Jacques Darriulat

 

INITIATION A LA THEORIE DU BEAU

ET A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

 

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1- Naissance de la critique d'art

2- Imitation de la nature

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4- Alberti

5- Ficin

6- Pic

7- Léonard

8- Michel-Ange

9- Vasari

PHILOSOPHIE MODERNE

PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

 

Mis en ligne le 29 octobre 2007

 

La théorie de la perspective

 

            Biblio : Albert Flocon et René Taton, La Perspective, PUF, « Que sais-je? », n°1050. Philippe Comar, La Perspective en jeu, Gallimard, « Découvertes » n°138. Erwin Panofsky, La Perspective comme forme symbolique, Minuit, 1975 [1927]. Ernst Gombrich, L’Art et l’illusion, Gallimard, 1971 [1956], troisième partie : « Le rôle du spectateur », chapitres VI à VIII compris. Hubert Damisch, L’Origine de la perspective, Flammarion, « Champs ». Jurgis Baltrusaitis, Anamorphoses, Flammarion, « Champs ». Parmi les sources, un texte essentiel : Alberti, De la Peinture/De Pictura, trad. J. L. Schefer, Macula, Paris, 1992 ; mais aussi Léonard de Vinci, Carnets, Gallimard, « Tel », volume II (le chapitre XXXIII rassemble les notes qui se rapportent à la perspective, p. 362-381). Une précieuse anthologie : La vision perspective (1435-1740), présenté par Philippe Hamou, Payot, Paris, 1995.

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            Nous sommes si habitués à la représentation perspective, elle nous semble si naturelle que nous ne savons plus nous en étonner. Pour en réactiver le sens, il est donc nécessaire de l’opposer aux représentations non-perspectives, dominantes avant la Renaissance, par exemple les mosaïques de Byzance ou les sculptures médiévales.

            La fonction anagogique de l’œuvre d’art médiévale identifiait l’image à la vision, non de la créature qui vit encore dans l’attente de l’Apocalypse, mais de Dieu lui-même qui voit, au-delà des temps, la cité céleste dans la gloire de la vie éternelle. Ainsi peut-on dire que l’artiste médiéval travaille moins pour le regard des hommes que pour le regard de Dieu : la cathédrale n’est pas un théâtre disposé pour séduire les regards des fidèles, elle est un microcosme qui reproduit symboliquement les figures qui sont contenues dans le macrocosme de l’univers et de son Histoire. Sa forme, la nef et les deux transepts, évoque le corps en croix du Fils de Dieu. Consacrée à Dieu, elle s’offre comme une action de grâces au regard de Créateur, non à ceux des créatures. C’est ainsi que les sculptures des chapiteaux, que surélèvent considérablement les hautes colonnes gothiques, sont invisibles pour un spectateur qui se trouve au niveau du sol ; les chapiteaux n’en sont pas moins sculptés avec soin, et le programme iconographique qui les fait se succéder du portail occidental jusqu’à la croisée des transepts obéit à un dessein théologique toujours parfaitement défini. Pourtant, nul, hormis Dieu, ne peut lire ce livre de pierre (1). De la même façon, les gargouilles sur les corniches, les statues qui se dressent sur les toits, les saints élevés au pinâcle étaient d’autant plus invisibles aux yeux des hommes du Moyen Age que les habitations de la cité médiévale se pressaient jusqu’aux flancs de la cathédrale, sans dégager la place ni le parvis qui donnent aujourd’hui du recul et permettent de juger de l’ensemble. L’art médiéval nous offre ainsi le paradoxe d’une représentation qui n’est pas faite pour être vue, sinon de Dieu. Cet affranchissement du point de vue dispense l’artiste de la mise en scène perspective : Dieu est omnivoyant et voit également de toutes parts. Sa vision n’est pas centrée et unique, mais au contraire universelle et intégrale. A ce regard encyclopédique répond le décor simultané, ou décor à mansions du théâtre médiéval : l’architecture du théâtre étage divers lieux, ou mansions, où se déplacent successivement les acteurs, la chambre de l’Annonciation, la table de la Cène, le rocher du Calvaire. L’espace scénique montre simultanément le cadre des épisodes qui se succèdent dans le temps. De la même façon, la cathédrale déploie son spectacle pour un regard divin doué d’ubiquité, en une somme encyclopédique qui rassemble en un même espace l’Histoire sainte qui se développe selon la succession des siècles.

            A ce regard totalisant, du côté du sujet spectateur, répond, du côté de l’image elle-même, une représentation tout entière manifeste, et qui ne cache rien. Sous le regard omnivoyant d’un Dieu, le visible s’offre en totalité, il se met à plat sur le plan du tableau, il se donne à voir sans réserve. C’est pourquoi l’image médiévale, et plus encore la mosaïque de Byzance, sont sans profondeur. Le fond d’or sur lequel se découpent les figures nie la profondeur qui s’ensevelit dans l’ombre et réfléchit l’espace de totale illumination qui se rend en totalité visible sous le regard du Dieu omnivoyant. La représentation anagogique a en effet pour fonction de rendre visible l’invisible divin. Or, on ne saurait représenter le divin dans la dimension de la profondeur, la troisième dimension de l’espace étant temporelle plus que simplement géométrique. La profondeur de l’espace éloigne en effet de moi les objets, et j’ai besoin de temps pour les rejoindre et m’en emparer. Mais pour un Dieu omnipotent, tout est à portée de main et l’univers est immédiatement présent dans l’éternité, rescapé de la profondeur temporelle où vivent et meurent les créatures dans l’attente du dernier Jugement. La Vierge et les Saints, immaculés, ne sauraient se laisser représenter en perspective, car la profondeur qui sculpte le relief par le jeu des ombres et des lumières profanerait leur gloire en les transportant de la surnature dans la nature, et de l’éternité dans le temps. Sur les images médiévales, les grandeurs relatives des figures ne correspondent pas à leur plus ou moins grand éloignement selon les lois de la perspective, mais à leur place dans la hiérarchie céleste, la croix du Fils étant soutenue par un Père éternel d’une taille colossale, la Vierge elle-même paraissant petite en présence de son Fils mais géante parmi les saints qui l’entourent. En cet espace abstrait que l’abîme du temps ne vient pas creuser, la représentation allégorique se dispose à la façon d’un blason et n’a besoin, telle l’écriture sur la page, que de deux dimensions.

            La mise au point de la construction perspective, dans les ateliers du Sud en premier lieu (La Trinité par Masaccio à Santa Maria Novella — vers 1426-28 — est la première représention dont la perspective est rigoureusement exacte) puis dans ceux du Nord (La Cène par Thierry Bouts — vers 1464-67 — est la première perspective exactement convergente parmi les Flamands), révolutionne l’espace de la représentation. L’image en perspective est vision terrestre et non plus céleste, elle est l’expression d’un regard humain et non plus d’une contemplation divine. A l’œuvre encyclopédique que seul peut embrasser en totalité l’omnivoyance divine, la représentation perspective oppose la vision d’un sujet unique et engagé dans le monde. La perspective est le point de vue, limité et fini de la créature, et non tout-puissant et infini de la divinité. En effet, la géométrie perspective pose un certain nombre de principes : 1)- dans le tableau, elle détermine en premier lieu la hauteur de l’horizon, qui répond au regard dominant (surplomb), ou dominé (da sotto in sù, soit « en contreplongée » selon le vocabulaire des cinéastes), définissant ainsi le niveau de l’engagement de l’observateur dans l’espace. 2)- la perspective place ensuite, sur la ligne d’horizon préalablement tracée, le point du vue posé à l’infini, c'est-à-dire au lieu d’intersection des parallèles, qui fait écho dans le tableau à l’œil du spectateur qui lui fait face, reflet virtuel et invisible dans l’image de l’œil du peintre devant l’image. 3)- la perspective place enfin, toujours sur l’horizon mais distinct du point de vue, le point de distance qui définit l’exact éloignement entre l’œil du spectateur et le plan du tableau, déterminant par exemple la gradation du raccourci dans le dessin du damier.

            On comprend alors que la perspective est beaucoup plus qu’une méthode pour construire l’image dans le tableau, elle est encore une géométrie qui assigne au regard spectateur, hors du tableau, un lieu et un seul depuis lequel il doit regarder. Léonard est ainsi rigoureusement fondé à poser en principe, dans les Carnets, l’unicité du regard spectateur: « Mais cette invention contraint le spectateur à regarder par un petit trou ; et ainsi, il verra bien. Or, comme il y a beaucoup d’yeux rassemblés pour contempler en un même temps une seule et même œuvre produite par cet art, seul l’un d’entre eux verra bien l’office de la perspective, et les autres n’en auront qu’une vision confuse » (II, 373) (2). Ce n’est donc pas au Dieu omnivoyant, qui voit tout de toutes parts, que s’adresse la représentation perspective, mais à un individu unique, précisément situé dans l’espace comme dans le temps, engagé dans le monde comme dans l’histoire, donc à la fois agissant et mortel. A l’inverse de la musique, qui fait communier tous ceux qui participent au concert, et les fait d’autant mieux communier qu’ils sont plus nombreux, la contemplation du tableau a besoin de silence et de solitude. Il existe ainsi une corrélaton entre l’art Renaissant du portrait, qui individualise une figure dans le cadre de sa solitude, et la peinture elle-même, qui s’adresse à un regard unique et solitaire : de la figure qui paraît par la fenêtre du tableau à la figure qui fait face au tableau et le regarde, une même solitude se fait écho. Tous deux se reconnaissent en un même espace, celui de l’expérience où l’homme joue et risque sa vie.

            La profondeur perspective de l’espace est aussi une chute dans le temps et dans la mort. Ce n’est pas un hasard si le peintre qui eut le premier le souci d’une construction perspective rigoureuse (la Trinité par Masaccio, qui domine un monument funéraire, le squelette posé sur la pierre) est aussi celui qui nous a laissé, dans la chapelle Brancacci de l’église du Carmine à Florence, le double portrait pathétique de la chute d’Adam et d’Eve chassés du paradis et livrés au devenir et à la mort. L’ombre et la lumière sculptent fortement le relief des nus, situant ainsi nos premiers parents dans une profondeur historique beaucoup plus que spatiale, créatures terrestres et non plus anges du ciel. Au fond d’or, immaculé et sans profondeur, de l’enluminure médiévale, se substitue l’azur de Giotto sur les fresques de l’Arena de Padoue, passant ainsi, selon le mot célèbre de Cennino Cennini, de la manière grecque à la manière latine, c'est-à-dire du feu surnaturel de la transfiguration au jour radieux qui se lève sur la terre de Giotto, ou bien au ciel gris qui pèse sur la terre de Masaccio. C’est donc essentiellement sur notre monde, et non sur l’au-delà, que s’ouvre la vision perspective. Au sens anagogique de la représentation médiévale succède le sens littéral de la peinture de la Renaissance : montrer le monde des hommes tel qu’il est présentement, et non tel qu’il sera après sa transfiguration par l’Apocalypse. Le cadre du tableau est, selon Alberti, semblable à l’embrasure d’une fenêtre ouverte qui donne sur le paysage du monde. Les vitraux de Saint-Denis étaient fenêtres sur l’au-delà et l’abbé Suger, les contemplant, pouvait se croire transporté par voie anagogique de ce monde-ci en un monde supérieur. La fenêtre du tableau Renaissant nous invite au contraire à découvrir la beauté de ce monde, à en explorer l’immensité, à prendre possession du territoire de la terre. La vitre de la fenêtre est alors le plan sur lequel l’image perspective vient se déposer en trompe-l’œil, et Alberti compare encore le tableau à un voile transparent, qu’il nomme « l’intersecteur », et sur lequel le peintre dessine le contour des objets tels qu’on les voit de l’autre côté du voile. Léonard propose de son côté de dessiner directement sur une vitre transparente, ou bien encore sur un miroir. Quant à Dürer, il imagine un « portillon », c'est-à-dire une fenêtre grillagée qui permet de mettre au carré le modèle qu’on aperçoit de l’autre côté. Quels que soient ces dispositifs, ou machines perspectives, il s’agit chaque fois d’ouvrir le plan opaque du tableau pour découvrir le spectacle du monde qui s’étend de l’autre côté. La perspective pratique une brèche qui révèle au regard le paysage de la terre. C’est précisément à propos de La Trinité de Masaccio que Vasari écrivait que la feinte profondeur de la perspective  faisait que « le mur paraît troué (bucato) ».

            La perspective, ramenant le regard du ciel sur la terre, tel Adam et Eve chassés du Paradis, l’inscrit ainsi dans la dimension de l’histoire, du devenir et de la mort. On ne saurait pourtant s’en tenir à cette interprétation. La scénographie perspective n’est en effet pas seulement déchéance, elle est aussi glorification, elle n’est pas seulement humiliation, elle est aussi élévation. La tradition, qui n’est pas ici fort éloignée de la légende, en fait remonter l’invention à Brunelleschi, l’architecte du dôme de Santa-Maria-del-Fiore : celui-ci, selon le récit que nous a laissé son ami et panégyriste Antonio Manetti, architecte et mathématicien lui-même, effectua aux environs de 1415, deux tavolette, ou petits panneaux, qui représentaient en perspective, l’un le Baptistère San Giovanni qui s’élève devant le Dôme, l’autre le palais de la Seigneurie avec les maisons attenantes. L’image du Baptistère était tout particulièrement remarquable car on ne la considérait pas directement, mais par la médiation d’un miroir en lequel on voyait se réfléchir le tableau depuis un petit trou pratiqué en son centre : en ôtant le miroir, on faisait disparaître l’image et apparaître le Baptistère lui-même, devant lequel on avait pris soin de se placer, vérifiant ainsi la parfaite superposition des deux vues. Il est remarquable que la pratique perspective fut mise au point pour la première fois par un architecte, Brunelleschi, et que la théorie perspective fut codifiée pour la première fois par un autre architecte, ami de Brunelleschi, Alberti (De Pictura, 1436). L’architecte n’est pas le peintre : le second n’offre de la réalité qu’une image feinte, un jeu optique, tandis que le premier occupe bel et bien l’espace réel, l’organise et en prend possession. Le perspecteur est l’architecte de l’espace vécu, et la géométrie perspective assure la maîtrise du champ de la perception. Aussi est-il remarquable que Brunelleschi ait choisi le Dôme et la place de la Seigneurie pour ses tests perspectifs : il s’agit en effet des deux centres de pouvoir qui se partagent Florence, pouvoir spirituel au Dôme, pouvoir temporel à la Signoria. L’unicité du point de vue perspectif inscrit sans doute le regard spectateur dans son devenir et dans son histoire, mais il lui accorde en même temps une place privilégiée : depuis le point de vue, qui domine le panorama du paysage ou le plan de la cité, le monde s’offre sans réserve aux regards. Le point de vue est un centre panoptique qui a droit de regard sur son territoire, qui permet de tout surveiller. Certes, il ne convient pas à la majesté d’un dieu omnivoyant, qui veut le Salut du monde, mais il convient assez bien à la volonté de puissance du Prince au regard duquel rien ne doit échapper, et qui veut la soumission de ses sujets.

            C’est ainsi que la mise en place, dans le champ de la représentation, de la centration perspective, est exactement contemporaine de la centralisation du pouvoir politique dans les cités italiennes de la Renaissance. Il convient qu’il y ait un seul spectateur du tableau mis en perspective, comme il convient qu’il y ait un seul Prince régnant sur tous les domaines de la principauté. La perspective Renaissante est monoculaire comme est monarchique l’autorité politique qui s’élève au-dessus des décombres de la féodalité. La perspective apparaît alors comme une quadrature qui rend le monde immédiatement visible aux yeux du souverain. Les mêmes architectes qui définissent les règles de la scénographie perspective inventent des cités utopiques, villes idéales au plan parfaitement géométrique et dont le centre étoilé est aussi le lieu où s’élève le palais du Prince. Ferrare, sous la domination des Este, correspond bien à ce projet et l’architecte et ingénieur Filarete (Antonio di Pietro Averlino, 1400-1469) invente pour Francesco Sforza, maître de Milan, une ville idéale, baptisée « Sforzinda », sur le plan d’une étoile à huit branches : « Le mur d’enceinte formera un octogone et sera quatre fois plus haut que large. Les rues partiront des portes et conduiront toutes au centre. Là, je construirai la place principale. Au milieu de la place se dressera une tour de mon invention, assez haute pour qu’on puisse dominer du regard tous les environs » (3). Le point de vue de la plus haute tour est le centre de la perspective politique qui quadrille Sforzinda. La perspective livre ainsi son territoire à la surveillance d’un seul qui détient le pouvoir.

            Le monde normalisé par la quadrature perspective devient alors un décor qui se déploie en totalité pour un regard souverain, un théâtre placé entièrement sous la dépendance du regard spectateur. Ainsi peut-on dire que la perspective pose le monde devant moi plutôt que moi dans le monde. Elle opère en effet comme le théâtre qui unidimmensionnalise l’espace et réduit l’amplitude du visible aux seules dimensions de la scène, qui se montre en pleine lumière sous les yeux des spectateurs. Aussi ne faut-il pas s’étonner si la perspective, dès acquise sa maîtrise technique, devient un art d’illusion, un jeu qui divertit en théâtralisant le monde. En 1514, Bramante, dans l’église San Satiro de Milan, n’ayant pas la place suffisante pour achever le chœur, incline artificielleemnt les corniches et les pilastres donnant ainsi l’illusion d’une véritable abside pour une profondeur qui ne dépasse pourtant pas 1,20 mètre. De même, à la villa Spada, à Rome, la perspective accélérée d’une colonnade donne à un court passage l’apparence d’un long tunnel. C’est en 1508, pour le théâtre de la cour des Este à Ferrare, qu’un peintre, Pellegrino da Udine, imagina pour la première fois un décor en perspective (4). Le chef-d’œuvre du genre est sans nul doute le décor architectural construit par Palladio pour le théâtre Olympique de Vicence dans les années 1579-1580. Selon Sebastiano Serlio (Le Second livre de Perspective, 1545), se serait Girolamo Genga qui fut l’initiateur des scénographies en perspective, avec le décor qu’il fit à Urbin en 1513 pour la première grande comédie italienne, la Calandaria de Bibbiena (Ph. Hamon, PBP, 176 et 185 n).

            La mise en perspective du décor théâtral, qui révèle réciproquement la théâtralité de toute scénographie perspective, va conduire les artistes à résoudre un problème fort significatif : où convient-il, en effet, de placer la ligne d’horizon, le point de vue et le point de distance? On se souvient que ces repères géométriques assignaient au spectateur une place et une seule devant le tableau. Comme l’a montré en 1964 Robert Klein dans un remarquable article, Vitruve et le théâtre de la Renaissance italienne (in La Forme et l’intelligible, Galllimard, « tel », p. 294 sq), le point de fuite a d’abord été placé à la hauteur de l’œil de l’acteur debout sur la scène, rapportant ainsi le décor aux personnages censés l’habiter. Mais très vite, le point de vue s’est élevé au niveau de la loge du souverain, au centre du premier balcon, définissant ainsi l’univers théâtral non par la fable qui se représente en lui mais par le centre politique autour duquel il se dispose. Ainsi peut-on dire que la perspective ordonne le champ de la représentation autour d’un regard central de la même façon que la monarchie ordonne le monde politique autour d’un centre tout-puissant. La convergence perspective consacre ainsi le monopole d’un regard humain, et de son intelligente géométrie, sur toute l’étendue du monde visible.

            Le réseau des lignes de fuite définira pour des siècles l’espace de la représentation, célébrant une monarchie optique longtemps incontestée et qui pourtant se désagrégera à la fin du siècle dernier, sur les toiles d’un Cézanne. Nous vivons encore les conséquences de cet effondrement dont la signification nous échappe pour une large part et sans que nous puissions discerner quelles images nouvelles pourront s’édifier sur cette ruine.

 

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Notes

1- L’abbé Bulteau avait dénombré dans la cathédrale de Chartres environ huit mille sculptures peintes ou sculptées (G. Bazin, Histoire de l’histoire de l’art, 1986, p. 207). Sur ce nombre, seules quelques centaines peuvent être discernées par un spectateur humain.

2- Léonard se réfère en fait dans ce passage à l’image anamorphotique.

3- S. Giedion, Espace, temps, architecture, 1- L’héritage architectural, p. 83.

4- Andreas Beyer, Palladio ou le Théâtre Olympique, Adam Biro, 1989, p. 12.