Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mardis de la Philo, le 17-10-17
Mise en ligne : 1-5-18

 

 

 

 

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LA PEINTURE HOLLANDAISE AU SIECLE D'OR

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2- Le portrait

3- La nature morte

4- L'intérieur

5- Rembrandt

6- Vermeer

LES FANTOMES DE L'OPERA

ON DEVRAIT DIRE...

QU'EST-CE QUE LE NEOREALISME ?

LA STAR, LA VIVANTE ET LE SANS POURQUOI

ESTHETIQUE DU PARADIS TERRESTRE (1)

LE REALISME SELON CEZANNE

NOTE SUR WITTGENSTEIN

ENTRETIEN

CEZANNE ET LA FORCE DES CHOSES

MANTEGNA : ANCIENS ET MODERNES

LE TABLEAU ET LE MIROIR

LE JARDIN A LA FRANCAISE

REMBRANDT, BETHSABEE

PHILOSOPHIE ET RHETORIQUE

LES RELIGIONS DU LIVRE

DU CARACTERE A LA CARICATURE

QUELLE VANITE QUE LA PEINTURE...

LES GROTESQUES

LE ROSSIGNOL ET LA DIVA

LA STATUE AMOUREUSE

L'INTERPRETATION DE L'OEUVRE D'ART

DE L'IDEE DU BEAU A L'ESTHETIQUE

CARAVAGE ET L'OPERA

 

 


LA PEINTURE HOLLANDAISE AU SIECLE D'OR

3- LA NATURE MORTE

            « Still life », « Stilleleben » ou « Stilleven », qu’on nommait assez semblablement en français au XVIIe siècle « vie coite », ou « nature reposée », ou bien encore, mais déjà avec un sens peut-être différent : la « nature immobile ». Car cette immobilité pourrait bien faire penser non plus à la vie (life, leben, leven) mais à la mort. En ce cas, cette peinture n’exprimerait plus la « vie tranquille », la « vie silencieuse » – des expressions venues des pays réformés – ni ce que Baudelaire avait en l’esprit quand il évoquait « Le langage des fleurs et des choses muettes » (Elévation, Fleurs du Mal, « Spleen et Idéal », 3), mais bien l’immobilité (« nature immobile ») et le mutisme (« choses muettes ») de la mort, ce qui s’énonce explicitement dans l’expression française « nature morte », qui n’apparaît toutefois qu’au milieu du XVIIIe siècle (1). Cette peinture, qui se développe comme un genre autonome au XVIe siècle en Europe, et qui va atteindre l’un de ses sommets dans la Hollande du Siècle d’Or, apparaît donc – si du moins il faut en croire les mots qui la désignent – terriblement ambivalente : image de la vie ou image de la mort, fécondité de la corne d’abondance « Nature » ou leçon de ténèbres, luxuriance des fleurs et des fruits ou vanités des richesses de ce monde ? Selon les hiérarchies académiques, qui considéraient qu’un tableau avait d’autant plus de dignité qu’avait de dignité le thème qu’il représentait, le plus haut degré prenait pour sujet l’homme accomplissant un  acte héroïque (peinture d’histoire) et le plus bas les choses inertes, purs amas de matière. C’est ainsi qu’André Félibien, dans la préface qu’il rédigea pour la publication (en 1668) des Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture pendant l’année 1667, considérait, en ce que nous nommons aujourd’hui la « nature morte », le plus mineur des genres mineurs : « Il est constant qu’à mesure que les peintres s’occupent aux choses les plus difficiles et les plus nobles, ils sortent de ce qu’il y a de plus bas et de plus commun et s’anoblissent par un travail plus illustre. Ainsi celui qui fait parfaitement des paysages est au-dessus d’un autre qui ne fait que des fruits, des fleurs ou des coquilles. Celui qui peint des animaux vivant est plus estimable que ceux qui ne représentent que des choses mortes et sans mouvement ; et comme la figure de l’homme est le plus parfait ouvrage de Dieu sur la terre, il est certain aussi que celui qui se rend l’imitateur de Dieu en peignant des figures humaines est beaucoup plus excellent que tous les autres ». Et encore faut-il distinguer, ajoute aussitôt Félibien, le portrait – genre inférieur pour ce qu’il représente l’homme immobile – de la peinture d’histoire – qui montre l’homme agissant dans tout l’éclat de la majesté. « Des choses mortes et sans mouvement » : c’est peut-être de ce texte que, passant par le jargon des ateliers, viendra l’expression française « nature morte ».
            Dans quelle mesure peut-on dire en effet, des choses inanimées, qu’elles sont des choses « mortes » ? Il faut distinguer ici entre les usages que nous faisons des choses : l’objet du don est auréolé à la fois par la grâce de celui qui donne et par la gratitude de celui qui reçoit. Il passe de main en main, et vit avec la main qui le tient, comme est vivant l’outil entre les mains de l’artisan. Inversement, l’objet mis au rebut, la chose hors d’usage, exclue du circuit des échanges, perd son sens en perdant sa fonction et se meurt en silence, oubliée dans un coin. L’offrande est vivante mais le déchet est inerte. Aussi faut-il distinguer entre la nature morte (il faudrait dire « vive ») du don – la corbeille de fruits pleins de suc et de sève – de la nature morte de l’abandon – vanité des choses périmées qui se corrompent lentement, délaissées dans un quelconque placard. Il se trouve que, pour des raisons théologiques qu’il nous faudra expliciter, la nature morte du don est dominante dans les monarchies catholiques, tandis que la nature morte de l’abandon inspire les peintres dans les pays qui ont adhéré à l’esprit de la Réforme et, plus que tout autre, dans la République des Provinces-Unies.
            Rappelons d’abord brièvement, pour mieux comprendre le sens de cette opposition, en quel sens les nations qui se réclament de Rome ont su cultiver ce qu’on pourrait nommer « la poétique de l’offrande » (nature morte du don). On en trouve l’origine dès l’antiquité grecque, mais l’usage subsiste à l’époque romaine : quand un riche propriétaire recevait un hôte, le devoir d’hospitalité voulait qu’il l’invite à sa table le jour de son arrivée, et qu’il lui envoie les jours suivants, dans les appartements qui lui avaient été attribués, des vivres pour sa subsistance. Le grec nommait ces cadeaux xenia, et l’on prit l’habitude de les représenter, à fresque ou en mosaïque, dans les salles réservées aux hôtes de passage : pain, légumes, fruits, laitage, œufs, poissons et crustacés (fig. 1 à 6)  :


1- Nature morte avec coupe de fruits, fresque de Pompéi,
63-79 BC, 108 x 70, Naples, Musée archéologique


2- Fresque, Herculanum, 1er siècle BC (av. l’an 79),
 Coquillages, langouste, vase et oiseau
, Musée National, Naples


 3- Coupe de cerises, mosaïque romaine du IIIe siècle,
 13,4 x 10,2, musée du Bardo, Tunis


 4- Nature morte avec panier de figues, fresque, Villa de Poppée, Pompéi,
 63-79 BC, 108 x 70, Naples, Musée archéologique


 5- Corbeille de fruits (prunes ou figues ?), mosaïque romaine du IIIe siècle, musée du Bardo, Tunis


 6- Corbeille de fleurs, mosaïque romaine, IIe siècle, 67 x 104,Musées du Vatican

            Il est tout à fait remarquable que nous retrouvions exactement la même corbeille de fruits – qui réinvente le genre dans l’aire baroque – sur la célèbre nature morte que peint le jeune Caravage autour de 1600 (fig. 7) :


 7- Caravage, Corbeille de fruits, 1594-1604, 46 x 64,5, Pinacothèque de l’Ambrosienne, Milan

            Vue d’en-bas, « di sotto in sù », elle avait été conçue pour se confondre avec le mur sur lequel elle était posée (sans cadre : on a retrouvé la trace des clous qui la fixaient directement sur la paroi), faisant ainsi office de trompe l’œil, ou plutôt de trompe-désir : ces pommes, ces raisins, ces figues, ce citron et cette prune sont plus vraies que nature et, malgré le trou de ver sur la pomme et quelques feuilles flétries ou rongées par les insectes, ces fruits appellent la main tant ils sont gonflées de présence et de chair. Il s’agit bien ici d’une offrande – sans doute illusoire mais toutefois magnifiée par le mouvement du don qui la fait presque déborder de la toile (comme les fruits débordent la corbeille) – admirée par les grands de l’Eglise romaine, le cardinal Borromeo, son propriétaire, comme le cardinal del Monte, qui disait avoir les larmes aux yeux en contemplant ce tableau. Don profane toutefois, dont l’origine est païenne – le xenion des fresques antiques – donc gâté par le soupçon du mensonge et le pressentiment de la désillusion. Caravage reprendra cette même corbeille de fruits, mais cette fois en l’associant à l’offrande érotique : la voici portée par un jeune garçon pasolinien qui, l’épaule dénudée et la gorge offerte, semble se donner en donnant les raisins (fig. 8) :


 8- Caravage, 1593, Jeune garçon portant un panier de fruits, Galerie Borghèse, Rome

            Mais le don humain et trop humain n’est pas sans risque, et il peut se faire que tel soit pris qui croyait prendre : cet autre adolescent est surpris par la morsure d’un lézard dissimulé dans les fruits, grimaçant moins de douleur que de la désillusion qui renverse soudain l’amitié en inimitié, l’hommage en blessure (fig. 9) :


 9- Caravage, Jeune garçon mordu par un lézard, 1593-94, 66 x 49,5, Florence, Fondation Longhi
 (il existe de ce tableau une autre version, conservée à la National Gallery de Londres,
 pratiquement identique mais un peu plus tardive,
 autrefois considérée comme une copie par Murillo mais aujourd'hui jugée authentique)

            Seule l’intention insinue le mal dans l’offrande et met le ver dans le fruit. Cette même corbeille, consacrée par le Fils de Dieu, retrouve son entière majesté, et ce n’est pas devant la transfiguration de Jésus que reculent d’effroi les deux disciples d’Emmaüs, mais plutôt devant la plénitude charnelle qui illumine cette corbeille de fruits. Le Christ semble soulever le voile invisible qui dissimulait à nos yeux la force du réel, et nous découvre soudain, dans le flash d’une lumière surnaturelle, la gloire de la création, comme si ces fruits, rédimés par la bénédiction, semblaient provenir du jardin d’Eden avant que ne fut commise la faute (fig. 10) :


 10- Caravage, Le souper à Emmaüs, 1601-02, 139 x 195, Londres

            L’offrande faite d’un cœur impur déçoit celui qui la reçoit, mais la donation que fait Dieu à sa créature est illuminée par la grâce. Ce n’est pas par hasard si nous retrouvons, près de trois siècles avant Caravage, cette même corbeille de fruits entre les mains de la Charité, la Vertu qui sait donner sans réserve, et n’est riche que de ce qu’elle donne : tandis qu’elle foule aux pieds les sacs d’or de l’avare, elle offre d’une main son cœur à son Créateur et, riche de ce don, reçoit les fleurs et les fruits pour la table du festin (fig. 11) :


 11- Giotto, La Charité (Les Sept Vertus), 1306, 120 x 55, Chapelle de l’Arena, Padoue


11bis- Détail du précédent

            Cette transfiguration matérielle, cette gloire incarnée, nous la retrouverons encore sur les extraordinaires natures mortes de Zurbaran, dans l’Espagne catholique, une vision hallucinée et mystique qui, paradoxalement, n’est pas sans affinité avec l’inspiration de la peinture hollandaise, comme sont proches parents, bien que frères ennemis, le réalisme mystique et le naturalisme expérimental :  


 12- Zurbarán, Nature morte avec citrons, oranges et rose, 1633,
 60 × 107, Norton Simon Museum of Art, Pasadena


 13- Zurbarán, Nature morte avec cruches en terre, 1660, 46 × 84 cm, Musée du Prado, Madrid


 14- Sanchez Cotan, Chou, melon et concombre, c. 1602, 60 x 81, San Diego

            La lumière frappe avec une extraordinaire intensité les citrons et les pommes comme des fruits d’or, la rose et la tasse, qui se découpent avec une précision irrésistible sur le fond de ténèbres depuis lequel le décret divin, par une élection incompréhensible, les arrache et les bénit. Rien de profane ne vient troubler la fulgurance de ce don sacré, et la corbeille de fruits est maintenant un ex voto reçu par le Créateur et transporté dans l’éternité (fig. 12). Ainsi encore ces vases qui semblent dressés sur la table pour une mystérieuse liturgie (fig. 13), ou bien encore ces fruits abstrait, suspendus dans la nuit noire comme des planètes tournant dans l’infini, que nous devons au pinceau de Sanchez Cotan, un peintre rare, unique, qui se fait chartreux à l’âge de quarante ans, et continue à peindre dans le silence de sa cellule (fig. 14).
            Nous approchons de l’extraordinaire ambivalence du genre, entre matérialisme et spiritualité, l’élection divine glorifiant la chair des fruits – qui sont pourtant nourriture terrestre – et inversement le silence de Dieu conférant au théâtre du monde une présence hallucinée et fascinante. Il n’est pas bien difficile de retrouver les chaînons intermédiaires qui conduisent du réalisme mystique de Zurbaran ou de Cotan à l’objectivité naturaliste du matérialisme hollandais. Ils passent par le dessert aux gaufrettes de Lubin Baugin – le chef d’œuvre de la nature morte en France – table dressée pour un invité absent, d’une abstraction géométrique qui n’a rien à envier aux compositions de Cotan, mais d’une préciosité peut-être plus mondaine, qui se découpe sur le même fond de ténèbres, extraordinaire icône de la persistance des choses dans la nuit des temps (fig. 15) ; ou par les tout aussi extraordinaires natures mortes d’Adriaen Coorte – nous voici cette fois arrivés en Hollande : ce peintre curieusement archaïque pour son temps est actif à Middelburg à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècles – auquel nous devons cette obsédante botte d’asperges qui fascina Manet dans sa quête du réalisme (fig. 16), et ces trois nèfles échancrés qui semblent avoir été ouverts pour laisser s’échapper l’âme que symbolise le papillon (fig. 17) :

15- Lubin Baugin, Nature morte avec gaufrettes, 1630, 41 x 52, Louvre, Paris


 16- Adriaen Coorte, La botte d’asperges, 1697, 20 x 20, Rijks


 17- Adriaen Coorte, Nature morte avec trois nèfles et un papillon, c. 1705, 27 x 20, coll. privée

            Même isolement des choses qui persistent magiquement dans d’impénétrables ténèbres. Le peintre nous dévoile, tel Jésus sous les yeux des pèlerins d’Emmaüs, la présence irréelle, tant elle est absolue, de la réalité des choses matérielles, il s’étonne de ce qu’il y ait quelque chose et non pas plutôt rien. Mieux : il s’étonne, non de l’existence des choses, mais de l’existence elle-même, tel qu’il nous la donne à voir surgissant incompréhensiblement du néant. Ce rayonnement étrange qui émane de la matière, il se pourrait bien qu’il ne provienne plus de Dieu, que l’offrande ne soit point agréée, que l’invité tarde longtemps, et que ces gâteaux et ces fruits attendent en vain de se transformer en saveurs sur les lèvres d’un vivant. De la nature morte du don, nous voici passés, insensiblement, à la nature morte de l’abandon.

            Nous avons vu que la nature morte prend son origine dès l’antiquité dans la représentation en trompe-l’œil du don d’hospitalité. Mais, conformément à l’ambivalence qui inverse toujours les valeurs qu’il faut attribuer à ce genre, il existe une autre origine possible, qui renvoie à la représentation du déchet, du débris, par exemple les restes de nourriture qui demeurent sur la table une fois partis les convives, ou bien les miettes du repas tombées sur le sol. Tel est le genre de peinture ou de mosaïque que Pline l’Ancien désignait, d’après le grec, sous le nom de rhyparographie, représentation d’objets vils, de déchets, ou encore rhopographie, peinture de menus objets, de pacotilles.


 18- Sôsos de Pergame, Asarotos oïkos ou « La chambre mal balayée »,
 copie de l’original de Sôsos, IIe siècle BC

            Voici le sol d’une « chambre mal balayée » (asarotos oikos) par un mosaïste de l’époque hellénistique, Sosos de Pergame (II-IIIe siècle BC), ou du moins sa copie exécutée à l’époque impériale pour la Villa Hadriana (fig. 18). Dans la salle où a eu lieu l’orgie, quand la fête est finie, demeurent les rogatons du repas, du moins tant que l’esclave chargé de nettoyer le sol ne les aura pas jetés dans les ordures. Ces objets – patte de poulet, coquille d’escargot, queue de crevette, feuille de poireau ou arête de poisson – ne sont plus transfigurés par la grâce de l’offrande, mais au contraire abandonnés, tels de vils détritus auxquels nul n’accorde plus la moindre valeur. Pourtant, ainsi dépréciés, ils se découpent en trompe l’œil sur le fond plat de la mosaïque et, ourlés de leur ombre qui accentue la saillie, ils font étrangement acte de présence. Telle peut être l’origine de ces somptueux festins dressés dans les ténèbres sur les tableaux de Willem Kalf, d’Abraham van Beyeren ou de Willem Claesz Heda qui feront au XVIIe siècle la gloire de la nature morte hollandaise. La langue parle suggestivement des « reliefs du repas », comme si les restes du repas, sur la table délaissée par les convives, accédaient à une autre vie, se relevaient, se « dressaient » (ne dit-on pas « dresser le couvert » ?).


 19- Maerten van Heemskerck, Portrait de famille, vers 1530, 118 x 140, Kassel

            On trouvera au XVIe siècle sur la table du repas, repas de famille ou celui de la Cène, de semblables mets – le fromage et le pain, la corbeille de fruits, la carafe pour le vin ou le pot d’étain pour l’eau – qui se profilent sur la nappe blanche avec une étrange intensité, accentuée par l’ombre qu’ils projettent (fig. 19). De cette table, le peintre est tenté de faire un tableau et, de ces morceaux, de composer une nature morte. C’est dans les marges refoulées que les peintres éliront les motifs qui paraîtront en majesté sur la scène de la nature morte : la nature morte de livres provient des étagères, où s’entassent de poussiéreux in-folio, du cabinet d’études de saint Jérôme ou de saint Augustin (fig. 20 à 23), le vase de fleurs du bouquet de lys et d’ancolie qui orne la chambre de l’Annonciation, les reliefs du repas sur la table de la Cène, sur celle du fils prodigue ou du concert des musiciens, le crâne du memento mori de Jérôme méditant dans sa cellule (fig. 24) ou de la Madeleine au miroir.


 20- Jan van Eyck et atelier, St Jérôme dans son étude, 1442, 20 x 13,
huile sur papier de lin collé sur panneau de chêne, Detroit Institute of Arts


 21- Barthélemy d'Eyck, Jérémie, 1410-20,
 152 x 86, Musées Royaux, Bruxelles


 22- Colantonio, Saint Jérôme retirant l'épine de la patte du lion, dans son cabinet de travail, 1445,
 huile sur bois de 125 × 151, Musée Capodimonte, Naples


 23- Jan Davidsz de Heem, Nature morte de livres, 1628, 36 x 46, Mauritshuis, La Haye


 24- Albrecht Dürer, Saint Jérôme dans sa cellule, 1521, 60 x 48, Lisbonne, Museu de Arte Antiga

            La nature morte, ce genre mineur selon les classifications académiques, renverse la hiérarchie, met la marge au centre et fait d’un détail, que manquerait un regard inattentif, le sujet du tableau. Son emblème est le crâne, pris de la main de saint Jérôme, pour trôner solitaire dans la niche de Vanité. Lui aussi vient de loin, puisqu’on le trouve parmi les mosaïques de Pompéi, la roue de Fortune trônant entre la toge pourpre de l’imperator à gauche, la peau de bête et la besace du mendiant à droite (fig. 25) ; la tête de mort ne tient qu’à un fil qui la suspend à l’équerre, elle tombera à la fin sur la roue, chassant le papillon de l’âme. On la retrouvera dans les peintures dite de « Vanité », par exemple sur ce panneau d’un peintre de Cologne réalisé dans la première moitié du XVIe siècle, Bartholomäus Bruyn l’Ancien, qui fut aussi un excellent portraitiste, d’un réalisme sans concession (fig. 26) :


 25- Memento mori, 1er siècle BC, 47 x 41, mosaïque de Pompéi, Naples, Musée archéologique


 26- Barthel Bruyn l'ancien, Vanité, avant 1650, 61 x 51, Kröller-Müller

            « Omnia morte cadunt. Mors ultimea linea rerum : toutes choses tombent sous le coup de la mort. La mort est l’ultime limite des choses. » La mouche, que les cadavres attirent, est là pour nous le rappeler : posée sur le crâne, elle attrape le regard et aiguise le relief des choses. Du portrait à la vanité, la conséquence semble bonne : le modèle qui parade devant le peintre pour qu’on lui tire le portrait s’identifie à son image sociale et oublie qu’il est mortel ; mais de l’autre côté du panneau, la Mort se tient en embuscade, par la bougie éteinte et le crâne, bien sûr, mais aussi par cette mouche qui fait tache (fig. 26). Ainsi, sur ce diptyque par Jan Gossaert, dit Mabuse, le portrait de Jean Carondelet, grand de l’Eglise et conseiller de Charles Quint, nous montre, sur le volet gauche, ce dignitaire en prière devant une Vierge à l’enfant ; mais au revers de cette image, la Mort saisit le vif sous la forme d’un crâne (fig. 27 et 28) :


 27- Jan Gossaert, dit Mabuse, Portrait de Jean Carondelet (1469-1544),
 Diptyque de Jean Carondelet, 1517, panneau de gauche, 42 x 27, Louvre, Paris


 28- Jan Gossaert, dit Mabuse, Revers du portrait de Jean Carondelet (1469-1544)
 Diptyque de Jean Carondelet, 1517, panneau de gauche, 42 x 27, Louvre, Paris

            Comme les choses vouées à l’abandon et à l’oubli, les hommes, qui sont destinés à mourir, semblent également voués au néant. Il y a pourtant cette différence très considérable que le jour de la Résurrection, les choses inanimées disparaîtront à jamais dans le Néant, tandis que les ossements des morts se recouvriront de chair, les tombes s’ouvriront, et les ressuscités paraîtront devant le tribunal du jugement dernier.


 29- Philippe de Champaigne, Vanité, c. 1671, 28 x 37, musée de Tessé, Le Mans

            Sur cette très célèbre vanité par Philippe de Champaigne (fig. 29), la tulipe à gauche – symbole de la folie humaine par cette tulipomanie qui saisit les Hollandais dans les années 1630, et haussa le prix de cette fleur à la bourse d’Amsterdam jusqu’à des cotes extravagantes – le sablier à droite, et la pierre du caveau qui fait office d’autel pour un rituel funéraire, tomberont en poussière ; mais le crâne redeviendra visage et fera face alors au Christ de l’Apocalypse. Ce pourquoi le crâne parmi les choses semble comme frappé d’une terrible majesté. Mais pourquoi les choses elles-mêmes – la tulipe et le sablier – sont-elles si intensément présentes, pourquoi font-elles si puissamment, sur ce théâtre, leur « apparition » ? C’est l’imminence du néant qui les rend si présentes, le regard qui épie les choses vouées à l’abandon, de même que le buisson où s’embusque le chasseur, ou la Mort même, fait terriblement acte de présence aux yeux traqués de celui qui se risque dans la forêt. Le peintre de Vanité sait l’art de magnifier la présence des choses muettes en laissant pressentir l’imminence de leur anéantissement. Telle est la leçon magistrale de Holbein le Jeune sur son chef d’œuvre, le très célèbre portrait des ambassadeurs, l’un, Jean de Dinteville, du royaume de France (Aetatis suae 29, sur la dague), l’autre, Georges de Selves, de l’Eglise de Rome (Aetatis suae 25, sur le livre) (fig. 30) :


30- Holbein le Jeune, Les Ambassadeurs, 1533, 207 x 209, Londres, National Gallery


31- Holbein le Jeune, Les Ambassadeurs, détail : le crâne de l’anamorphose

            Ces deux grands personnages prennent la pose, l’un représentant l’autorité temporelle, l’autre spirituelle. Leur puissance prend appui sur ces deux étagères comme sur le ciel et la terre : l’une, supérieure, symbolise les sciences par lesquelles les hommes entreprennent de mesurer les cieux (globe céleste et cadrans solaires), l’autre, inférieure, symbolise les sciences par lesquelles les hommes entreprennent de se rendre comme maîtres et possesseurs de la terre (le globe terrestre, le livre d’arithmétique marchande, l’équerre et le compas, un livre d’hymnes sacrés dans la traduction allemande de Luther pour le salut dans l’autre monde, le luth et les flûtes pour les plaisirs de ce monde). Le soutien des autorités est en ce monde incertain. Mieux vaut se fier à Dieu et passer de l’autre côté du rideau : là, nous attend l’autel, comme l’indique le superbe pavement, marqueterie de marbre en laquelle on a reconnu le motif cosmatesque qui recouvre le sanctuaire de l’abbaye de Westminster, où se trouve le maître-autel. Le crucifix, dans l’angle supérieur gauche, qui est exactement situé dans le plan du rideau, à la fois intérieur et extérieur, indique la voie qu’il faut suivre. La forme indéterminée qui fuse aux pieds des Ambassadeurs est un crâne, démesurément déformé par la géométrie de l’anamorphose (fig. 31). Le tableau, situé au fond d’une grande salle du château de Polisy, met en scène un drame en trois actes (et non en deux comme le soutient Baltrusaitis). Premier acte : le visiteur entre dans la salle et s’incline devant les Grands de ce monde. Deuxième acte : en sortant par la porte de droite, il jette un dernier regard au tableau et voit le crâne, redressé par la perspective latérale, lui sauter à la figure, tandis que les Ambassadeurs eux-mêmes sont supprimés par l’écrasement. Troisième acte : épouvanté par le néant, il revient devant le tableau pour se jeter tête baissée dans la course aux honneurs. Pascal : coutume, ennui, divertissement. Cette balance est sans fin tant que le spectateur, découvrant le signe de la croix, ne se convertira pas aux pieds de l’autel, de l’autre côté du rideau.
            Les deux étagères, qui mettent en scène l’étalage du vain savoir auquel il est donné à la créature d’accéder, composent deux admirables natures mortes, les objets se découpant avec une extraordinaire exactitude dans une lumière cristalline. Cette surnaturelle présence ne leur vient pourtant pas de leur vérité, puisque le tableau, en nous indiquant la voie de la conversion, nous divertit de la vanité du savoir, et nous convainc de les abandonner. Ces deux natures mortes, qui déprécient les choses qu’elles montrent tout en leur conférant une paradoxale majesté, sont bien natures mortes de l’abandon. Mais le faste du monde brille d’un éclat trompeur qui serait moins intense si nous ne pressentions pas la Mort embusquée dans le décor. C’est ainsi que du tableau d’Holbein procèdera toute une lignée de natures mortes, qui triompheront dans l’aire de la Réforme, et tout particulièrement en Hollande.


32- Pieter Claesz, Nature morte avec chandelle, 1627, 26 x 37, Mauritshuis

            Voici par exemple, par Pieter Claesz, cette nature morte à la chandelle (fig. 32) : d’où vient la magique présence de ces choses muettes qui luisent dans les ténèbres, la flamme de la bougie qui déverse sa lumière sur le bougeoir de cuivre, l’éteignoir, pour moucher la flamme sur le point de mourir, qui se découpe sur le bois lumineux de la table, le livre ouvert et les bésicles comme pour une allégorie de la vue, les deux livres fermés à l’arrière-plan, et surtout ce grand verre du Rhin – un roemer – qui fait office de miroir convexe sur cette scène du songe. La beauté de cette vision, de cette hallucination, vient de ce qu’elle est menacée d’anéantissement : dans un instant, la flamme s’éteindra et tout disparaîtra dans les ténèbres. Pascal : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance de choses dont nous n’admirons pas les originaux » (B 134). Ce qui ne signifie nullement, comme on le croit trop souvent, qu’il est vain de peindre des choses communes (par exemple un bougeoir, un livre, des bésicles…), auxquelles nous n’attribuons aucune valeur, et qu’il serait grand de peindre de grandes choses, comme l’enseigne l’Académie quand elle invite l’artiste à se tourner vers la peinture d’histoire. Le sens est tout autre. Pascal met en évidence la puissance terrible d’un désir corrompu qui nous porte à préférer l’ombre pour la proie, l’irréel pour le réel, l’image pour le modèle. Ce qui attire notre admiration, ce qui suscite notre désir, ce ne sont pas en effet les fruits qui se trouvent dans la corbeille, mais les fruits peints, gonflés par le mirage d’une présence fallacieuse, signe de notre nature déchue, succombant à « l’admiration », il faudrait dire l’hypnose, de l’image, cédant à la terrible attraction (« qui attire l’admiration ») du Néant. La peinture établit la preuve par l’image du désir dépravé de la créature : nous désirons des chimères sans substance, et non le dieu vivant qui seul peut nous sauver. Quelle vanité que la peinture de vanité qui montre sa grandeur en révélant à nos yeux le néant du visible, mirage sur le point de se dissiper à tout jamais. La plainte élégiaque de l’abandon qui résonne en cette leçon des ténèbres se laisse entendre en ce tableau récemment rendu à Lubin Baugin, proche de la nature morte de Claesz (fig. 33) :


 33- Lubin Baugin, Nature morte au bougeoir, 1630 ?, 47 x 65, Galleria Spada, Rome

            Sur la lettre pliée, en bas à gauche, on lit : « A Baugin peintre / port 2s / A Paris », qui vaut pour la signature ; « La voix publicque au Roy » fait allusion à un libelle, publié à Paris en 1624 et qu’on attribuait à Richelieu soi-même, mais dont le sens est ici hermétique ; quant à la page d’écriture posée à côté du bougeoir éteint, elle porte ce texte admirable : « Ce n’est pas d’aujourd’huy que Jay bien recongneu que les choses demandees avecq passion sont celles dont on se soucye le moings. Je lay bien recongneu en vous de qui je nay pas receu Aulcunes de voz nouvelles… » On ne saurait mieux exprimer le deuil et l’angoisse qui enténèbre la nature morte de l’abandon. La lettre devait-elle être adressée à l’ami éloigné, à la maîtresse infidèle, à un seigneur oublieux de ses promesses et dont on attendait le secours ? On ne le saura jamais. Il se peut que l’épistolier soit mort, comme l’indique peut-être la chandelle sans flamme. Ne demeurent que ces choses délaissées dans le silence de la nuit, ces choses qui, par une sorte d’enchantement indicible, sont exaltées par la lumière plus qu’humaine qui émane d’elles.
            La nature morte du don domine dans l’aire catholique, la nature morte de l’abandon dans l’aire réformée. Pourquoi ce partage ? Il n’est pas sans rapport avec l’iconoclasme des disciples de Luther comme de Calvin. Il faut opposer les deux grandes périodes qui se partagent le plan du Salut : à l’Ancien Testament, le visible, en un temps où Dieu, qui a élu son peuple et s’adresse à lui comme on s’adresse à un enfant, c'est-à-dire en recourant à des images, dont la signification allégorique est encore voilée (Isaac sacrifié par son père comme Jésus par Dieu le père, Joseph dans le puits ou Jonas dans le ventre du Léviathan comme le Christ au tombeau… etc.). Le rituel juif, dans le temple de Salomon richement orné, célèbre donc son Dieu par la beauté resplendissante des objets du culte, des vêtements sacerdotaux, de la pompe des cérémonies. En ce temps-là, les hommes ne pouvaient se représenter le divin que par la médiation de l’image. Mais depuis la venue du Christ, ce qui était enseigné par allégorie est révélé sans voile, la loi gravée dans la pierre a laissé la place à la charité inscrite au fond du cœur, la révélation, fuyant maintenant le théâtre du monde, s’est intériorisée, elle se manifeste non plus par le faste – qui peut-être fallacieux – du spectacle mais par la flamme de la Parole, du Verbe incarnée dans la voix du prédicant dont le cœur a été « enflambé » et comme régénéré par le miracle de la conversion. Dieu s’incarne désormais dans la seule parole du croyant, et le monde matériel, seul visible à nos yeux mortels, sera voué à l’anéantissement le jour du dernier Jugement. C’est pourquoi le peintre, qui cultive pourtant l’amour du visible en tous ses états, ne peut atteindre à la grandeur qu’à la condition d’en dénoncer la vanité, et de nous laisser pressentir la menace du néant au plus près de la splendeur. La vraie lumière n’est pas celle du jour qui se lève, mais une autre lumière, invisible et tout intérieure, qui rayonne depuis le secret du cœur, et que la peinture d’un Rembrandt, par exemple, excelle à nous rendre visible. C’est pourquoi la nature morte de l’abandon, dans la Hollande du XVIIe siècle que le génie de Calvin inspire sans vraiment la contraindre, porte le deuil de la magnificence des choses visibles, comme un mirage précaire sur le point de se dissiper. Elles « attirent l’admiration », et même l’adoration qui s’en fait des idoles, par l’effet d’un désir corrompu, une terrible attraction qui nous persuade de nous nourrir de songes plutôt que de la vraie vie qui est en Dieu, et de troquer l’Etre contre le Néant. La nature morte hollandaise réussit ainsi le tour de force de magnifier le visible en le condamnant, de faire paraître une dernière fois, dans toute son illusoire splendeur, le théâtre du visible, avant qu’il ne soit, à tout jamais, englouti dans les ténèbres.

            A l’inverse de la nature morte du don, qui donne à voir l’offrande du sacrifice sanctifiée par le dieu qui l’agrée, la nature morte de l’abandon fait paraître, sur la scène feinte du tableau, le fascinant prestige du monde visible qu’aucun Dieu ne sauvera du néant, qui est son indépassable vérité. Ce qui fait de ce monde, tel que nous l’admirons sur la scène de la nature morte, une sorte de songe fugace et périssable.


34- Antonio de Pereda, Le songe du chevalier, c. 1650, 152 x 217, Madrid, San Fernando

            Que la vie soit un songe (c’est en 1635 que Calderon de la Barca écrit son drame), cela paraît avec évidence dans l’éclat illusoire de la nature morte, comme celle-ci, fastueuse, par Antonio Pereda, peintre à la cour d’Espagne, qui fait de cet amoncellement de choses muettes un rêve matérialisé, celui de ce jeune chevalier assoupi tandis qu’un ange passe, portant, au-dessus de l’horloge, un phylactère sur lequel on lit : « Aeterne pungit, et cito volat et occidit : sans cesse il blesse, et bien vite vole vers nous et nous tue » (fig. 34). Le Temps parle. Il abandonne au néant cet entassement de richesses (on a remarqué qu’elles symbolisent en partie le déclin de l’Empire de Charles Quint sous Philippe IV, qui règne de 1612 à 1665), et condamne le chevalier qui se perd en préférant le rêve au réel. Certaines natures mortes hollandaises sauront donner une allure de songe aux riches objets qu'elles mettent en scène, en les immatérialisant dans la lumière, comme s’ils étaient sur le point de se dissiper. Sur ce que les Hollandais nomment éloquemment des « festins monochromes » – festin de cendres, poudroiement argenté ou traits acérés de lumière reflétés sur de longues flûtes effilées, à la limite de l’évanescence – ce monde, qui est un songe – cauchemar plutôt que rêve, ou rêve en train de se défaire – est en voie de disparition. Comme Claudel l’avait bien remarqué : « La nature morte hollandaise est un arrangement qui est en train de se désagréger, c’est quelque chose en proie à la durée » (Œuvres en prose, Pléiade, p. 202). C’est un prestige sur le point de s’évanouir, un lustre sur le point de s’éteindre. Sur ces deux magnifiques natures mortes de Pieter Claesz (fig. 35 et 36), la sourde monochromie qui amortit la lumière fait étrangement luire l’étain comme l’argent, hante l’indéfinissable liqueur qui repose dans le verre bombé, semble s’insinuer jusqu’au cœur de la matière, devenue étrangement irradiante, et lentement, mais sûrement, la dissoudre jusqu’à sa plus complète désagrégation. La matière devient aussi légère que la lumière, elle se donne à voir dans le processus de sa disparition. Et sur cette corbeille de verres par Sébastien Stoskopff, le cristal sur le point de s’éclipser n’est plus qu’un mince reflet dans le champ lumineux (fig. 37) :


 35- Pieter Claesz, Nature morte avec verre à vin et coupe d’argent, c. 1635, 42 x 59, Berlin


 36- Pieter Claesz, Roemer avec citron, pain, noix et olives, 1635, 41 x 61,5, coll. particulière


 37- Sebastien Stoskopff, Corbeille de verres et pâté, c. 1640,
49 x 63, Musée de l’œuvre Notre-Dame, Strasbourg

            Que la vie soit un songe, c’est précisément l’argument que, depuis l’antiquité, les philosophes sceptiques invoquaient pour frapper de nullité le spectacle du visible. On sait que Descartes le reprend à son compte dans la première méditation : s’il suffit de l’illusion d'optique pour douter de l’image que la perception nous donne de certains objets (la tour ronde qui paraît au loin carrée, la bâton qui semble brisé par l’effet de la réfraction), il est nécessaire de recourir au rêve pour universaliser ce doute et prendre conscience de ce qu’il n’est rien, dans le monde visible, qui nous offre un point d’appui, ferme et constant, pour assurer le savoir. Le philosophe pense ici en phase avec les natures mortes qu’il pouvait voir, en 1641, quand il rédigeait ses Méditations, sur les foires où s’exposaient les peintres. Mais on sait que le doute, par une progression méthodique, se porte plus loin, et se fait « hyperbolique » en supposant un dieu trompeur, qui se joue de nous et prend plaisir à nous tromper. Ce malin génie, ou génie du Mal, est une hypothèse qui permet à Descartes de remettre en doute les vérités les plus simples de la mathématique, qui ne reposent que sur l’irrésistible assentiment de notre entendement. Le penseur verse alors, tant il veut pousser le doute à sa limite, dans un délire de persécution, une paranoïa de l’universelle tromperie, dont seul le cogito sera en mesure de le délivrer, ou plutôt de commencer l’histoire de sa délivrance… « Je supposerai donc qu’il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant qui a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. » Il faut bien comprendre comment cette seconde conjecture aggrave le soupçon du rêve : car c’est une chose que de soupçonner que le monde visible n’est qu’un songe vain, et qui se dissipera bientôt, et c’en est une autre que d’y discerner un piège disposé pour nous leurrer, comme une ruse du Diable pour nous tenter par un leurre et nous orienter de cette façon sur le chemin de la damnation. La nature morte du songe ne dit que la vanité, la vacuité du visible. Mais la nature morte du mensonge laisse pressentir un terrible tribunal qui cherche à nous prendre au piège, qui nous tend des coupes emplies de liqueur peut-être empoisonnées, qui nous expose au regard comme au jugement implacable des choses inanimées, qui nous invite trompeusement à nous asseoir pour un festin de damnation auquel il ne nous sera plus jamais permis de nous arracher.


 38- Willem Claesz, Heda, Nature morte avec un verre à vin, 1635,
43 x 57, Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam

            Sur ce banquet monochrome par Willem Claesz. Heda (fig. 38), le verre brisée, la coupe tombée, et le cornet de papier contenant le tabac destiné à se dissiper en fumée, laisse deviner que le convive s’est un instant attablé, mais soudain foudroyé par le poison, s’est effondré sur le sol. Seules demeurent, dans leur majesté inviolée, ces choses ternies qui luisent fantastiquement dans la lumière glauque. Ici, il ne s’agit plus seulement de songe, mais bien d’un traquenard, un cauchemar qui ne prendra fin qu’avec notre mort. La lumière éteinte semble annoncer une prochaine extinction des feux, et notre disparition dans le néant. Sur ces autres natures mortes, toujours par le grand Willem Claesz. Heda (fig. 39 à 41), le relief des choses s’est durci dans la lumière blanche, elles se dressent avec une hallucinante présence dans une lumière incertaine, la nappe de nacre, qu’on dirait un tissu vivant et phosphorescent, se rétracte d’une façon peu compréhensible, le verre brisé, le gâteau éventré laissant échapper une matière indéfinissable et noirâtre, la montre qui arrête le temps et la lueur verdâtre qui sommeille dans les flancs du verre du Rhin, nous font comprendre qu’il serait imprudent de s’attabler à ce repas qu’un hôte malveillant, un dieu trompeur, a apprêté pour nous. Sur la troisième de ces natures mortes, un peu d’or vient réveiller cet assoupissement de la lumière dans la léthargie de l’étain ; mais le même désordre, la nappe tirée, le cornet de tabac, et ce silence des choses délaissées dans ce puits de lumière, nous signifient que ce repas n’est pas pour nous, et qu’il vaut mieux abandonner ces choses sans âme à leur solitude inviolée et maléfique :


 39- Willem Claesz Heda, Repas avec tarte aux mûres, 1631, 54 x 82, Dresde


 40- Willem Claesz, Heda, Nature morte avec un pâté, une aiguière d’argent et un crabe,
 
1658, 103 x 123, Haarlem, Frans Hals Museum


 41- Willem Claesz, Heda, Nature morte avec huîtres, verre du Rhin,
 
un citron et une coupe d’argent
, 1634, 88 x 113, Rijks

            La nature morte nous donne à voir les choses telles qu’elles sont quand il n’est plus personne pour les voir. Elle surprend le secret de la pure matière, non encore apprivoisée par nos usages et nos manières. On peut dire en ce sens que la nature morte hollandaise inverse le sens de la perspective : ce n’est plus nous qui regardons le tableau, assignant à sa perspective son point de vue, c’est inversement le tableau qui nous regarde, qui nous fait comparaître devant son tribunal. Sur les repas irréellement somptueux d’Abraham van Beyeren – ils nous font comprendre pourquoi le condamné qui se meurt de faim hallucine, non la nourriture qui lui permettrait simplement de survivre, mais un irréel tas de victuailles, un amoncèlement invraisemblable de mets fantastiques – le reflet du peintre vient se déposer sur le flanc rebondi de l’aiguière d’argent (fig. 42 à 45). Le peintre au chevalet regarde la nature morte qu’il est en train de peindre, et son reflet argenté regarde le spectateur qui regarde le tableau.


 42- Abraham van Beyeren, Nature morte avec autoportrait, 1655-65, 99,5 x 120,5, Mauritshuis


 43- Abraham van Beyeren, Nature morte, c. 1650,
 
118,2 x 167,6, c. 1665, collection Hohenbuchau, Vienne


 44- Abraham van Beyeren, Nature morte, 1660-66, 99,7 x 82,6, Cleveland


 45- Détail du précédent

            Pieter Claesz, pour faire naître la lueur d’un regard parmi les choses délaissées, recourt à une boule de verre qui fait un miroir de sorcière sur lequel se dépose l’anamorphose convexe du peintre au chevalet. Les choses nous voient, et le regard qui les hante nous fixe et nous juge (fig. 46 et 47). Ce n’est plus le spectateur qui contemple le tableau, c’est inversement le tableau qui retourne au spectateur son regard, le toise et le juge. Sur les Vanités de Pieter Gerritsz van Roestraten (1630-1700) figure souvent, comme c’est le cas ici, une boule d’argent, comme celles que nous accrochons à nos sapins de Noël, sur laquelle vient se nicher en miniature l’autoportrait du peintre (fig. 48) :


 46- Pieter Claesz, Vanité avec violon et bille de verre, 1628,
60 x 100 cm, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg

47- Pieter Claesz, Vanité avec boule de cristal, 1634,
 53,9 x 71,4, Paul Getty Museum, Los Angeles


 48- Pieter Gerritsz van Roestraten (1630-1700), Vanité, seconde moitié du XVIIe siècle, coll. priv.

            Mais rien n’égale la splendeur maléfique des banquets de songe de Willem Kalf (fig. 49 à 53) : un nautile, comme un monstre denté, s’apprête à dévorer sa victime humaine, comme si les choses retrouvaient, dans cette nuit impénétrable, la sauvagerie qu’elles ont perdue en se domestiquant à nos perspectives (fig. 49). Ces objets précieux, orfévrés, irréellement étirés, se verticalisent et se dressent comme pour nous lancer un défi. Sur ces natures mortes hallucinées, l’artiste retrouve la radicale inhumanité des choses inanimées, leur inquiétante étrangeté qui fait magnifiquement coïncider le méticuleux réalisme du regard avec le fantastique de la vision, ou de l’apparition. La coupe Ming, qu’on retrouve ailleurs chez cet artiste, objet de grand luxe, le tapis venu du Proche-Orient, comme les autres pièces d’une extravagante magnificence, sont là pour nous rappeler l’essentiel exotisme des choses, leur excentricité baroque, leur essentielle bizarrerie. Et la peau déroulée du citron fait songer, comme le remarque Claudel (« comment ne pas voir dans la pelure suspendue de ce fruit le ressort détendu du temps ? » Pléiade, p. 202), au ressort d’une montre démontée : le temps est arrêté, il n’y a plus de sursis, l’état des choses est irrévocable, et le triomphe des ténèbres semble irréversible. La plus belle des natures mortes de Kalf est peut-être cette aiguière d’argent du Rijksmuseum, au torsades fantastiques, et ce verre monté par un orfèvre pris de délire, la coupe Ming et le citron étrangement bosselé, tout contribue à faire de cet étalage, logée dans la niche de la Vanité, l’ostentation d’un monstrueux et splendide cauchemar, comme une ode fascinante adressée au néant (fig. 53) :


 49- Willem Kalf, Nature morte avec un nautile, 1662, 79 x 67, Thyssen-Bornemisza, Madrid


 50- Willem Kalf, Nature morte avec une porcelaine chinoise, 1662, 64 x 53, Berlin


 51- Willem Kalf, Nature morte avec fruits, verres et une coupe Ming, 1659, 58 x 51, Met


 52- Willem Kalf, Nature morte avec un homard et la corne à boire de la Guilde des Archers
 
de Saint Sébastien
, c. 1653, 86,4 x 102,2, Londres, National Gallery


 53- Willem Kalf, Nature morte à l'aiguière d'argent, c. 1656, 74 x 65, Rijks

            De même que la condamnation du visible avec le nouveau Testament, qui consacre la sainteté de la seule parole, justifiait la leçon de la nature morte, qui serait rigoriste si on ne la sentait pas secrètement tentée par les fastes dont elle dénonce la vanité, de même, il existe une justification théologique à ces repas maléfiques, qui font luire dans le visible l’éclat d’un mauvais œil et font de ses prestiges autant de pièges pour nous séduire sur le chemin qui conduit à la damnation. Still-leven, nature immobile, disaient les peintres hollandais autour de 1650, quand fleurissait le genre. En effet, le modèle de la nature morte, à l’inverse de celui du portrait, ne bouge pas, il se tient tranquille, il persiste, immobile, dans le silence. Et c’est bien là en effet ce qu’interroge cet art : l’énigmatique persistance des choses. Car depuis la mort et la résurrection du Fils de l’homme, la révélation est accomplie, l’histoire de la Rédemption est achevée et tout est consommé. Pourquoi donc le monde se maintient-il, pourquoi tout ce qui est inanimé, c'est-à-dire privé du souffle de la parole, n’est-il pas déjà retourné au néant dont il n’est qu’une émanation fantastique et transitoire? Seul l’homme est à l’image de Dieu, les choses sont vouées à Satan, et ceux qui les adorent, qui s’en font des idoles, appartiennent à Satan. Si ce théâtre voué à la disparition, ou plutôt à la régénération par l’effacement du péché, se prolonge, c’est que, dans l’attente du Jugement dernier, Dieu laisse sa chance au Diable en maintenant dans l’existence le luxe vain, la beauté extérieure et fallacieuse du monde visible. La nature morte met en scène cet étalage trompeur, ce décor fascinant, cette apparence idolâtre, cet apparat que le Diable présente comme un appât pour nous divertir de Dieu. La Mort en ce jardin est tapie pour mieux surprendre l’innocent qui tendra la main vers le fruit. Les choses matérielles exercent, selon Calvin, une attraction fatale sur la créature déchue. Au procès qu’instruisait la Réforme contre l’idolâtrie romaine, qui encombrait l’espace sacré de peintures destinées à frapper l’imagination ou de statues fardées de couleurs tapageuses, les théologiens catholiques répondaient que l’image ne valait que comme médiation pour la prière, qu’elle orientait la piété sans la retenir. Mais Calvin ripostait qu’il y avait au contraire dans la matière morte en laquelle ces idoles avaient été façonnées une puissance de fascination qui peu à peu absorbait le regard, détournait le fidèle de son Dieu pour le convertir à l’adoration d’un fétiche qu’on désirait doué de vertus magiques, le seul contact de la main avec l’idole assurant la guérison et le Salut. La foi qui enflamme le cœur est source de vie, mais l’idole, en subjuguant sa victime, met la mort dans l’âme. Ce pourquoi Calvin considérait que le culte des morts, auxquels la douleur du deuil substituait de vains simulacres, se trouvait à l’origine de toute idolâtrie, qui ensorcelle ses adorateurs et les voue au néant. La nature morte hollandaise donne à voir l’hypnose que les choses sans âme exercent sur les âmes déchues, irrémédiablement séduites par l’éclat fallacieux de la pure matière. L’irruption, au beau milieu des fleurs et des fruits, du crâne de la Vanité, déclare la nullité de ce festin : celui qui s’assied à cette table se nourrira de néant. Les longues pipes de porcelaine et le tabac dans le papier plié en cornet disent l’ennui, cette passion du néant, qui dissipera cette matière friable et la convertira en fumée. Il en sera ainsi pour le monde inanimé et pour toute créature que la grâce n’a pas élue. Le crâne dit la mort de l’âme, non seulement celle du corps, la mort éternelle où s’anéantiront à jamais les aveugles qui se sont détournés de Dieu. Dans les natures mortes de Kalf comme sur celles de Heda, résonne la divine sentence d’un jugement dernier.

 

NOTE

1- Sur ce dernier point, Charles Sterling, La Nature morte de l’Antiquité au XXe siècle, Macula, 1985, p. 42.

 

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