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Mis en ligne le 29 octobre 2007



Boris de Schloezer
Introduction à Jean Sébastien Bach
Mars 2006
(fragment d’un cours intitulé « Philosophie et Musique »)

 

            L’Introduction à Jean Sébastien Bach, que publie en 1947 Boris de Schloezer (1881 – 1969), se présente, s'il faut en croire son titre, comme une analyse de l'oeuvre du cantor de Leipzig ; il développe en réalité une théorie générale du fait musical avec une précision et une originalité tout à fait exceptionnelles. L’ouvrage a été republié en poche, collection « Idées/Gallimard » en 1979, et c'est à la pagination de cette édition que je me réfère. Le livre de Schloezer (qui fut le beau-frère du pianiste et compositeur russe Alexandre Scriabine, auquel il a consacré un essai) a exercé une profonde influence sur l’évolution de la théorie musicale dans la seconde moitié du XXe siècle. Célèbre parmi les musiciens, il l’est peut-être moins parmi les philosophes. André Boucourechliev, auteur d’un remarquable Beethoven et compositeur entre autres œuvres de la série des cinq Archipels, écrivait : « Lorsque les musiciens de ma génération ouvrirent, au lendemain de la guerre, l'Introduction à Jean-Sébastien Bach, ils eurent l'impression que pour la première fois on leur parlait du phénomène musical tel qu'ils le concevaient et le vivaient eux-mêmes. Dans une démarche créatrice de tous temps, telle que la retraçait Schloezer, ils pouvaient enfin reconnaître la leur. Il leur semblait qu'il n'y avait pas eu jusque-là de discours sur la musique, sur le langage musical, sa nature et son fonctionnement, ni sur le musicien lui-même « en train de fonctionner ». La voix de Schloezer était absolument solitaire; c'est d'ailleurs au sein de ce désert de la réflexion, et de sa propre solitude, que Schloezer se découvrait contraint de poser des questions fondamentales avant de pouvoir parler d'une œuvre. Ce fut là aussi, on le sait, la raison de sa permanence (.../...) Mais la pensée de Schloezer ne restait pas pure réflexion, pur regard a posteriori sur le phénomène musical : elle se révélait d'emblée en prise directe avec la pratique musicale moderne. » Schloezer lui-même est conscient de la nouveauté de son entreprise. Une courte préface nous avertit en effet que l’auteur s’était d’abord proposé « d’étudier l’art et la personne de J.-S. Bach », mais qu’il s’est rapidement persuadé qu’un tel projet supposait une refondation préalable des thèmes fondamentaux de la théorie musicale. C’est pourquoi il ne craint pas de comparer sa démarche à celle de Descartes, et de présenter ainsi l’Introduction à J.-S. Bach comme un nouveau discours de la méthode en musique : « Après maintes tentatives infructueuses, m’inspirant audacieusement d’un illustre exemple, je me décidais à remettre en question tout ce que j’avais appris, à examiner à nouveau les idées acceptées jusqu’ici de confiance, bref, à essayer de repenser le fait musical pour mon propre compte, à mes risques et périls » (préface, 12). Aussi doit-on reconnaître de cet essai qu’il est authentiquement philosophique, et qu’il peut nous aider à mieux saisir la nature immatérielle et fuyante de l’objet musical.
            L’ouvrage de Schloezer est divisé en trois parties. La première, « L’idée concrète » se rapporte à l’auditeur, à l’attention et à l’intelligence de celui qui reçoit « l’offrande musicale ». Une idée peut être dite concrète quand elle se rapporte à un phénomène sensible, donc irréductiblement singulier, par opposition à une idée générale qui ne se réfère qu’au général. En vérité, le statut « d’idée concrète » est par lui-même problématique, tant, comme le remarquait Berkeley, seule la sensation est apte à saisir le singulier, l’idée n’exprimant nécessairement qu’une généralité. L’écoute de la musique, ce que Schloezer nomme la « compréhension » de la musique, mobilise autant l’intelligence que la sensation, l’une à l’autre étroitement liées, cette intelligence est donc d’une nature particulière, puisqu’elle est incapable de démontrer ses propres thèses, puisqu’elle ne peut même se formuler adéquatement, le langage ne pouvant exprimer que l’idée générale et manquant par ce fait même « l’idée concrète » de l’œuvre. Comme l’écrit fortement l’auteur, il n’y a d’autre moyen d’expliquer une œuvre musicale que de proposer de l’entendre à nouveau : « Au cas où je ne comprendrais pas le Prélude en ut, il n’y aurait qu’un moyen de m’éclairer : le jouer encore et le rejouer » (29-30). La musique est à elle-même son propre commentaire, sans qu’il soit possible de dépasser le pur fait esthétique de son écoute, et si intelligente en soit la « compréhension », elle demeure néanmoins au niveau de « l’idée concrète ». Notion, on le voit, délicate, comme le reconnaît Schloezer lui-même dans sa préface de 44 (« la notion d’ "idée concrète" […] exigerait un examen approfondi ; mais un tel examen risquerait de m’entraîner vers des régions qui relèvent de la théorie de la connaissance, de la métaphysique ; or, je tenais à rester, autant que possible du moins, sur le terrain de l’esthétique »).
            La seconde partie, « La Forme », est consacrée à la structure interne de l’œuvre elle-même. On y trouve une analyse originale des notions traditionnelles de la théorie musicale : le rythme, l’harmonie et la mélodie (c’est par exemple, la division que suit Hegel dans le chapitre qu’il consacre à la musique dans la troisième partie de son Esthétique).
            Enfin la troisième partie est consacrée au compositeur lui-même. Elle pose surtout la question de l’expression musicale, ou plutôt de l’identification du « sujet » qui s’exprime, ou plutôt s’incarne, dans la réalité de l’exécution. Un tel sujet n’étant  que le produit d’une forme musicale intelligemment saisie, est étranger au moi autobiographique du compositeur lui-même ; le « moi » qui me parle dans la musique n’est pas celui, contingent et imparfait, du compositeur, mais c’est le « moi » de l'œuvre elle-même qui me fait signe, l’œuvre que je perçois alors comme un autrui. Un tel moi est, selon le vocabulaire de l’auteur, non pas réel mais « mythique », et c’est la raison pour laquelle cette troisième partie est intitulée « Le Mythe ».
            Ces trois parties suivent une sorte de progression qui s’efforce de remonter aux sources de la création musicale : la connaissance de l’auditeur n’est d’abord qu’externe, et une attention toute particulière est nécessaire pour pénétrer dans l’immanence de l’œuvre elle-même ; la seconde partie, consacrée à l’œuvre, et par conséquent en supposant l’accès, tente, par l’analyse musicale d’exemples en grande partie empruntés à Bach, de démonter le fonctionnement de l’objet musical, de percer le secret de son efficacité esthétique (la « magie » de la musique) ; à l’aide de cette « connaissance », la troisième partie peut alors porter ses regards sur l’alchimie de la création elle-même. On mesure à ce programme l’ambition de l’ouvrage de Schloezer, ouvrage qui n’épuise certes pas les questions qu’il pose mais a du moins le mérite de les traiter de façon systématique.

            Considérons donc en premier lieu l’attitude de l’auditeur qui reçoit le don de  la musique. L’intérêt, de notre point de vue, de la démarche de Schloezer, vient de ce qu’elle commence précisément au point où notre analyse nous a conduits : adoptant vis-à-vis de l’œuvre un point de vue esthétique, nous devons aussitôt reconnaître le caractère insaisissable de l’objet musical. Où se trouve le Prélude en ut ? Il ne saurait s’identifier au manuscrit de Bach, écriture et non musique, ni même à l’idée que s’en faisait le compositeur, puisque « Bach n’est plus ; il faudrait donc admettre que cette réalité tant cherchée a disparu avec lui et que le Prélude en ut n’existe pas en dépit des apparences » (22). On ajoutera encore que chaque auditeur a une écoute propre de la musique, et que chaque interprète, pour ne pas dire chaque interprétation, a sa tonalité particulière. Dans cette diversité infinie, se dissout la réalité de l’objet musical.
            L’intérêt de la démarche de Schloezer consiste alors en ce qu’elle rapporte la paradoxale irréalité de l’œuvre musicale à la pure passivité de l’attitude esthétique. Tant que nous demandons à la musique de nous transporter, de nous enthousiasmer, ou pire, de nous « bercer », tant que nous attendons passivement l’extase, la musique se refuse à nous et ne se laisse pas atteindre. Pour être effectivement rencontrée, la musique exige de l’auditeur une participation intelligente à l’élaboration sonore. Une écoute qui se borne au pur plaisir de la sensation est en vérité une forme de surdité à la nature propre de l’œuvre elle-même. Cette esthétique purement physiologique en demeure au seul frisson sensationnel : « Puisqu’on ne peut que se référer qu’aux états de conscience individuels, puisque l’œuvre ne relève que de l’acoustique ou de la psychologie, quelle différence y a-t-il entre tel système sonore savamment agencé, une fugue, et "le son du cor au fond des bois", la note cristalline du crapaud, le bruissement des feuilles, le sifflement du vent ? » (26). En outre, le sentiment simplement personnel, c'est-à-dire passif, est incapable de déterminer les critères objectifs qui font la qualité d’une interprétation, et par conséquent toutes les interprétations se valent puisque le simple sentiment a toujours raison. Pour sortir de cette impasse, il faut donc poser que la musique ne s’adresse pas à notre pure sensibilité, mais qu’elle exige en outre la participation de notre intelligence. Il ne suffit pas de l’écouter ; il faut aussi la comprendre.
            Mais que peut bien signifier « comprendre » la musique ? Il ne s’agit nullement, pour Schloezer, de revenir à l’ancienne théorie pythagoricienne de la musique, qui anesthésie l’audition en la rapportant au jeu purement intellectuel des proportions et des nombres. On se souvient de Leibniz, par exemple du § 17 des Principes de la nature et de la grâce fondés en raison : « La musique nous charme, quoique sa beauté ne consiste que dans les convenances des nombres et dans le compte dont nous ne nous apercevons pas, et que l’âme ne laisse pas de faire, des battements ou vibrations des corps sonnants qui se rencontrent par certains intervalles. » Ou bien encore la lettre à Christian Goldbach du 17 avril 1712, qui assimile la musique à un exercice d’arithmétique inconscient : « Musica est exercitium arithmeticae occultum nescientis se numerare animi ; la musique est une pratique occulte de l’arithmétique dans laquelle l’esprit ignore qu’il compte » (voir sur ce point le savant essai de Patrice Bailhache, Leibniz et la théorie de la musique, Klincksieck, 1992). Si la musique se réduit à un compte, fût-il préconscient, il suffit alors de la calculer, il est inutile de l’écouter. Pourtant si l’œuvre musicale est un objet sensible, et non intellectuel, de quelle nature peut en être la connaissance ?
            Pour mieux mettre en lumière la spécificité de l’intelligence de l’écoute musicale, Schloezer oppose alors l’immanence de la musique à la transcendance du discours. Dans le langage courant, « le rapport du signifiant au signifié est un rapport de transcendance. En musique, le signifié est immanent au signifiant » (31). En effet, comprendre cette parole qu’on m’adresse, ce n’est pas me rendre attentif au grain particulier de la voix, aux inflexions qui la singularisent, à son accent unique, c’est au contraire, par delà le pur phénomène sonore de l’émission, me rendre attentif à l’idée dont le discours est le signe, mais nullement l’incarnation. Il est même possible de dire que je comprends d’autant mieux le discours, que je suis plus attentif à sa signification quand je me désintéresse davantage de la sonorité de la voix pour ne m’intéresser qu’aux idées qu’elle exprime. Entre signifiant et signifié, il n’y a pas seulement dualité, comme l’a montré Saussure, il y a duplicité : le signifiant dissimule le signifié et le signifié supprime l’intensité purement acoustique du signifiant. C’est ainsi que je me suis rendu sourd à l’accent d’une langue qui m’est familière, tandis que je suis d’autant plus sensible aux qualités sonores et musicales d’une langue que je la comprends moins, qu’elle m’est davantage étrangère. Il existe alors un critère simple qui permet de reconnaître la transcendance d’une langue donnée : si le sens n’est pas immanent aux mots qui le signifient, il peut donc être traduit dans une autre langue. Certes, aucune traduction n’est parfaite, toute traduction est trahison, mais cette tentative est toujours possible.
            La musique est-elle un langage ? Certainement, dans la mesure où la musique nous signifie quelque chose, dans la mesure où elle a pour nous un « sens ». Dans le cas contraire, tout bruit serait musique, et toute musique serait égale. Que la musique ait un sens est un fait esthétique, un événement irréductible qu’on ne peut connaître qu’à la condition de l’avoir rencontré. Toute théorie musicale, celle de Schloezer comme les autres, suppose cette rencontre préalable. Cependant, ce « sens » ne saurait être traduit en une autre langue, il est la musique elle-même, il est immanent au phénomène musical. Aussi est-il impossible de traduire en une autre langue le discours musical, ni même de le résumer ou de le commenter : « En musique le signifié est immanent au signifiant […] La musique n’a pas un sens, mais est un sens » (31). C’est ainsi encore qu’il est possible de parler de la parole elle-même, de construire un métalangage, et tout discours peut devenir à son tour l’objet d’un discours de degré supérieur, par une série sans fin où s’inscrit la transcendance du sens. Il est en revanche impossible de composer une musique qui serait le commentaire ou l’explication d’une musique donnée au préalable : « Car quand Beethoven écrit ses Trente-trois Variations sur une valse de Diabelli, quand Bach prend pour sujet de fugue un thème d’Albinoni, ils créent des œuvres nouvelles, indépendantes, ayant leur forme et leur sens propre » (30). C’est dans la musique seulement que le rapport d’immanence du signifiant au signifié est réalisé : c’est pourquoi on ne peut comprendre la musique qu’en revenant au phénomène sonore, qu’en se rendant attentif à la présence physique de l’œuvre effective : « On ne déchiffre pas le sens d’une phrase musicale comme on déchiffre un texte écrit dans une langue étrangère, en se servant d’un dictionnaire pour trouver l’équivalence des termes. On apprend à écouter et à comprendre la musique en l’écoutant » (33). « Le message que nous livre l’œuvre comprise, c’est la messagère, et la bonne nouvelle que celle-ci nous apporte, c’est sa présence même […] Le vêtement n’est ici autre chose que le corps, l’apparence que l’essence » (42).
            Mais que signifie alors « comprendre » si la compréhension de l’œuvre musicale ne saurait dépasser son écoute simplement esthétique, s’il n’y a rien au-delà du phénomène, si l’œuvre est à elle-même son unique et infini commentaire ? Comprendre, c’est rassembler, ou plutôt recueillir une succession de sons dans l’unité d’une forme, dans l’organisation systématique d’un ensemble, c’est « vaincre le discontinu » (expression que Schloezer emprunte à l’essai de Mauron sur Mallarmé : 37 note). Il est en effet aisé de montrer, comme le fait Schloezer sur les premières mesures d’une fugue de Bach, que la musique n’est nullement faite de notes, mais que les notes n’ont-elles-mêmes de valeur que « différentielle », c'est-à-dire en fonction des rapports qu’elles entretiennent les unes avec les autres : « Nous n’avons jamais affaire en musique à des notes, simples points de repères tant pour le compositeur que pour l’auditeur, mais à des rapports sonores » (36). C’est pourquoi  une musique peut toujours être transposée, tout en demeurant dans une certaine mesure la même (l’échelle acoustique de l’oreille humaine donne un accent particulier aux diverses hauteurs qui la composent) d’un ton dans un autre : « A la condition d’observer strictement les rapports sonores, je puis remplacer par d’autres toutes les notes de la phrase sans altérer en rien sa structure » (36). Toute musique effectivement composée constitue par là même un tout solidaire, et son commencement est toujours présent dans les mesures qui l’achèvent : « Je ne comprends cette série sonore, autrement dit je n’en découvre le sens, qu’à partir du moment où je parviens à la saisir en son unité, à en effectuer la synthèse ; et l’acte intellectuel de synthèse opéré, je me trouve en face d’un système complexe de rapports qui s’interpénètrent mutuellement » (34). Tel est le sens que Schloezer nomme « spirituel » de la musique, pour le distinguer du sens rationnel qui n’appartient qu’au discours dont la signification est transcendante et non immanente (35) : « Le sens de l’œuvre musicale est immanent à celle-ci et n’existe qu’en elle, il est concret, non abstrait, il est un hic et nunc » (42). Comprendre la musique, c’est apercevoir « l’idée concrète » (43) de la forme du tout.
            Il faut en conclure que l’œuvre musicale est paradoxalement « intemporelle », non pas au sens platonicien où elle serait l’ombre, projetée sur le plan du devenir, d’une forme purement intelligible (en ce cas l’écoute de la musique serait simplement intellectuelle et non esthétique), mais en cet autre sens où l’œuvre est comme concentrée dans l’exceptionnelle intensité d’un éternel présent : au cours de son exécution, si celle-ci est du moins réussie, l’œuvre coexiste avec elle-même, elle est tout entière présente en chacun des instants sonores qui l’actualisent momentanément : « En dépit des apparences, tous les éléments de l’œuvre musicale – intervalles, figures rythmiques, accords, phrases mélodiques, etc. – ne s’éliminent donc pas au cours de l’exécution en se succédant dans le temps mais coexistent dans leur unité » (38). Cependant, ce que l’auteur nomme ici « l’intemporalité de l’œuvre musicale » (par exemple 39) doit cependant moins être compris comme une victoire sur le temps lui-même plutôt que comme une victoire sur l’oubli. L’acte intellectuel par lequel l’auditeur, surmontant la pure passivité de l’écoute esthétique, accède à l’intelligence de l’œuvre musicale n’est donc pas un acte d’entendement, mais plutôt un acte de mémoire. Il ne s’agit donc pas d’adopter une attitude passive, d’attendre le choc, il s’agit au contraire de se rendre intensément attentif à la forme organique qui se perpétue dans l’instant : « On n’est ému musicalement que par une chose que l’on a reconstruite, à laquelle on a collaboré » (45). Une telle théorie de l’écoute musicale pourrait toutefois sembler bien savante, réservée à une élite experte dans l’étude de la structure musicale. Il n’en est rien, et bien au contraire les musiciens de profession, habitués à certains schèmes mélodiques, se rendent sourds à l’écoute intelligente des formes nouvelles. C’est ainsi que Berlioz ne pouvait comprendre le prélude de Tristan, qui paraissait à son oreille une agrégation informe de sonorités dépourvues de signification musicale, tandis que Baudelaire, dont l’éducation musicale n’était guère avancée, fut l’un des premiers à entendre réellement la musique de Wagner, et fit part au compositeur de sa profonde et très pertinente admiration dans une lettre magnifique de février 1860 (51). La mémoire de l’écoute musicale est en effet une mémoire esthétique et non une mémoire simplement intellectuelle ou théorique, elle n’est pas sans rapport avec cette mémoire involontaire que Proust (que Schloezer n’apprécie guère, semble-t-il) situe au cœur de son esthétique. Il ne s’agit évidemment pas de se rappeler analytiquement tous les éléments qui composent l’œuvre dans le temps de son exécution, mais au contraire de les rassembler dans la synthèse d’un présent esthétique d’autant plus intense que la forme du tout est mieux actualisée dans l’instant perpétué de l’appréhension musicale : « Ecouter et comprendre une œuvre ce n’est nullement la subir et se traîner après elle, c’est la reconstituer ; et à chacun des moments de la synthèse le présent contient tout le passé non parce que je conserve celui-ci mais parce que je l’utilise, parce qu’il prend part à la constitution de ce présent » (52-53). C’est pourquoi ce que l’auteur nomme peut-être trop radicalement « l’intemporalité de l’œuvre musicale » n’est nullement contradictoire avec le fait que cette même œuvre, par sa structure même, dicte à l’interprète la nécessité de son tempo. L’intemporalité ne signifie nullement ici que l’œuvre est hors du temps, mais plus précisément que le temps propre de l’œuvre peut toujours revivre dans l’éternel présent de son exécution. Le temps musical n’est en effet pas un temps abstrait, pour lequel la vitesse serait une variable aléatoire, mais un temps charnel et physique qui a sa vitesse intrinsèque, son mode propre de développement et de manifestation sonore. Altérer le tempo d’une œuvre, par exemple « se permettre de jouer allegro la deuxième partie du concerto italien » (56), c’est trahir la pensée de l’auteur, c’est déformer le sens de l’œuvre, c’est décomposer la forme du tout. Et c’est là encore une propriété du discours dont le sens est immanent, et non transcendant : le sens d’un texte (s’il ne s’agit pas d’un texte poétique, c'est-à-dire qui tente de s’approprier les qualités musicales) est également intelligible, qu’il soit lu lentement ou rapidement. A l’inverse, « dans le cas de la musique, la valeur du tempo […] tient précisément à ce que le signifié n’étant autre chose que le signifiant perçu sous un angle déterminé, il se trouve engagé dans l’événement sonore, dépend de la façon dont l’événement s’accomplit » (57). « Le tempo, conclut l’auteur, est le temps absolu de l’œuvre, non plus une quantité mesurable mais bien une qualité spécifique » (58). Le tempo est la régulation et la mesure de la solidarité organique des éléments dans la forme du tout. L’intelligence de l’intensité esthétique de « l’événement » musical, dans la réalité de son exécution, conduit alors l’auteur à se démarquer des thèses soutenues par Sartre dans L’Imaginaire (58-63) : s’il est bien vrai que la septième symphonie a son temps propre, et ne renvoie qu’à elle-même, comme l’affirme avec raison le philosophe, il est en revanche parfaitement erroné de la poser comme un irréel, comme un rêve provoqué (ce qui revient à rechuter dans le relativisme esthétique), alors que la musique est au contraire pour Schloezer la suprême réalité, la participation la plus intense de l’esprit à la réalité du déploiement temporel.
            Qu’est-ce donc que connaître esthétiquement une œuvre musicale ? La science de la musique selon Schloezer, qui se rapproche alors de Nietzsche sans pourtant jamais le citer, est un gai savoir, et la connaissance de l’œuvre musicale est une connaissance « érotique ». On se souvient du mot de Fontenelle : « Sonate, que me veux-tu ? ». L’œuvre musicale m’adresse un appel, la forme d’un tout unique cherche à se faire comprendre par la ponctualité de l’instant esthétique. C’est ainsi que je ne comprends la musique qu’à la condition de rencontrer sa personnalité singulière, non seulement avec l’intelligence, mais aussi avec le « cœur », c'est-à-dire en la vivant intérieurement, en faisant en sorte qu’elle « rayonne en moi » (72). Comme la mémoire platonicienne, la mémoire musicale est créatrice et non simplement répétitive, « car comprendre esthétiquement, c’est refaire, recréer » (74). La vérité de l’écoute musicale n’est donc véritablement atteinte que lorsque l’auditeur s’identifie avec le compositeur, quand je recrée la musique en l’écoutant ; mais on comprend qu’alors je n’écoute vraiment la musique qu’en la recréant effectivement, c'est-à-dire en l’interprétant. Par quoi je comprends, contre l’attitude passive de l’hédonisme musical, qui est la plus communément répandue, que la musique n’est nullement faite pour être écoutée, mais bien pour être jouée. Mais s’identifier c’est renoncer à soi pour rencontrer un autre : « Il faut que je consente à me quitter pour atteindre l’autre, il faut que je sois prêt à me livrer à lui » (75). L’identification est oubli de soi dans la rencontre de l’autre, tandis que la projection est négation de l’autre par l’amour propre d’un moi envahissant. Apprécier la musique, ce n’est pas projeter indiscrètement nos rêves sur l’écran sonore, c’est au contraire faire silence pour se rendre mieux attentif à la parole qu’un autre, cette personne vivante qu’est l’œuvre musicale, m’adresse. Connaître la musique, c’est donc l’aimer, et c’est pourquoi « une telle connaissance, nous sommes en droit de l’appeler "érotique" » (75). Comprendre la sonate, c’est me tourner vers elle comme vers un autrui qui me demande l’amour. Et la « profondeur » de la musique, qu’on se complaît à souligner, n’est autre que cet effet d’altérité qui confère à l’œuvre musicale la densité d’une véritable personne, dont on découvre progressivement la richesse, qu’on ne cesse de découvrir : « La profondeur en musique tient en effet, me semble-t-il, au contraste entre la plénitude, la richesse spirituelle que nous découvrons à la longue dans l’œuvre comprise à mesure que nous la connaissons plus intimement, que nous l’aimons davantage, et l’effet relativement quelconque qu’elle produit au premier abord, avant que nous nous soyons engagés vis-à-vis d’elle, avant que nous ne lui ayons apporté une réponse affirmative » (89). C’est ainsi, explique Schloezer (69-72), que je peux lire un faire-part de décès en en comprenant le sens intellectuel – telle personne, qui m’était proche, est morte – sans en comprendre véritablement la signification. On pense à Proust, que Schloezer ne cite pourtant pas ici, ou plutôt au narrateur de La Recherche, qui ne comprend pas tout d’abord tout le poids de la mort de sa grand-mère, mais qui se trouve subitement assailli, plus tard, dans le grand hôtel de Balbec, à l’occasion d’un geste insignifiant (lacer ses chaussures) par la réalité atroce de l’événement. La « compréhension » (qui n’est en vérité ici que la conscience de l’incompréhensible) n’est alors pas l’acte de notre seule intelligence, elle implique la participation totale de tout notre être. Notons toutefois l’étrangeté de l’exemple choisi par Schloezer : à la joie de la fusion amoureuse (« connaissance érotique »), il préfère la douleur du deuil. On peut deviner par ce trait que la connaissance « érotique » de l’œuvre musicale est aussi le sentiment de sa perte dans le temps, puisqu’elle ne peut réaliser le tout qui lui donne forme qu’en l’actualisant dans l’instantanéité du présent, certes enrichi d’un passé qui demeure, mais infiniment fragile puisqu’il ne peut se manifester que par l’évanescence du son, qui meurt dès l’instant qu’il commence de naître. La joie que me communique l’œuvre rendue présente par la qualité de l’interprétation est ainsi nécessairement liée à la conscience d’un phénomène unique, qui ne se reproduira jamais, qui ne m’apparaît qu’à la condition d’aussitôt disparaître. Et c’est bien en ce sens que je comprends effectivement la mort d’un être cher : comprendre un tel événement, c’est prendre conscience de son irréversibilité, et du caractère unique et irremplaçable de la rencontre qu’il me fut donné de vivre.

            La seconde partie de l’ouvrage de Schloezer, qui, comme nous l’avons déjà dit, est consacrée à l’œuvre elle-même, s’intitule « la forme ». L’œuvre musicale est en effet non un objet, c'est-à-dire une existence dont l’objectivation par concept, la connaissance objective, est possible, mais seulement une « forme », que l’on peut sans doute tenter de décrire, dont on apprend à discerner le dessin au sein d’un flux sonore en perpétuelle métamorphose, et qu’on ne saurait objectivement connaître à la façon du physicien soumettant l’expérience à des lois mathématiques. La forme musicale, à l’inverse par exemple de la forme géométrique, est connue sans concept, et ne répond à aucun schème général qui pourrait lui être dicté a priori. Il ne suffit donc pas de distinguer entre forme et objet, il faut encore distinguer entre forme en général et forme musicale. Tel est l’objet de ce chapitre central, dense et difficile.
            L’auteur distingue entre trois niveaux de la mise en forme, selon un degré de complexité croissante. La forme, que l’esprit ne peut saisir que par l’acte d’une synthèse, rassemble une pluralité d’éléments dans l’unité d’un tout, elle fait d’une collection d’unités un ensemble composé de parties. Cet ensemble peut d’abord être conçu de façon parfaitement arbitraire, par le simple fait que ses éléments sont rassemblés dans un domaine de l’espace, dans un intervalle du temps. C’est ainsi que les objets réunis dans une boutique de bric-à-brac (95-96) forment sans doute un ensemble, mais dont l’unité est faible puisque purement factice et contingente, dépendant de circonstances qui sont parfaitement étrangères à la nature des éléments qui composent cet ensemble. Cet ensemble sera dit mécanique (c’est par le travail d’une force extérieure à  la nature des éléments que s’effectue le rassemblement) ou « additif » (addition arbitraire et non véritable synthèse). Les ensembles additifs ne sont pas musicaux, à moins de tenir une quelconque succession de bruits obtenue au hasard pour une forme musicale.
            Pour qu’une œuvre soit réalisée, il faut donc que la réunion contingente des éléments d’un ensemble additif soit ordonnée, c'est-à-dire obéisse à des principes cohérents. L’esprit peut alors mettre de l’ordre dans ce chaos, en le soumettant à un principe d’intelligibilité qui dicte sa loi à la matière par elle-même incohérente de la collection. C’est ainsi que le propriétaire du bazar « séparera, par exemple, les vases des assiettes, réunira d’un côté les tables, de l’autre les bahuts, ou bien les répartira d’après leur provenance, ou encore selon les époques » (96). C’est ainsi encore que les ouvrages d’une bibliothèque peuvent être rangés par ordre alphabétique, ou par auteurs, ou par genres, ou selon l’ordre chronologique. Ainsi s’élabore une forme qu’on peut dire composée, dont l’unité ne semble pas le fruit du seul hasard, mais le résultat d’un travail de l’entendement. Toutefois, le principe compositionnel demeure arbitraire et non nécessaire : pourquoi l’ordre alphabétique plutôt que l’ordre chronologique ? Toute suite ordonnée suppose un principe de classification, dont elle procède, mais dont elle est bien incapable de démontrer la nécessité. Telle est, selon Hegel, la leçon de l’entendement analytique, qui demeure extérieur à son objet, lui imposant la forme d’une logique transcendante, dictée arbitrairement par un acte de l’esprit et non induite de la nature même de sa matière. Aussi y a-t-il quelque chose de cocasse dans toute classification, si ordonnée soit-elle, qui échoue à faire la démonstration de sa propre nécessité. On se souvient de la célèbre préface de Foucault à Les mots et les choses (1966) qui s’ouvre par une citation de Borges faisant allusion à « une certaine encyclopédie chinoise où il est écrit que les animaux se divisent en a) appartenant à l’empereur, b) embaumés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et cætera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches ». Certes, il s’agit là d’un ensemble additif, et non compositionnel (il me serait bien difficile de formuler le principe qui ordonne cette classification !), mais il est également arbitraire, à un degré il est vrai plus élaboré, de classer ma bibliothèque selon l’ordre alphabétique (qui fait voisiner Sade avec saint Augustin) ou selon l’ordre chronologique (qui fait voisiner Sade avec Kant), ou bien encore par genres, ou par thèmes, ou par collections éditoriales... Il est donc possible de concevoir une forme plus étroitement ordonnée que l’ensemble compositionnel : il faudrait alors que l’ordre qui rend possible la synthèse ne soit pas dicté de l’extérieur par un entendement qui demeure étranger à son objet, mais au contraire qu'il soit issu de la nature même de l’objet, un ordre dont la nécessité soit immanente à la matière à laquelle la forme confère l’unité d’un tout. Si nous reprenons l’exemple de la bibliothèque, il est évident que l’ordre alphabétique ne répond pas à cette exigence, dans la mesure où l’alphabet est absolument étranger aux principes qui président à la composition des livres (c’est pourquoi le voisinage d’Augustin et de Sade peut amuser, mais ne saurait revêtir un sens) ; en revanche l’ordre chronologique peut revendiquer sa nécessité, dans la mesure où tout livre est lui-même le fruit de lectures, que les livres engendrent les livres selon une suite généalogique qui est aussi, dans une certaine mesure, le principe de leur génération (c’est pourquoi le voisinage de Kant et de Sade n’est nullement dénué de sens, comme le fait entendre l’article, au demeurant fort discutable, de Lacan : « Kant avec Sade », 1963). Schloezer nomme alors organique le système dont l’ordre obéit à un principe qui est immanent à la matière sur laquelle il s’exerce, un ordre dont la nécessité est donc interne et non externe aux objets auxquels il donne forme. Quand on se souvient que le « sens » du langage musical est immanent à lui-même, et non transcendant comme c’est le cas pour les langues constituées, on comprend que selon Schloezer seuls les systèmes organiques, et non simplement compositionnels, sont susceptible d’ordonner l’œuvre musicale.
            Il est vrai, remarque aussitôt Schloezer, que cette leçon n’est nullement évidente, et qu’on parle plus volontiers de « composition musicale » que « d’organisme musical ». Il existe en effet des formes de composition qui s’imposent à l’œuvre indépendamment de sa constitution propre, de son individualité ou « idée concrète » : en premier lieu la gamme elle-même, sept notes de la gamme diatonique ou douze sons de la musique sérielle, ou bien encore le mode, majeur ou mineur qui, une fois choisi, dicte sa structure à toute la composition. Plus encore, c’est l’œuvre dans sa totalité qui obéit le plus souvent à des formes conventionnelles : le concerto fait ordinairement se succéder un allegro, un adagio ou un andante, puis enfin un rondeau ou un presto ; la « forme sonate », en laquelle on a pu deviner la structure spécifique du « style classique », et dont l’inventeur serait C. P. E. Bach, fait se succéder quatre mouvements, un allegro rapide ou modéré, un adagio lent ou expressif, un mouvement court et gai, menuet ou scherzo, enfin un finale brillant et vif (rondeau ou presto) ; quant à la discipline de la composition de la fugue, elle est encore bien plus contraignante : exposition, puis contre-exposition, promenade parmi les tons voisins, puis un da capo précipité qui reprend l’exposition initiale « strette », enfin la conclusion, dans chaque mouvement le contre-sujet répondant au sujet selon les lois du contrepoint. Ce sont là, nul n’en doute, des formes musicales qui ont engendré de nombreux chefs-d’œuvre (ce serait en vérité plutôt l’inverse, la « forme sonate » par exemple ayant été induite des sonates effectivement composées par Haydn, Mozart ou Beethoven, mais jamais appliquée par ces compositeurs comme une formule mécanique, une recette à laquelle on se conforme avec application) ; mais nul ne saurait douter non plus qu’il ne suffit pas de se conformer à ces lois de composition pour produire mécaniquement un chef-d’œuvre. La forme ou le plan suivi par l’œuvre musicale ne peut nullement être préétabli avant son écriture même : parce que cette forme, pour être musicale, doit être immanente et non transcendante, elle doit nécessairement naître de l’œuvre en train de se faire, du développement intrinsèque de la phrase musicale. C’est ainsi que je peux bien décider de me conformer aux quatre mouvements de la forme sonate ; mais dès la première mesure, je vais entrer dans la logique d’un langage musical qui va m’imposer sa nécessité avec une précision et un enchaînement qu’aucun compositeur au monde ne pouvait prévoir avant d’avoir été plongé dans le jeu de la création (128). Et c'est ainsi que l'extraordinaire opus 111 de Beethoven n'aura pas quatre, comme le voulait pourtant la forme de cette sonate en ut mineur, ni même trois, mais deux mouvements, tant la montée de l'immense arietta qui compose le second mouvement ne peut tolérer après elle que recueillement et silence. Thomas Mann, dans Le Docteur Faustus, a donné de cette oeuvre une magnifique analyse ; il conclut ainsi : « Un troisième mouvement ? Un recommencement ? Après un pareil adieu ? Un retour – après cette séparation ? Impossible ! Il était advenu que la sonate, dans ce deuxième mouvement, s'était achevée à jamais. Et lorsqu'il disait "la sonate", il n'entendait pas désigner uniquement celle-ci, en ut mineur, mais la sonate en général, en tant que genre, en tant que forme d'art traditionnelle : elle avait été amenée ici à sa fin, à faire une fin, elle avait rempli son destin, atteint son but insurpassable, elle s'abolissait et se dénouait, elle prenait congé – le signe d'adieu du motif "ré – sol, sol" adouci mélodiquement par l'ut dièse était un adieu dans ce sens général aussi, un adieu grand comme l'œuvre, l'adieu de la sonate ».
            La musique n’est donc certes pas dénuée de formes compositionnelles, mais on ne saurait réduire l’organisation du système musical à ce simple principe extérieur ou « transcendant ». Cela dit, il est bien vrai que ces formes, que l’auteur nomme aussi des « schèmes » de composition, ne sauraient être totalement absentes de l’œuvre : ce sont elles, en vertu d’habitudes auditives, d’une certaine éducation de notre oreille, qui nous permettent de distinguer une série musicale d’une série simplement stochastique, due au seul hasard. Et ce sont ces habitudes qui soumettent l’invention musicale à un nécessaire conformisme, sous peine d’enfanter une musique purement et simplement inaudible. C’est pourquoi « la musique est le plus conservateur de tous les arts » (135) ; « un révolutionnaire en musique est immanquablement un réactionnaire par quelque côté de son œuvre. Ainsi la richesse et la complexité harmonique chez Wagner se trouvent contrebalancées par la monotonie du rythme (1) ; chez Scriabine, par une conception scolaire de la forme. L’ampleur et la hardiesse des structures symphoniques beethovéniennes sont généralement rachetées par une harmonie relativement simple (relativement à Mozart, par exemple). La variété, la liberté du rythme chez Chopin, la souplesse de son harmonie ont pour contrepartie le traditionalisme de sa mélodie qui s’inspire fréquemment du style vocal italien. Les conquêtes de Stravinsky, spécialement dans le domaine du rythme, n’ont-elles pas été conditionnées en partie par sa fidélité au principe de la tonalité ? » (136-137). Quant à Schoenberg, continue l’auteur, si révolutionnaire soit sa gamme de douze sons, il transporte dans son système l’écriture polyphonique des anciens contrepointistes, et conserve l’équilibre du tempérament contre la loi purement physique de la résonance naturelle.
            Pourtant, si la forme compositionnelle ne suffit pas à atteindre l’essence du phénomène musical, c’est donc qu’il faut penser l’œuvre comme une forme « organique », c'est-à-dire comme un tout indissociable qui s’engendre de son propre mouvement, et qui est présent en chacun de ses membres. Comme le remarque à plusieurs reprises l’auteur, l’histoire d’une œuvre musicale n’est autre que l’histoire de l’œuvre elle-même, l’histoire que raconte l’œuvre dans le temps de son développement, et non l’histoire au sein duquel l’œuvre fut conçue, le contexte de sa création : l’œuvre en effet n’est pas créée en un temps, en un lieu, elle se crée et se recrée (2) dans l’événement de son interprétation. « L’histoire qu’est une œuvre musicale n’est pas l’histoire de cette œuvre ; l’histoire de l’œuvre est un événement de notre monde spatio-temporel et peut être datée et localisée ; l’histoire qu’est l’œuvre considérée sous la catégorie du devenir se déroule dans un temps qui lui est propre, dans un temps idéal ou absolu qu’exprime son tempo » (220). En ce sens forme et matière ne sauraient plus être distinguées, c’est la forme qui engendre la matière qui lui donne l’existence, la note, la figure ou le thème étant dictés par la nécessité immanente au développement musical, par ce que l’auteur nomme encore « l’auto-mouvement de la musique » : « Nous voici donc amenés finalement à reconnaître que la forme d’un système organique est génératrice de sa matière » (106). L’organisme musical sécrète de lui-même le tissu qui lui donne corps. Si la matière est ainsi indissociable de la forme, alors chaque forme musicale est donc unique comme est unique l’œuvre elle-même qu’elle engendre, forme matricielle qui donne naissance à l’idée concrète de l’œuvre ; la forme sonate est en revanche une forme générale qui peut être dissociée de cette œuvre singulière, forme non organique qui ne saurait donc être considérée comme une véritable forme musicale. La forme organique construit donc une certaine logique générationnelle (une « grammaire générative ») dont la nécessité immanente ordonne rigoureusement le développement musical, et fait de l’œuvre un véritable organisme vivant qui naît, croît, prolifère, s’affirme puis se détruit lui-même, qui produit ses propres tissus et contient en lui le principe de sa naissance comme de sa mort. C’est la forme organique qui confère un « sens » à la musique, sens immanent qui ne renvoie à rien d’autre que lui-même, et que seule une écoute attentive est en mesure de discerner. La forme musicale étant en effet chaque fois unique, sans précédent, il nous faut nécessairement, pour l’entendre, nous défaire de nos habitudes musicales, nous mettre à l’écoute de l’inouï. C’est ainsi que, comme nous l’avons déjà remarqué, les professionnels de la musique restent souvent sourds aux propositions des musiques nouvelles, tandis que des oreilles plus ingénues savent demeurer plus disponibles. Aussi est-il nécessaire d’introduire dans toute musique ces schèmes compositionnels issus de la tradition, qui nous permettent d’identifier, dans la série contingente des sons, une suite qui fournira un point d’appui sonore à notre recherche esthétique de la forme musicale. Une forme purement organique serait inaudible (nous avons vu que les plus révolutionnaires sont toujours réactionnaires sous un certain point de vue), si ne venait s’y mêler une forme de composition : « Un système purement organique (si tant est qu’un pareil système soit possible) serait inassimilable comme tel ; nous ne pourrions le distinguer d’un ensemble mécanique […] Un minimum de composition est indispensable. Il faut que cet ordre concret observe les règles et conventions établies et dont l’ensemble constitue la syntaxe musicale d’une époque, d’un milieu » (134).
            La forme musicale n’est donc jamais donnée par l’audition immédiate, elle est construire par l’intelligence, elle est progressivement découverte par la sagacité et l’acuité de l’écoute. Aussi Boris de Schloezer tient-il à distinguer sa théorie de la forme musicale de la théorie plus générale de la forme, ou Gestalttheorie, qui était alors en vogue à l’époque de la parution de son ouvrage (1946). Pour la Gestalt, la forme est une donnée immédiate de la perception, elle est perçue d’un coup, en sa totalité, et structure le champ perceptif avant son élaboration par l’entendement ; pour Schloezer, la forme musicale est inversement découverte peu à peu, elle exige une participation active de l’intelligence, elle récompense l’auditeur averti qui discerne, au sein du magma sonore, la naissance de l’organisme musical.
            En définissant l’œuvre musicale comme une forme organique, Schloezer en fait une totalité indivise qui s’autoproduit, un vivant non seulement autonome mais encore autocréateur, un absolu concret dont le sens nous échappe dès que nous tentons d’y introduire des différences, dès que nous le soumettons à l’analyse d’un entendement extérieur à son objet. C’est ainsi que les divisions traditionnelles de la théorie musicale, que Schloezer reprend pourtant (rythme, harmonie, mélodie), ne sont plus pertinentes, ou du moins ne valent que comme différents points de vue sous lesquels il est permis de considérer le même phénomène sonore. Aussi Schloezer ne traite-t-il pas du rythme, de l’harmonie ni de la mélodie, mais de « l’aspect rythmique », de « l’aspect harmonique », de « l’aspect mélodique », tant ce ne sont là que des « aspects », des perspectives différentes sous lesquelles on envisage un seul et même organisme musical, par lui-même indifférencié.
            Isolé, considéré en lui-même, le rythme n’est pas un phénomène musical, mais un phénomène naturel, et intéresse en ce sens à divers titre aussi bien « le physicien, le physiologiste, le psychologue » (154). Musicalement parlant, le rythme est indissociable de toutes les caractéristiques de l’organisme musical, et ne saurait être réduit à la mesure (deux, trois ou quatre temps), ni à l’alternance des temps forts et des temps faibles, ni même à la durée respective des notes qui composent la mesure. Schloezer le démontre (163-164) en considérant deux séries sonores qui, sous le rapport de la mesure, de l’intensité et de la durée sont exactement semblables, et qui ne diffèrent que par la hauteur des notes, c'est-à-dire par la ligne mélodique qui conduit à des regroupements différents entre les sons. C’est en raison selon lui du primat accordé au rythme poétique, à la scansion du vers que nous avons été ainsi conduits à une notion abstraite du rythme, dissociée des relations de hauteur et de qualité. Aussi est-il impossible de reconnaître une musique quand on la réduit à l’expression abstraite de son rythme, quand on l’aplatit sur une unique note, toujours répétée, tout en respectant les durées, les intensités et la mesure. Aussi le rythme musical n’est-il, selon Schloezer, que « la structure d’un système sonore organique conçu sous la catégorie du devenir » (170). La forme musicale est un processus dialectique qui s’engendre lui-même, et le rythme n’est que l’ensemble des fluctuations de l’automouvement en son devenir. Loin de se laisser définir par une forme abstraite de composition (par exemple, la mesure à trois temps, un temps fort, deux temps faible), chaque rythme, unique dans l’œuvre où il trouve la vie, engendre lui-même ses propres schèmes dynamiques, le plus souvent à contretemps. C’est ainsi l’accent rythmique coïncide rarement avec l’accent de la mesure, ou accent métrique, bien au contraire il joue le plus souvent à le déstabiliser, à produire un vacillement rythmique (175) ; et quand les deux accents se superposent, le rythme devient pauvre et conventionnel, litanie monotone qui éteint la vie rythmique de l’organisme musical, comme c’est souvent le cas dans les berceuses, les barcarolles, dans les valses quand elles sont sans génie, dans la musique composée pour la danse, et non pour elle-même, comme il se doit. Et Schloezer n’a aucune difficulté à montrer comment les grands créateurs inventent leurs propres schèmes rythmiques, qui ne se laissent aucunement réduire aux rythmes types répertoriés par la tradition. Un organisme musical n’obéit en vérité pas à un rythme, il exprime une multitude de rythmes, selon les inflexions de la phrase et le développement de son discours, sans cesse changeant, en état de perpétuelle métamorphose. Et l’accompagnement (la main gauche en clé de fa) n’a nullement pour fonction de souligner le rythme de la monodie (la main droite en clé de sol) ; bien au contraire, les deux rythmes diffèrent entre eux (comme Schloezer le montre précisément sur les Préludes, le Concerto italien ou les Variations Goldberg), compliquant la polyphonie par la polyrythmie, introduisant ainsi de subtiles fluctuations dans l’unité complexe de la forme organique : « Le flux polyrythmique apparaît à l’examen constitué de courants multiples qui, s’ils s’écartent les uns des autres et semblent parfois s’opposer, obéissent néanmoins à une impulsion unique et convergent finalement vers le même terme par des voies différentes » (201). Cette fluidité de la palpitation rythmique, chaque fois unique et propre à chaque organisme musical, le rythme uniquement polymétrique (c'est-à-dire construit sur la seule scansion de la mesure, par contretemps ou syncope) du jazz, ou bien encore le rythme des machines qui envahit l’univers sonore des modernes (« sous l’influence sans doute du jazz et aussi peut-être du développement du machinisme dont l’action sur ce point s’est conjuguée paradoxalement avec celle du jazz », 205), nous l’ont fait oublier. Ce rythme lourdement marqué est « certes susceptible d’exercer une forte action physiologique, d’agir magiquement, donc immédiatement, mais ce n’est qu’un procédé d’excitation, ce n’est qu’une incantation, ce n’est pas de la musique », conclut péremptoirement l’auteur. C’est que toute musique qui vise au spasme physiologique, qui tend à être, pour employer le vocabulaire de Nietzsche, narcotique plutôt que forme, qui renonce donc à cette personnalité organique qui est l’objet de la « connaissance érotique » de la musique, qui n’interpelle plus l’intelligence esthétique de l’auditeur mais se contente de l’envoûter, n’est de ce fait même plus digne d’être nommée « musique ». Elle n’est plus alors forme organique et composée mais simplement stimulation naturelle.
            L’analyse schloezérienne du rythme est transposable sur le plan de l’harmonie : de même que le rythme n’est que la structure organique de l’œuvre musicale envisagée sous la catégorie du devenir, de même l’harmonie n’est que cette même structure organique de l’œuvre musicale envisagée dans ses rapports avec le milieu ou l’espace sonore au sein duquel se réalise cette œuvre : « Je définirai donc l’aspect harmonique de l’œuvre musicale : la structure d’un système organique sonore considérée dans ses rapports avec le milieu où s’accomplit le système » (221). Ou comme l’écrit encore l’auteur, l’œuvre est une énergie qui se déploie au sein d’un « espace sonore ». Cet espace sonore, en lequel a lieu l ’œuvre musicale, est hérité de la tradition, il est en ce sens lui-même structuré par d’anciennes sédimentations qui ont éduqué notre écoute, et construit peu à peu un jeu de relations qui constituent autant de schèmes compositionnels sans lesquels nous ne réussirions pas à distinguer un système organique d’un simple système additif ou mécanique. C’est ainsi que le milieu sonore, ou champ harmonique, en lequel se réalise la musique occidentale n’est nullement neutre ni uniforme, il est au contraire parcouru de tensions, de résonances ou d’échos qui le structurent, qui lui confèrent un dynamisme propre : « Aussitôt qu’intervient la notion de milieu, les péripéties de l’acte, les tensions et les détentes de la procession de l’œuvre apparaissent relatives à certains points fixes du champ donné, et explicables par ce champ. Celui-ci n’est pas isomorphe, ses éléments ne sont pas interchangeables : il présente une structure complexe et chacun des éléments exerce une fonction définie une fois pour toute » (221). Analyser harmoniquement une œuvre musicale, c’est donc rapporter son organicité au système de relations qui structure son espace sonore. En ce qui concerne la musique occidentale, le milieu sonore où s’effectue le processus est réduit aux seules différences de hauteur entre les sons, les différences de durée ou d’intensité appartenant non à l’espace sonore lui-même, mais au devenir de cette œuvre singulière en cours d’exécution. Cette réduction du champ musical aux seuls rapports de hauteur est spécifique de la musique occidentale : d’autres musiques (l’auteur fait rapidement mention des musiques australiennes et africaines : 231) structurent leur espace sonore selon les degrés de l’intensité (qui définit un jeu codifié de relations rythmiques) et du timbre (qui définit des relations prédéterminées entre les instruments). Ces musiques sont alors liées étroitement au matériel instrumental qui permet de les exécuter, elles se sont développées à partir de la pratique instrumentale. Ainsi la musique africaine serait une expérimentation menée sur les instruments de percussion, la musique de la Grèce antique naîtrait du jeu de la lyre, la musique balinaise du gong, la musique indienne de la vinâ (un grand luth à sept cordes qui est aussi le plus ancien des instruments à cordes : Roland de Candé, Histoire universelle de la musique, I, 138). Toutes ces musiques sont donc étroitement dépendantes de leur matériel musical. Seules les musiques qui se réfèrent à la seule voix humaine créent un champ sonore indépendant du timbre et du rythme, et structuré seulement par les relations de hauteur entre les sons. L’harmonie, ou structuration de l’espace sonore de la musique occidentale est donc un effet de la prédominance de la voix sur les instruments. Cette réduction, en « dématérialisant » (234) l’invention musicale, lui confère un degré de liberté, un jeu de variations d’une amplitude sans équivalent dans toutes les musiques du monde : « La musique européenne est la seule qui soit parvenue à se débarrasser de la sujétion du matériel, sujétion qui pèse si lourdement sur toutes les autres cultures musicales. Notre espace sonore est devenu abstrait, idéal, tandis que celui des peuples extra-européens est demeuré concret » (232 : c’est bien la seule fois où l’auteur accorde à l’abstrait une supériorité sur le concret ; c’est qu’il s’agit ici non de l’œuvre effective, mais seulement de l’espace sonore où elle s’effectue). C’est la raison pour laquelle aucun instrument de la musique occidentale ne peut monopoliser le champ sonore. Notre unique instrument, remarque Schloezer, c’est l’orchestre, c'est-à-dire l’ensemble de toutes les relations harmoniques possibles. Lorsque l’orchestre était polyphonique, l’instrument type était l’orgue, « sorte d’usine sonore » (234) qui peut englober tous les timbres, toutes les relations harmoniques possibles dans le champ ; depuis que l’orchestre, avec la musique romantique, est devenu symphonique, l’instrument type est le piano qui, par son registre, par ses combinaisons, est devenu « une sorte de substitut de l’orchestre » (235). Encore faut-il ajouter que le piano n’est qu’une transposition abstraite de l’orchestre, en vertu de « la pauvreté relative et de l’uniformité de son timbre », et de « l’absence de couleurs, du caractère terne et neutre de sa sonorité » (235). Le piano est ainsi non seulement représentatif de la matrice orchestrale, mais il en est aussi une sorte de traduction abstraite, bien conforme à l’abstraction et à la dématérialisation du champ sonore occidental. Et c’est la raison pour laquelle les transpositions pour piano de musique orchestrale (par exemple les transpositions par Liszt des symphonies de Beethoven) proposent une image qui ressemble à une épure, et qui réduit considérablement la richesse de la matière orchestrale.
            Comment se structure alors le champ sonore occidental si celui-ci ne tient compte que des seuls rapports de hauteur entre les sons ? Au sein de la gamme diatonique, le jeu des résonances naturelles enrichit chaque son en le prolongeant en échos dans d’autres sonorités, dites harmoniques avec le son premier : c’est ainsi que lorsque je fais sonner le do sur la table d’harmonie du piano, les mi et sol immédiatement proches sonnent en même temps. L’accord parfait do-mi-sol ne fait donc qu’actualiser la sonorité latente éveillée par le seul do : l’harmonisation explicite donc le latent, elle fait surgir de façon manifeste la structure intrinsèque du champ sonore au sein duquel s’accomplit l’œuvre musicale : « Harmoniser une phrase homophone consistera par conséquent à l’expliciter dans le plan horizontal en faisant surgir le ou les champs où s’accomplit le système » (243). En effet, parce qu’ils sont intégrés dans un champ sonore prédéterminé, les sons sont pris dans un jeu de relations (de la même façon, par exemple, que les pièces du jeu d’échec sur l’échiquier). La structure de l’espace sonore (le système des relations possibles sur l’échiquier) est alors à la fois une contrainte et une richesse : une contrainte, parce cette structure ne dépend que d’habitudes auditives qui ont éduqué notre oreille, et font obstacle à ce que nous jouissions d’un système organique qui ignorerait ces limitations, la modulation se trouvant alors limitée par les conditions historiques de la dissonance ; mais en revanche, ces rigidités de l’espace sonore sont aussi une richesse, car elles permettent une certaine amplitude de liberté au sein d’un jeu réglé de relations. C’est ainsi que le matériau de la poésie, la langue, laisse au poète une si grande liberté de composition qu’il abandonne aussi nécessairement l’œuvre poétique à un certain degré d’arbitraire : « L’écrivain opère avec un matériau qui pris en lui-même se prête docilement à tous les arrangements qu’on prétend lui imposer » (256). De la même façon, le peintre dispose d’un jeu de relations chromatiques à peu près infini, qui laisse ouverte une infinité de dispositions possibles. Le musicien travaille au contraire un milieu sonore, l’espace harmonique, parcouru de lignes de force, de tensions, de consonances et de dissonances, qui limite l’invention musicale et la stimule en lui résistant (3). Le secret de la création consiste  alors à jouer de ce champ harmonique tout en le déjouant, à multiplier le jeu des possibles en suscitant, au sein du milieu harmonique, des formes organiques qui accroissent les facultés de synthèse de l’oreille humaine, qui reculent les limites de l’invention musicale.
            Qu’en est-il alors de l’aspect mélodique, troisième déclinaison du système organique de l’œuvre musicale, envisagée non plus en tant que devenir (rythme), ni en relation avec son milieu sonore (harmonie), mais plus exactement à la lumière de sa signification, de l’idée concrète qui lui donne forme (mélodie) ? Si la notion de mélodie joue un rôle central dans la musique occidentale, c’est en raison de la primauté que nous accordons à la voix humaine : nous nommons mélodie ce que les Allemands nomment « lied », romance ou chanson pour une voix en solo ; et nous distinguons la mélodie de son accompagnement, le plus souvent pour le piano (Schubert), instrument neutre de l’harmonie occidentale, substitut de l’orchestre abstrait de la richesse de ses timbres divers. On mesure ainsi combien l’idée de mélodie s’apparente à la parole, chantante ou accentuée. En outre, la voix humaine a ceci de particulier qu’elle « ne peut émettre simultanément plusieurs sons, qu’elle est incapable de produire un accord » (279). Elle est toujours monophonie et non symphonie. C’est pourquoi la mélodie est nécessairement une monodie, la modulation d’une phrase unique, abstraite pour ainsi dire de son milieu sonore et dépouillée des résonances harmoniques qui en expliciteraient la polyphonie latente. Ceci est si vrai que l’intérêt porté à la seule mélodie s’incarne de préférence dans la voix en solo, et qu’elle tend irrésistiblement à l’unisson quand elle est chantée en chœur. Encore faut-il ajouter que les voix humaines ont toujours un timbre différent, même quand elles ont même tessiture, et qu’il n’y a jamais par conséquent de chant à l’unisson en toute rigueur (« Deux voix ne réalisent jamais le parfait unisson », 280) ; les mêmes instruments d’un orchestre, par exemple quand tous les violons jouent en chœur, sont plus proches de l’unisson mélodique (et encore, chaque instrument a son timbre propre, et le violoniste le sait bien qui est passionnellement attaché au violon qu’il a fait sien : 280), et l’on peut dire alors que la mélodie règne en souveraine sur le développement de l’œuvre (la Moldau de Smetana ou la Symphonie italienne de Mendelssohn ; exemples choisis par moi, JD). On saisit là ce qu’il peut y avoir d’insuffisant dans la notion de mélodie, ces chœurs violoneux donnant lieu trop souvent à la pire musique, rengaines faciles et grandiloquentes pour orchestres de music-hall. La mélodie ne serait-elle donc qu’une forme appauvrie de la musique, dépouillée de sa richesse polyphonique, réduite à la seule modulation du chant a capella ? Si elle n’était que cela, elle serait un obstacle à la création véritable, et non l’une de ses dimensions essentielles, au même titre que le rythme ou l’harmonie : « On se heurte à cette idée préconçue que la mélodie se doit d’utiliser uniquement des composés à la première puissance [ligne monodique] et de ce fait se présente toujours sous l’aspect d’un solo vocal ou instrumental. D’aucuns diront peut-être que ce n’est là qu’une convention ; elle n’est guère heureuse en tous cas » (284). L’exigence mélodique, qui impliquerait une pauvreté à la fois harmonique et rythmique, serait donc une faiblesse, non une puissance de la musique. Et il est vrai que la richesse polyphonique de la composition tend à brouiller, par le jeu complexe des correspondances, le dessin linéaire de la mélodie. En vérité, la musique se laisse si peu limiter à la mélodie qu’elle n’admet la mélodie qu’avec un accompagnement. Cet accompagnement peut être « schématique » (264), quand il se contente d’expliciter rigoureusement la monodie, celle-ci se détachant sur un fond sonore qui « martèle obstinément la tonalité et le mode » (264). A ce type d’accompagnement, s’oppose l’accompagnement dit « libre » (265) qui s’émancipe de la contrainte monodique en développant une véritable polyphonie par contrepoint rythmique, en s’aventurant dans des domaines harmoniques très éloignés de celui de la mélodie, qui n’est du coup plus qu’un « thème » dans un jeu de variations libre et complexe. Selon Schloezer, l’indépendance de l’accompagnement dans son rapport à la mélodie n’a cessé de s’accentuer depuis la fin du XVIIIe siècle (266), et se manifestait déjà, dès la première moitié du XVIIIe siècle, par la polyphonie et la polyrythmie des chorals de Bach, précurseurs par le fait même de leur archaïsme, c'est-à-dire par leur attachement à la tradition harmonique de la musique depuis la Renaissance. Et pourtant malgré le brouillage de la ligne mélodique par son libre accompagnement, nous sommes en mesure de reconnaître, dans cette architecture complexe, une forme mélodique, c'est-à-dire une structure d’ensemble au système organique de la polyphonie, ou tout simplement un « sens » à cette musique. On comprend ainsi que la mélodie est une valeur subjective et esthétique, et non susceptible d’une définition objective : entendre la mélodie d’une musique, c’est tout simplement en comprendre le sens (283), et cette compréhension dépend sans nul doute de l’intelligence de l’écoute et de l’éducation de l’oreille, bref de la subtilité de ce qu’on nommait au XVIIIe siècle « le goût ».C’est pourquoi toute monodie n’est pas nécessairement mélodique, et qu’inversement toute hétérophonie (par explication harmonique ou par correspondance polyphonique) ne se construit pas nécessairement (bien au contraire) au détriment de la mélodie. La mélodie n’est qu’un autre mot pour dire le « sens » de la musique, c'est-à-dire la forme synthétique, ou « l’idée concrète », d’un système sonore reconnu pour un système organique. Il est donc parfaitement arbitraire de distinguer entre la mélodie et son accompagnement : l’accompagnement, dont le degré de liberté peut être extrême et aller jusqu’à composer un jeu polyphonique en lequel il n’est plus possible de privilégier telle ou telle ligne monodique, l’accompagnement fait partie intégrante de la mélodie elle-même (286). Et l’on ne saurait davantage, comme on le fait trop souvent, identifier la mélodie au thème d’un mouvement musical : si la mélodie est l’intelligence de l’écoute globale qui appréhende la forme du tout, le thème n’est qu’un élément, certes central, mais un élément cependant du système organique considéré dans son ensemble. Le thème est selon l’auteur la matrice, la cellule mère de laquelle procède le développement de l’œuvre, il n’est qu’une sorte de formule à partir de laquelle l’automouvement musical construit sa mélodie : « Le thème est la cellule initiale ou le germe de l’œuvre, son point de départ ; on dira qu’il est une pensée musicale, une sorte d’"idée force" qui en s’épanouissant, en réalisant ses énergies latentes, donne naissance au tout » (292). Aussi cet « agent formel » ou « facteur interne » (294) peut-il être d’une grande simplicité puisqu’il ne vaut pas par lui-même, mais plutôt par les variations dont il n’est que le prétexte, ou le « motif » : le thème de la valse de Diabelli sur lequel Beethoven construit ses trente-trois variations est insignifiant, et celui du premier mouvement de la Cinquième symphonie (« la même note répétée trois fois suivie de sa tierce inférieure », 297) ne contient qu’un intervalle. Schloezer passe ainsi de l’étude du rapport entre la mélodie et son accompagnement, distinction analytique qui n’a plus lieu d’être dans « l’idée concrète » de l’œuvre, à l’étude du rapport entre le thème et ses variations, distinction dynamique conforme au processus de l’invention musicale, le thème étant la matrice originaire à partir de laquelle se compose la prolifération polyphonique, polyrythmique, polytonale dont la mélodie est la synthèse et le sens, ou « idée concrète ». Il est alors possible de montrer, au sujet des Variations Goldberg, comment le thème de l’aria, quand on « l’explique » harmoniquement, définit un espace sonore, ou milieu harmonique, qui structure « le champ d’action complexe de l’œuvre », c'est-à-dire l’aire de jeu en laquelle chaque variation compose sa propre partie (295-296). Le thème fournit ainsi une constante formelle dans le périmètre de laquelle peut se déplacer le jeu mélodique : une musique athématique n’est sans doute pas impossible (Debussy en rêvait, qui voulait composer une musique qui donnerait le sentiment d’avoir été improvisée), mais elle rend l’écoute, c'est-à-dire la saisie de « l’idée concrète », difficile sinon impossible. Le thème n’est pas seulement une matrice pour le compositeur, il est encore « un guide précieux pour l’auditeur » (298).
            Reste la troisième partie, curieusement intitulée « Le Mythe » (4). On se souvient que la première partie, « L’Idée concrète », développait une théorie de l’audition musicale ; la seconde partie, « La Forme », proposait une théorie de l’œuvre elle-même ; quant à la troisième partie, elle devait se rapporter au troisième paramètre de cette équation : le compositeur. Plus précisément, il s’agit de déterminer dans quelle mesure l’œuvre est bien l’œuvre de son auteur, si elle exprime adéquatement le tempérament ou la personnalité qui firent la singularité du compositeur. De quelle subjectivité l’œuvre musicale est-elle l’expression ? L’analyse de Schloezer tend alors à montrer comment le « sujet » qui « s’exprime » par l’œuvre musicale est moins le sujet réel et historique qui en est l’auteur, qu’un sujet engendré par le développement de l’œuvre elle-même, une subjectivité musicale qui se développe, s’affirme, décline et meurt selon l’arabesque du discours musical. Par « mythe », il faut entendre non pas le domaine de la mythologie classique ou folklorique dans lequel il arrive que puise le répertoire musical, mais le domaine de l’art en général, en tant qu’il s’oppose à la nature : l’œuvre musicale est l’expression non d’un « moi naturel », que l’auteur nomme « moi psychologique » (le tempérament singulier du compositeur), mais d’un « moi mythique », la personnalité purement musicale, artistique et fictive, dont l’automouvement de la mélodie est l’incarnation, bien davantage que l’expression. L’œuvre est par elle-même une personne, dont le caractère propre échappe bien souvent au compositeur, une personne qui s’incarne et se présente magiquement à nous tandis que se déploie dans toute sa puissance le système organique de la forme musicale. Ainsi faut-il dire de la musique, non qu’elle est l’expression du musicien, mais bien davantage qu’elle est l’incarnation d’un « moi mythique », une personnalité tout entière fabriquée par le génie de l’art, une individualité façonnée dans la matière sonore qui s’adresse à nous, veut séduire et être aimée, bref dont la connaissance ne peut-être qu’ « érotique ». Contre l’esthétique romantique, qui veut entendre dans la musique l’épanchement d’une âme, l’effusion d’une subjectivité, l’aveu d’un secret, Schloezer affirme que l’œuvre musicale n’exprime qu’elle-même, et que la musique est à elle-même son propre mythe.
            Pour étayer cette leçon, on commencera par montrer combien l’expression musicale est éloignée de l’expression psychologique, naturelle ou spontanée. Certes, la musique exprime quelque chose, elle émeut et éveille en nous des sentiments : « Que l’œuvre nous modifie psychologiquement et physiquement, qu’elle éveille en nous des sentiments, des émotions, agit sur notre imagination, oriente nos pensées, etc. – cela personne ne songera à le nier, je suppose » (301). Toutefois, cette expression n’est ni naturelle ni immédiate, comme le sont par exemple les traits du visage dans la douleur, la colère ou la joie. La physionomie des passions est spontanée, la composition de la fugue ou de la sonate est au contraire complexe, et exige une savante et patiente élaboration. Plus que l’expression naturelle ou psychologique, l’expression musicale est aussi dépendante d’une culture : il faut une longue accoutumance de l’oreille au système tonal, pour qu’une cadence parfaite, qui revient à la tonalité après s’en être éloignée, communique un sentiment de détente et de réconciliation. L’expression musicale ne consiste nullement en l’imitation du cri de la nature, mais au contraire en sa stylisation, sa transposition en un langage raffiné et difficile : « Le matériau de la musique européenne est constitué de telle sorte qu’il résiste à l’intrusion du charnel brut, du fait psychophysiologique tel quel ; celui-ci ne parvient à y trouver place que soigneusement décanté, ramené parfois à un seul trait caractéristique » (327). En outre, même l’expression spontanée, par exemple de la douleur, reste grossière et approximative : pour mieux se dire et se préciser, il faut qu’elle se formule dans le langage, il faut qu’elle se traduise dans un système de convention. La musique, qui est un langage immanent, ne saurait recourir à ces formules conventionnelles, mais elle ne peut se dispenser de construire des schèmes expressifs qui permettent de décliner, de moduler et de spécifier le sentiment que le mouvement musical incarne. C’est ainsi qu’en se référant à un ouvrage d’André Pirro (L’Esthétique de J. S. Bach, thèse de doctorat), l’auteur rappelle que les sentiments, dans la musique du maître Kantor de Leipzig, sont plus qu’exprimés, presque traduits dans des formules musicales constantes : la fermeté d’âme par une note répétée, la joie par une suite de notes qui montent vers l’aigu, l’accablement par la série chromatique descendante. Toutefois, ces formules, dont Pirro a établi le « dictionnaire » dans la « langue » de Bach, ne sauraient être prises à la lettre, comme de simples conventions expressives qu’il suffirait d’appliquer mécaniquement. Des contre exemples montrent alors combien l’expression musicale ne se laisse pas enfermer dans le dogmatisme du lexique (dont le sens est toujours transcendant, et non immanent), mais dépendent au contraire étroitement du contexte : dans une cantate, le tronçonnement d’un mot peut exprimer aussi bien l’angoisse entrecoupée de sanglots, le spasme du rire ou la jubilation de l’alleluia (327-328). L’expression musicale est une transposition et non une simple traduction ; sinon, la musique expressive dégénère en musique imitative ou descriptive, elle se met à sangloter, à crier de joie, à hurler de douleur, à susurrer ses aveux, et toute pénétrée du désir de dire, elle en oublie d’être musique. C’est même selon l’auteur la faiblesse de certains instruments, tels le saxophone, que de pouvoir trop aisément imiter la voix humaine, ses inflexions, ses intonations : le saxo parle si bien qu’il en oublie trop souvent de chanter (330).
            Par réactions contre les essais de l’exhibitionnisme romantique, certains en viennent à faire l’éloge d’une musique « pure » (comme l’abbé Henri Bremond faisait entre les deux guerres l’éloge d’une poésie « pure »), qui serait d’autant plus musique qu’elle n’exprimerait rien, à la façon du vers de Racine, « La fille de Minos et de Pasiphaé », qui, selon le Bloch d’Un amour de Swann, « a le mérite suprême de ne signifier absolument rien ». Cependant, la musique pure demeure une fiction, la musique n’étant jamais expressivement neutre. L’idéal abstrait de la musique pure est celui d’une musique non pas inexpressive, mais plutôt une musique épurée de toute expression psychologique, de tout « pathétique ». Ces musiques, qui abondent chez Bach, par exemple dans l’Art de la fugue, ou l’Offrande musicale, ou bien encore dans les finals des Concertos brandebourgeois, expriment en vérité leur extraordinaire énergie, la fécondité toujours recommencée de leur développement, le dynamisme et la vitalité de l’organisme musical. Tchaïkovski, compositeur d’une symphonie dite « pathétique », trahit souvent la musique en se laissant tenter par la déclamation de l’âme tourmentée. Mais la musique ne renonce pas à toute expression en se refusant à n’être que le langage de l’émotion, l’expression de la passion ; c’est au contraire seulement en s’interdisant de tomber dans les facilités du pathétique que la musique devient expression musicale, et non simplement psychologique, qu’elle se fait pour ainsi dire l’expression d’elle-même. En tant qu’idée concrète, totalité appréhendée par l’intelligence synthétique de la mémoire musicale, l’œuvre musicale est un système organique, qui vaut par lui-même et se présente ainsi comme un ensemble indissociable et intemporel ; mais en tant que l’œuvre est un processus sonore, qu’elle se réalise effectivement dans le devenir, elle ne se donne pas à entendre comme une totalité, mais au contraire comme une aventure aux mille péripéties, aux multiples rebondissements, une œuvre en train de se faire qui remet en jeu à chaque instant son unité, qui ne cesse de se risquer au péril de l’invention. L’expression musicale, qui n’est certes pas l’expression psychologique (la première est immanente, elle est l’expression de la musique elle-même ; la seconde est transcendante, elle réfléchit une personnalité, une « psyché » dont l’œuvre n’est que l’image), est ainsi « la projection sur le plan du devenir » (345) de la forme intemporelle du tout, telle que l’idée concrète, qui est le « sens spirituel » de l’œuvre, l’appréhende. L’expression musicale est donc la temporalisation de sa forme, l’histoire de son devenir, de son invention renouvelée, de ses métamorphoses successives. Ecouter, c’est participer à cette élaboration progressive, revivre le mouvement d’une genèse : « L’œuvre est expressive, elle a un sens psychologique parce que l’écouter ce n’est pas la considérer du dehors (ce qui équivaudrait à assister simplement à une succession), mais bien participer à une naissance, collaborer à un devenir » (349) (5). L’œuvre musicale exprime et raconte l’histoire de sa propre élaboration, elle est plus que tout autre « work in progress », et cette histoire passe par des épisodes de tension et de réconciliation, de dissonances et de retour à la tonalité.
            En répudiant l’abstraction, sinon la préciosité, prônées par les partisans de la musique « pure », en reconnaissant à la musique un pouvoir d’expression, sinon de signification, Schloezer réduit la distance qui sépare la musique de la langue, sans toutefois les confondre, puisque la musique demeure nécessairement un langage immanent tandis que les langues sont tout aussi nécessairement un langage transcendant. C’est la raison pour laquelle, parvenu à ce point, il consacre un chapitre entier aux relations complexes de la musique et de la parole, du langage musical et du discours articulé (chapitre IX : « Le sens psychologique et le sens rationnel »). Malgré la différence de nature qui dissocie la musique de la langue, c’est un fait, que chacun doit reconnaître, que les musiciens ne répugnent pas à « mettre en musique », selon la formule consacrée, des textes hérités de la tradition (par exemple le Credo dans une messe chantée), ou composés pour eux-mêmes (les poèmes de Baudelaire musicalisés par Duparc), ou bien au contraire rédigés en vue du chant (le livret d’opéra, parfois écrit par le compositeur lui-même). C’est encore un fait, que chacun doit toujours reconnaître, qu’en chacune de ces catégories la musique réussit d’incontestables chefs-d’œuvre. Fait cependant paradoxal, puisque la différence de nature qui dissocie musique et parole fait de cet assemblage un ensemble mécanique et nullement organique : « Il y a incompatibilité, opposition profonde entre le langage et la musique, et le fait qu’ils parviennent néanmoins à fusionner, à constituer non pas une somme mais un tout homogène, organique, comme en témoignent maintes œuvres qui comptent sans conteste parmi les plus belles, les plus parfaites de notre art, ce fait paradoxal demande à être expliqué, justifié » (360). Et il faut reconnaître en effet que le mariage de la musique et des paroles semble voué au divorce. On peut se demander par exemple ce que la musique ajouterait à un poème, qui est déjà par lui-même et à lui-même sa propre musique. Quant il eut connaissance de la partition orchestrale de Debussy intitulée Prélude à l’après-midi d’un faune, Mallarmé s’étonna : « Je croyais l’avoir mis moi-même en musique » (353). D’un autre côté, on discerne mal ce que la musique, qui n’exprime qu’elle-même, pourrait gagner en s’alliant à un langage qui lui est intrinsèquement différent. Le « sens psychologique » inspiré par l’œuvre musicale, sens qui naît de la participation de l’auditeur au développement temporel de l’idée concrète, à sa « projection sur le plan du devenir », est radicalement étranger au « sens rationnel » d’une langue dont l’expression demeure, si musicalisée ou poétique soit-elle, transcendante, et non immanente. En se laissant tenter par le pathétique de l’expression littéraire, la musique, selon Schloezer, trahit son essence même. C’est pourquoi la polyphonie, dont le maître est à ses yeux Jean Sébastien Bach (dans l’esprit de Schloezer, le musicien par excellence), est l’âme même de la musique, bien plus que la monodie de la musique symphonique, qui, accordant le premier rôle à la mélodie, se rapproche de la voix humaine en se laissant séduire par ses possibilités expressives. Ainsi peut-on remarquer que la musique classique se désigne en définissant sa forme, sa structure intrinsèque (rondeau, fugue, sonate, etc.) : elle fait entendre par là qu’elle ne souhaite rien exprimer, sinon son propre système sonore ; la musique romantique au contraire, possédée par le démon de l’expression, se définit par l’état d’âme qu’elle entend suggérer : nocturne, fantaisie, rêverie, impromptu, arabesque, humoresque, etc. L’auteur y voit une sorte de perversion de l’essence du musical par l’expression littéraire. En ce cas la musique est un tout fermé sur lui-même, et l’on ne voit pas comment il pourrait s’allier à la parole : « l’œuvre instrumentale, parfaite du point de vue formel, dont tous les membres procèdent du tout, est un système hermétiquement clos sur lui-même où rien d’impur ne se glisse, d’extra-musical, veux-je dire » (357). Toute fusion des deux systèmes est donc un leurre, ni le poème ni la musique n’ont à gagner par leur alliance, qui ne peut constituer qu’un ensemble mécanique, jamais organique. Force est pourtant de reconnaître qu’un « lied de Schubert, une mélodie de Fauré, un choral de Bach » (362) ne sont pas des monstres esthétiques, mais d’incontestables chefs-d’œuvre. Comment cela peut-il être possible ?
            La réponse de Schloezer est radicale (mais également, il est vrai, assez peu convaincante) : la résolution de la contradiction est possible dans la mesure où le texte n’est pour le musicien qu’un prétexte, où la parole n’est nullement magnifiée, mais au contraire dissoute et niée dans la musique, où le poème ne fournit au compositeur qu’un certain « ton », pour ne pas dire une simple occasion d’exercer son art. S’il y avait un lien intrinsèque entre le sens rationnel du texte et le sens psychologique du développement musical, il n’y aurait qu’une seule façon, au sein de laquelle on pourrait toutefois concevoir des variations, pour mettre les paroles en musique. C’est ainsi que des acteurs différents peuvent dire différemment un même poème, avec une liberté dont l’amplitude est toutefois limitée par la signification du poème lui-même. En revanche, il existe une infinité de façons pour musicaliser, par exemple, les paroles du Credo. La musique n’a aucun rapport avec ce qui se trouve effectivement dit dans cette déclaration de la foi chrétienne, elle ne parle pas du Christ qui a été crucifié sous Ponce-Pilate, puis ressuscité d’entre les morts, tout au plus peut-on dire que les musiques du Credo expriment la fermeté inébranlable de la foi (bien qu’il ne soit pas impossible de trouver des Credo aux étranges dissonances, à la tonalité fluctuante, tel par exemple celui de la messe en ut mineur de Schumann), cette foi pouvant toutefois aussi bien être celle du chrétien fervent que celle de l’athée résolu (6). La recherche d’un lien étroit entre la forme musicale et la parole signifiante (à la façon de ce dictionnaire des schèmes expressifs de la musique de Bach, établi par André Pirro, dont il a été question plus haut) est vouée à l’échec. Schloezer fait sienne (372) la remarque frappante d’Edouard Hanslick dans l’essai dirigé contre Wagner qu’il rédige en 1854 : Du beau dans la musique. Dans l’opéra de Gluck, l’air le plus célèbre est celui de la plainte d’Orphée qui, n’ayant pu s’empêcher de tourner son regard vers Eurydice, voit sa bien aimée s’éteindre sous ses yeux : « J’ai perdu mon Eurydice, rien n’égale mon malheur ». Hanslick remarque simplement qu’on pourrait chanter, exactement sur le même air : « J’ai trouvé mon Eurydice, rien n’égale mon bonheur ». Seul le tempo, laissé au choix de l’interprète, serait modifié, remarque Schloezer : la plainte coulerait avec fluidité, la joie placerait un accent soutenu sur « trouver » et « bonheur ». Bach lui-même n’a-t-il pas emprunté une page d’une cantate profane, Le Choix d’Hercule, pour l’introduire dans son Oratorio de Noël (367) ? Ces emprunts sont d’ailleurs relativement fréquents chez Bach, même s’ils élèvent toujours le profane vers le sacré, et ne font jamais déchoir le sacré en l’abaissant au profane. Il apparait ainsi que l’impression d’une alliance parfaite entre la musique et les paroles est une illusion, et que le compositeur ne parvient à la susciter, non, comme il serait vraisemblable, en cherchant à traduire l’expression en musique, mais au contraire en ignorant superbement le texte, en procédant à sa dissolution dans le développement musical : « Comment la musique parvient-elle à absorber les systèmes verbaux ayant un sens rationnel, transcendant ? La musique y parvient, parce que de ce sens elle ne tient pas compte, parce qu’en vertu de sa nature elle l’ignore complètement » (371). Le texte n’est ainsi qu’un prétexte, le thème qui catalyse l’alchimie de la création, une sorte de charpente qui sert de guide au compositeur, mais qui peut être ôtée, à la façon d’un échafaudage, une fois l’œuvre achevée (nul ne penserait au poème de Mallarmé si Debussy n’avait pas ainsi intitulée sa suite pour orchestre) (7). Cette irréductible opposition entre le sens psychologique de la musique et le sens rationnel de la langue trouve son illustration la plus littérale dans le statut toujours ambigu du « récitatif » dans l’opéra. Pour surmonter l’hétérogénéité de la logique dramatique – le déroulement de l’action – et de l’automouvement de la musique, les compositeurs d’opéra ont réservé à la première le récitatif, par lequel la musique est absorbée dans la parole, et à la seconde  l’aria, dans lequel la parole est absorbée dans la musique. Impossible de résoudre cette tension, il faut prendre l’un ou l’autre parti, nier la musique au profit de la parole, nier la parole au profit de la musique. Dans les Oratorios de Bach, par exemple dans La Passion selon saint Jean, le texte évangélique du reniement de Pierre est formulé dans le style du récitatif. Mais lorsque Bach, après le troisième chant du coq, arrive aux mots « Oh mon âme ! Où vais-je fuir ? », le compositeur supprime provisoirement le récitatif et laisse soudain se déployer librement la splendeur du développement musical : « Bach a profité de l’occasion pour libérer la musique et a créé un système organique qui, psychologiquement parlant est une plainte déchirante […] Les paroles ici n’ont plus aucune importance : elles ont joué leur rôle, elles ont déclenché à un certain moment du passé le processus dialectique, catalysé la pensée musicale ; maintenant elles s’y trouvent dissoutes » (383). La musique n’exprime pas la douleur du repentir, c’est plutôt l’intensité de l’émotion de Pierre qui libère soudain la puissance d’invention qui est celle du génie de Bach, qui se déploie alors librement (8). C’est ainsi que dans l’opéra, l’air et le récitatif demeurent distincts, si proches soient-ils par la simple juxtaposition. Il est vrai que Wagner a voulu précisément affranchir l’opéra de cette division à ses yeux conventionnelle, et contraire à ce que devait être selon lui la solennité de la représentation : à la succession des numéros vocaux de la soprano et du ténor, entrelardée de récitatif, il a voulu substituer ce qu’il nomme le « drame musical », la « mélodie continue » qui accomplit la fusion parfaite de l’évolution de la masse orchestrale et des inflexions de la voix. Aussi a-t-on pu dire que Wagner donne à l’orchestre une puissance expressive qui le fait semblable à la voix, et à la voix un développement sonore qui la fait semblable à l’orchestre. Toutefois, selon Schloezer, Wagner n’a nullement réussi cette impossible synthèse, qui conduisait tout droit à la négation de la musique : à la déclamation maintenant chantée du récitatif, s’opposent des morceaux plus proprement musicaux que la tradition s’est empressée de détacher de leur contexte, c'est-à-dire de traiter comme autant d’airs : la mort d’Isolde, tout le second acte de Tristan, la chanson de Senta, la danse des filles-fleurs dans le jardin de Klingsor, le chœur des pèlerins dont Tannhäuser est exclu, la chevauchée des Walkyries, etc. Chaque fois, il s’agit non pas d’un véritable intermède de l’action (le drame wagnérien n’en tolère pas), mais d’un moment où l’action ne se développe pas, mais exprime l’énergie qui est en elle, l’infini de l’accomplissement amoureux (Tristan), l’attente de l’amour (Vaisseau fantôme), le chant tentateur de la sirène (Parsifal), la solennité de l’action de grâce (Tannhäuser), la fureur guerrière (La Walkyrie). Wagner se réfute ainsi lui-même : il faut que le « drame », cher à son cœur, marque un temps d’arrêt pour que la musique reprenne ses droits. Et cela ne serait pas si le drame était véritablement musical, si la fusion entre le poème et la musique s’était effectivement réalisée, comme le compositeur prétendait pourtant avoir réussi à le faire.
            Le dernier chapitre, qui vaut aussi pour conclusion de l’ouvrage, s’intitule : « Le moi mythique ». Il désigne la personne dont l’œuvre musicale est l’incarnation, et non l’expression : le « moi » ne s’exprime pas par la musique, qui ne serait ainsi qu’un moyen d’expression parmi d’autres (par exemple les jeux de la physionomie), mais c’est la musique elle-même qui est un « moi », un moi fictif, artificiel, en un mot « mythique ». En projetant la forme du tout sur le plan du devenir, en temporalisant le système organique qui donne sens à l’œuvre, la musique s’exprime elle-même, elle exprime l’aventure de son incarnation, l’épopée toujours renouvelée de son invention et de sa prolifération. « Si l’œuvre musicale est psychologiquement parlant une histoire, une aventure interne, le sujet de cette histoire, le héros de cette aventure, ce n’est point l’homme naturel, une certain Jean Sébastien Bach, un certain Franz Schubert, c’est un être qui n’a d’existence que sur le plan esthétique, c’est un moi artificiel : je l’appellerai mythique et son histoire un mythe » (413). L’histoire de l’œuvre, c’est l’œuvre elle-même, c’est l’histoire de sa réalisation, c'est-à-dire le processus de son accomplissement dans le devenir. Le génie n’est pas la subjectivité transcendante qui s’exprime par la médiation, par le medium de l’œuvre ; il est la fécondité intrinsèque du système sonore qui se déploie devant nous, il est « génie » au sens où ce mot est inscrit dans l’art de « l’ingénieur ». Le génie est l’intelligence de l’homo faber, qui réussit à maintenir l’unité organique de l’œuvre en la déclinant selon l’infinité des variations qui se succèdent dans le temps. Etre un grand artiste, ce n’est nullement être le ministre d’une grande idée, le serviteur d’un dessein sublime, une âme accablée de grands sentiments, c’est être un fabricateur, le producteur d’un organisme vivant qui se développe par lui-même, qui existe merveilleusement et dont la vitalité nous contraint à l’aimer. L’homme de la nature exprime ses sentiments ; l’artiste donne vie à un moi mythique, un vivant autonome qui lui échappe et s’affirme pour lui-même : « L’artiste, j’entends l’homo faber, n’est nullement à la disposition de l’homme naturel pour faire ses volontés et spécialement pour lui permettre de s’exprimer. L’artiste n’est pas un traducteur ou encore un prospecteur de l’inconscient ; il ne découvre pas des mondes ignorés, il est un inventeur. Et ce qu’il invente, les mondes absolument nouveaux qu’il crée, l’homme naturel, lui, ne pouvait même l’imaginer à l’avance » (417-418). Tel le rabbin qui donna naissance au Golem, le compositeur donne naissance à un organisme sonore qui vit de sa vie propre, se rend indépendant de son créateur et n’exprime que lui-même. Aussi les biographies sont-elles de faibles clés pour comprendre une musique. Quel rapport, remarque, après beaucoup d’autres, Schloezer, entre la puissante musicalité des lieder de Schubert, et le « garçon sensible, rêveur et sentimental, d’intelligence médiocre » (406) qui portait ce nom ? Comme Schloezer l’écrivait plus haut : « L’auteur ne m’intéresse pas pour l’instant. Considérons l’œuvre comme si elle nous était tombée du ciel » (333). Ecoutons-la se développer, s’affirmer, s’épanouir puis se déchirer et enfin mourir. L’œuvre ne saurait exprimer la personnalité de son auteur, parce que celui-ci, pour s’élever à l’acte de la composition, ne doit pas vivre la passion qu’un auditeur superficiel croit entendre dans la mélodie, il doit se la représenter, la traduire dans le langage objectif de l’œuvre accomplie. Il doit s’affranchir du registre pathétique pour s’élever au registre créateur. On retrouve là le nécessaire paradoxe sur le comédien, ou bien encore le désintéressement du sentiment esthétique : je ne saurais adéquatement exprimer ce que je suis en train de vivre, il faut que je le considère à distance pour que je le traduise sur le plan de la représentation. L’activité de l’artiste consiste moins dans l’expression que dans la représentation : il n’éprouve pas le sentiment, il le communique à l’œuvre qui, accédant à une vie propre, le représente en l’objectivant. L’œuvre n’est pas une confession, elle est une invention, elle est la transfiguration du vécu par un savoir-faire qui donne naissance au « moi mythique », à l’organisme musical. Bach était sans doute un chrétien fervent ; mais les piétistes qui se répandaient alors en Allemagne l’étaient plus encore, leur amour de Dieu était si intense qu’il ne leur permettait absolument pas de prendre une suffisante distance pour en produire une juste représentation. C’est ainsi que pour exprimer un sentiment, il faut s’en éloigner, et « se déprendre du vécu », selon les mots de Schloezer lui-même (408) : « Quand Goethe jetait sur le papier les premières lignes de l’Elégie de Marienbad quelques heures à peine après avoir quitté Ulrike von Levetzow, il aimait encore, il souffrait, à la passion ne s’était pas encore substitué le souvenir de la passion ; néanmoins Goethe entrait déjà en convalescence » (409). Non seulement l’œuvre n’est pas l’expression immédiate du sentiment, mais sa création est encore l’épreuve jubilatoire par laquelle le compositeur apprend à s’affranchir de sa servitude passionnelle : l’œuvre exprime moins l’affectivité du compositeur qu’elle ne transforme le compositeur, elle en fait un homme nouveau, elle appelle à une vie nouvelle. Il est permis ici de se souvenir de Schopenhauer, bien que l’auteur ne cite pas ce nom : la production de l’œuvre est du côté de la représentation, et le monde comme représentation n’est pas et ne saurait être le monde comme volonté. Pourtant, la contemplation schopenhauerienne (à l’inverse du désintéressement kantien) est un état passif, qui annule la souffrance du sujet en l’absorbant dans le paysage, en faisant de lui le « clair miroir du monde ». Une telle retraite serait, aux yeux de Schloezer, improductive, elle s’apparente au refus d’être plutôt qu’à cette suprême affirmation qu’est la création de l’œuvre d’art, « elle pourrait être également une fuite, la conséquence du dégoût, de la fatigue, de la crainte d’être dupe, etc. » (411). Une telle négation ne peut être que stérile. Mais le génie est inversement fécond, il affirme l’existence par l’engendrement de l’œuvre, et l’œuvre elle-même est le chant de triomphe du convalescent, du démiurge qui surmonte la souffrance par la mise au monde d’une vie nouvelle et autonome : « L’œuvre n’est pas le fruit de l’ascétisme, de l’hygiène mentale, de l’ironie ou encore de la peur, du mépris de la vie, le fruit d’une victoire que l’homme remporte par ses propres moyens, par des moyens en quelque sorte naturels – auxquels il a recours dans la vie courante ; mais la victoire, c’est l’œuvre ou pour mieux dire sa fabrication même qui la lui octroie » (412). On pense à Nietzsche : « il n’y a pas d’œuvre d’art pessimiste », c'est-à-dire exprimant la souffrance dont Schopenhauer a fait le fond de l’existence, l’œuvre d’art est au contraire joyeuse puisqu’elle exprime le triomphe de sa propre réalisation, puisque elle est le fruit d’une vie nouvelle, qui a su surmonter l’accablement du deuil et renaître dans l’aventure de la création. En produisant l’œuvre, l’artiste se transforme lui-même, il ne s’exprime pas, il s’affirme : « L’activité créatrice ne consiste pas uniquement à engendrer un système organique mais encore à produire conjointement l’auteur même de ce système, celui qui s’y trouve immédiatement présent » (412, souligné par l’auteur). Et ce pouvoir de métamorphose que célèbre la victoire qui s’exprime et se réalise dans toute œuvre accomplie, il se communique à l’auditeur intelligent qui, par l’attention de son écoute, participe à l’aventure de la création, revit selon le déploiement de l’automouvement musical, la victoire de la vie nouvelle s’arrachant à l’ancienne, revendiquant son indépendance et accédant à l’autonomie. Et dans la mesure où l’auditeur est un auditeur authentique, c'est-à-dire dans la mesure où il participe à l’aventure spirituelle qui fut celle du compositeur dans le temps de sa création, lui aussi connaîtra la victoire de la métamorphose, il renaîtra dans ce moi mythique auquel l’œuvre, en se manifestant devant lui, donne la vie et la liberté.


NOTES

1- Sur le conservatisme de Wagner, qui « abolit la notion d’accompagnement en intégrant le chant dans le tissu polyphonique orchestral », voir encore p. 269.

2- « L’œuvre musicale dont l’unité se découvre à la fois forme et contenu, possède une constitution particulière et procède d’une activité spécifique : cette activité, je l’appellerai créatrice, créer voulant dire en l’occurrence produire des systèmes organiques fermés ou qui s’en approchent (poème, tableau) et dans la mesure où ils s’en rapprochent » (111).

3- La limite de la dissonance n’est cependant pas fixée par la nature, elle est au contraire un effet de notre culture, et l’oreille, en s’éduquant, apprend à s’émanciper de l’unisson et à progresser toujours davantage dans le jeu de l’harmonie. Hanslick remarque en ce sens : « L’usage des dissonances (au nombre desquelles on a compté longtemps la tierce et la sixte) a commencé au XIIe siècle ; jusqu’au XVe, on se bornait aux octaves lors de modulations passagères ; les intervalles usités ont été conquis un par un, et il en est qui ont mis plus d’un siècle à obtenir leur droit de cité » (Du Beau dans la musique, 1854 ; Fayard, 1986, p. 147-148).

4- Le mot choisi ici de « mythe » n’est peut-être pas sans rapport avec ce qu’Aristote nomme le « muthos », dont il écrit qu’il est « l’âme de la tragédie », et qui désigne dans La Poétique la logique du drame ou le « système des actes accomplis ».  Mais c’est plus probablement à Valéry qu’il faut penser, Valéry qui nommait « mythiques » les valeurs produites par le seul effet du langage.

5- Par « sens psychologique », l’auteur entend la signification que prend pour l’auditeur l’œuvre en voie de réalisation dans le devenir, le sens vécu par l’esprit qui participe activement à l’élaboration de la forme musicale ; il s’oppose au « sens spirituel », qui est au contraire intemporel, système organique que perçoit l’idée concrète, indivisible totalité en laquelle les membres ne prennent tout leur sens qu’en fonction de l’ensemble.

6-« Que je crois en un seul Dieu ou en une multitude de dieux ou encore que je déclare ne croire en rien, à cela la musique demeure sourde et ce même système polyphonique eût pu être écrit sur une profession de foi athée » (379).

7- Hanslick (Du beau dans la musique, 1854, Christian Bourgois, 1986) avait déjà souligné combien le titre d’une œuvre musicale peut influer sur l’orientation de notre écoute : « Nous sommes facilement abusés par la convention qui nous fait attribuer au caractère de la musique ce qu’un texte, un titre ou tout autre indication matérielle a suggéré à notre esprit, particulièrement dans la musique dite religieuse, guerrière ou dramatique (65); et encore : « Cette relation entre l’œuvre musicale et son titre est si arbitraire et si lâche, que jamais un auditeur ne soupçonnerait à quel sujet elle se rapporte prétendument, si l’auteur n’avait pas soin de venir en aide à son imagination par le titre donné » (155).

8- Cette thèse me semble fort discutable ; en premier lieu, ce n’est pas le récitatif qui laisse brusquement la place à l’aria, le livret marque très clairement la différence entre le récitant de l’Evangile et le chant du repentir de Pierre, exactement comme c’est le cas dans tout l’oratorio ; ensuite, il est faux de dire que le chant de Pierre n’exprime pas l’intense émotion du repentir : bien au contraire, le rythme haché, très singulier de cet air, est particulièrement expressif, et se veut l’image fidèle du vertige et de l’affolement qui saisissent l’apôtre soudain conscient de son reniement.

***

 

 

Objections contre le formalisme (Hanslick et Schloezer) :

  1. La langue n’est pas étrangère à la musique : l’italien fut longtemps la langue de l’opéra, et Rousseau pensait qu’il y avait à cela une bonne raison : les langues du sud sont demeurées plus proches du chant de l’origine. La musique ne serait donc pas indifférente à la langue. Certes, tous les livrets ne sont pas en italien, mais comment a-t-on pu penser que l’italien était une langue plus musicale que les autres s’il n’y a aucun rapport entre le langage immanent de la musique et les langues dont le sens est transcendant ?
  2. La musique n’est pourtant pas indifférente à la langue, et l’association ne saurait être simplement « mécanique » comme le suggère Schloezer. C’est ainsi qu’il est par exemple difficile de traduire en français un opéra écrit dans une langue étrangère ; mieux encore, il est pratiquement impossible d’entendre un opéra russe chanté par des non-russes, tant le chant ici naît de la langue mère. On ne saurait imaginer des français chantant La Khovantchina, alors que des actrices étrangères peuvent chanter, malgré leur accent, par exemple Carmen (et même Mélisande !). Il est vrai qu’on chantait au début du siècle Wagner en français, et cette pratique a dû durer quelque temps, mais le fait qu’on ait été conduit à l’abandonner montre bien que la langue n’est pas étrangère à la musique.
  3. Si la musique n’exprimait rien, comment se fait-il que le compositeur indique parfois qu’il faut jouer, précisément, con espressione ? Voir la liste impressionnante des « caractères » que l’interprète habile doit savoir exprimer dans Danhauser, § 264 p. 106.
  4. Il est vrai que « j’ai perdu mon Eurydice, rien n’égale mon malheur » peut devenir sans peine « j’ai trouvé mon Eurydice, rien n’égale mon bonheur ». Il suffit pour cela d’un léger changement de l’accentuation. Mais l’une et l’autre phrases ont ceci de commun qu’elles expriment une passion forte, l’émotion provoquée par une rencontre renversante, celle de l’amour ou celle du deuil. Que la musique fonctionne aussi bien dans les deux cas ne signifie pas du tout qu’elle est indifférente au contenu, mais plutôt qu’il existe une secrète parenté entre ces deux émotions. Le chant du philtre d’amour, dans Tristan, n’est-il pas le même que celui de la mort qui transfigure Isolde, à la fin de l’opéra ? Et qui songerait que ce retour est étranger à la « passion » qui s’exprime dans l’un et l’autre cas ? C’est ainsi qu’Isolde chante pareillement la joie d’avoir trouvé « son » Tristan, et le vertige de l’avoir perdu. Il faudrait donc se demander, pour que la démonstration soit bien probante, si l’on peut remplacer le texte du livret par un texte de parfaite banalité, par exemple : « J’ai perdu mes allumettes, me prêtes-tu ton briquet ? ». La réponse est évidemment non, l'emphase du chant étant alors en parfaite contradiction avec l'insignifiance de l'énoncé.
  5. La thèse de Schloezer (ou de Hanslick : 80) fait de  la musique instrumentale la forme superlative de la musique, et se trouve ainsi conduite à reléguer l’opéra dans les seconds rôles (à l’inverse d’un Hegel qui voit dans l’opéra italien le sommet de l’expression musicale, et juge ennuyeuse la musique instrumentale). Il y a donc ici un parti pris, qui trahit surtout la difficulté de penser la musique dans la totalité de ses expressions. L’opéra ne serait qu’un genre hybride, ni vraiment drame, ni vraiment musique. Les incontestables réussites de cet art montrent qu’il n’en est rien. Serait-il exagéré de dire que les plus grandes réussites de l’un des plus grands musiciens qui aient jamais vécu sont précisément les quatre opéras Les Noces, Don Giovanni, Cosi et La Flûte ? Le seul fait de l’opéra réfute le formalisme musical.
  6. Le formalisme musical, en insistant sur la rigueur de la construction du développement (« la forme organique »), renvoie surtout à une musique écrite, dont la composition est très travaillée, et ignore l’improvisation musicale, qui a pourtant constitué pendant de nombreux siècles l’essentiel de l’expression musicale. Mais il est vrai que Schloezer peut produire une théorie de l’improvisation, en montrant par exemple comment elle prend appui sur des schèmes harmoniques et rythmiques pré-constitués.
  7. En répétant que la musique ne peut rien exprimer sinon elle-même, on définit de façon seulement négative la puissance de la musique, on l’appauvrit plus qu’on n’en fait l’éloge. A force de la vouloir pure, on dépouille la musique de son enchantement, on lui ôte sa chair. Pour Hanslick comme pour Schloezer, que dit en fin de compte la musique : elle se dit elle-même… Comment ne pas percevoir la faiblesse et la vacuité de cette réponse ? Cela ressemble à un tour de passe-passe plutôt qu’à une véritable réponse.
  8. La musique se dit elle-même. Qu’est-ce que cela veut dire ? Elle n’exprime que son propre développement, c'est-à-dire la modalité de son déploiement dans le temps. La musique exprime le développement dans le temps d’une forme en mouvement. Ce peut être lenteur ou rapidité, mais ce peut être aussi naissance et mort. Du point de vue affectif, il me semble que le mouvement musical est nécessairement ambigu (positif ou négatif), mais jamais neutre : ainsi un rythme accéléré peut exprimer l’allégresse ou l’angoisse, la lenteur peut exprimer la sérénité ou l’angoisse, etc. La musique exprime donc, ou plutôt elle représente une forme sonore, un « schème », en perpétuelle métamorphose, qui meurt et devient, qui se détruit pour renaître. Comment ne pourrions-nous réfléchir sur cette image acoustique le chiffre de notre propre existence en proie à la temporalité ? Toute musique ne serait-elle pas une métaphore de l’existence dans le temps ? En ce cas, on ne saurait dire qu’elle n’exprime rien, ni qu’elle ne fait que jouer avec elle-même…
  9. La musique ne saurait être une forme, puisque une forme n’a ni timbre, ni chromatisme, ni même existence sonore. La forme nie la réalité du phénomène musical, qui est manifestation sonore. Il faut inverser l’argument fallacieux de Schloezer (p. 36), qui prétend démontrer qu’une musique n’est pas composée de sons mais de « rapports sonores », pour la simple raison que la phrase musicale est conservée quand on la transpose d’un ton dans un autre (ce qui entraîne la modification de toutes les notes sans exception) : il faut penser à l’inverse que, puisque la forme demeure quand je transpose le morceau, aucun son ne demeurant le même, c’est donc que la forme est une entité insonore, et qu’elle ne saurait en conséquence dire la vérité de la musique, qui est phénomène sonore. A l’inverse de la théorie anesthésiante de Schloezer, qui fait taire la musique et place la lecture silencieuse de la partition au-dessus de l’interprétation effective, il faut penser la musique dans la force de son événement, dans l’émergence du phénomène sonore. La musique n’est pas une forme en mouvement (remarquons à ce propos que Hanslick, moins radical que Schloezer, parle non de « forme » mais de « forme sonore » ; mais cette dernière formule n’est-elle pas, du moins pour les tenants du formalisme musical, un oxymore ? La forme aurait-elle donc un souffle, un timbre, une chair ? Mais en ce cas, la forme elle-même serait « expressive »), la musique est le surgissement d’une forme sonore depuis le silence qui la contenait à l’état latent. Elle est la venue de la voix.
  10. Lorsque Hanslick écrit que la musique est l’art des sons, et non l’art des bruits, qu’elle se différencie en ce sens de la nature, où il n’y a que des bruits, et appartient nécessairement à la culture, c'est-à-dire à l’artifice que seul l’esprit peut définir, il conclut peut-être un peu trop vite : car il y a au moins un vivant qui émet, non peut-être par nature, mais plus exactement par le fait qu’il appartient à sa nature d’être façonné par la culture, des sons et non des bruits, et c’est l’homme. Si la musique est l’art des sons, l’expérience originaire qui la met au monde est l’émergence de la voix humaine. Mais alors c'est l’opéra, et non la musique instrumentale, comme le soutient pourtant Hanslick, qui touche à l’essence du fait musical. Le bruit est continu, bruit de fond, brouillage ininterrompu ; le son en revanche naît et se distingue, il déchire le silence, il est la manifestation sensible d’une harmonie. Quelqu’un est là. Le surgissement du son fait paraître le miracle de la voix, seule en mesure de s’arracher au non sens du bruit et de témoigner pour la venue du sens. Ce serait donc le chant, et la force expressive qui donne vie à la voix, qui seraient à la fois l’origine et l’essence de la musique. Le son n’est pas pure arabesque, il exprime au contraire nécessairement quelque chose, ne serait-ce que ceci qu’il n’est pas un simple bruit, qu’il est la manifestation sensible de l’esprit, la phénoménalité d’une présence pensante.
  11. Lorsque Schloezer souligne la vocalité essentielle de la musique occidentale (les autres musiques étant nées selon lui de la pratique instrumentale, et demeurant ainsi liées à un ensemble sonore nécessairement restreint, tandis que la musique occidentale, reposant depuis les Grecs sur les seules possibilités de la voix, se libère de toute dépendance matérielle), il semble contredire sa thèse fondamentale, qui fait de la polyphonie de Bach  l’essence de la musique, et soulignant par ailleurs la nature purement mélodique, et même monodique, et non polyphonique, de la voix. Contrairement à ce qu’assurent les formalistes, Hanslick comme Schloezer, si la puissance de la voix est le phénomène originaire et fondateur de la musique occidentale, alors c’est dans l’opéra plutôt que dans la musique instrumentale, que s’accomplit en plénitude l’essence de la musique.
  12. Le refus de l’expression musicale se fonde, chez Hanslick et plus encore chez Schloezer qui développe considérablement cette idée, sur le critère de la traduction : la transcendance des langues parlées, en raison de l’arbitraire qui réunit le signifié au signifiant, est susceptible de traduction, tandis que la même opération est impossible quand on considère l’immanence du langage musical, en raison de la fusion qui rend indiscernable ici le signifié du signifiant. Il est vrai qu’une musique ne saurait se traduire en une autre (la variation musicale n’est pas traduction, ni même commentaire d’un thème donné, mais plutôt exercice de création qui se donne un thème pour motif), mais il est peut-être périlleux de déduire, de cette remarque somme toute banale, que la musique n’exprime que le mouvement de sa propre forme. Il y a en effet bien autre chose dans l’expression de la langue parlée que la simple fonction référentielle d’un signifiant arbitrairement associé à un signifié. Du côté du signifiant, il y a l’accentuation qui module la phrase et peut parfois en inverser le sens, soit qu’elle exprime la bêtise (ainsi Orgon répétant « le brave homme » ne fait que rendre, malgré lui, Tartuffe plus détestable encore), soit qu’elle exprime l’ironie (ainsi le discours d'Antoine qui, tout en célébrant les « hommes honorables » que sont les assassins de César, retourne le peuple contre eux ; ou bien l’éloge apparent de l’esclavage par Montesquieu, qui est en réalité un véritable réquisitoire) ; et du côté du signifié, il y a tout le jeu des sous-entendus et des métaphores, qui complique le sens explicite de l’énoncé par un jeu d’échos et d’harmoniques (c’est ainsi qu’on a souvent mis en parallèle l’ambiguïté du chant mozartien, tout particulièrement dans le quatrième acte des Noces, avec le théâtre de Marivaux, l’accompagnement de l’orchestre permettant par exemple de suggérer une polysémie que la simple fonction référentielle ignore). C'est ainsi qu’un langage peut être expressif sans qu’il soit tenu compte de la relation de transcendance qui réfère le signifiant au signifié, par exemple lorsqu’un animal, le chien plus qu’un autre tant la domestication l’a rendu familier au comportement humain, comprend parfaitement ce que dit son maître sans pourtant entendre, comme on dit fort bien, un « traître » mot de ce qu’il dit, et le comprend parfois mieux que le maître ne se comprend lui-même, anticipant à l’inflexion de sa voix ce que son maître, de façon pourtant seulement préconsciente, projette (aller se promener, partir en voyage…). C’est ainsi que la transcendance des langues parlées est fort loin d’épuiser leur puissance expressive. Il faut dire inversement qu’il n’y pas de discours en lequel ne résonne pas, de façon plus ou moins sourde, une secrète musicalité qui vient en compliquer et en enrichir le sens. Toute l’erreur de Hanslick, et de Schloezer à sa suite, provient ainsi d’une confusion entre signification et expression, et s’il est vrai que la phrase musicale ne saurait être rapportée à une signification qui lui serait étrangère (« transcendante »), il ne faut pas s’empresser d’en conclure qu’elle est dépourvue pour autant de force expressive.

 

 

On lira encore sur ce même thème l’article de Nicolas Ruwet, « Fonction de la parole dans la musique vocale », d’abord publié dans la Revue belge de Musicologie, 15 (1961), p. 8-28, puis dans le recueil d’études de Nicolas Ruwet intitulé Langage, musique, poésie, « Poétique », Seuil, 1972, p. 41-69 (je remercie Bernard Sève de m'avoir signalé cette référence). Il s’agit également pour Ruwet de penser le lien de la musique au langage et de critiquer le formalisme de Schloezer (tout l’article est une discussion avec cet auteur). J’y trouve quelques nouvelles objections qui recoupent celles que je viens de formuler moi-même plus haut :

            « Si vraiment le texte idéal pour une mise en musique est le plus absurde, le moins signifiant, celui qui se réduit à un pur jeu verbal, pourquoi donc les musiciens ont-ils toujours mis tant de soin à choisir textes et livrets, voire à les composer eux-mêmes ? […] En lisant Boris de Schloezer, on a souvent l’impression qu’à écrire de la musique vocale, on ne risque que des inconvénients, des malentendus, des limitations » (p. 42-43).

            « Et puis, la perspective adoptée par Boris de Schloezer se heurte à un fait indubitable, qu’elle tend à rendre incompréhensible : c’est l’existence même, et l’ubiquité de la musique vocale, son prestige universel – dans bien des cultures, la musique purement instrumentale ne joue-t-elle pas un rôle subalterne ? Comment expliquer cela, si dans toute musique vocale cohérente et réussie, les paroles se réduisent à la musique, si le sens du texte est à peu près insignifiant ? » (p. 43).

            « Une chose est digne d’attention : les esthéticiens qui essaient de déterminer l’être de la musique – et B. de Schloezer en particulier – le font toujours par référence au langage et en opposant musique et langage. Mais, ce faisant, ils ne tiennent pas compte de ce que nous a appris la linguistique, et en restent à une conception périmée du langage-signal, de ce que Boris de Schloezer appelle le langage-reportage.
            Or l’analyse saussurienne du signe, reprise et développée par Troubetzkoï, Lévi-Strauss et Lacan, la conception du langage comme d’un "système de différences", l’idée que le signifiant structure le signifié (Saussure parle de la "masse amorphe du signifié") devraient nous amener à reconsidérer d’une manière plus précise la comparaison entre langage et musique, et à voir que l’opposition ne se situe pas sans doute au niveau où Boris de Schloezer la place. En particulier, alors que Boris de Schloezer  n’arrive à concevoir que deux types, opposés, de rapports entre forme et contenu – un rapport d’extériorité, de transcendance, caractéristique du langage, et sans valeur esthétique, et un rapport d’identité, caractéristique de la musique – l’idée que le signifiant structure le signifié sans pourtant s’identifier à lui, et celle qu’"un signifiant vaut non en ce qu’il représenterait autre chose, mais par rapport à un autre signifiant qu’il n’est pas" (Lacan), permettent d’envisager des rapports plus complexes, et d’un autre ordre » (p. 44-45).

            « Dans la mesure où Boris de Schloezer [BdS] a défini le langage comme un système ouvert et la musique comme un système clos, il tend à voir dans la poésie une sorte de stade intermédiaire entre les deux, où le "sens rationnel" des mots perdrait de son importance, et où la forme tendrait à s’identifier au contenu, sans jamais y arriver totalement, ce qui serait le cas de la musique : il en vient même ainsi à parler de la musique comme de la limite, au sens mathématique, de la poésie. Sans nous attarder sur ce qu’il y a d’étrange dans cette manière de voir, qui aboutit à faire de la poésie un phénomène hybride, il faut dire qu’il y là, d’abord, une illusion sur le degré d’indépendance entre forme et contenu dans le langage prosaïque, et ensuite une méconnaissance des fonctions sémantiques en poésie, qui restent fondamentalement différentes de tout type de rapport signifiant-signifié tel qu’il peut exister en musique. Il serait facile de montrer, même et surtout à propos de la poésie la plus pure, Mallarmé, Joyce, le Michaud du Grand Combat, ou le Lewis Carroll du Jabberwocky, que ce qui la caractérise c’est au contraire une mise en jeu de rapports sémantiques complexes et subtils, et que si la forme y paraît immanente au fond, c’est à cause précisément de la richesse de ces rapports sémantiques, et non parce que le signifiant tendrait à s’identifier au signifié. » (p. 45-46).

            « Tout au long de son ouvrage, BdS postule une opposition radicale entre les démarches qui sont impliquées dans l’activité et la perception esthétiques dignes de ce nom, d’une part, et d’autre part, les activités de la vie courante, parmi lesquelles il range une certaine manière naïve, "vulgaire", de comprendre la musique, ces activités de la vie courante étant le fait de celui qu’il appelle parfois "l’homme naturel". Mais c’est oublier que cette opposition est secondaire par rapport à une opposition plus fondamentale, celle entre Nature et Culture, et c’est oublier que les traits essentiels de la Culture, loin de caractériser seulement certaines activités exceptionnelles, sont déjà présents dans les manifestations les plus humbles de la vie humaine. L’homme naturel n’existe pas. C’est ainsi un des graves défauts du livre de BdS de rejeter, comme non valable sur le plan esthétique, mais sans qu’il rende compte de son existence, une certaine attitude émotionnelle de l’homme en présence de la musique qui ne peut être si répandue que parce qu’elle correspond à quelque chose de profond. » (p. 47).

            « Reportons-nous aux distinctions introduites par Bühler, et reprises par Troubetzkoï, entre les différentes fonctions du langage, auxquelles correspondent chaque fois des procédés phonologiques particuliers. Il y a d’abord la distinction entre fonction expressive (chaque énoncé est une expression ou une présentation du sujet parlant visant à le caractériser), fonction appellative (chaque énoncé vise à produire une certaine impression sur l’auditeur) et fonction représentative, la plus importante (l’énoncé est la représentation d’un "état de choses"). Ensuite, parmi les procédés phonologiques qui sont au service de cette dernière fonction, il faut distinguer entre les procédés configuratifs, qui signalent la division de l’énoncé en unités grammaticales – et qui se subdivisent en procédés cumulatifs, indiquant combien d’unités compte l’énoncé et quelle est leur hiérarchie (c’est le rôle de l’accent en allemand) et procédés démarcatifs, qui marquent la limite entre deux unités (rôle de l’attaque vocalique dure en allemand) – d’une part, et, de l’autre, les procédés distinctifs qui différencient les unes des autres les diverses unités pourvues de signification.
            Or, nous voyons tout de suite que certaines de ces fonctions se retrouvent en musique : on peut y parler de fonction appellative ou expressive, et de même il est évident que la musique fait constamment appel à des procédés cumulatifs (les accents par exemple) et démarcatifs (les silences, les modes d’attaque, les timbres, etc.). De plus dans certains cas les procédés utilisés par la musique peuvent être de même type que ceux auxquels le langage fait appel : ainsi l’accent d’intensité. En conséquence, toutes sortes d’interférences peuvent se produire sur ces plans. » (p. 49).

            « C'est un fait à quoi les esthéticiens eussent dû attacher plus d’importance, que jamais, pour ainsi dire, la musique vocale ne se passe du support des mots : il semble qu’il soit impossible de voir dans la voix un instrument comme les autres. C’est seulement dans les leçons de solfège ou les exercices de chant qu’elle est réduite à ce rôle, et la vocalise n’a jamais constitué un genre musical autonome. Il y a bien des œuvres, très rares, où la voix renonce au support de toute espèce de langage articulé ; mais alors ce caractère très exceptionnel les marque, par une espèce de choc en retour. Dans certaines pièces de Duke Ellington les instruments imitent la voix, la voix imite les instruments (elle les imite, donc elle n’en est pas un) dans une sorte de transgression réciproque des rôles qui est ressentie comme telle par l’auditeur. Et, dans Sirènes de Debussy, la longue vocalise sur la voyelle a ne peut apparaître, en quelque sorte, que comme le signifiant de la pure séduction, situé en deçà ou au-delà de l’univers du langage, mais ne se définissant et prenant son relief que par rapport à celui-ci. » (p. 52-53).

            « Une œuvre chantée dans une traduction a de grande chance d’y perdre, tant sur le plan linguistique que sur le plan musical : sur le plan linguistique, les nécessités musicales, les problèmes d’accentuation par exemple, rendront presque inévitablement la traduction pauvre et souvent plate ; sur le plan musical, la phonétique de la langue originale, notamment le timbre de la voix, était devenue partie intégrante des structures musicales. On conçoit donc que l’auditeur préfère s’en tenir à l’original. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y perd rien, ni surtout pas que "l’audition s’effectue alors dans de meilleures conditions". Au fond, le problème n’est pas très différent que celui qui se pose au cinéma. Tout vrai amateur de cinéma préférera toujours voir le Tombeau hindou en allemand ou la Rue de la honte en japonais, mais il sait très bien qu’il y perd quelque chose. On choisit le moindre mal. S’il en était autrement, et si vraiment l’auditeur qui ignore l’allemand était mieux placé pour comprendre Schumann, on ne comprendrait plus pourquoi les musiciens s’obstinent à composer dans leur langue maternelle, ni d’ailleurs, inversement, pour quelles raisons – de distanciation – Stravinsky a choisi de faire chanter son Oedipus Rex en latin. » (p. 56-57).

            « Que signifie, du point de vue général, l’union de la parole et de la musique ? Est-il possible d’entrevoir à quelle nécessité anthropologique elle répond ?
            Pour pouvoir amorcer une réponse à cette question, il faut se reporter au point central autour duquel tourne la réflexion anthropologique actuelle, chez un Lévi-Strauss ou un Lacan : c’est l’idée que, fondamentalement, la Culture, par opposition à la Nature, est déchirement, l’idée que la Culture introduit dans le plein de l’être une béance impossible à combler.
            Ceci se traduit concrètement dans le fait que l’homme n’accède au réel que par la médiation d’un ensemble de systèmes signifiants (le langage, mais aussi le mythe, les rites, les systèmes de parenté, les systèmes économiques, l’art enfin) dont chacun, par le fait même de sa structure et des conditions de son fonctionnement, impose sa marque au réel et y reste toujours irréductible, en même temps qu’il reste irréductible, à la limite, aux autres systèmes signifiants, malgré les rapports d’équivalence ou de transformation qu’on peut établir entre leurs structures respectives.
            C’est ce fait fondamental qu’expriment tant de formules, telles que : "le signifiant et le signifié ne se recouvrent jamais complètement" ou "aucune société n’est jamais pleinement et intégralement symbolique" (Lévi-Strauss), "le désir humain est fondamentalement inadéquat à ses objets" ou encore "le réel est toujours à la limite de l’expérience" (Lacan).
            Or, dans l’ensemble de ces systèmes signifiants, certains – dans l’art et la religion notamment – ont pour principale fonction précisément d’essayer de combler, ou de masquer la béance en question. Lévi-Strauss en a donné des exemples dans son analyse de la notion de Mana [« Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss »], ou encore dans son étude sur les rapports entre mythe et rite [Anthropologie structurale]. On pourrait se demander si la musique vocale ne représente pas un cas privilégié à l’intérieur de cette catégorie de systèmes, dans la mesure où elle unifie, en une temporalité unique, deux systèmes très différents. "Le langage est le plus vrai", disait Hegel, mais le langage sépare, isole, déplace, et à la limite je veux toujours autre chose que ce que je dis. "La musique exprime la pure vie intérieure", dit BdS, mais elle est impuissante à nommer. On conçoit donc ce qu’il y a de séduisant dans une entreprise qui, en les combinant dans une fusion intime, grâce au truchement de leur organe commun la voix, vise à donner l’illusion que, la béance qui est au cœur de l’un, l’autre viendra la combler, et réciproquement. » (p. 67-68).

            Dans la note 2 de la p. 56, Nicolas Ruwet remarque : « Michel Dufrenne, critiquant BdS (Phénoménologie de l’expérience esthétique, p. 274) n’apporte en fait rien de nouveau : il se contente de postuler, entre le sens poétique du texte et le sens poétique de la musique une affinité, ou une égalité même, qui se comprennent parce que ces sens se situent au-delà du sens rationnel. » Le jugement est un peu dur. Dufrenne consacre en effet les pages 274 à 277 de son ouvrage à la critique des thèses avancées par BdS. Il y a pourtant une autre idée avancée par Dufrenne, que Ruwet ne remarque pas, et qui me semble tout à fait intéressante : la musique n’est pas une forme que l’intelligence, plus que l’oreille, perçoit ; la musique est d’abord un événement esthétique, qui se donne à la perception : « On ne voit pas bien comment l’affectif, dans la mesure où l’expression s’adresse au sentiment, peut être du spirituel dégradé. Pour M. de Schloezer, le privilège du sens spirituel est cautionné par une théorie intellectualiste de la perception : comprendre la musique, c’est opérer une synthèse grâce au jugement […] Car enfin, si la musique tient son être du sens qui l’habite, comment cet être est-il donné sinon dans la perception ? A quoi le sens est-il immanent, sinon au perçu ? et le perçu n’est-il pas le sensible sonore qui nous impose sa présence et nous communique son expression bien plus que nous lui imposons une loi ? C’est le sensible qui est signifiant, et M. de Schloezer le dit lui-même : "On apprend à comprendre la musique en l’écoutant" : c'est dire que la musique n’est pas un objet intellectuel ; elle est, comme tout objet esthétique et comme l’œuvre littéraire elle-même, objet perçu. Et ce qui distingue la perception esthétique de la perception usuelle, c’est qu’il ne nous est rien demandé d’autre, pour accéder à l’objet esthétique, que de percevoir : parce que c’est dans le perçu que se révèlent le sens et l’être de cet objet : et de même que toute l’attention du sujet est orientée vers la perception, toute la matérialité de l’objet est destinée à susciter cette perception et à s’effacer derrière le sensible triomphant. » Il est vrai toutefois que les notions très riches « d’idée concrète » et de « forme organique » ne sont nullement réductibles à un simple formalisme intellectuel, et que la réflexion de Schloezer est plus riche que la lecture de Dufrenne le laisse penser.