original, et Aristote déjà consacrait dans sa Poétique un long paragraphe à la métaphore : « La métaphore est le transport (epiphora) à une chose d’un nom qui en désigne une autre […] d’après le rapport d’analogie (kata to analogon) » (57 b 7-9). Le charme poétique de la métaphore lui vient, pense-t-on, de sa puissance évocatrice, déjouant l’habitude en suggérant des ressem-blances : « le sourire de l’aube ou « l’automne de la vie »… Il semble à première lecture que Proust s’en tienne à cette platitude dans son analyse de l’art d’Elstir puisque l’attrait exercé par ses marines vient principalement de ce qu’il représente la terre sous l’aspect de la mer et la mer sous l’aspect de la terre. C’est ainsi qu’un poète peut évoquer de façon imagée la houle des blés ou bien au contraire la plaine écumeuse de l’océan… « Une de ses métaphores les plus fréquentes dans les Marines qu’il avait près de lui en ce moment était justement celle qui, comparant la terre à la mer, supprimait entre elles toute démarcation » (JF, I, 835-36). Soit. Toutefois, qu’y a-t-il de si fascinant dans ce jeu de transposition qui peut aisément devenir un procédé ? On se souviendra peut-être de l’étrange paysage marin que, lors de son premier séjour à Balbec, le narrateur découvre non seulement par la fenêtre de sa chambre, mais encore dans sa chambre même, « la mer nue » venant se réfléchir « dans toutes les vitrines des bibliothèques, comme dans les hublots d’une cabine de navire » (I, 672). Il donne lieu à un véritable poème en prose qui joue, comme les tableaux d’Elstir,  sur l’analogie de la terre et de la mer, ou plutôt de l’ondoiement des vagues et de l’ondulation des collines, ou même des cimes neigeuses, blanches comme l’écume, dominant un panorama alpestre : « … je retournais près de la fenêtre jeter encore un regard sur ce vaste cirque éblouissant et montagneux et sur les sommets neigeux de ces vagues en pierre d’émeraude çà et là polie et translucide […] … ces collines de la mer […] j’apercevais à une grande distance leurs premières ondulations, dans un lointain transparent, vaporeux et bleuâtres comme ces glaciers qu’on voit au fond des primitifs toscans […] … ces flots d’un vert aussi tendre que celui que conserve aux prairies alpestres (dans les montagnes où le soleil s’étale çà et là comme un géant qui en descendrait gaîment, par bonds inégaux, les pentes) moins l’humidité du sol que la liquide mobilité de la lumière » (I, 672-673). S’il faut poser une polarité dans l’imaginaire proustien, on dira qu’elle tend davantage à fluidifier le solide, donc à métaphoriser la terre en mer, qu’à solidifier le fluide, donc à métaphoriser la mer en terre (bien que le sens apparent du texte corresponde à cette seconde interprétation). La mer devient alors la métaphore du Temps, une matrice d’émeraude en perpétuelle métamorphose, comme la queue d’un paon, qui réfléchit les  teintes de l’heure et les nuances du jour, le prisme multicolore au sein duquel naît et se profile la silhouette d’Albertine. Sur cette poétique de la métaphore, Jean-Pierre Richard (Proust et le monde sensible) a écrit des pages merveilleuses et auxquelles il faut toujours revenir. Dans le même ordre d’idées, on rappellera que la métaphore de la mer et de la terre poétise encore la vaste plaine du côté de Méséglise, à laquelle on accède en montant le raidillon de Tansonville : « … rares encore [il s’agit des fleurs de coquelicots et de bluets], espacées comme les maisons isolées qui annoncent déjà l’approche d’un village, ils m’annonçaient l’immense étendue où déferlent les blés, où moutonnent les nuages, et la vue d’un seul coquelicot hissant au bout de son cordage et faisant cingler au vent sa flamme rouge, au-dessus de sa bouée graisseuse et noire, me faisait battre le cœur, comme au voyageur qui aperçoit sur une terre basse une première barque échouée que répare un calfat, et s’écrie, avant de l’avoir encore vue : ‟La Mer” ! » (S, I, 138-39). Et un peu plus loin, décrivant les alentours de Roussainville assombris par le mauvais temps : « Çà et là au loin dans la campagne que l’obscurité et l’humidité faisaient ressembler à la mer, des maisons isolées, accrochées au flanc d’une colline plongée dans la nuit et dans l’eau, brillaient comme des petits bateaux qui ont repliés leurs voiles et sont immobiles au large pour toute la nuit » (S, I, 152).
            L’immensité marine de la plaine de Méséglise évoque l’espace venteux et menaçant de la solitude et de l’errance. Rien de tel dans la peinture d’Elstir, dont les marines radieuses réverbèrent inversement « un poudroiement de soleil et de vagues » (I, 836), baignant dans une lumière d’émeraude et de cristal qui dématérialise barques et maisons et transforme le paysage dans « la ceinture d’un arc-en-ciel versicolore » (I, 836) (14). Il convient ici encore de ne pas trop charger de psychologie, et moins encore de mythologie, la métaphore proustienne, ni de trop céder à la poétique de l’hybride, exercice de style, virtuose sans doute, mais peut-être aussi un peu facile, et de prêter attention à la forme plus qu’au fond, au jeu de perspective plutôt qu’au symbolisme du sens. Proust lui-même souligne combien l’art d’Elstir, nullement bavard puisque « c’est en leur ôtant leur nom, ou en leur donnant un autre » que le peintre « recrée » les choses, se fonde sur des enjambements et des éclipses de la perspective plutôt que sur des effets rhétoriques : « … la mer était si calme que les reflets avaient presque plus de solidité et de réalité que les coques vaporisées par un effet de soleil et que la perspective faisait s’enjamber les unes sur les autres » (I, 837) ; « Un fleuve qui passe sous les ponts d’une ville était pris d’un point de vue tel qu’il apparaissait complètement disloqué […] … sur la falaise ou dans la montagne, le chemin,  cette partie à demi humaine de la nature, subissait, comme le fleuve ou l’océan, les éclipses de la perspective » (I, 840) (15). Par ce phénomène de renversement de l’espace qui met au premier plan la mer lointaine et repousse dans les lointains la terre pourtant proche du spectateur, Elstir subvertit les coordonnées de l’étendue et provoque un effet de vertige, c'est-à-dire de perte de repères. C’est la raison pour laquelle Proust insiste sur le rôle des clochers (terre) ou des mâts (mer), qui permettent à l’œil de s’orienter dans l’espace, et qui, intervertissant ici leurs rôles, brouillent tout repérage : « … les toits étaient dépassés (comme ils l’eussent été par des cheminées ou par des clochers) par des mâts, lesquels avaient l’air de faire des vaisseaux auxquels ils appartenaient, quelque chose de citadin, de construit sur terre… » (I, 836), déplacement qui métamorphose encore un navire en voiture : « …on pensait à quelque chaussée de pierres ou à un champ de neige, sur lequel on était effrayé de voir un navire s’élever en pente raide et à sec comme une voiture qui s’ébroue en sortant du gué… » (I, 838). Il n’est peut-être pas nécessaire d’invoquer ici une sorte de sublimation poétique de la terre pesante en liquide scintillant : il suffit de fonder, comme le fait Proust lui-même, le charme métaphorique dans l’interversion des sites, signe que l’ordonnance des lieux dans l’espace comme la suite des instants dans le temps n’est pas absolument irréversible, comme le croit l’habitude qui se résigne à la mort, mais est susceptible au contraire de renversements et de métamorphoses qui transportent magiquement, par la force de l’art, le lointain dans le proche et le passé dans le présent. La métaphore proustienne est toujours l’effet d’un rare télescopage des espaces et des temps, et par cette rare coïncidence, s’affranchit de l’espace mesurable comme du temps successif, dans la totalité romanesque comme dans l’éternité de la réminiscence : « Je crois que la métaphore seule peut donner une sorte d’éternité au style » (« A propos du style de Flaubert », in Contre Sainte-Beuve, Pléiade, 1971, p. 586). En soulignant, comme il le fait à propos des tableaux d’Elstir, les « enjambements », ou les « éclipses » de la « perspective », l’auteur met l’accent, plus que sur la métaphore marine, sur les « illusions optiques », les mirages de la perspective qui n’apparaissent que sous des angles de vue particulièrement insolites, qui bousculent nos habitudes (16). C’est ainsi, précise-t-il, que des effets produits par « ce qu’on appelle ‟d’admirables” photographies de paysages et de villes » ont exercé nos regards à « quelque image singulière d’une chose connue, image différente de celles que nous avons l’habitude de voir, singulière et pourtant vraie et qui à cause de cela est pour nous doublement saisissante parce qu’elle nous étonne, nous fait sortir de nos habitudes, et tout à la fois nous fait rentrer en nous-même en nous rappelant une impression. Par exemple celle de ces photographies ‟magnifiques”, illustrera une loi de la perspective, nous montrera telle cathédrale que nous avons l’habitude de voir au milieu de la ville, prise au contraire d’un point choisi d’où elle aura l’air trente fois plus haute que les maisons et faisant éperon au bord du fleuve d’où elle est en réalité distante. Or, l’effort d’Elstir de ne pas exposer les choses telles qu’il savait qu’elles étaient mais selon ces illusions optiques dont notre vision première est faite, l’avait précisément amené à mettre en lumière certaines de ces lois de perspective, plus frappantes alors, car l’art était le premier à les dévoiler » (I, 838). Proust fait sans doute allusion ici à l’effet de zoom qui, en rapprochant le lointain, provoque une sorte de trouble perspectif et perceptif, et donne l’illusion d’un court-circuit des distances.
            Dans Le Côté de Guermantes, la même image reviendra, mais assez curieusement pour décrire l’effet produit par le baiser : de même que les différentes perspectives dont le personnage d’Albertine est la synthèse précaire et l’amalgame incertain se trouvent brusquement réduites à une unique sensation, celle de la plus grande proximité, à l’instant où les lèvres atteignent leur but (« tout d’un coup, mes yeux cessèrent de voir, à son tour mon nez s’écrasant ne perçut plus aucune odeur, et sans connaître pour cela davantage le goût du rose désiré, j’appris à ces détestables signes, qu’enfin j’étais en train d’embrasser la joue d’Albertine », II, 365), de même certaines photographies écrasent les distances et provoquent des mirages par le télescopage du lointain avec le proche et du proche avec le lointain : « Les dernières applications de la photographie – qui couchent aux pieds d’une cathédrale toutes les maisons qui nous parurent si souvent, de près, presque aussi hautes que les tours, font successivement manœuvrer  comme un régiment, par files, en ordre dispersé, en masses serrées, les mêmes monuments, rapprochent l’une contre l’autre les deux colonnes de la Piazzetta tout à l’heure si distantes, éloignent la proche Salute et dans un fond pâle et dégradé réussissent à faire tenir un horizon immense sous l’arche d’un pont, dans l’embrasure d’une fenêtre, entre les feuilles d’un arbre situé au premier plan et d’un ton plus vigoureux, donnent successivement pour cadre à une même église les arcades de toutes les autres – je ne vois que cela qui puisse, autant que le baiser, faire surgir de ce que nous croyons une chose à aspect défini, les cent autres choses qu’elle est tout aussi bien, puisque chacune est relative à une perspective non moins légitime » (G, II, 364-65). La comparaison est insolite, et l’ironie de Proust (« ces détestables signes ») vérifie une fois de plus le principe jamais transgressé qui veut que la réalité déçoive invariablement la rêverie du désir. Pourtant, il est permis de deviner ici, entre la fulgurance du désir (« détestable » peut-être, mais certainement pas indifférente) et la transposition du successif dans le simultané, par la grâce d’une « éclipse de perspective », une profonde analogie : ces intersections insolites, en bouleversant les coordonnées habituelles de l’espace et du temps, nous donnent l’illusion de goûter une sensation qu’on ne peut localiser ni ici ni là-bas, ni maintenant ni hier, ni dans le plus lointain passé, et nous transportent par conséquent en dehors du temps, dans l’éternité : « Au vrai, l'être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu'elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu'elle avait d'extra-temporel, un être qui n'apparaissait que quand par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il put vivre, jouir de l'essence des choses, c'est-à-dire en dehors du temps. Cela expliquait que mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j'avais reconnu, inconsciemment, le goût de la petite madeleine puisqu'à ce moment-là l'être que j'avais été était un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des vicissitudes de l'avenir » (TR, III, 871). Certes, ces lignes ne se rapportent nullement au premier baiser donné à Albertine, mais à la sensation des pavés mal équarris dans la cour des Guermantes, à celle de la serviette empesée contre les lèvres, au goût de la madeleine (mais ces deux dernières sensations sont-elles si étrangère à la saveur du baiser ?), au tintement d’une cuillère qui vient cogner une assiette… Elles apportent un bonheur, un véritable ravissement qui semblent au premier abord sans commune mesure avec l’expérience décevante du baiser. Pourtant, outre que le goût du baiser est comme corrompu par l’angoisse diffuse qui l’a tant différé, il reste analogue par la structure de son développement – plus essentielle que l’interprétation psychologique toujours dépendante de la circonstance, et donc nécessairement accidentelle – au télescopage des perspectives mis en scène par les modernes photographies de paysages comme par les tableaux d’Elstir. Et si les métaphores d’Elstir ont un charme poétique dont semble dépourvu, du moins en apparence, le baiser donné à Albertine, n’est-ce pas précisément parce qu’elles sont des métaphores de l’art, c'est-à-dire recréées par l’art et non simplement subies dans le choc d’une rencontre qui prend le narrateur, si frileusement engoncé dans ses habitudes, à l’improviste ? Quant aux sensations éprouvées dans l’Hôtel des Guermantes, elles n’ont de valeur, elles aussi, que parce qu’elles font signe vers la vocation d’écrivain du narrateur, et qu’elles indiquent enfin la voie à suivre pour parvenir au grand œuvre, depuis toujours poursuivi. La suppression télescopique des distances temporelles et spatiales est source d’angoisse quand elle est imposée par la circonstance aléatoire, avec une nécessaire brutalité qui entraîne une perte des repères et un vertige de l’orientation ; mais ce même court-circuit est encore source d'une joie infinie, et découverte de la « vraie vie » (« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature », TR, III, 895) quand il est recréé par l’architecture maîtrisée et concertée de l’art. Dans le premier cas, les multiples significations tissées par le travail de l’imagination s’appauvrissent avec la diminution de la distance, et finissent par se dissiper pour laisser la place au pur enregistrement du fait ; dans le second cas au contraire, la sensation est à l’origine d’un déploiement sans fin – tout le village de Combray dans une tasse de thé – qui ouvre l’espace de l’écriture. Le baiser à Albertine est une réduction : un grand nombre de perspectives se résolvent dans l’unité. Inversement, la métaphore proustienne est une expansion : une unique sensation fait éclore une infinité d’images, à la façon des fleurs de papier séché qui se déplient et se dilatent une fois plongées dans l’eau du thé, dans l’eau du Temps.

 


NOTES

1- Dans le passage qui décrit la visite du baptistère, et la contemplation de la mosaïque du Baptême du Christ, une phrase d’une longueur inhabituelle, indique (il est vrai non par une affirmation, mais par une double négation : « il ne m’est pas indifférent »), non sans solennité, l’importance que prend la présence silencieuse de la mère aux côtés du narrateur abandonné d’Albertine : « Une heure est venue pour moi où, quand je me rappelle le baptistère, devant les flots du Jourdain où saint Jean immerge le Christ, tandis que la gondole nous attendait devant la Piazzetta, il ne m’est pas indifférent que dans cette fraîche pénombre, à côté de moi, il y eût une femme drapée dans son deuil avec la ferveur respectueuse et enthousiaste de la femme âgée qu’on voit à Venise dans la Sainte Ursule de Carpaccio, et que cette femme aux joues rouges, aux yeux tristes, dans ses voiles noirs, et que rien ne pourra plus jamais faire sortir pour moi de ce sanctuaire doucement éclairé de Saint-Marc où je suis sûr de la retrouver parce qu’elle y a sa place réservée et immuable comme une mosaïque, ce soit ma mère » (AD, III, 646). La femme âgée en question se trouve à gauche du panneau représentant L’arrivée des Ambassadeurs : tandis que le roi songe à la réponse qu’il va donner aux ambassadeurs (qui lui demandent la main d’Ursule pour un prince anglais), au pied de l’escalier, assise sur l’avant-dernière marche, médite gravement une vieille nourrice, la canne à la main.

2- « A cette époque j'avais l'amour du théâtre, amour platonique, car mes parents ne m'avaient encore jamais permis d'y aller, et je me représentais d'une façon si peu exacte les plaisirs qu'on y goûtait que je n'étais pas éloigné de croire que chaque spectateur regardait comme dans un stéréoscope un décor qui n'était que pour lui, quoique semblable au millier d'autres que regardait, chacun pour soi, le reste des spectateurs » (S, I, 73)

3- « Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes »

4- « Et si le lieu actuel n'avait pas été aussitôt vainqueur, je crois que j'aurais perdu connaissance ; car ces résurrections du passé, dans la seconde qu'elles durent, sont si totales qu'elles n'obligent pas seulement nos yeux à cesser de voir la chambre qui est près d'eux, pour regarder la voie bordée d'arbres ou la marée montante. Elles forcent nos narines à respirer l'air de lieux pourtant si lointains, notre volonté à choisir entre les divers projets qu'ils nous proposent, notre personne toute entière à se croire entourée par eux, ou du moins à trébucher entre eux et les lieux présents dans l'étourdissement d'une incertitude pareille à celle qu'on éprouve parfois devant une vision ineffable, au moment de s'endormir » (TR).

5- « L’air à ce point si élevé devenait d’une vivacité et d’une pureté qui m’enivrait. J’aimais les Verdurin ; qu’ils nous eussent envoyé une voiture me semblait d’une bonté attendrissante. J’aurais voulu embrasser la princesse. Je lui dis que je n’avais jamais rien vu d’aussi beau […] Je sais qu’elle avoua plus tard à Cottard qu’elle me trouvait bien enthousiaste ; il lui répondit que j’étais trop émotif et que j’aurais eu besoin de calmants et de faire du tricot » (SG, II, 897-98). A mettre en relation avec la joie de l’adolescent qui vient de pondre son premier « morceau », sur les clochers de Martinville : « Je me trouvais si heureux, je sentais qu’elle [« cette page »] m’avait si parfaitement débarrassé de ces clochers et de ce qu’ils cachaient derrière eux, que comme si j’avais été moi-même une poule et si je venais de pondre un œuf, je me mis à chanter à tue-tête » (S, I, 182).

6- N’est-ce pas là le véritable sens des coups de marteau (« l’illusion du bruit d’un marteau d’un employé qui avait arrangé quelque chose à une roue du train », III, 868) entendus par le voyageur lors d’un « arrêt du train en pleine campagne » (TR, III, 855) ? Dans le répit du mouvement, dans le silence du  repos retrouvé, le bruit d’une forge, telle celle de Mime où le jeune Siegfried martèle ses armes, la forge de la vie, de la liberté, de la création, se fait entendre, nous signalant discrètement comment il convient de vivre et quelle route il faut prendre. Les coups de marteau sonnent contre la grande roue de fer à l’arrêt comme autrefois sonnaient les heures au clocher de Combray, distillant l’éternité dans la paix de la lecture. En cet écho sonore résonne pour le Narrateur l’appel encore indistinct d’une vocation.

7- En vérité, le rêve est tout aussi bien un accélérateur qu’un ralentisseur de la temporalité. Comme les inscriptions des abbés de Combray déformées sur le pavement de la nef de Saint-Hilaire, de même les coordonnées de l’espace-temps subissent, une fois transposées dans le monde des rêves, de fantastiques anamorphoses : « Le temps qui s’écoule pour le dormeur, durant ces sommeils-là, est absolument différent du temps dans lequel s’accomplit la vie de l’homme réveillé. Tantôt son cours est beaucoup plus rapide, un quart d’heure semble une journée; quelquefois beaucoup plus long, on croit n’avoir fait qu’un léger somme, on a dormi tout le jour » (SG, III, 981).

8- C’est ainsi que tante Léonie rêve que son « pauvre Octave » ressuscite, et qu’il la contraint à faire une promenade quotidienne (S, I, 109) ; et le narrateur voit en rêve Albertine (« une partie de son menton était tombée en miettes, comme un marbre rongé », AD, III, 539) et sa grand-mère (« qu’elle existait encore, mais d’une vie diminuée, aussi pâle que celle du souvenir », SG, II, 760) ressuscitées. C’est ce que Proust nomme « les ‟reprises”, les ‟da capo” du rêve qui tournent d’un seul coup plusieurs pages de la mémoire » (AD, III, 538).

9- Proust lui-même, pour dire la conversion qui s’accomplit au réveil, recourt à l’image de l’atterrissage : « L’attelage du sommeil, semblable à celui du soleil, va d’un pas si égal, dans une atmosphère où ne peut plus l’arrêter aucune résistance, qu’il faut quelque petit caillou aérolithique étranger à nous (dardé de l’azur par quel Inconnu) pour atteindre le sommeil régulier (qui sans cela n’aurait aucune raison de s’arrêter et durerait d’un mouvement pareil jusque dans les siècles des siècles) et le faire, d’une brusque courbe, revenir vers le réel, brûler les étapes, traverser les régions voisines de la vie – où bientôt le dormeur entendra, de celle-ci, les rumeurs presque vagues encore, mais déjà perceptibles, bien que déformées – et atterrir brusquement au réveil […] Et peut-être est-ce plus beau encore quand l’atterrissage du réveil se fait brutalement… » (SG, III, 981).

10- « A tort », parce que le rêve subit une accélération qu’il ne maîtrise pas. Seule l’écriture, qui est un rêve maîtrisé, est un « mode pour retrouver le temps perdu ».

11- « … les longues années où d’ailleurs j’avais tout à fait renoncé au projet d’écrire et que je passais à me soigner, loin de Paris, dans une maison de santé, jusqu’à ce que celle-ci ne pût plus trouver de personnel médical, au commencement de 1916. Je rentrais alors dans un Paris bien différent… » (TP, III, 723).

12- Le nom d’Elstir, soutient-on parfois, serait une anagramme de Whistler. L’anagramme, pourtant, semble bien approximative ! En revanche, il n’est pas indifférent de savoir que Camille Mauclair, dans le roman qu’il publie en 1898, Le Soleil des morts, évoque la figure de Mallarmé sous le nom de Calixte Armel et baptise Niels Elstiern le personnage qui, dans cette sorte de traité poétique romancé, incarne le peintre : « … Elstiern, le grand peintre norvégien, l’harmoniste délicieux et sévère des marnes et des portraits, qui étonnait les Salons depuis dix ans par une série d’effigies dignes de Reynolds, le monde par une existence fantasque et princière de grand seigneur en voyage. On ne savait d’où venait, dans la cohue vernie et blessante par l’aspect neuf des toiles annuelles, ces cadres semblant recéler, derrière les glaces, des images de musée, dorées et ombreuses, si impalpables malgré leur solidité inattaquable qu’on les eût crues peintes sur un miroir avec de l’éther. On n’avait jamais vu Elstiern travailler : on ne savait jamais où il était, et il surgissait toujours, omniprésent et invisible, paraissant tirer ses œuvres comme sa personne de quelque retraite inconnue. Son art et lui-même étaient bien d’un magicien, impression que ne démentait pas son visage sardonique, sa petite taille élégante et mince, son esprit acerbe aux saillies redoutées, naissant en mots rares atténués par un bégaiement peut-être fictif mais sûrs en leur jet comme un stylet aux mains d’un jongleur » (Camille Mauclair, Le Soleil des morts, Slatkine Reprints, 1979, p. 18-19). Dans le roman à clefs de Mauclair, le personnage d'Elstiern est une transposition du peintre américain, ami de Mallarmé, James McNeill Whistler (voir Susan Youens, « Le Soleil des Morts : « A "Fin-de-siècle" Portrait Gallery », in 19th-Century Music, vol. 11, n° 1, été 1987, p. 49-50). Whistler est souvent cité dans La Recherche, et l'on apprend, par exemple, dans le pastiche du Journal des Goncourt qu'on lit au début du Temps retrouvé, que Gustave Verdurin est l'auteur d'un essai sur ce peintre « où vraiment le faire, le coloriage artiste de l'original Américain est souvent rendu avec une grande délicatesse ».

13- Ce surnom est mentionné pour la première fois dans Un Amour de Swann, Madame Verdurin passant commande à Elstir d’un portrait de Cottard : « Pensez bien, “monsieur” Biche, rappela-t-elle au peintre, à qui c’était une plaisanterie consacrée de dire monsieur, à rendre le joli regard, le petit côté fin, amusant, de l’œil » (S, I, 203), recommandation d’autant plus comique que Cottard est le type même de l’imbécile (bien que son regard de clinicien soit, il est vrai, doué d'une puissance d'observation peu commune). « Biche », fait penser aux noms affectueux et aguichants, mais aussi parfois bien énigmatiques, que se donnent généreusement Proust et ses correspondants (il s’agit surtout de Reynaldo Hahn, par exemple la lettre du 21-2-1911), dans des lettres aux sous-entendus amoureux : « Binul », ou « Bunibul », « Bunscht » ou « Buncht », « Bunchibul », ou « Binchnibul », ou « Bininul », « Bunchtnigul », ou bien encore « Mosch », ou « le Poney » (pour ces deux derniers voir Proust, Correspondance, choix de Jérôme Picon, GF, 2007, lettre à R. Hahn du début juillet 1896, p. 62 note 2), qui sont noms de code signifiant « homosexuel » (Serge Gaubert, « Le jeu de l’Alphabet », in Recherche de Proust, Seuil, « Points », 1980, p. 77). On sait par ailleurs que « biche » désigne, dans l’argot de la fin du XIXème siècle, une femme entretenue.

14- La description des Marines d’Elstir fait irrésistiblement penser à Turner. Cette description évoque par exemple de façon assez précise La Plage de Calais à marée basse (1830) : « Des femmes, qui ramassaient des crevettes dans les rochers, avaient l’air, parce qu’elles étaient entourées d’eau et à cause de la dépression qui, après la barrière circulaire des roches, abaissait la plage (des deux côtés les plus rapprochés des terres) au niveau de la mer, d’être dans une grotte marine surplombée de barques et de vagues, ouverte et protégée au milieu des flots écartés miraculeusement » (JF, I, 837).

15- Cette élision de la distance par l'effet de la perspective est un phénomène esthétique sur lequel Proust aime à revenir, l'associant chaque fois au nom d'Elstir. C'est ainsi que, lors de la soirée de la Raspelière, propriété des Cambremer louée par les Verdurin pendant l'été 1900 (second séjour à Balbec), Brichot charme le Narrateur par l'étalage de son érudition étymologique : « Balbec est probablement une corruption de Dalbec, me dit-il [...] La rivière qui a donné son nom à Dalbec est d’ailleurs charmante. Vue d’une falaise (fels en allemand, vous avez même non loin d’ici, sur une hauteur, la jolie ville de Falaise), elle voisine les flèches de l’église, située en réalité à une grande distance, et a l’air de les refléter. – Je crois bien, dis-je, c’est un effet qu’Elstir aime beaucoup. J’en ai vu plusieurs esquisses chez lui » (III, 327 et 329).

16- Les illusions d’optique cultivées par l’art d’Elstir sont la transposition, dans l’espace, du trompe-l’œil qui fascine la mémoire involontaire, dans le temps : « Mais ce trompe-l’œil qui mettait près de moi un moment du passé incompatible avec le présent, ce trompe-l’œil ne durait pas » (TR, III, 873). Proust lui-même parle des « erreurs optiques » qui annulent des années, et font se télescoper des moments que le temps pourtant éloigne considérablement : « … il reste que si c’est le temps qui amène progressivement l’oubli, l’oubli n’est pas sans altérer profondément la notion du temps. Il y a des erreurs optiques dans le temps comme il y en a dans l’espace. La persistance en moi d’une velléité ancienne de travailler, de réparer le temps perdu, de changer de vie, ou plutôt de commencer à vivre, me donnait l’illusion que j’étais toujours jeune » (AD, III, 593).

 

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