Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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6- De l'Académie au Salon

7- L'Esthétique des Lumières

8- Bouhours, Dubos

9- Baumgarten

10- Burke

11- Rousseau

12- Herder

13- Lessing, Schiller

14- Kant

15- L'invention du musée

PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

 

 

Mis en ligne le 29 octobre 2007

 

L'invention du musée

            Biblio : F. Haskell et N. Penny, Pour l'amour de l'antique, Hachette, Poche « Puriel », 1999. Roland Schaer, L'invention des musées, Gallimard « Découvertes », n°187, 1993. Krysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux ; Paris-Venise : XVIe-XVIIIe siècle, Gallimard, 1987. Édouard Pommier, L'art de la liberté ; Doctrines et débats de la Révolution française, Gallimard 1991 ; et Comment l'art devient l'art dans l'Italie de la Rrenaissance, Gallimard, 2007. Dominique Poulot, Musée, Nation, Patrimoine, 1789-1815, Gallimard, 1997. Dominique Poulot, « La naissance du musée », Aux armes et aux arts ; les arts de la révolution, 1788-1799, Paris, Adam Biro, 1988, p. 201-231. Thomas W. Gaehtgens, L’Art sans frontière ; les relations artistiques entre Paris et Berlin, Livre de Poche, 1999. Dans Les Lieux de mémoire, tome I, sous la direction de Pierre Nora, 1997 [1984, 86, 92], « Le Patrimoine » : André Chastel : « La notion de patrimoine », p. 1433-1469 ; Édouard Pommier : « Naissance des musées de province », p. 1471-1513 ; Dominique Poulot : « Alexandre Lenoir et les musées des Monuments français », p. 1515-1543 ; André Fermigier : « Mérimée et l'inspection des monuments historiques », p. 1599-1614 ; Bruno Foucart : « Viollet-le-Duc et la restauration », p. 1615-1643. Sur le Musée des monuments français et Alexandre Lenoir, on lira encore, dans Le « gothique » retrouvé avant Viollet-le-Duc, catalogue de l’exposition qui eut lieu à l’Hôtel de Sully d’octobre 1979 à février 1980, le chapitre V (« Alexandre Lenoir et le Musée des monuments français ») par Alain Erlande-Brandenburg, p. 75-84.

***

            Dans la conclusion de sa Phénoménologie de l'Esprit, rédigée en 1807, c’est-à-dire dans les dernières lignes du chapitre consacré au « Savoir absolu », Hegel écrit : « L'histoire est le devenir qui s'actualise dans le savoir, le devenir se médiatisant soi-même, — l'esprit aliéné dans le temps [...] Ce devenir présente un mouvement lent et une succession d'esprits, une galerie d'images (eine Galerie von Bildern) dont chacune est ornée de toute la richesse de l'esprit, et elle se meut justement avec tant de lenteur parce que le Soi doit pénétrer et assimiler toute cette richesse de la substance. Parce que la perfection de l'esprit consiste à savoir intégralement ce qu'il est, sa substance, ce savoir est alors sa concentration en soi-même dans laquelle l'esprit abandonne son être-là et en confie la figure au souvenir. »
            « Une galerie de tableaux », c’est-à-dire un musée (1). Le texte de Hegel est contemporain de l'ouverture des grands musées, à commencer par celui du Louvre, ouvert au public par un décret de la Convention, en 1793. Il apparaît ainsi que tout musée se présente comme une phénoménologie illustrée, c’est-à-dire comme la succession méthodique des figures de l'esprit par laquelle l’esprit fait l'apprentissage de lui-même et s'achemine vers la reconnaissance de sa substance (le « savoir absolu »), et qu'inversement la phénoménologie est une sorte de musée sans images, dans lequel l'œuvre est réduite à la formulation du concept qui se réalise en elle. Le mot « Galerie » utilisé par Hegel est caractéristique : il est emprunté à l'italien Galleria qui désigne, sous François 1er de Médicis (qui règne de 1574 à sa mort en 1587), le couloir du palais dans lequel étaient exposées les bustes antiques. C'est ainsi qu'on parle encore aujourd'hui de « la Galerie des Offices », pour nommer le palais florentin des Médicis en lequel travaillaient tous ceux qui avaient une « charge » (officium) dans l'administration de la maison princière, galerie qui devint progressivement l'un des plus grands dépôts d'œuvres d'art de toute l'Europe. Le musée est donc pour Hegel un acte de mémoire, une « récollection du souvenir » écrit-il quelques lignes plus bas (die Er-Innerung) grâce à laquelle l'esprit, se reconnaissant en son histoire, en ses années d'apprentissage, ou Bildung apprend à se connaître lui-même et s'élève ainsi à la conscience de lui-même. Le musée est donc réflexion sur son passé par l'esprit qui s'assimile ainsi son histoire et y découvre sa véritable identité.
            On comprend ainsi que le musée n'est pas un simple magasin, un lieu neutre où l'on accumule les œuvres de l'art : il définit, en le réfléchissant, ce qui a la dignité de l'art, il est réflexion par l'esprit sur son passé, re-connaissance des figures en lesquelles s'expriment sa substance. Il n'est donc pas un simple dépôt, mais un acte de réflexion par lequel l'art parvient à la conscience de lui-même. Le musée n'emmagasine pas les œuvres d'art : il forme et transforme le regard que nous jetons sur elles. Il apprend à voir. En ce sens la boutade d'Arthur Danto, faussement spirituelle, n'est pourtant pas tout à fait dénuée de sens : qu'est-ce qu'une œuvre d'art? C'est ce qu'on place dans un musée, fût-ce un urinoir ou une roue de bicyclette. Ce n'est pourtant qu'un faux bon mot d'esprit : il y a des musées de l'horlogerie, de la chasse, de la contrefaçon, de la serrure, d'histoire naturelle, de l'homme, de la marine, des instruments de musique... Il faut donc dire que l'art est ce qu'on expose dans les musées d'art, ce qui ne nous avance guère. S'il appartient en effet, et légitimement au musée de définir l'essence de l'œuvre d'art, une telle définition ne saurait faire l'économie d'une véritable philosophie de l'art : c'est ainsi que le texte de Hegel n'est vraiment compréhensible que lorsqu'on le rapporte à ses Leçons d'Esthétique.
            Par la réminiscence de son passé, ou la récollection du souvenir, la galerie de tableaux (remarquons que les figures de l'esprit sont des images, non des statues, dans l'esprit de Hegel : la phénoménologie est un panorama, ce n'est pas un théâtre) conduit l'esprit à l'affirmation de sa propre identité. En tant que moment particulier dans l'histoire universelle, cette affirmation ne peut être elle-même que particulière, c’est-à-dire aliénée à l'expression d'un Volksgeist, ou identité nationale. Et c'est en effet l'une des missions les plus essentielles et les plus fondamentales du musée que de définir une identité nationale, de présenter à un peuple l'image de l'esprit qui est le sien. C'est pourquoi les musées se développent tout particulièrement au début du XIXe siècle, à l'époque où les nationalités s'affirment avec véhémence. Même si le projet du Museum qui détermine la création du Louvre entreprend d'être un musée universel, et non un musée simplement français, il s'agit cependant d'affirmer la vocation universelle de la France : le pays de la révolution, qui  a montré le chemin de la liberté et de la raison aux autres nations asservies sous le joug du despotisme, est seul digne de rassembler en son sein les œuvres que le génie de l'homme a dispersées sur la surface de la terre. La révolution a une signification universelle, mais seul Paris est digne de devenir la capitale des arts. C'est ainsi qu'un député de la Convention, le comte de Kersaint, exalte le rôle de Paris, « ce point lumineux du globe, ce foyer d'où s'échappe, sans l'épuiser, des torrents de lumière. Paris vous est confié ; quel immense dépôt! ». Là, tous les arts doivent se rassembler dans le muséum de la république : « La France doit l'emporter un jour sur la Rome antique [...] ; que Paris devienne l'Athènes moderne » (Pommier 89). Barère, défendant à la tribune le projet du muséum en 1791, prophétise qu'il « aura un tel degré d'ascendant sur les esprits, il élèvera tellement les âmes, il réchauffera tellement les cœurs, qu'il sera l'un des plus puissants moyens d'illustrer la république française » (Poulot 196). Le muséum converge ainsi vers le centre du pouvoir : Paris, et le Louvre dans Paris, est la capitale des arts, le centre de l'univers, la nouvelle Athènes. De la même façon, au XIXe siècle, après 1871 quand se réalise l’unité de l’Allemagne sous l’autorité de la Prusse, les empereurs  Frédéric III et Guillaume II n’épargnent aucun effort pour faire de Berlin, capitale du Reich, l’un des grands centres de pèlerinage artistique dans le monde, en développant considérablement « l’île des Musées » sur les bords de la Spree, où se trouvent réunis cinq grands musées (l’Altes Museum de Schinkel – 1830 – sculptures antiques, le Neues Museum où l’on trouvait les collections égyptiennes, la Nationalgalerie où l’on admirait les collections d’art contemporain, exclusivement les pompiers de l’époque auteurs de grandes machines à la gloire du Reich et de son empereur, le musée de Pergame où l’on conserve un édifice entier de l’époque hellénistique, l’autel de Pergame, et le Kaiser Friedrich Museum qui abritait le Deutsches Museum et les collections asiatiques) (2).
            Au service de cette défense et illustration de l'identité nationale, tous les moyens sont bons. On se souviendra que l'une des nombreuses origines du musée présentées par les historiens est la coutume des imperators romains d'entrer dans Rome, pour témoigner de leurs victoires, par un défilé qui exhibait toutes les pièces précieuses rapportées des nations vaincues et dont les vainqueurs étaient désormais propriétaires. Selon Pline l'Ancien, Pompée, pour son troisième triomphe, « fit défiler un échiquier avec ses pièces, fait de deux pierres précieuses [...] trois lits de salle à manger ; de la vaisselle d'or et de pierreries, de quoi garnir neuf crédences ; trois statues d'or de Minerve, de Mars, d'Apollon ; trente-trois couronnes de perles ; une montagne d'or carrée, avec des cerfs, des lions et des fruits de toute espèce, entourée d'une vigne d'or ; une grotte en perles surmontée d'un cadran solaire » (Pomian 24-25). Le musée est d'abord le butin de l'armée victorieuse, le fruit des pillages, l'appropriation par la violence des richesses du dominé au profit du dominateur. Il est un trésor d’Etat, dont la richesse témoigne pour la puissance politique et le rayonnement spirituel.
            Le musée républicain, et surtout le musée napoléonien, n'échappent pas à cette règle. Les œuvres sont d'abord prélevées par les saisies révolutionnaires sur les biens du clergé et sur les collections privées de l'aristocratie. Par la suite, les campagnes d'Italie conduites par le général Bonaparte sont l'occasion d'une formidable razzia sur les plus riches collections d'art du monde. Le Directoire nomme une commission chargée de « faire passer en France tous les monuments des sciences et des arts qu'ils croiront dignes d'entrer dans nos musées et nos bibliothèques ». Des saisies sont opérées dans toute l'Italie du nord et du centre (Parme, Modène, Milan, Mantoue, Vérone, Venise) et le pape lui-même doit céder « cent tableaux, bustes, vases ou statues, au choix des commissaires » (Schaer 69-70). C'est ainsi que le 9 Thermidor de l'an VI (27 juillet 1798), quatrième anniversaire de la chute de Robespierre, s'acheminent solennellement les œuvres (dont l'Apollon du Belvédère et le Laocoon) par un défilé, une sorte de marche triomphale, de vingt-neuf chars qui se dirigent vers le Champ de Mars, précédés d'une banderole : « La Grèce les céda ; Rome les a perdus ; leur sort changea deux fois, il ne changera plus ». Il est vrai que ce « triomphe » a toute l'ambiguïté des fêtes révolutionnaires, dont l'emphase côtoie souvent le ridicule, puisque les œuvres en question était encore mises en boîte, et que toute la mise en scène se réduisait à un défilé de caisses. On avait déjà procédé de la même façon en Belgique avec les chefs-d'œuvre de Rubens (dont la Descente de croix d'Anvers). Un peintre député à la Convention pouvait déclarer expressément dès 1794 : « Les Romains, en dépouillant le Grèce, nous ont conservé de superbes monuments ; imitons-les » (Pommier 215).

            Ce n'est pourtant pas à la révolution française que l'on doit l'invention du musée ; son origine remonte bien plus haut, mais sa signification demeure la même : l'affirmation d'un centre de pouvoir par lequel s'exprime l'identité d'une nation, par lequel un peuple s'approprie son passé et parfois même, comme c'est le cas avec l'impérialisme révolutionnaire, celui des autres. La collection princière est d'abord un outil politique : elle donne au pouvoir un rayonnement culturel que sa véritable puissance économique, ou militaire, ne saurait lui conférer. Maurice Rheims, qui connaît bien ce milieu, remarquait que les grands collectionneurs sont souvent de petite taille, citoyens de petits pays, comme la Suisse, appartenant à une minorité religieuse, comme les Huguenots ou les Juifs, ou une minorité sociale, comme les célibataires. En l'absence d'un pouvoir réel, la collection donne un pouvoir virtuel, qui n'en est pas moins efficace. Dans l'Italie de la Renaissance, ce sont souvent les principautés les plus faibles qui se dotent des palais les plus magnifiques et des collections les plus somptueuses. Ainsi les Gonzague de Mantoue, qui font construire de fastueux palais (le palais ducal et le palais du Té) et rassemblent entre 1550 et 1612 une extraordinaire collection (Mantegna, Bellini, le Corrège, Léonard, Michel-Ange, Titien, Véronèse, Tintoret, Rubens, Caravage...). Mais la ruine les contraint en 1627 à céder au roi d'Angleterre Charles 1er l'essentiel de leur collection (elle sera, après l'exécution de Charles 1er, disséminée en Europe, et Colbert en achètera en 1671 une partie : L'homme au gant du Titien et La mort de la Vierge du Caravage. Cf Schaer, L'Invention des musées, 28-29). De même, les ducs de Montefeltre, à Urbin, font construire ce qui est peut-être le plus beau palais du Quattrocento et c'est sous leur protection que Piero della Francesca réalise la plupart de ses œuvres. Mais l'exemple le plus remarquable de la stratégie culturelle des petits États de la Renaissance est celui de Florence. Lorsque Côme 1er, Grand-Duc de Toscane, parvient au pouvoir, en 1537, la puissance politique de la république de Florence, prise entre l'étau des monarchies françaises et espagnoles, est, malgré les efforts de Machiavel dans la première décennie du siècle, considérablement amoindrie. Politiquement, Florence ne peut plus espérer jouer, par ses propres forces, un grand rôle sur la scène du monde. Côme renonce donc à une politique de conquête et, une fois annexée au duché la république de Sienne, il abandonne tout projet militaire. En revanche, en créant l'Académie de dessin, en augmentant considérablement les trésors d'art rassemblés aux Offices, en protégeant Vasari et en l'incitant à écrire les Vite, qui font la part belle aux artistes toscans, Côme fait de Florence la ville de l'art, le lieu incontournable du pèlerinage culturel, sur le modèle des grandes villes de pèlerinage du Moyen-Age. C'est son fils François 1er qui fera construire en 1584 aux Offices une pièce octogonale, dite « la Tribune », où se trouveront les plus célèbres antiques (avec la cour du Belvédère au Vatican) : la Vénus Médicis, Les lutteurs, le Faune dansant, et sur les murs des tableaux de Titien, Raphaël, Rubens. Sancta sanctorum, la Tribune des Médicis sera pendant deux siècles le plus haut lieu de l'art et donnera à la maison, qui ne cessera pourtant de décliner, un prestige considérable. On comprend ainsi que l'une des origines possibles du musée est le trésor qui consacre et légitime le pouvoir, qu'il soit temporel (le trésor royal, les regalia) ou spirituel (les trésors des églises, dont les pièces les plus importantes sont ces objets magiques que sont les reliquaires). On a souvent remarqué combien le commerce de l'art, de nos jours, évoque le commerce des reliques au Moyen-Age. L'une des fonctions du trésor est aussi, quand monte l'inflation, de fournir au pouvoir de l'or et de l'argent pour battre monnaie (Pomian, 28-29). C'est ainsi que de nos jours, quand on libelle un chèque à la Banque de France, on le fait à l'ordre du « Trésor public ». La collection d'art est ainsi le trésor culturel qui confère à la maison princière son autorité fiduciaire. Machiavel demande dans Le Prince (1513), en ces temps où le parjure devant Dieu ne fait plus peur, comment est-il encore possible de s'assurer de la fidélité de ses alliés (chap. XVIII : « Comment les Princes doivent garder leur foi »)? La magnificence des œuvres d'art accumulées dans le palais vaut alors comme un gage pour la confiance qu'on peut accorder à la maison régnante.
            Pourtant, si le musée est un centre de pouvoir, il ne peut l'être qu'à la condition d'exhiber ses richesses et de les rendre publiques. C'est ainsi que lors des grandes fêtes, les Princes italiens de la Renaissance étalaient, sur des présentoirs installés sur la place de la Seigneurie, la vaisselle d'or et les objets les plus précieux, et renforçaient ainsi leur pouvoir par la magnificence de cette exposition. De même le musée de la république, pour favoriser le rayonnement culturel de la capitale, doit être ouvert à tous. En ce sens, il s'oppose à la collection privée, fruit des recherches de son propriétaire, qui vise à assouvir en secret, pour mieux en jouir, une passion et nullement à conforter un pouvoir. Bien davantage que les collections des princes de la Renaissance, qui ne sont montrées qu'en de rares occasions, et que seuls les hôtes de marque peuvent visiter, le musée est démocratique : il ouvre ses portes à tous pour l'éducation du genre humain. Le patrimoine de la Nation doit être mis à la portée des plus petites bourses, et chacun, pauvre ou riche, a droit à cet enseignement culturel qu'est la visite des musées (Poulot 226). C'est ainsi qu'en 1800, le Louvre est ouvert à tous les trois derniers jours de la décade (la semaine du calendrier républicain), de six heures à quatre heures, les six premiers jours étant consacrés aux artistes qui peuvent s'y rendre à toute heure, en présentant toutefois leur carte professionnelle (Poulot 343).
            On voit ainsi que le musée est un lieu de travail et d'éducation plus que de loisir ou de simple tourisme. C'est seulement à la fin du XVIIIe siècle que le mot « muséum », ou « musée » désigne les collections publiques. Il est emprunté au « mouseion » d'Alexandrie, construit sous la dynastie des Ptolémées à la fin du IV BC, et où se trouvaient, pour un collège de savants, une bibliothèque (500 000 rouleaux de papyrus), des jardins botaniques et zoologiques, un observatoire astronomique, un laboratoire d'anatomie. Ce sont Démétrios de Phalère, tyran d'Athènes chassé de sa cité, et le physicien Straton de Lampsaque qui sont les premiers inspirateurs du Mouseion. Tous deux étaient élèves d'Aristote, et l'on peut penser que le mouseion s'inspire très directement du Lycée (Schaer 11-14). Il s'agit donc d'un lieu d'études et non de contemplation. Le musée est encore un lieu de vénération, puisque mouseion signifie littéralement « le temple des Muses », et que le musée était en effet, nous rapporte Strabon, administré par un prêtre. Les Muses, dont la mère est Mnémosyne, président à la création, à la poétique de l'esprit, et le musée est un temple où l'on cultive l'art maïeutique. Il s'adresse donc aux chercheurs actifs et non aux admirateurs passifs. Lors de sa fondation dans les dernières années du XVIIIe siècle, le muséum national du Louvre poursuit également des buts pédagogiques : il veut être le lieu d'une instruction publique (les visites scolaires sont fortement recommandées), une sorte de somptueuse leçon d'histoire illustrée, une phénoménologie de l'esprit humain par l'image. En 1793, l'abbé Grégoire présente devant la Convention un rapport sur la suppression des Académies, jugées élitistes, et sur la fondation de musées, qui sont les écoles de la nation : « Dans le muséum national, s'écrie-t-il, vous assurez le triomphe des arts », à l'inverse des vieilles académies, qui étouffent le génie. Ainsi la France est assurée de devenir « la nation enseignante de l'Europe [...]; la métropole du monde savant [...], le dépôt des connaissances humaines ». En substituant le musée à l'Académie, la révolution abandonne un lieu d'enseignement désuet et despotique et en ouvre un autre, seul digne de la république. Le modèle du musée des Ptolémées est ici évident (« le dépôt des connaissances humaines ») et « l'obsession pédagogique », pour reprendre l'expression de Pommier, est sans cesse présente à l'esprit des fondateurs. Aussi la question de la présentation des œuvres va-t-elle bientôt se poser : à une présentation purement esthétique, celle de l'amateur d'art qui souhaite regrouper entre elles les pièces les plus belles de sa collection (soutenue d'abord par le ministre Roland) succède bientôt une présentation chronologique, par écoles et nationalités, qui prétend plutôt être une leçon d'histoire. Un rapport de Vicq d'Azyr sur les méthodes de l'inventaire du patrimoine (1794) propose de substituer aux termes de beaux-arts ou d'arts libéraux celui d'« arts de l'histoire», qui « montre encore mieux leur véritable but » (Poulot 103). Et en 1795, le Comité d'instruction publique de la Convention est invité à « prendre un arrêté portant que la nouvelle édition des œuvres de Winckelmann sera placée dans chaque musée d'art et dans les principales bibliothèques de la république et qu'à cet effet il sera souscrit un nombre suffisant d'exemplaires » (Pommier 333). Il s'agit bien entendu de l'Histoire de l'art dans l'Antiquité (1764), qui passe alors pour le modèle de toute histoire scientifique de l'art. Entre la connaissance historique et l'organisation du musée, le lien est profond et remonte à une époque bien antérieure à la révolution. Au seizième siècle, Paolo Giovio, évêque de Nocera, médecin humaniste et érudit, avait installé depuis 1520 dans sa villa de Côme une collection, dénommée par lui le « Musée », qui rassemblait les portraits des personnages illustres rangés en quatre catégories : les savants et les poètes, les humanistes, les artistes, les hommes d'État et les guerriers ; au-dessus de chaque portrait, on avait inscrit un elogium, c’est-à-dire une notice qui résumait la vie et l'œuvre de l'homme célèbre. Il se trouve que Giovio était aussi un ami de Vasari : c'est sur la proposition de Giovio, qui voulait écrire un petit traité qui développât les éloges de son Musée, que Vasari entreprendra la longue tâche de la rédaction des Vite (Roland Le Mollé, 92+). C'est ainsi que la première entreprise pour une histoire de la peinture (mais il est vrai qu'il s'agit d'une histoire des peintres et non de la peinture, de biographies et non d'histoire de l'art) se présente explicitement comme le commentaire développé des collections du musée. Ainsi conçue, la collection d'art est un objet, non de divertissement mais d'études. Il ne s'agit plus de plaire au goût mais d'enseigner, c’est-à-dire d'aider aux progrès de l'esprit humain.
            En ce sens le musée s'oppose plus qu'il ne ressemble à ce qu'on donne pourtant souvent pour son plus immédiat prédécesseur : le cabinet de curiosités ou la collection d'art, Wunderkammer ou Kunstkammer. De telles collections se sont multipliées en Europe du XVIe siècle jusqu'au XVIIIe. Il s'agissait, plutôt que d'un musée, d'un véritable bric-à-brac de curiosités et de bizarreries, dont le but était de susciter l'admiration et de piquer la curiosité, et non vraiment d'enseigner. Dans le Wunderkammer, l'art et la nature ne sont pas dissociées, l'un imitant l'autre, selon le précepte d'Aristote, et tous les deux se confondant. Déjà, dans l'Antiquité, le plus grand texte que nous connaissons sur l'art de la peinture se lit au livre XXXV de l'Histoire naturelle de Pline l'Ancien, entre des remèdes empruntés aux plantes et aux animaux, et un traité de minéralogie consacré surtout aux pierres précieuses. Les œuvres du génie et les merveilles de la nature entrent également dans la catégorie des « prodiges », ce qu'on nommait au Moyen-Age les mirabilia naturæ. C'est ainsi aux naturalistes qu'on confiera au XVIe siècle le soin de dresser les premiers inventaires des collections d'art, comme si c'était une seule et même tâche de classer les animaux ou les plantes, et les œuvres de l'art. Au XVIe siècle, Ulisse Aldovrandi, naturaliste bolonais, tente de dresser un inventaire complet de toutes les statues antiques de Rome (Haskell 27) et en 1794 encore, c'est à Vicq d'Azyr, le théoricien de l'anatomie comparée, que la Convention demande un rapport « sur la manière d'inventorier et de conserver dans toute l'étendue de la République tous les objets qui peuvent servir aux arts, aux sciences et à l'enseignement » (Poulot 130) (3). Cette confusion de l'art avec la nature montre combien un tel regard considère l'œuvre d'art comme une « curiosité » et non comme l'expression d'un moment dans la phénoménologie de l'esprit. On peut se demander si certaines directions de l'histoire de l'art (Riegl, Wölfflin), qui analysent les œuvres par leur seul style, comme des morphologies qui obéissent à des principes internes de formation, et non comme les témoins d'une histoire, ne sont pas restées tributaires de ce point de vue. Quoiqu'il en soit, le cabinet de curiosités, à l'inverse du musée qui se veut méthodique et pédagogique, est une accumulation d'objets hétéroclites, qui n'ont de commun que de provoquer l'étonnement. C'est ainsi que dans le cabinet de Pierre Borel, médecin de Castres au XVIIe siècle, on trouve les os d'un géant, un monstre à deux têtes, les fragments d'une momie, une corne de licorne, une pierre de bézoard (concrétion qu'on trouve dans le corps des cachalots et qui était considérée comme un antidote puissant contre les maladies infectieuses), des fossiles, des pierres sur lesquelles la nature a écrit des « charactères hébreux, syriaques, grecs, latins et de toutes les autres langues », ou bien encore du corail, que l'on croyait être le sang pétrifié de Méduse (Pomian 61+). Et dans la galerie des Offices, on pouvait voir au XVIIe siècle, parmi les chefs-d'œuvre de l'art, des coiffures aztèques avec des plumes d'oiseaux tropicaux, une ceinture de chasteté, le casque d'Hannibal, l'épée de Charlemagne et des armures ayant appartenu aux Amazones (Morel 64) ; et dans la même collection, la célèbre tête en turquoise de Tibère était accompagnée d'une corne de rhinocéros d'une grandeur inhabituelle et d'un diamant de cent trente-neuf carats et demi (Haskell 69). La réforme cartésienne veut introduire une méthode dans ce savoir sans ordre. La règle IV critique ceux qui « conduisent leur esprit par des voies inconnues, sans aucun motif d'espérance, mais seulement pour voir si ce qu'ils cherchent n'y serait pas, comme quelqu'un qui brûlerait d'une envie folle de découvrir un trésor [...] Ces études désordonnées et ces méditations obscures troublent la lumière naturelle et aveuglent l'esprit ; et tous ceux qui ont ainsi coutume de marcher dans les ténèbres diminuent tellement l'acuité de leur regard qu'ensuite il ne peuvent plus supporter la pleine lumière ».
            Dans la seconde moitié du XVIIe siècle se développe une critique de la vaine curiosité qui dénonce la fausse science des cabinets de curiosités. Dans Les Caractères, La Bruyère raille la folie du collectionneur qui n'est à ses yeux qu'un maniaque : la curiosité « n'est pas un amusement, mais une passion, souvent si violente, qu'elle ne cède à l'amour et à l'ambition que par la petitesse de son objet » (« De la mode », GF 234). Et le moraliste fait la caricature de l'amateur de tulipe, de fruits rares, de médailles, d'estampes, de livres, ou bien des passionnés des sciences occultes, d'oiseaux exotiques, de coquillages, de papillons, objets divers qui proviennent significativement ou bien de l'art, ou bien de la nature.
            C'est ainsi que le musée s'adresse à la raison, le cabinet de curiosités à l'imagination ; que le musée se présente comme une synthèse historique, le cabinet comme une collection hétéroclite ; que le musée vise à enseigner et le cabinet à divertir et à émerveiller ; que le musée expose des œuvres exemplaires, le cabinet des raretés et des monstres ; que le musée est l'école de la République tandis que le cabinet est un lieu secret, conçu surtout pour la jouissance du collectionneur, et pour satisfaire sa passion exclusive. Pourtant, l'un et l'autre se retrouvent dans la même prétention à composer une totalité : le Wunderkammer se présente toujours comme un theatrum mundi, un microcosme de la nature, un compendium mundi ; quant au musée, il prétend aussi à l'exhaustivité de ses collections, proposant au visiteur un panorama complet des figures du génie humain en son progrès historiques, les moments de sa phénoménologie. Mais le modèle encyclopédique du cabinet de curiosités est le recueil de mirabilia qui fascinait l'imagination médiévale, tandis que celui du musée est la grande Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, intitulée aussi « dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers ». Le musée est l'encyclopédie méthodique du patrimoine.
            Parce que le musée se présente ainsi comme un lieu d'histoire, un lieu de mémoire, il modifie radicalement le regard que nous tournons vers les œuvres de l'art. Chaque œuvre sera en effet présentée dans le contexte de son époque, donc comme le témoignage d'une époque révolue, qui ne se reproduira plus jamais. Ce que le visiteur vient rencontrer dans le musée, ce ne sont plus les modèles d'un intemporelle beauté qui doit toujours être proposée en exemple à tous ceux qui ambitionnent de devenir artistes, mais plutôt les fragments d'une beauté datée, d'un autre temps, appartenant à un monde qui n'est plus le nôtre, et rescapés du naufrage du temps, de la violence de l'histoire. Ce que le musée paradoxalement enseigne, c'est moins l'assimilation d'un passé qui appartient pourtant à notre mémoire, un passé dont nous sommes les héritiers, conscients ou non, c'est au contraire l'étrangeté d'une beauté qui ne saurait être de notre temps, l'abîme du temps passé qui fait de la beauté antique un événement irréversiblement révolu pour les Modernes. C'est en 1755 que Winckelmann, dont la Convention souhaitait que chaque musée ou bibliothèque possède ses ouvrages, publie, juste avant son départ pour Rome, les Réflexions sur l'imitation des œuvres grecques en peinture et en sculpture ; et c'est en 1764, comme le fruit des recherches conduites dans la Ville Éternelle, qu'il publie son Histoire de l'art dans l'Antiquité. De l'un à l'autre ouvrage, on passe d'une théorie de l'art fondée sur l'imitation de la beauté antique, qui vise donc à toujours faire revivre cet inimitable modèle (« L'unique moyen pour nous de devenir grands et, si c'est possible, inimitables, c'est d'imiter les Anciens »), à la fondation d'une histoire scientifique de l'art, l'histoire étant, à l'inverse de l'imitation, la prise de conscience du passé comme passé, et non comme paradigme qui doit être réactivé chez les Modernes. L'histoire porte le deuil d'un passé, pour lequel on peut éprouver de la nostalgie, mais dont on sait qu'il ne reviendra plus. La naissance des musées est contemporaine de cette conscience du passé comme passé, et ceci à propos de la beauté même que l'on avait conçue depuis Platon comme l'ombre ou l'image de l'immortel. La Grèce idyllique de Winckelmann, utopie merveilleuse du néoclassicisme, paradis de l'Arcadie, qui était aussi le pays de l'art et de la parfaite beauté, ne reviendra plus jamais et les Modernes doivent comprendre qu'ils en sont à jamais exilés. Dans les lettres qu'il adresse au général Miranda, pour protester contre la spoliation des œuvres d'art dont sont victimes les musées italiens, Quatremère de Quincy, l'un des grands organisateurs du musée national du Louvre sous l'empire, écrit en 1796 : « Je crois que rien n'arrive deux fois de la même manière. Les causes antiques ou modernes qui ont fait fleurir les arts ne peuvent peut-être plus reparaître » (Pommier 420). « Peut-être », tant ce verdict paraît hérétique aux yeux de ceux qui voient la révolution comme un revival de l'Antiquité et de ses héros. Nevermore : le titre du poème d'Edgar Poe traduit par Baudelaire résonne dans l'espace intemporel des musées. Les beautés du temps passé ne sont plus les visages de l'immortel et comme les dieux païens présents parmi les vivants, elles sont des documents, plutôt que des monuments, qui nous semblent étranges, étrangers au monde qui est le nôtre. « La beauté est toujours bizarre » écrira Baudelaire. Ce n'est sans doute pas un hasard si de nombreux musées ont été construits au début du XIXe siècle dans le style néoclassique : le Prado, la National Gallery de Londres ou celle de Washington, la Glyptothèque de Munich, et même le musée des Beaux-Arts de Philadelphie, pourtant construit en 1928 : sur les frontons des temples qui composent la façade, on a disposé des sculptures polychromes qui sont censées être l'exacte reproduction de celles qui se trouvaient sur l'Acropole (Schaer 79). L'architecture du musée semble plaider pour une Antiquité immortelle ; mais l'exposition historique des œuvres de l'art les situe au contraire en un passé irréversiblement révolu.
            Il est une origine souvent méconnue du musée moderne : ni les cabinets de curiosités, ni les collections princières, ni les trésors des cathédrales, mais plus modestement les plâtres de bustes et reliefs antiques qui s'accumulaient dans les Académies pour fournir des modèles aux jeunes dessinateurs. Les chefs-d'œuvre de l'antiquité sont ainsi les modèles d'interminables et despotiques leçons de dessin. Écoutons à ce sujet les doléances de Chardin rapportées par Diderot dans le préambule de son Salon de 1765 : « Nous avons eu longtemps le dos courbé sur le portefeuille, lorsqu'on nous place devant l'Hercule ou le Torse, et vous n'avez pas été témoins des larmes que ce Satyre, ce Gladiateur, cette Vénus de Médicis, cet Antinoüs ont fait couler. Soyez sûrs que ces chefs-d'œuvre des artistes grecs n'exciteraient plus la jalousie des maîtres s'ils avaient été livrés au dépit des élèves » (Versini 292). Bien entendu, il ne s'agit pas de l'Hercule Farnèse, ni de la Vénus des Offices, mais de leur moulage en plâtre. Lors de sa visite à Paris en 1665, Le Bernin visitant l'Académie, conseille aux jeunes artistes de copier les moulages pris sur « les plus belles statues, bas-reliefs et bustes de l'antiquité », avant de travailler sur le modèle vivant (Haskell 49-50). Au XVIIIe siècle, certaines écoles publiques de dessin s'intitulent elles-mêmes : « musée de modèles » (Schaer 44). Les moulages et les copies ont été, de la Renaissance jusqu'au XIXe siècle, le moyen le plus répandu de faire connaissance avec les œuvres des Anciens Grecs, du moins pour ceux qui n'étaient pas assez fortunés pour s'offrir le voyage d'Italie. En vérité, la distinction entre l'original et la copie n'est guère sensible avant le XIXe siècle. Dès le XVIe siècle, les moulages en bronze et les copies en marbre diffusent dans toute l'Europe les groupes sculptées de l'Antiquité pour lesquels la Renaissance vouait un culte passionné. Pour son palais de Fontainebleau, François 1er, qui veut rivaliser en magnificence avec les princes italiens, fait venir d'Italie, par le Primatice, 125 copies en marbre et en bronze des trésors du Belvédère et des Offices. Il ne vient alors à l'esprit de personne de penser qu'une copie est indigne du roi de France. On copie même des monuments entiers, par exemple les bas-reliefs de la colonne Trajane, et au début du XIXe siècle encore, la colonne Vendôme que Napoléon fait dresser à Paris pour célébrer ses victoires n'est après tout qu'une copie moderne de cette même colonne Trajane. De même, pour l'aménagement du parc de Versailles, Louis XIV fait exécuter un nombre impressionnant de copies d'après l'antique, certaines par les plus grands sculpteurs du temps, par exemple Coysevox qui fait deux libres copies de la Vénus accroupie et de la Nymphe à la coquille, qui lui valent beaucoup d'admiration (Haskell 54).
            En fait, on n'éprouve guère de respect pour l'original en tant que tel avant le XVIIIe siècle (4). C'est ainsi qu'on n'hésite pas à « restaurer », c’est-à-dire à mettre au goût du jour, des statues antiques : le Sénèque mourant du Louvre, qui appartint d'abord aux Borghèse, est en fait une tête antique greffée sur un tronc, auxquels on a ajouté, pour évoquer le philosophe stoïcien, des bras et des jambes amaigris et une vasque de porphyre pour figurer le sang du philosophe suicidé dans sa baignoire ; ou bien encore, à un tronc en marbre, on n'hésite pas à ajouter à ajouter une tête de jeune maure, des pieds et des mains en bronze, et à créer ainsi une Petite Bohémienne (Haskell 35-36) (5). Tant que l'œuvre n'est appréhendée que comme un modèle pour une imitation, la copie a autant de valeur que l'original. L'œuvre d'art n'est alors que l'occasion d'une création, et même d'une re-création dans le cas des restaurations indiscrètes, et non un document de l'histoire qu'il faut préserver pieusement dans son état d'origine. C'est seulement avec le musée, dans les premières années du XIXe siècle, que le respect de la vérité historique l'emporte sur l'incitation des Modernes à retrouver et même à faire revivre le génie des Anciens. L'œuvre vaut par elle-même, et l'on renonce à « imiter l'art des anciens Grecs en peinture et en sculpture ».
            L'original devient alors irremplaçable, l'unique témoin d'un temps révolu, seul capable de rendre présent le passé, de retrouver le temps perdu. La sensibilité chronologique, aiguisée par l'Histoire de l'art dans l'antiquité de Winckelmann, exile la beauté antique dans un temps qui n'est plus le nôtre. A la fin du XVIIIe siècle, on supprime les adjonctions intempestives des « restaurateurs » des XVIe et XVIIe siècles, on veut rétablir l'œuvre dans son authenticité d'origine (6) . On s'efforce encore de distinguer avec davantage de rigueur les copies romaines des originaux grecs. Les marbres du Parthénon transportés par lord Elgin à Londres ainsi que les sculptures du fronton du temple d'Égine exposées à la Glyptothèque de Munich sensibilisent le goût à la beauté de l'art grec classique, et révèlent le maniérisme hellénistique de l'Apollon du Belvédère. Canova, le grand sculpteur néoclassique, proclame son refus d'exécuter des copies, et son dédain eut une grande influence sur les artistes (Haskell 168). Au XIXe siècle, la copie devient un art mécanique grâce aux machines pantographiques, et se crée ainsi une industrie qui discrédite la valeur de ces reproductions (Haskell 168). Et à la fin du XIXe siècle, toutes les copies disparaissent des musées où elles étaient encore fort nombreuses. Nous avons aujourd'hui un musée de moulages, le musée des monuments historiques, dans le palais du Trocadéro : nul ne songe à attribuer une quelconque valeur aux reproductions en plâtre, pourtant fort bien faite, qui s'y accumulent et ce musée, fondé par Viollet-le-Duc en 1878, est presque exclusivement réservé aux étudiants en histoire de l'art qui y transportent certains de leurs cours.
            Comment faut-il penser alors la valeur nouvelle, parfois démesurée (c'est au XXe siècle que les œuvres d'art atteindront les prix les plus hauts), accordée à l'original? Dans l'atelier, le moulage tente l’essai d'une réactualisation ; dans le musée, l'original est le témoin d'un temps révolu. L'œuvre d'art devient le sublime débris d'un immense naufrage, les fragments d'un puzzle incomplet mais dont il appartient à l'historien de retrouver la cohérence. On peut dire que l'œuvre d'art, transportée dans le muséum, devient l'objet d'un sentiment contradictoire : comme œuvre du passé, elle est le document d'une époque révolue ; mais comme œuvre de l'art, elle est le monument d'une beauté à laquelle il est possible d'être toujours sensible, et qui demeure donc présente par delà les siècles écoulés. Par le miracle de l'art, en une expérience esthétique qui semble triompher de l'éloignement temporel, l'œuvre fait magiquement revivre dans le présent une émotion qui appartient pourtant à un temps irréversiblement révolu. L'art rend possible une expérience de l'éternité, il fait émotionnellement revivre le passé et retrouve miraculeusement le temps perdu. Le petit pan de mur jaune transporte son admirateur au-delà du temps. Selon un voyageur anglais de la fin du XVIIIe siècle visitant la Galerie des Offices, « voir des empereurs, consuls, généraux, orateurs, philosophes, poètes et autres grands hommes dont la renommée a depuis longtemps attiré notre attention, se tenir là en personne devant nous, renvoie un homme deux mille ans en arrière, et mêle le passé au présent » (Haskell 70). C'est cette irruption du révolu dans l'actuel qui détermine alors l'intensité de l'émotion esthétique. Le sentiment esthétique est alors vécu comme une véritable commotion, et l'œuvre devient l'occasion d'une rencontre bouleversante. « La première fois que j'entrais au Capitole, écrit l'abbé Barthélémy au comte de Caylus, je sentis le coup de l'électricité : je ne saurais vous décrire l'impression que me firent tant de richesses assemblées. Ce n'est plus un cabinet : c'est le séjour des dieux de l'ancienne Rome ; c'est le Lycée des philosophes ; c'est un Sénat composé des rois de l'Orient. Que vous dirais-je? Un peuple de statues habite le Capitole ; c'est le grand livre des Antiquaires » (Haskell 88). Le sculpteur Falconet, qui ironise pourtant volontiers sur l'idolâtrie de l'antique, avoue être ému jusqu'aux larmes par l'Apollon du Belvédère (Haskell 120) (7). Et l'on nomme encore de nos jours « syndrome de Stendhal » l'émotion proche du vertige qui saisit le visiteur à la vue des chefs-d'œuvre du temps passé. Relatant son voyage à Florence en 1817, Stendhal écrivait en effet : « J'étais déjà dans une sorte d'extase, par l'idée d'être à Florence, et le voisinage des grands hommes dont je venais de voir le tombeau [...] J'étais arrivé à ce point d'émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les beaux-arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j'avais un battement de cœur, ce qu'on appelle des nerfs à Berlin ; la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber » (Poulot 351, note 1). L’intensité du sentiment esthétique triomphe de la mort et fait revivre le passé. Le musée n’est pas un espace comme les autres, mais une sorte d’enclave dans le continuum de l’espace-temps qui a le pouvoir de nous transporter magiquement dans le passé (8). C’est au musée des Petits-Augustins, où Alexandre Lenoir avait placé les œuvres (dont quelques tombeaux de rois sauvés de la destruction à Saint-Denis) selon leur époque, et dans un décor qui rappelait l’esprit du temps, que Michelet ressentit la vocation de l’historien, dont l’art consiste à ressusciter les morts : « C’est là [dans le Musée des monuments français], et nulle autre part, que j’ai reçu d’abord la vive impression de l’histoire. Je remplissais ces tombeaux de mon imagination, je sentais ces morts à travers les marbres, et ce n’était pas sans quelque terreur que j’entrais sous les voûtes basses où dormaient Dagobert, Chilpéric et Frédégonde » (9). Ce fut là, nous confie Michelet, sa « plus forte impression d’enfance », après toutefois la lecture de l’Imitation de Jésus-Christ, qui lui fit pour la première fois « sentir Dieu ». Le musée est alors une véritable machine à remonter le temps. Son développement est contemporain de la vogue des panoramas, des dioramas et des cabinets de cire qui se répand dans le premier quart du XIXe siècle. Et Dominique Poulot montre bien comment ces mises en scène s’accompagnent d’un goût morbide pour le révolu et l’exhumation des cadavres : « Nombre de parcours touristiques comprennent d’ailleurs, outre les Petits-Augustins, la visite des Catacombes, de la morgue, des caveaux du Panthéon, voire un pèlerinage sur les lieux de la Terreur parisienne, illustrant ce goût de la mort cher à l’âme romantique » (1997, p. 313). Le Musée des monuments français est en vérité un cimetière théâtralisé (de même que le cimetière du XIXe siècle, tel celui du Père Lachaise, s’édifie comme une sorte de musée de la Mort), plusieurs tombeaux provenant de l’abbaye royale de Saint-Denis, et leur métamorphose en « monuments historiques » jouant obscurément le rôle de rituel expiatoire pour la mise à mort du père que fut, avec la décapitation de Louis XVI, la profanation des sépultures des rois de France. Le remords est un puissant ressort pour faire revivre un passé qui s’obstine à ne pas passer. Cependant Lenoir est républicain, et il ne s’agit nullement d’organiser un culte contre-révolutionnaire : plus simplement, les grands noms de l’histoire nationale, dépouillés du respect religieux qui les accompagnait autrefois, appartiennent au patrimoine de la France, et c’est à ce titre que le musée des Petits-Augustins entend les commémorer. Cette récupération par l’histoire des reliques que revendiquait autrefois la religion choque les véritables royalistes : « On a de grandes obligations, écrit Chateaubriand dans Le Génie du Christianisme, à l’artiste qui a rassemblé les débris de nos anciens sépulcres ; mais quant aux effets de ces monuments, on sent qu’ils sont détruits. Resserrés dans un petit espace, divisés par siècles, privés de leurs harmonies avec l’antiquité des temples et du culte chrétien, ne servant plus qu’à l’histoire de l’art, et non à celle des mœurs et de la religion ; n’ayant pas même gardé leur poussière, ils ne disent plus rien ni à l’imagination ni au cœur » (IV, II, chap. 8, GF II, p. 98, note 1). Le musée est le stratagème auquel recourt l’Etat moderne pour faire revivre ce que la foi ne fait plus vivre. Il n'est pas interdit de penser que, dans le déclin de la foi religieuse, l'expérience esthétique prend alors la place qu'occupait autrefois l'expérience mystique : elle ravit le spectateur au-delà de l'espace et du temps et transporte l'intégrité d'une émotion, d'une époque très ancienne dans un présent subjectivement et actuellement éprouvé. Autrefois copie dans l'atelier ou dans l'Académie, l'œuvre d'art était un modèle pour l'imitation ; désormais original exposé dans le musée, elle devient l'occasion d'une rencontre bouleversante. Au début du XIXe siècle, le musée est encombré de jeunes étudiants des Beaux-Arts qui s'acharnent à copier les chefs d'œuvre du passé (nous avons vu qu'en 1800, sur les 9 jours ouvrables de la décade, le Louvre est ouvert 6 jours pour les artistes et seulement 3 pour les visiteurs). On ne voit plus guère ces copistes aujourd'hui, et les musées sont envahis par des foules de visiteurs avides d'émotions et de ravissements.
            C'est ainsi que le musée apparaît à nos yeux à la fois, et de façon peut-être contradictoire, comme une leçon d'histoire de l'art, donc un document historique, et comme le lieu presque magique d'une rencontre bouleversante, le laboratoire imaginaire de l'expérience esthétique. L'œuvre d'art semble désormais partagée entre sa valeur documentaire et scientifique, et sa valeur esthétique et subjective. Dès l'invention du musée, ce conflit des valeurs s'est imposé aux députés de la Convention. Le musée apparaît d'abord comme un moyen pour lutter contre le vandalisme révolutionnaire : les œuvres y sont à l'abri des fanatiques, qui veulent détruire tous les symboles du despotisme monarchique. Les tombeaux des rois à Saint-Denis, les têtes des rois de Juda, qu'on prenait alors pour les rois de France, sur la façade de Notre-Dame de Paris, la porte de Saint-Denis qui célèbre les victoires de Louis XIV sont l'objet du ressentiment du peuple qui les détériore avec enthousiasme. Ce vandalisme, qui entreprend de détruire les œuvres d'un passé abhorré, fait table rase de l'héritage et supprime la mémoire de la nation. Il faut donc démontrer, aux révolutionnaires enragés, que la beauté d'une œuvre d'art peut être indépendante de sa fonction historique, et qu'un artiste a pu célébrer le plus despotique de tous les monarques et cependant exécuter un chef-d'œuvre. De ce point de vue, l'anecdote la plus significative est celle qui a été superbement rapporté par Édouard Pommier dans son beau livre sur L'art de la liberté. Au centre de la place des Victoires à Paris, s'élevait et s'élève encore aujourd'hui, une statue équestre de Louis XIV par Martin Desjardins, détruite pendant la révolution et refaite à l'identique par Bosio sous la Restauration. A ses pieds, aux quatre angles du piédestal, figuraient quatre esclaves enchaînés qui représentaient en vérité les provinces annexées au royaume à la suite des guerres de Hollande, mais que les révolutionnaires ont pris pour les symboles du peuple humilié par la morgue du monarque. L'Assemblée nationale décide d'ôter ces emblèmes qui paraissent insupportables et insultent la dignité humaine, qui, disait-on alors, « blessent les regards » ; elle veut surtout les transporter en lieu sûr pour les protéger des vandales. Les artistes protestent cependant contre cette suppression qui défigure le monument, la symétrie des quatre esclaves étant nécessaire à l'équilibre de l’ensemble. Finalement l'Assemblée ordonnera le démembrement du monument dans les premiers jours de juillet 1790, afin que les esclaves du despotisme ne souillent pas la vue de tous les citoyens qui se réuniront au Champ de Mars, pour la grande fête de la Fédération, le 14 juillet 1790. De nos jours, les quatre statues de Desjardins n'ont toujours pas retrouvé leur place, mais sont pieusement conservées dans la cour Puget du Louvre. Il semble ainsi que la beauté de l'œuvre d'art ait pouvoir de la disculper de sa compromission dans l'histoire. En la transportant dans l'espace, imaginaire plus que réel, du musée, en ce lieu qui réussit le paradoxe d'être à la fois historique et intemporel, on la situe dans une sorte d'éternité esthétique qui transcende l'histoire. Ainsi se constitue un regard esthétique dont Kant soulignera le premier avec force, comme sa qualité la plus caractéristique, le désintéressement. La beauté se désintéresse du rôle que les hommes lui ont fait jouer dans le passé, elle a le pouvoir de franchir intacte les siècles pour revivre dans le présent. On a avancé parfois (Pomian 21+), de façon à la fois discutable mais suggestive, pour origine des musées, le mobilier funéraire que depuis la plus haute antiquité on ensevelissait avec la sépulture des grands personnages. Il s'agit le plus souvent de simulacres d'objets (par exemple des lampes à huile dans lesquelles on ne peut pas verser de l'huile) destinés à accompagner le défunt dans ce simulacre de vie qu'est le voyage des morts dans l'au-delà. Rien ne conforte historiquement cette thèse, et les députés de la convention qui décidèrent la création d'un muséum national n'avaient certes jamais pensé à un pareil modèle. Il est cependant vrai que le musée, comme la tombe, est un lieu qui nous transporte hors du temps. Dans un monde sans transcendance, il rend possible une expérience qui semble avoir rapport avec l'éternité. Espace de pure contemplation, voué à l'admiration désintéressée de la beauté, il affranchit l'œuvre des contingences de l'expérience quotidienne et révèle l'énigmatique intemporalité de sa valeur esthétique. Il est de bon ton aujourd'hui de dénoncer le musée qui ne serait qu'un vaste cimetière des œuvres, qui momifie l'art, le réduit à l'état d'idole ou de marchandise. Ces critiques ne sont pas sans motifs. Pourtant ce fétichisme de l'œuvre d'art, mille fois dénoncé, est moins arbitraire qu'on veut bien le dire, et rend bien compte de l'expérience esthétique dont l'art est aujourd'hui l'enjeu, et cela même chez les apôtres les plus déterminés de l'anti-art.
            Le musée est ainsi historique et critique d’une part, et esthétique de l’autre. Cette opposition, qui est à l’origine de nombreuses dissensions parmi les conservateurs (Ghaetgens, et Roland contre X…), n’en est une qu’en apparence : le musée met en scène l’histoire de l’éternité, il rassemble, sous le contrôle de l’érudition historique et critique, ces fragments de l’éternel que sont les chefs-d’œuvre du passé, capables par la seule puissance de la beauté de surmonter l’irréversible, de redonner vie et présence au révolu. Dès lors, la véritable contradiction qui travaille l’idée du Musée n’est pas celle qui oppose l’historien à l’esthète, mais plutôt le culte du passé à l’émotion de la beauté. Musée national, le musée est la maison des morts, temple austère où l’on célèbre le culte des ancêtres, conservatoire de la mémoire d’un peuple. Musée d’art, le musée n’éprouve à l’égard du passé comme tel ni respect ni vénération, mais n’accepte au contraire dans son enceinte que ce qui, du passé, demeure toujours présent dans l’éternité de la rencontre esthétique, et ceci sans s’attacher à telle nation plutôt qu’à telle autre. Le musée du XIXe siècle est bien trop souvent le monument d’un nationalisme farouche, attentif à fermer ses frontières à l’étranger. Le musée du XXe siècle est plutôt le recueil des chefs d’œuvre parmi lesquels chacun, sans considération de nationalité, vient chercher l’émotion de la beauté. Entre la maison des morts et le palais des merveilles, entre l’affirmation du passé national et la recherche d’une rencontre amoureuse qui transcende l’irréversible, le musée à contribué à purifier la notion même de chef-d’œuvre de l’art, à préserver, dans un espace intemporel, ces étincelles de l’éternité qui sont aussi à nos yeux les monuments d’une vie plus intense.

 

NOTES


1- Le mot « galerie » pour désigner un musée de peinture ouvert au public est alors relativement récent : Winckelmann, dans son Histoire de l’art de l’antiquité (1764), écrit que l’expression « grande galerie publique de peinture » est une « expression d’aujourd’hui » (« Pochothèque » 2005, p. 559).

2- Gaehtgens, L’Art sans frontières, « L’île des musées de Berlin », p. 45-97.

3- Winckelmann lui-même n’est pas étranger à cette tradition : entre 1748 et 1755, c’est-à-dire peu de temps avant qu’il ne s’oriente vers l’histoire de l’art, il s’est beaucoup intéressé au domaine de l’histoire naturelle, comme le montrent, dans les cahiers d’extraits, les longues compilations de l’Histoire naturelle de Buffon. Son goût éclectique se tourne surtout vers les auteurs anciens et, pour dresser un portrait anatomique de l’ours, W interroge Aristote, Théophraste et Pline, et Archimède et Aristophane pour disserter des miroirs ardents. Quand il évoquera la pureté de la race grecque, que les maladies vénériennes n’avaient pas encore abâtardie, il parlera en quelque sorte en naturaliste de la beauté dont la statuaire porte encore témoignage. Sur tous ces points, lire le chapitre « Winckelmann naturaliste. L’histoire naturelle et la naissance de l’histoire de l’art », dans Elizabeth Décultot, Johann Joachim Winckelmann, PUF, 2000, p. 193-215.

4- C'est ainsi que le célèbre essai de Walter Benjamin, L'Œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique, qui dénonce l'inflation des reproductions à l'époque contemporaine, repose sur un contresens : c'est au contraire à la Renaissance et à l'âge classique que les œuvres d'art étaient copiées sans vergogne, et c'est à l'époque contemporaine que l'original a revêtu une valeur qu'il n'avait jamais eue auparavant.

5- Winckelmann, qui ne cesse de dénoncer les restaurations abusives infligées aux statues antiques par les sculpteurs modernes, fait mention de cette prétendue bohémienne, qui a induit en erreur quelques antiquaires : « Un groupe de la villa Borghèse porte le nom de Marcus Corolianus avec sa mère. Cela une fois posé, on conclut que cette œuvre a été réalisée sous la République et on la trouve pour cette raison plus mauvaise qu’elle n’est en réalité. Et parce qu’on a donné le nom de Gitane (Egizzia) à une statue de marbre de cette même villa, on lui trouve un style véritablement égyptien dans la tête, qui ne possède pourtant rien de tel et qui, comme les mains et les pieds de bronze, a été réalisé par Le Bernin. Cela revient à définir l’architecture d’après le bâtiment » (Histoire de l’art dans l’antiquité, cité par Elizabeth Décultot, Johann Joachim Winckelmann, PUF, 2000, p. 227).

6- Winckelmann à Rome dénonce les restaurations dont les Modernes affublent les vestiges antiques. Son histoire de l’art est une recherche des origines, et son amour pour la Grèce est aussi motivé par le désir de remonter au modèle que Rome, qui monopolisait les études sur l’antique depuis la Renaissance, imitait. Voir Elizabeth Décultot, Johann Joachim Winckelmann, PUF, 2000, “La quête de l'origine", p. 123-124. Dans un autre chapitre, « Les statues restaurées. Herméneutique du texte et herméneutique de l’objet » (p. 236-238), Elizabeth Décultot met en lumière combien le souci d’authenticité de W, qui s’efforce toujours de retrouver l’original, lui vient de sa formation de philologue, accoutumé à traquer les additions, les falsifications, les erreurs de copistes qui dénaturent peu à peu le texte original.

7- Ici encore, c’est Winckelmann qui prend le premier conscience de cette rupture, qui sera si féconde pour la modernité. Il est en effet le premier à renouveler l’art antique de l’ekphrasis, de la description des œuvres d’art : à la description objective de l’antiquaire, W substitue la description par empathie, l’évocation, plutôt que la description, enthousiaste de l’œuvre qu’il s’agit alors de faire revivre comme elle était autrefois plutôt que de la décrire comme elle paraît aujourd’hui.  W est véritablement amoureux des œuvres qu’il décrit, et ses descriptions du Torse, du Laocoon et de l’Apollon du Belvédère furent aussitôt célèbres, tant elles étaient nouvelles. En ce sens W est aussi celui qui introduit le désir dans le domaine, jusque là réservé aux érudits, de la connaissance de l’antique. Diderot prolonge en France cette veine, et la critique d’art naît, non comme l’art savant, réservé à un cercle restreint de spécialistes, qui consiste à conserver, classer et estampiller les collections, mais comme l’art littéraire qui sait évoquer l’œuvre d’art, la rendre affectivement présente et lui redonner vie. A ce propos, on lira le chapitre « La nécessité de l’esthétique » dans Elizabeth Décultot, Johann Joachim Winckelmann, PUF, 2000, p. 112-117. Cet hymne amoureux provoqué par la beauté d’une œuvre définit sans doute durablement la qualité du regard que les Modernes portent sur l’art. C’est seulement à partir de Winckelmann qu’on « aime » vraiment une œuvre d’art. K. G. de Berkheim (Lettres sur Paris, 1806-1807, lettre VII, p. 155-156) rapporte l’anecdote suivante : « Une jeune et charmante Provençale, dans la fleur de l’âge, devint amoureuse du dieu de Delphes [l’Apollon du Belvédère au musée Napoléon] ; chaque jour la vit au pieds d’Apollon, lui porter des fleurs qu’elle déposait sur le perron où il est placé. Obligée de quitter la statue, elle fondait en larmes ; sa raison s’aliéna et elle crut être la prêtresse d’Apollon. Ses parents l’emmenèrent loin de Paris, mais sa raison ne revint plus, et elle mourut peu après dans cet état. » Poulot voit en ce « cas » un « avatar déraisonnable du sentiment mis à la mode par Winckelmann dans ses dithyrambes de la statue ».

8- Thomas Raffles écrit ainsi dans ses Letters during a Tour Some Parts of France de 1827 : « Les siècles ici se transforment en heures, en minutes, et en l’époque d’une matinée vous semblez avoir rencontré les plus grands personnages qui aient jamais paru sur le théâtre encombré de l’Antiquité […] Ceux qui furent l’orgueil de leur pays et la gloire de leur époque survivent, immortels par leurs œuvres, pendant que, par leur pouvoir magique, les âges les plus reculés, et leurs morts illustres, vont à notre rencontre » (cité par Dominique Poulot, 1997, p. 356-357)à.

9- Michelet, Le Peuple, éd. P. Viallaneix, Flammarion, 1974, p. 67-68.