Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

Accueil

Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

 

ANTIQUITE

ANTIQUITE TARDIVE

MOYEN AGE

RENAISSANCE

PHILOSOPHIE MODERNE

1- Révolution copernicienne

2- Descartes

3- Leibniz

4- Querelle des Anciens et des Modernes

5- La révolution esthétique

6- De l'Académie au Salon

7- L'Esthétique des Lumières

8- Bouhours, Dubos

9- Baumgarten

10- Burke

11- Rousseau

12- Herder

13- Lessing, Schiller

14- Kant

15- L'invention du musée

PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

 

 


Mis en ligne le 29 octobre 2007


Johann Gottfried Herder (1744-1803)

            C’est seulement avec Herder, pasteur luthérien, superintendant de l’Église réformée de Weimar, poste auquel il a été nommé avec l’appui de Gœthe, que se définit clairement l’idée d’une philosophie de l’histoire. En 1774 (Herder a alors exactement 30 ans), il publie un texte polémique, relativement court (un peu moins de deux cents pages, intitulé : Une autre philosophie de l’histoire, « Auch eine philosophie der Geschichte». Il s’agit d’une réponse à un texte récemment paru de Voltaire, Philosophie de l’histoire par feu l’abbé Bazin (1765), qui défendait la conception des Lumières : l’histoire de l’humanité est un progrès continu de la raison, un déclin irréversible de la superstition, et le XVIIIe siècle représente en ce sens un sommet, les sciences et les arts se hissant jusqu’à un niveau jamais atteint auparavant.
            Pour Herder au contraire, cet universalisme abstrait de la raison, intégrant indifféremment dans sa marche triomphante toutes les civilisations, nie la spécificité des cultures et des peuples. L’histoire n’est pas un destin, fût-il celui de la raison : pour que le progrès, cher aux Lumières, s’accomplisse, il faut que l’énergie des hommes y contribue activement. Or, la cause de la raison n’a jamais réellement motivé les volontés, et seuls les Modernes, dont l’intelligence et la réflexion souffrent d’hypertrophie, ont pu se persuader que le progrès de l’humanité dépendait des connaissances accumulées par la science. Rien de bien glorieux en effet dans le progrès des sciences et des techniques, puisque la science progresse par un processus mécanique dû au hasard plutôt qu’au génie : Herder reprend sur ce point l’analyse développée dès 1758 par Helvétius, dans De l’Esprit (disc. 3, chap. 1), selon laquelle c’est surtout grâce au hasard que progressent les sciences, comme le montre l’anecdote célèbre de Newton et de la pomme (Une autre philosophie de  l’histoire, Aubier, 34). Cette importance démesurée accordée par les Aufklärer à la science est par ailleurs bien symptomatique, selon Herder, de l’hypertrophie du développement intellectuel chez les Modernes : il ne s’agit là, selon lui, nullement d’un progrès, mais plutôt d’un déclin de la vitalité qui s’exprime par la prédominance excessive de l’intellectualité.
            Les Modernes vivent une époque de déclin, et l’abus du raisonnement abstrait est un  symptôme de sénilité (Voltaire, le grand ennemi de Herder, incarne à ses yeux la vieillesse ironique et railleuse de l’esprit, qui compense la perte de l’innocence par le fiel de la critique, une vie sans passion devenue mécanique). La victoire des peuples Germains dans les grandes invasions qui feront succomber l’empire romain montre, selon Herder, la supériorité de la vitalité du barbare sur l’intellectualité du civilisé, et de la jeunesse sur la vieillesse (Une autre philosophie de  l’histoire, Aubier, 17). C’est pourquoi à l’idéal tout intellectuel de la raison, Herder oppose l’idéal national, seul capable selon lui de mobiliser les énergies et d’apporter au développement de l’histoire des forces vivantes et enthousiastes. Par nation, Herder entend non l’État moderne, machine rigide du despotisme éclairé qui règne sur des sujets épuisés, sans foi ni espérance (Une autre philosophie de  l’histoire, Aubier, 36), mais une communauté vivante, assez petite pour que le lien qui réunit les individus soit sensible à chacun, et que tous se retrouvent en quelques croyances simples, c'est-à-dire qu’ils soient les membres d’une religion commune. Chaque nation ainsi unifiée par la tradition, c'est-à-dire par la religion et par la culture, forme un monde en soi, qui se définit par les valeurs propres auxquelles il adhère, et c’est là l’unique principe concret qui permet d’expliquer le développement de l’humanité en son histoire. C’est cette pensée qui conduit Herder à réhabiliter le Moyen Age, contre les humanistes de la Renaissance qui n’avaient vu, dans la media tempestas qui les séparait de l’antiquité, qu’une période de ténèbres et de stagnation : aux yeux de Herder, le Moyen Age représente surtout la fière indépendance des villes germaniques, une multiplicité de petites communautés vivantes à l’inverse des grandes monarchies du XVIIIe siècle (dont le modèle est la monarchie française, rivale à la fois admirée et haïe du nationalisme allemand), une foi chrétienne puissante à l’inverse de l’athéisme des modernes et du règne universel de l’argent. Contrairement à l’orgueil des Aufklärer qui se considèrent, en vertu de leur philosophie de l’histoire, comme l’accomplissement suprême de l’histoire de l’humanité, Herder juge les temps modernes bien inférieurs à la vitalité et à la liberté du Moyen Age (Une autre philosophie de  l’histoire, Aubier, 17-33).
            Cet éloge nouveau du Moyen Age n’empêche pas Herder de maintenir par ailleurs l’idée que chaque nation forme une identité qui se suffit à elle-même et n’est comparable à aucune autre. Il serait donc absurde de vouloir classer les nations selon leur plus ou moins grand degré de rationalité, comme le font les Lumières. La nation est le vrai moteur du progrès des peuples, et « on ne saurait causer de plus grand dommage à une nation qu’en la dépouillant de son caractère national, de ce qu’il y a de spécifique dans son esprit et dans sa langue » (Une autre philosophie de  l’histoire, Aubier, 9) : allusion sans doute à l’idéal rationnel d’un État cosmopolite que Kant voit se profiler à la limite du progrès infini de l’histoire. Il est vrai que Herder, pasteur luthérien, reste convaincu de la supériorité du christianisme, mais il interprète le christianisme comme la reconnaissance de l’unité du genre humain, qui reconnaît à tous les hommes une même dignité (aussi souligne-t-il ironiquement combien les prétendues « Lumières » n’hésitent pas à tirer profit de l’esclavage et du commerce triangulaire, contre le texte de la Genèse qui fait de tous les hommes les fils du même Adam). La philosophie herdérienne de l’histoire est ainsi fondée sur deux principes qui ne sont contradictoires qu’en apparence : un nationalisme, seul capable de mobiliser les énergies et de faire progresser les peuples ; et un cosmopolitisme, qui veut accorder à chaque nation une égale dignité. Cette double thèse ne se comprend que par son opposition au rationalisme des Lumières : à l’idéal abstrait de la raison, Herder oppose le principe vivant de la nation ; au progrès continu de la rationalité, Herder oppose le caractère propre des peuples, qui valent davantage par leur vitalité que par l’accumulation des connaissances.
            Dans les années 1762-64, Herder fit des études de philosophie à Königsberg, et fut l’élève de Kant. Il se heurtera à son ancien maître en 1784, lorsque Kant publiera l’Idée d’une histoire universelle envisagée d’un point de vue cosmopolitique. L’Aufklärer Kant y défend l’idée d’un progrès continu de l’humanité, qui est aussi progrès de la raison, par la Grèce, puis Rome, les Barbares et enfin notre époque (proposition IX). Dans la première partie des Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité (le second grand texte que Herder publie de 1784 à 1791, ouvrage-fleuve d’une grande érudition, par opposition à l’essai polémique de jeunesse Pour une autre philosophie de l’histoire, et qui en modère l’irrationalisme et l’engagement contre les Lumières), Herder proteste contre le projet même d’une histoire universelle, et lui oppose la valeur autonome et suffisante de chaque culture. L’histoire ne tend nullement vers un État qui serait un idéal de la raison, et dont s’approcheraient indéfiniment les générations futures, elle multiplie les possibilités pour l’homme en faisant fleurir des cultures diverses qui valent par elles-mêmes et ne sont pas de simples moyens pour la réalisation de la rationalité universelle. En outre, et sur un tout autre plan, l’humanisme de Herder était choqué par certaines thèses soutenues par Kant : que l’humanité ne peut progresser que par l’insociabilité qui contraint chaque individu à rivaliser avec ses semblables (prop. IV), et que l’homme, en raison du mal radical qui courbe sa volonté dans le sens de son intérêt particulier, a besoin d’un maître, c'est-à-dire d’un État universel, pour le contraindre à obéir à une volonté universellement valable — ce qui fonde selon Kant le principe du droit, mais nullement de la moralité (prop. VI).
            Ces choix théoriques n’empêchent pas Herder de reprendre l’analogie ancienne entre l’évolution de l’humanité et le développement d’un individu qui passe successivement de l’enfance à la jeunesse, à l’adolescence, à la maturité puis à la vieillesse, avec toutefois cette précision importante qu’il n’accorde aucune supériorité à la vieillesse en raison de son hypothétique sagesse, mais plutôt à la jeunesse en raison de son enthousiasme et de sa vitalité. En 1774, dans Pour une autre philosophie de l’histoire, Herder appliquait ce schéma à toute l’histoire de l’humanité : Rome incarnait la maturité, et le XVIIIe siècle la vieillesse de l’humanité. Pourtant le Moyen Age, dont cet ouvrage célèbre la jeunesse et la foi, cadrait mal avec ce plan. Dans le développement beaucoup plus approfondi des Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité (1784-91), ce schéma paraît d’autant plus fragile que les invasions barbares sont pensées comme une régénération après la longue décadence romaine, épuisée par tant de siècles de domination universelle ; la Renaissance carolingienne, qui fait de l’empire germanique le véritable héritier de l’empire romain (translatio imperii), est alors l’adolescence qui vient à maturité avec le Moyen Age, et tombe en décadence avec l’hyper rationalisme des Lumières. Il y aurait donc deux histoires de l’humanité, l’une qui commence avec la civilisation égyptienne et décline avec la décadence de l’empire romain, l’autre qui commence avec les invasions barbares et décline avec l’excessive intellectualité des Lumières. Prolongeant ce schéma cyclique, il arrive même à Herder d’imaginer de nouveaux barbares, ou semi-barbares venus d’Asie, qui balaieraient la civilisation exténuée des Lumières et succéderaient aux Européens actuels.
            Il n’y a donc pas une jeunesse et une vieillesse du genre humain, mais plusieurs jeunesses et plusieurs vieillesses, selon le rythme d’une palingénésie de l’esprit humain qui se métamorphose et rajeunit à chaque grande époque nouvelle. La philosophie de l’histoire selon Herder admet donc un certain relativisme, puisque chaque époque possède son génie propre (Zeitgeist, ou l’esprit du temps présent), et l’individu, assigné à sa place par la volonté divine, doit obéir à un « devoir de modernité », c'est-à-dire s’engager dans son temps et s’efforcer d’en promouvoir les valeurs le plus qu’il le peut : « Que chacun s’efforce, à sa place, d’être ce qu’il peut être dans la suite des choses ; c’est d’ailleurs cela qu’il doit être, et rien d’autre ne lui est possible ». Ce point de vue coupe court à toute nostalgie envers un passé idéalisé. Pour Herder, tout homme est fils de son temps et doit assumer cette responsabilité (pour tout ce développement, cf Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité, Aubier, 49-54. La dernière citation se trouve dans Ideen, XIII, 7, p. 241).
            Nous sommes donc loin (pas si loin pourtant) de la condamnation winckelmanienne de l’artifice et de la corruption des temps modernes, tout comme de l’idéalisation d’une Grèce qui aurait préservé l’innocence et la beauté. C’est contre le classicisme étroit de Winckelmann que Herder commence Pour une autre philosophie de l’histoire par l’Égypte et non par la Grèce, reculant ainsi la dignité de peuple originaire que Winckelmann accordait aux seuls Hellènes. De ce point de vue, les Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité reculent encore davantage l’origine problématique de l’histoire de l’humanité, puisque Herder commence cette fois par la Chine, puis le Japon, le Tibet, l’Hindoustan, l’Assyrie et la Chaldée, la Perse, les Hébreux, avant d’en arriver à l’Égypte puis enfin à la Grèce. Cet élargissement de la chronologie relativise le caractère absolu que Winckelmann reconnaissait à la Grèce. Dans Une autre philosophie de l’histoire, Herder reproche à Winckelmann sa partialité, lui qui a jugé négativement les œuvres de l’art égyptien, parce qu’au lieu de les comprendre pour elles-mêmes, il les appréciait en fonction du critère grec (Aubier 145). Et Herder remarque encore que la Grèce ne s’est pas faite à partir de rien, mais qu’elle a au contraire « reçu d’ailleurs les semences de sa civilisation, de sa langue, de ses arts et de ses sciences » (Aubier, 159-161), même si elle a donné à cet héritage son cachet propre : « Tout devint grec ».
            Puisque, selon Herder, chaque époque a son esprit (Zeitgeist), qui doit être apprécié pour lui-même et non par comparaison aux autres civilisations, la Grèce doit donc être considérée pour elle-même, mais elle ne saurait être un modèle universel proposé à « l’imitation » de toutes les cultures qui lui succèderont. C’est ainsi, par exemple, que Socrate, en lequel les philosophes des Lumières reconnaissaient un sage universel, que l’on comparait parfois à Jésus-Christ, n’est qu’un Athénien qui reste indissociable de la liberté qui régnait dans les cités grecques, du climat de discussion perpétuelle qui l’animait, et par conséquent le fils de l’esprit de son temps : « Même la vertu du modeste Socrate eût difficilement pu parvenir sans Athènes à cet épanouissement qu’elle atteignit réellement grâce à certains de ses disciples ; car Socrate n’était qu’un citoyen d’Athènes, toute sa sagesse n’était que celle d’un citoyen athénien, qu’il répandait en conversations privées » (Ideen, XIII, 4, Aubier p. 229).
            Quelque soit le schéma retenu par Herder (un cycle ou deux cycles dans l’histoire de l’humanité), la Grèce occupe une position invariable, celle de l’adolescence de l’humanité. L’Égypte et l’Orient en sont l’enfance, soumises par la crainte de la religion et l’autorité du despotisme, car « avec le jeune garçon de sept ans, il n’y a pas encore moyen de discuter raison comme avec le vieillard et l’homme » (Pour une autre philo..., Aubier 143). La Grèce est donc le temps de l’adolescence de l’humanité, c'est-à-dire à la fois l’âge de raison, donc de la liberté politique, mais aussi celui de la grâce physique et de la beauté. La Grèce incarne ainsi un moment d’efflorescence qui vaut autant pour l’esprit que pour le corps. Ouvrant le chapitre qu’il consacre à la Grèce dans Pour une autre philo..., Herder écrit : « Et maintenant, le bel adolescent grec » (Aubier 151). L’amour que nous portons à la Grèce est donc en fait la nostalgie du temps de notre adolescence, qui est aussi celui de l’éclosion de la fleur de l’humanité : « De même que nous considérons ces années comme l’âge d’or et l’Élysée de notre souvenir qui éblouissent le plus les regards, juste à l’éclosion de la fleur qui renferme en son sein toute notre activité et nos espoirs d’avenir, dans l’histoire de l’humanité la Grèce restera éternellement l’endroit où elle a vécu sa plus belle jeunesse et sa fleur virginale » (Pour une autre philo..., Aubier 153).
            Pourtant, cette adolescence grecque, même si elle conserve à nos yeux le charme d’un âge d’or perdu, est aussi une époque juvénile de légèreté, de sensualité mais aussi de superficialité. Tout, dans la Grèce, est culte de l’apparence et de la beauté. La Grèce est l’âge esthétique de l’humanité : au mystère cultivé par l’Orient, à l’énigme sacrée des hiéroglyphes égyptiens, la Grèce substitue le culte de la belle apparence, elle esthétise l’existence, supprime le mystère en manifestant au grand jour les formes du divin, en faisant de toutes choses l’objet d’un débat public : « A la religion de l’Orient, son voile sacré fut enlevé ; et naturellement, puisque tout était étalé au théâtre et au marché, et dans les danses, la religion devint vite une fable bellement développée, commentée de bavardage, composée et remaniée, songe de jeune homme et légende d’adolescente! La sagesse orientale, enlevée au rideau des mystères, devint beau bavardage, système et dispute des écoles et des marchés de la Grèce » (Pour une autre philo..., Aubier 157-159). La religion grecque est une « religion esthétique » (Hegel). C’est ainsi que Herder oppose, à la lourdeur égyptienne, la légèreté de la Grèce : la Grèce danse parce qu’elle n’est pas écrasée par le poids du sacré. Rien n’est caché pour elle, rien n’est latent, tout se manifeste en pleine beauté, dans la lumière du jour. Nous retrouverons cette pensée de la Grèce chez Hegel, puis chez Nietzsche. L’adolescence grecque est donc aussi le temps du bavardage sans fin et d’une complaisance qu’on peut dire narcissique pour sa propre apparence. Reprenant allusivement le célèbre passage du Timée, Herder y voit la confrontation de la grave et profonde Égypte avec la charmante mais superficielle Grèce : « Ce vieux prêtre pouvait dire à maints égards “O éternels enfants, qui ne savez rien et bavardez tant, qui ne faites rien et jouez tant, qui n’avez rien et savez si bien tout montrer” » (Pour une autre philo..., Aubier 159).
            L’esthétisme de la Grèce fait à la fois sa limite et sa grandeur : à l’image d’une adolescence bien imaginaire et très idéalisée, faite de nonchalance, de douceur de vivre et d’insouciance, la Grèce, favorisée par un climat exceptionnellement tempéré, sut développer les Beaux-Arts (Schöne Kunst), l’harmonie des proportions et le sens de la mesure, mais aussi la liberté politique qui ne s’accommode pas plus des contraintes que l’enfant ne supporte la discipline de l’école. Cette extrême facilité (la Grèce est adolescente, mais c’est une adolescente douée) fut encore la cause de son déclin : la Grèce de Herder est celle des bergers d’Arcadie, celle-là même que condamne Kant (Idée d’une histoire universelle, prop. IV), et qui finit par végéter par l’effet de sa propre perfection. A cette Grèce futile, paradoxalement plus rococo que classique, Rome mettra fin, en apportant à l’humanité la gravité de la maturité, et en contraignant le monde clos des cités, qui combattaient entre elles à l’image des éternelles querelles des adolescents, à s’ouvrir à l’univers, c'est-à-dire à l’empire. Il fallait donc que l’idylle grecque soit dépassée par la virilité romaine pour que l’humanité soit arrachée à la complaisance esthétique où la maintenait le génie grec. Aussi la rhétorique de la nostalgie, à laquelle Herder ne répugne point, ne doit-elle pas être prise à la lettre : on peut regretter que la Grèce n’ait pas duré éternellement, car elle-même se concevait comme une sorte d’oisiveté éternelle pour une humanité insouciante. Mais il est certain, pour le chrétien Herder, que l’esprit sensuel du paganisme maintenait les hommes dans une adolescence superficielle et bavarde qui ne saurait être un accomplissement pour l’humanité. « La Grèce! — s’exclame Herder. Type et modèle de toute beauté, toute grâce et simplicité! Fleur juvénile du genre humain — ô, que n’a-t-elle pu durer éternellement! » (Pour une autre philo..., Aubier 159) ; mais c’est pour ajouter aussitôt qu’il serait vain de vouloir imiter ce prétendu modèle, « excessivement original » il est vrai, mais qui ne vaut que pour le temps où il a fleuri, et qui ne saurait convenir aux Modernes. « Apprenons à les estimer sans devenir nous -mêmes Grecs », écrit Herder dans les Ideen (XIII, 2, p. 221-223). La soixante-douzième lettre des Lettres pour servir à l’avancement de l’humanité (1793-97) dira que l’amour du beau a fait périr la Grèce, et ajoutera : « Nous autres hommes du nord ne sommes pas faits comme les Grecs » (Ideen, 55).
            Comme le remarque Max Rouché dans sa belle introduction aux Ideen, Herder avait parfaitement compris que la « grécolâtrie » de Winckelmann, Gœthe, Schiller, Hölderlin, marquait en fait une résurgence du paganisme, effet de la critique par l’Aufklärung du christianisme : « L’hellénisme de Goethe, Schiller, Humboldt représente un épisode de la déchristianisation de la pensée allemande » (Ideen, p. 56). La Grèce est « le peuple élu des humanistes incroyants » (ibid.). Pourquoi, ajoute Rouché, les Allemands ont-ils adoré les Grecs, tandis que les révolutionnaires français leur préféraient les Romains? C’est que la France, monarchie centralisée et dominante en Europe, pouvait prétendre à l’empire, et jouer dans le monde moderne le rôle que les Romains ont joué dans le monde méditerranéen. L’Allemagne, morcelée en États indépendants, se reconnaissait davantage dans le morcellement politique de la Grèce. Lorsque l’Allemagne, dans la seconde moitié du XIXe siècle, sera enfin réunifiée par la politique de Bismarck, elle n’aura alors que dédain pour le modèle grec, et prétendra à son tour ressusciter la grandeur de l’empire romain (Ideen, p. 58).
            Dix ans après Pour une autre philo..., le développement que les Ideen consacrent à la Grèce est beaucoup plus étoffé, mais aussi plus disparate. Après avoir remarqué que la Grèce occupe une situation exceptionnellement intermédiaire (climat tempéré, carrefour de marchandises, d’idées et de civilisations : XIII, 1, p. 218), Herder souligne encore la légèreté de cette époque juvénile, qui exprime sa joie de vivre dans une danse perpétuelle, et cultive la beauté du corps par les exercices du gymnase. La liberté politique des républiques de la Grèce est un grand pas vers l’âge de raison de l’humanité, mais elle demeure querelleuse, et finalement plus proche de la licence que de la véritable liberté, liberté encore infantile et non parvenue à maturité : « Des hommes, comme éveillés et sortis de leur minorité, avaient appris à réfléchir eux-mêmes sur leur organisation politique. Et ainsi la période des républiques grecques fut le premier pas menant l’esprit humain à sa majorité [...] Tous les dérèglements et les faux-pas des régimes politiques de la Grèce doivent être considérés comme des essais de la jeunesse qui, généralement, ne s’instruit qu’à ses dépens... » (XIII, 4, p. 225 ; souvenir sans doute du Was ist Aufklärung de Kant).
            Le patriotisme grec montre à l’humanité la voie du véritable héroïsme, et accède à l’universalité en formulant le principe suprême de toute vertu politique, à savoir cette épitaphe des Spartiates tombés au Thermopyles : « Passant, va dire à Sparte que nous sommes morts ici pour obéir à ses lois » (XIII, 4, p. 227). Au patriotisme de Sparte, Athènes, « incontestablement la cité la plus éclairée de notre monde connu » (p. 229), ajoute la splendeur de la culture et des arts. Sparte et Athènes incarnent ainsi les deux grandes valeurs qui président au développement de l’humanité : « Le patriotisme et la diffusion des lumières sont les deux pôles autour desquels tourne toute civilisation morale de l’humanité » (p. 229).
            Athènes porte le théâtre à un « point de perfection » (Punkt der Volkommenheit), qui fait qu’avec cette cité cet art est achevé (XIII, 4, p. 231). De même, avec Homère, la poésie épique atteint un « point de perfection  » qu’on ne retrouvera plus jamais par la suite (XIII, 7, p. 239). Enfin, le morcellement des cités favorisa l’émulation, et la raison qui conduisit la Grèce à son déclin (les guerres entre les États, semblables aux querelles de jeunesse) fut aussi celle qui porta cette civilisation à son sommet. Il n’y a donc pas de miracle grec, mais l’effet nécessaire de circonstances heureuses, qui ne se reproduiront plus et dont il est vain d’espérer le retour. Une fois atteint son apogée, toute civilisation est condamnée, telle une fleur, à se faner et à disparaître.