Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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Mis en ligne le 29 octobre 2007

Aristote: la théorie de la mimésis

         « La tragédie est la représentation — ou l’imitation — d’un acte : mimêsis praxeôs.» Cette notion de mimêsis, qui marque un déclin dans la connaissance  selon Platon — puisque c’est l’échec d’une connaissance directe, c'est-à-dire sans médiation, de la vérité qui la rend nécessaire — prend au contraire chez Aristote la valeur d’une démonstration et d’un développement : le déroulement de la représentation tragique tel qu’Aristote l’interprète montre ce que peut la praxis humaine et comment les épisodes qui rythment l’action s’enchaînent rigoureusement (« le système des actes »). L’imitation est l’effet d’une ruine pour Platon ; elle a la valeur d’une construction pour Aristote. En termes nietzschéens, nous dirons que l’esthétique platonicienne est l’esthétique du spectateur (aux yeux duquel l’original vaut toujours mieux que la copie), tandis que l’esthétique aristotélicienne est l’esthétique du créateur, c'est-à-dire du poète, au sens où les Grecs entendaient ce mot. C’est ainsi que pour Platon, le spectacle tragique affaiblit l’âme du spectateur atteinte par la contagion mimétique de la crainte et de la pitié, flattant en nous « cet élément de l’âme qui a soif de larmes et voudrait se rassasier largement de lamentations » (Rép. X, 606 a). Inversement, la tragédie selon Aristote propose plutôt une leçon morale : elle montre ce que peut la liberté d’agir qui n’appartient qu’à l’homme, et quelle est la valeur d’un acte délibéré quand il est accompli avec ardeur (spoudaios) et assumé jusqu’en ses extrêmes conséquences. Platon juge la tragédie par l’effet qu’elle induit dans l’âme passive du spectateur ; Aristote par l’action exemplaire qu’elle propose à notre réflexion. Mimétique est pour Platon le simulacre fascinant (phantasma ou eidôlon) qui méduse l’esprit et fait obstacle à la connaissance, ou bien au contraire le signe spéculaire qui réfléchit l’essence (eikôn), qui « ironise » l’esprit et l’appelle à penser. Maléfique ou bénéfique, ambivalent comme le pharmakon, il supplée à l’éclipse du soleil intelligible et possède ainsi une fonction essentiellement spéculative : représenter l’Idée dans le sensible, l’intelligible dans le visible, l’immortel dans le devenir. La mimêsis est toujours pour Platon l’imitation d’une forme idéale (eidos ou idea). Elle serait plutôt pour Aristote le déploiement d’une force jusqu’à l’épuisement de ses effets : la tragédie représente (mimeisthai) une action complète et achevée (praxeôs teleias). Le véritable objet de la mimêsis n’est plus alors une image, mais un processus, un développement « poétique » qui engendre de nombreux effets et transforme la réalité. Mimétique est l’acte lui-même plutôt que son résultat final, l’histoire ou le travail de la production plutôt que le produit fini. En ce sens, la fonction poïétique est, chez Aristote, plus pratique que spéculative. Elle participe cependant à la connaissance des êtres et des événements : en exposant l’histoire de leur formation (génération des animaux ou histoire de la constitution d’Athènes), elle explique une forme actuelle par les causes, les forces qui ont déterminé son existence. En effet, si la connaissance est définition de la forme selon Platon, elle est selon Aristote explication par les causes. C’est donc parce que « tous les hommes désirent naturellement savoir » (Mét. I, 1) que « imiter est naturel aux hommes » (Poét. 48 b 5) : en effet « L’homme diffère des autres animaux en ce qu’il est très apte à l’imitation et c’est au moyen de l’imitation qu’il acquiert ses premières connaissances » (ibid.). C’est ainsi que savoir est plutôt chez Platon de l’ordre du contempler (theôrein), et chez Aristote de l’ordre du produire (poiein).

         Cependant, si l’homme est naturellement mimétique, il n’est pourtant pas le seul imitateur. Comme la métaphore du miroir le montre assez, l’imitation platonicienne est de l’ordre du virtuel ; la mimésis aristotélicienne est au contraire de l’ordre du réel, elle engendre non seulement les produits de l’art mais encore ceux de la nature, elle est la force qui réunit ensemble les diverses parties de l’univers et confère ainsi son unité au cosmos. Tout devenir, en tant qu’il est orienté vers un but, tout mouvement, en tant qu’une cause finale le motive, est mimétique en son essence. Qu’est-ce donc en effet que tendre vers une fin sinon s’efforcer de rejoindre un modèle auquel on désire s’identifier, imiter, le plus qu’il est possible, une forme d’existence plus parfaite dont notre existence souffre la privation (sterêsis)? Le divin, parfait, demeure semblable à lui-même : il « hait le mouvement qui déplace les lignes »(Baudelaire), il demeure et ne devient pas. Inversement tout être en mouvement s’efforce de rejoindre une perfection dont il est privé, toute existence veut rejoindre sa fin qui est aussi la perfection de son essence. Chez Platon, la relation de l’essence à l’existence est descendante : l’intelligible participe au sensible par un jeu de ressemblance et de projection qui est aussi un déclin. Chez Aristote, la relation de l’existence à l’essence est ascendante : tout être en puissance, c'est-à-dire en devenir, s’efforce d’imiter la forme accomplie qui fait paraître en acte, c'est-à-dire dans la plénitude de son achèvement, la perfection de son essence. C’est ainsi que le bloc de marbre se modifie sous le ciseau du sculpteur tant que la forme de la statue, non encore dégagée de la matière, ne s’y trouve qu’en puissance (dunamis) et non encore en acte, comme elle paraîtra dans l’œuvre achevée (energeia).

         Pourtant, on se tromperait en pensant que pour Aristote le mouvement n’est que la phase transitoire d’un processus de formation : l’univers matériel, au centre duquel se trouve la « nature », qui est le lieu propre de la condition humaine, est un monde du mouvement perpétué, voué à un perpétuel recommencement parce que à jamais séparé (khorismos) de la perfection en laquelle il trouverait enfin son repos. Seul un dieu transcendant, cause finale du mouvement mondain, moteur qui motive l’univers comme l’aimé motive l’aimant, est immobile (akinêton) : Physique, VIII et Métaphysique, L, 7. Séparé de la fin vers laquelle le porte son désir, le mouvement du monde sera donc illimité, voué à toujours imiter la perfection immobile d’un dieu toujours absent.

         Dès lors, c’est toute la cosmologie aristotélicienne qui s’organise autour du principe de l’imitation : le mouvement circulaire, qui revient périodiquement sur lui-même, imite davantage l’immobilité du divin moteur que le mouvement rectiligne, qui se perd dans l’indéfini, et plus encore que le mouvement composé dont la nature est irrégulière. Le mouvement circulaire lent imite davantage l’immobilité du divin moteur que le mouvement circulaire rapide. L’univers de la mimêsis aristotélicienne s’organise alors du haut vers le bas, c'est-à-dire de la périphérie de la sphère cosmique jusque vers le centre, selon la gradation d’un désordre croissant, ou bien encore d’un déclin de la fidélité mimétique : la rotation de la première des sphères, sur laquelle les étoiles sont fixes, imite l’immobilité du premier Moteur. Les sphères des sept planètes (Saturne, Jupiter, Mars, le Soleil, Vénus, Mercure, la Lune), ou astres errants (planasthai signifie en grec errer, s’égarer) se succèdent alors selon une hiérarchie qui correspond non seulement à une augmentation de la vitesse mais encore à l’apparition d’irrégularités, telles le phénomène de rétrogradation. Pourtant le chaos croissant conserve quelque chose de la perfection divine, puisque la matière céleste est incorruptible et que le mouvement y est perpétuel, et périodiquement recommencé. Il n’en va pas de même dans le monde sublunaire, qui est aussi celui qu’Aristote nomme « la nature (phusis) » : en cet horizon où se circonscrit la situation propre de l’homme, tout ce qui est doit naître et périr, et le monde naturel est celui de la génération et de la corruption. En outre, le mouvement qui règne dans la nature est le plus chaotique, le plus irrégulier et le plus hasardeux dans la hiérarchie cosmique. Il existe cependant un ordre dans la nature qui imite à sa façon, bien que de façon beaucoup plus infidèle que les corps célestes, l’immobilité du Premier Moteur : le cycle des saisons (qui résulte de l’inclinaison de l’Écliptique) imite la rotation des sphères célestes, la génération circulaire des êtres vivants imite l’éternel retour des saisons, les animaux s’accouplant avec le retour du printemps. Quant à la nature elle-même, elle est le principe d’un mouvement qui se porte de lui-même de la puissance à l’acte, et de la semence à la forme épanouie, imitant à son tour l’achèvement divin d’une existence séparée que sa perfection immobilise. Ainsi peut-on dire que le principe d’imitation, ou de relation mimétique, détermine l’unité de l’univers, établissant entre des régions hiérarchisées et rigoureusement séparées les unes des autres un lien d’analogie, chacun s’efforçant de rejoindre une perfection qui demeure pourtant inaccessible dans sa transcendance.

         C’est dans la nature, donc dans le lieu du plus grand désordre, que se joue le destin éthique et politique de l’homme. L’homme lui-même, parce qu’il est doué de parole, c'est-à-dire de la faculté de juger et de délibérer, introduit un facteur supplémentaire de trouble. Un acte imprudent — la phronêsis est la vertu cardinale de la morale aristotélicienne — peut perturber gravement un ordre naturel que le hasard souvent contrarie, qui se heurte à chaque instant à des obstacles aléatoires, et plus encore un ordre social qui ne repose que sur le consentement mutuel et non sur la relative régularité naturelle. L’insurrection de la liberté humaine engendre alors le chaos par cette révolution — le coup de théâtre (peripeteia) est metabolê — qui se représente sur la scène tragique. La catharsis tragique marque la consommation de cette turbulence quand, de la rupture fondatrice, naît un ordre nouveau qui se réconcilie à son tour avec l’ordre cosmique. Réconciliation et reconnaissance, nullement expulsion. L’autonomie de l’animal humain, animal politique et non naturel, qui le fait seul estimateur de ses propres valeurs comme de ses fins, introduit le risque du chaos maximal dans la disposition finalisée de l’univers : c’est par l’homme qu’advient dans le monde la possibilité tragique du plus grand désordre.

         Pourtant, le remède est dans le mal : c’est aussi par l’homme, et par la puissance propre du logos ou raison, dont il est seul doué, que l’irrationnel et le désordre, qui troublent le cours de la nature, peuvent être corrigés. L’homme, ce grand fauteur de trouble, est aussi le seul qui soit capable de réintroduire la finalité dans l’ordre souvent menacé de la cité et quelquefois hasardeux de la nature.

         Le premier domaine est celui de la praxis, qui est politique quand elle définit la constitution (politeia) qui réglemente la vie communautaire, et éthique quand elle définit l’excellence du comportement de l’individu au sein de la communauté (pour Aristote, le citoyen est tout l’homme). L’homme d’action est alors non seulement celui qui agit avec prudence (phronêsis), c'est-à-dire qui sait réconcilier les opposés et ne pas déstabiliser sans raison l’équilibre des forces ; mais c’est aussi celui qui sait agir avec audace et tourner à son profit le hasard (tukhê) qui toujours corrompt le cours des choses dans le monde sublunaire. Les Grecs ont un nom pour désigner cette coïncidence de la praxis et de l’événement : c’est le kairos, l’occasion favorable, le moment opportun. Tel est l’instant fatal qui décide du destin, l’événement crucial qui transforme dustukhia et eutukhia, mauvaise en bonne fortune, et que l’homme politique, qui se règle par la prudence, doit pourtant avoir l’audace de saisir. Mais le hasard tragique est un kairos négatif, l’effet d’une tukhê néfaste, qui transforme eutukhia et dustukhia et se retourne contre son auteur. La tragédie fait paraître ce renversement comme le point de la plus grande ambivalence entre le profane et le sacré, événement qu’Aristote, laïcisant la scène de la praxis humaine, humanise et moralise en le confiant à la seule responsabilité de la délibération et de l’audace de l’homme d’action. Qu’elle soit éthique ou politique, la praxis humaine est gouvernée par les fins que l’homme se propose à lui-même, et passe donc par le discernement du bien comme du mal.

         Il n’en va pas de même si nous nous transportons du monde de la cité à celui de la nature. Si c’est la praxis humaine qui, par l’éthique et par la politique, introduit de la finalité parmi la communauté des hommes, c’est l’opération de la production (poiêsis) qui introduit de la finalité dans le cours souvent aléatoire de la nature. Poiêsis et Praxis diffèrent en effet : la seconde vise à transformer l’homme en vue de son bien, la première vise à transformer la nature en vue de son ordre : « Tandis que la production a une fin autre qu’elle-même, il n’en saurait être ainsi pour l’action, la bonne pratique étant elle-même sa propre fin. C’est pourquoi nous estimons que Périclès et les gens comme lui sont des hommes prudents en ce qu’ils possèdent la faculté d’apercevoir ce qui est bon pour eux-mêmes et ce qui est bon pour l’homme en général » (EN, VI, 5, 1040 b 7 sq). La Poiêsis est le domaine propre de l’art (tekhnê). En différenciant ainsi Poiêsis et Praxis, Aristote marque l’hétérogénéité radicale des domaines de l’art et de la moralité : ce n’est pas avec des bons sentiments qu’on fait de la bonne poésie. Il se distingue par là de son maître Platon qui fait à l’art un procès surtout éthique et politique : il corrompt les mœurs par le goût du luxe et pervertit la cité par la prolifération des simulacres et des faux-semblants. Cependant, si l’éthique vise à l’amélioration de l’homme par lui-même, quel est le but poursuivi par l’art?

         Selon un principe plusieurs fois répété par Aristote, « l’art imite la nature, ê teknnê mimeitai tên phusin » (par exemple, Phys. II, 2, 194 a 21). L’art humain se trouve ainsi placé à la dernière extrémité de cette chaîne mimétique qui fait la paradoxale cohésion d’un univers dont les régions sont pourtant séparées. L’art imite la nature par le fait de l’intervention de l’homme, qui opère ici en agent libre. Mais la nature imite par elle-même, par le principe de mouvement qui anime tous les êtres naturels, et fait qu’ils tendent d’eux-mêmes vers leur fin. « La nature en effet est principe de mouvement et de changement » (Phys., II, 1, 192 b 14 et III, 1, 200 b 1). « Tous les êtres naturels (panta onta phusei) ont en effet en eux (en autois) le principe de leur propre mouvement » (Phys., II, 1), c'est-à-dire la loi de leur propre développement qui les conduit à maturation et à l’épanouissement de leur forme. La phusis est ainsi le théâtre d’une perpétuelle croissance ou accomplissement phénoménal, elle est la scène d’un phuein toujours recommencé, et la nature (natura) est le lieu d’une inépuisable nativité (nasci) (1). Mais l’homme imite par une action libre, et l’artiste est seul responsable de son œuvre, de sa réussite ou de son échec. C’est pourquoi le principe du mouvement, qui est passage de la puissance à l’acte, est interne aux œuvres de la nature, mais il est externe aux œuvres de l’art, car il n’appartient pas à l’œuvre elle-même, mais au choix du « poète » qui lui a donné naissance.

         On comprend alors que l’objet de l’imitation artistique n’est pas la forme achevée du modèle naturel mais plutôt la force et le travail du processus créateur : imiter la nature, ce n’est pas s’efforcer d’obtenir une image ressemblante d’un paradigme idéal (Platon), c’est produire une substance, qui est un composé de matière et de forme, avec le même « naturel » que la nature elle-même engendre de nouvelles existences. C’est ainsi que le bon sculpteur dégagera la forme qui sommeille en puissance dans la matière du marbre avec la même sûreté que la nature fait naître, du bouton, la rose, ou de la semence, l’organisme vivant. Aussi Aristote distingue-t-il le mouvement violent ou contre nature (para phusin), qui impose maladroitement une forme inappropriée à une matière rebelle, du mouvement naturel du poète adroit qui pro-duit une forme qui préexistait en puissance dans la structure même du matériau, comme si le travail de l’artiste était la matière en travail enfantant par elle-même la forme, le processus poétique se conformant par mimétisme au processus de la génération des êtres naturels. Aristote s’inscrit par là contre l’intellectualisme platonicien qui impose à une matière par elle-même indifférenciée une forme (idea) que définit la seule opération d’un pur esprit. Le bon artiste au contraire, selon Aristote, ne considère pas la matière où l’œuvre doit être accomplie comme le support indifférent et neutre de la réalisation de l’idée, mais comme un matériau dont le grain, veines du marbre ou fibres du bois, dessine comme en puissance la forme que l’artiste a pour tâche de manifester en acte. C’est ainsi que le bon architecte construira la maison comme si la maison s’engendrait d’elle-même, par un processus naturel : « Par exemple, si une maison était chose engendrée par nature, elle serait produite de la façon dont l’art en réalité la produit ; et si les choses naturelles n’étaient pas produites par la nature seulement, mais aussi par l’art, elles seraient produites par l’art de la même manière qu’elles le sont par la nature » (Phys., II, 8, 199 a 12-15). Ou bien encore : « Il en est des êtres naturels comme des productions de l’art (sunistamena, les choses assemblées) : la semence joue, en somme, le rôle de l’artiste, car elle a, en puissance, la forme » (Mét., Z, 9, 1034 a 33-35). On comprend alors le paradoxe de la mimétique aristotélicienne : elle vaut tout autant pour ce que nous nommerions aujourd’hui un art figuratif que pour un art non figuratif. C’est ainsi qu’aujourd’hui certaines sculptures abstraites, par exemple de Hans Arp, de Constantin Brancusi ou de Henry Moore, qui semblent résulter d’un processus de gestation interne, « imitent » la nature, c'est-à-dire sa force créatrice, bien que ne ressemblant à aucune forme identifiable.

         Prenons alors pour modèle la technique de la nature pour la production de son chef-d’œuvre : l’animal humain (d’après Rémi Brague, Aristote et la question du monde, PUF, 1988, p. 223-271). De tous les animaux, l’homme est le plus conforme à la nature, c'est-à-dire à l’ordre du cosmos pris en sa totalité. Or, l’on sait que l’univers est tout entier tendu vers l’imitation du moteur immobile, qui est pensée de la pensée. L’homme, donc, trouvera sa fin suprême dans l’exercice de la pensée. Aussi est-il le plus intelligent de tous les animaux, parce qu’il est le plus conforme à la nature dans son ensemble. Lui seul peut avoir part au divin, bien qu’en de brefs instants : c’est pourquoi il se tient droit, le visage élevé vers le ciel où règne l’ordre (PA, II, 10, 656 a ; également Platon, Timée, 90 ab et Xénophon, Mém., I, 4, II). Cette station droite libère les mains, et le rend apte à un grand nombre de travaux, les mains apparaissent ainsi comme le prolongement de l’esprit. Grâce à cet instrument, l’homme peut se doter de tous les attributs, la nature ne lui en ayant donné aucun pour qu’il puisse se les donner à lui-même tous (outils, armes, vêtements). De tous les animaux, l’homme est le seul qui ait la vocation de l’universel. Plus nue que celle des autres animaux, la peau de l’homme est donc d’une grande délicatesse : l’homme est le vivant dont le toucher est le plus fin, et c’est là aussi un signe de sa vocation intellectuelle. La voix humaine est une manifestation de son intelligence (logos) : aussi est-elle douée de nombreuses inflexions, et se distingue-t-elle de la voix animale qui ne sait exprimer que la passion, par cris ou gémissements. C’est pourquoi la voix humaine suppose une certaine maîtrise de la respiration, qui permet de moduler la phrase selon le souffle d’un rythme intérieur, tandis que l’animal ne peut se faire entendre que par une émission brutale et saccadée. L’homme est enfin le seul à avoir un visage (prosôpon : regarder devant soi ; les animaux n’ont qu’une gueule), parce qu’il est un animal politique et que c’est en dialoguant avec son semblable, face à face, qu’il parfait sa nature et s’éduque pour devenir citoyen. On voit ainsi que l’artiste peut prendre modèle sur la nature qui a su sculpter la figure humaine en la disposant en vue de sa fin : l’exercice de l’esprit. Dans le chef-d’œuvre, le moindre détail est au service de la fin poursuivie, et le résultat obtenu est en tous points la matérialisation d’une pensée qui a su se donner un corps.

         On sait que le mot grec tekhnê signifie à la fois art et technique. Mais cela ne veut nullement dire que les Grecs sont incapables, comme on le prétend pourtant souvent, de faire la distinction qui nous est devenue habituelle. En Physique, II, 2, 194 b 1-2, Aristote distingue entre les tekhnai : « Il y a deux sortes d’art (tekhnai) qui commandent à la matière (archousia tês hulês) et la connaissent (gnôrizousai) : d’une part les arts qui font usage d’une chose (chrômenê), de l’autre ceux qui, parmi les arts poétiques (tês poiêtikês) sont architectoniques (architektonikê). » Ainsi, ce que nous nommons aujourd’hui « la technique » désigne l’art utilitaire, c'est-à-dire la production soumise à une fin qui lui est extérieure, contrainte donc (ainsi la fabrication du char ou de la maison sont fonctionnelles, avant même d’être belles), et ce que nous nommons « les beaux-arts » enfante au contraire une œuvre architectonique, c'est-à-dire qui est à elle-même sa propre fin, qui n’a d’autre finalité que l’harmonie et la « symétrie » de ses proportions, beauté qui se définit ainsi par sa finalité sans fin, finalité architectonique dont le modèle se trouve encore dans la nature, que l’art imite. Et Aristote ajoute que « les arts architectoniques ont pour œuvre de connaître la forme », tandis que l’art fonctionnel, asservi à l’usage, a pour œuvre « en tant que poétique, de connaître la matière », la finalité sans fin de la pure beauté s’accomplissant dans la perfection de la forme. Aristote établit ainsi entre la technique utilitaire, dont la finalité est externe, et la technique architectonique, dont la finalité est interne, la même hiérarchie qu’il établit entre la détermination de la forme et l’indétermination de la matière (2). Aristote et les Grecs distinguaient donc fort bien entre technique et art, ou plutôt, selon leurs catégories, entre une technique utilitaire et une technique architectonique. Seul ce que nous nommons l’art, c'est-à-dire la technique architectonique, imite la nature : les êtres naturels ne sont pas en effet des outils aliénés à une fin qui leur serait extérieure, mais des formes en puissance qui accomplissent par elles-mêmes le processus de leur achèvement.

         A quelle finalité obéit alors l’activité artistique dont l’homme est seul capable? A quoi bon des poètes? Et pourquoi imiter, non sans approximations ni maladresses (puisque l’intervention de l’artiste demeure nécessairement une force externe à la matière qu’elle informe), le mouvement d’éclosion du phénomène naturel? L’imitation répond selon Aristote à un double but, spéculatif ou pratique. Spéculatif : en imitant le modèle, j’en apprends le fonctionnement, c'est-à-dire le mode de production. C’est ainsi qu’aujourd’hui encore, en médecine ou en biologie, on demande aux étudiants de dessiner des animaux disséqués, parce que cet exercice apprend à l’esprit à schématiser le système de l’organisme et à s’en rendre ainsi plus facilement maître. C’est pourquoi, explique Aristote dans La Poétique, « des êtres dont l’original fait peine à la vue, nous aimons à en contempler l’image (eikôn) exécutée avec la plus grande exactitude ; par exemple des formes des animaux les plus vils et des cadavres » (Poét. 48 b 10-12). On pratiquait au Lycée de nombreuses dissections et c’est là qu’est né ce qu’au XVIIIe siècle on nommait encore « histoire naturelle ». C’est donc certainement à des planches de dissection que pense ici Aristote.

         Mais l’imitation poursuit aussi un but pratique : en se faisant artiste, en imitant la nature, l’homme l’embellit, ordonne le monde dans lequel se déroule son existence, il introduit de l’ordre dans la plus désordonnées des sphères du cosmos : la nature. L’imitation de la nature est le comment du travail de l’artiste ; mais le perfectionnement de la nature est le pourquoi de son travail. La nature est en effet, de toutes les régions qui hiérarchisent le cosmos, celle du plus grand désordre : l’aberration du hasard vient souvent y troubler la régularité du mouvement. L’homme, unique artiste et seul poète, n’a alors d’autre fin propre que d’œuvrer à la finalité qui se trouve souvent prise en défaut par l’incertitude des processus naturels, de porter ce qui n’est encore qu’en puissance dans la perfection de ce qui s’accomplit en acte, de parachever l’inachevé ou le manqué, l’avorton ou le monstre qui dépravent l’œuvre défaillante de la nature. A l’inverse de l’espace sidéral, où règnent l’ordre et le mouvement régulier, il y  a dans le monde sublunaire une part de hasard qui fait quelquefois obstacle à l’accomplissement du mouvement naturel. Physique, II, 8, 199 a 33 : « Il y a des fautes (hamartia) de la finalité, reconnaît Aristote, et les monstres sont les ratés (hamartêma) de la finalité ». Aussi l’homme a-t-il bien sa place en ce lieu où le principe d’imitation est le plus faible et le plus hasardeux : c’est à lui qu’il appartient d’introduire de l’ordre et de la beauté là où l’image du Premier Principe vient à se brouiller ou à se perdre.

         Hasard est le nom dont Aristote baptise cette défaillance de l’ordre dans l’horizon de la nature, qui est aussi celui de la génération et de la corruption. Dans un texte dont l’interprétation est difficile (Physique, II, 4-6), Aristote distingue le hasard (automaton) de la fortune (tukhê, mais le mot peut aussi bien signifier chance, et même destin). Automaton nomme la rencontre aléatoire de deux mouvements naturels qui se font mutuellement obstacle : son effet est dépourvu de sens et ne répond à aucune finalité. Le hasard (automaton) n’est que le raté de la cause finale qui gouverne le mouvement naturel quand il ne rencontre aucun obstacle à son développement. En revanche, tukhê, la fortune, semble douée de sens et obéir à une finalité. C’est ainsi qu’un créancier rencontre par « fortune » (eutukhia, bonne fortune) son débiteur à l’instant même où celui-ci reçoit de l’argent (Physique, II, 5, 197 a 2 sq), ou bien encore que « la statue de Mitys à Argos tua l’homme coupable de la mort de Mitys en s’abattant sur lui au moment où il assistait à une fête » (Poétique, 52 a 8 ; dustukhia, mauvaise fortune, ou infortune). Automaton résulte de la rencontre de deux processus naturels qui se font mutuellement obstacle ; tukhê résulte au contraire de la rencontre d’une circonstance déterminée par la nature et d’une liberté susceptible de se saisir de cette occasion , ou bien de passer à côté. Ainsi dit-on que l’histoire naît de la rencontre d’un homme et d’un événement. A l’inverse d’automaton, tukhê concerne donc l’homme capable de délibérer et de choisir, et appelé ainsi à parfaire ce que la nature a laissé en friche, à se saisir de l’occasion que lui offre tukhê, la chance ou le destin : éponger la dette ou punir tous ceux qui avaient participé à l’assassinat de Mytis.

         Il faudrait alors distinguer entre la tukhê éthique, qui est le kairos que le prudent audacieux ne manquera pas de saisir, et la tukhê poétique, forme que la nature ébauche par hasard, suggérant ainsi à l’artiste de l’achever et de la parfaire. Tukhê est ainsi une chance, pour l’homme d’action tout autant que pour l’artiste. EN, VI, 4, 1040 a 18 : « La fortune et l’art ont rapport aux mêmes objets, ainsi qu’Agathon le dit :

" L’art affectionne la fortune et la fortune l’art
Tekhnê tukhên esterxe kai tukhê tekhnên" » (3)

         En effet, si la finalité de l’art est de parachever l’inachevé de la nature, alors l’art s’intéresse au hasard qui marque précisément une défaillance dans la finalité de la nature, et appelle donc l’intervention du poète. Pourtant, si le hasard est ici tukhê, fortune ou chance, c’est qu’il est bien plus qu’une simple défaillance : une suggestion qui stimule le travail de l’artiste et l’incite à créer (4). C’est ainsi que le profil aléatoire d’une pierre peut évoquer une forme ébauchée qui semble sommeiller dans la matière mal dégrossie. Il appartient alors à l’artiste de dégager et de compléter cette forme encore informe. L’artiste remédie aux défauts de la finalité naturelle, il manifeste en acte ce qui n’existait encore qu’en puissance, à la façon de Michel-Ange qui affirmait n’avoir pas sculpté la figure de la Nuit qui orne le tombeau des Médicis, mais l’avoir seulement dégagée du marbre (Panofsky, Idea, chap. VI, p. 141).

         Cette pensée, dont l’origine remonte à Aristote, connaîtra une grande faveur pendant la Renaissance italienne. Leon Battista Alberti, dans son traité De Statua, dont l’attribution est, il est vrai, quelquefois discutée, imagine ainsi l’origine de l’art de la sculpture : « Je crois que les arts qui cherchent à imiter les créations de la nature ont débuté ainsi : un jour on découvrit par hasard, dans un tronc d’arbre, dans une motte de terre, ou dans quelque autre objet, des contours qu’il suffisait de modifier très légèrement pour obtenir une ressemblance parfaite avec certaines choses de la nature. Ceux qui avaient remarqué cela essayèrent de voir si, en ajoutant quelque chose qui manquait ou en retranchant quelque chose qui était en trop, il ne serait pas possible d’obtenir une ressemblance parfaite. Ajustant ainsi et modifiant les contours et les surfaces selon l’exigence de chaque objet, les hommes parvinrent à réaliser ce qu’ils désiraient, et non sans y trouver plaisir. Depuis ce jour, l’aptitude de l’homme à créer des images se développa rapidement, jusqu’à ce qu’il fut capable de créer n’importe quelle apparence, même lorsqu’il n’y avait dans la matière le moindre tracé qui fût susceptible de l’aider » (Gombrich, L’art et l’illusion, p. 141-142). Cette origine très aristotélicienne de l’art ne vaut pas seulement pour la sculpture : Léonard, dans ses Carnets, propose en effet à l’apprenti une méthode fort semblable pour l’exécution d’une peinture : « Je ne saurais manquer de mentionner parmi ces préceptes un nouveau mode de spéculation qui peut sembler mesquin et presque ridicule, mais n’est pourtant pas sans efficacité pour exciter l’esprit à diverses inventions. Le voici : si tu regardes des murs souillés de beaucoup de taches, ou faits de pierres multicolores, avec l’idée d’imaginer quelque scène, tu y trouveras l’analogie de paysages au décor de montagnes, rivières, rochers, arbres, plaines, larges vallées et collines de toutes sortes. Tu pourras y voir aussi des batailles et des figures aux gestes vifs et d’étranges visages et costumes et une infinité de choses que tu pourras ramener à une forme nette et compléter. Et il en va de ces murs et couleurs comme du son des cloches : dans leurs battements tu trouveras tous les sons et les mots que tu voudras imaginer. » (Carnets, II, p. 247). Eugène Delacroix, Journal, 1822-1863, Plon, 1996, p. 522 : « Je remarque dans les rochers à formes humaines et animales de nouveaux types plus ou moins ébauchés. Je dessine même une espèce de sanglier et une espèce d’éléphant, nombre de corps de centaures, de tête de taureau, etc. ; on trouverait là d’excellents types d’animaux fantastiques ; ces formes bizarres prennent là une vraisemblance. Étrange coïncidence! Quel caprice a présidé à la formation de ce rocher et qui est tout alentour le seul de son espèce? »

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NOTES

1- Sur ce thème, on pourra se reporter à Heidegger, « Ce qu’est et comment se détermine la phusis », in Questions II, 1957, p. 165 sq.

2- Ernst Robert Curtius, La littérature européenne et le Moyen Age latin, Presses Pocket, 1991, p. 246 : « Aristote divise la philosophie en trois parties : théorique, pratique et "poiétique". Dans l’économie de son système il existe des fluctuations dont nous pouvons ne pas tenir compte ici. L’important, c’est la distinction entre les disciplines pratique et "poiétique". La pratique concerne l’action de l’homme (agibilia pour la scolastique), la "poétique" son "faire" (factibilia). Là se place la théorie des arts utiles et des beaux-arts : d’un côté technologie, et de l’autre ce que nous appelons – depuis Aristote – "poétique" au sens étroit du mot.

3- Esterxe est l’aoriste de stergô, aimer tendrement, chérir, affectionner.

4- Sur tukhê, il faut se reporter au texte fondamental Éthique à Eudème, VIII, 2 : la raison n’est pas à elle-même son suprême principe, et dépend d’un mouvement supérieur que le divin imprime à la « délibération » (48A 20 sq). Cette impulsion irrationnelle, c’est ce qu’on entend par tukhê : elle ne touche que les esprits « enthousiastes », sorte de divination particulièrement rapide, qui fait que, par exemple, les mélancoliques ont des rêves justes, l’esprit séparé de la raison pendant le sommeil étant plus apte à recevoir l’empreinte de tukhê. On sait par ailleurs (Problème XXX) que les artistes et les créateurs de génie sont plus enclins que les autres à la mélancolie.