Jacques Darriulat

 

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2- Hegel et l'Art Romantique

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Mis en ligne le 29 octobre 2007

 

Hegel et la musique

 

            Trois traductions de l’Esthétique, celle décriée assez injustement, de Stanislas Jankélévitch (4 vol. chez Flammarion, « Champs ») ; celle, plus récente mais de lecture plutôt rugueuse, de J. P. Lefebvre et Veronika von Schenk (3 vol. chez Aubier) ; celle enfin de Charles Bénard, la plus ancienne mais peut-être la plus remarquable, traduction revue par B. Timmermans et P. Zaccaria, au Livre de Poche, « Classiques de la philosophie » (1997), 2 vol. avec index. Je conseille cette dernière traduction. Sur les relations entre la pensée de Hegel et la vie musicale en son temps, Alain Patrick Olivier, « Les expériences musicales de Hegel et leur théorisation dans les cours d’esthétique de Berlin », dans Musique et philosophie, sous la direction d’Anne Boissière, CNDP, 1997, p. 79-111 ; et  du même auteur, Hegel et la musique. De l’expérience esthétique à la spéculation philosophique, préf. B. Bourgeois, Paris, Honoré Champion, 2003.

            Le mouvement de spiritualisation, qui marque la dimension propre de l'art romantique, commencé par la peinture, se poursuit et s'approfondit avec la musique. Le tableau réduit les trois dimensions de l'espace matériel, en lequel se déploient l'architecture et la sculpture, aux deux dimensions du plan de la représentation ; la musique réduit les deux dimensions du tableau à l'unique point de l'instant sonore : « Cette disparition non pas d'une dimension de l'espace, mais de la spatialité totale en général, cette rentrée dans la subjectivité, aussi bien du contenu que de sa manifestation extérieure, caractérise le deuxième art romantique, la musique » (III, 321). En s'immatérialisant, l'expression esthétique se rapproche de l'intériorité où vit l'esprit : l'espace, dont Kant qualifiait déjà l'intuition pure de « sens externe » est aboli pour que demeure seul le temps, dont Kant qualifiait encore l'intuition pure « sens interne ». On remarquera ici l'intelligence esthétique avec la quelle Hegel construit le procès de la spiritualisation de l'œuvre d'art : une logique simplement formelle aurait voulu qu'après les trois dimensions de l'espace (architecture et sculpture), les deux dimensions du plan (peinture), suivent l'unique dimension de la ligne, qui symbolise traditionnellement la continuité de la durée. Ce n'est pas pourtant cette suite, plus conforme à la géométrie qu'au sentiment esthétique, que respecte Hegel : la dimension 2 du tableau n'est pas dépassée par la dimension 1 de la ligne temporelle, mais par la dimension 0 du point. Hegel est en effet moins sensible à la continuité de la ligne mélodique qu'à l'évanescence du présent, à la fugacité de l'instant musical. Le son est un phénomène fragile qui commence de disparaître au moment même où il apparaît : « Le son est une extériorisation qui, à peine née, se trouve abolie par le fait même de son être là, et disparaît d'elle-même » (III 322) ; « une existence éphémère qui s'éteint aussitôt formée » (III, 338). La musique n'illumine ainsi que le présent de la sensation, et se laisse aussitôt engloutir dans la nuit du révolu. Plus l'esprit progresse dialectiquement dans sa réalisation esthétique, plus il se détourne de l'espace extérieur et se rend sensible à la conscience intime du temps. Encore faut-il ajouter que le temps esthétique est un éternel présent, et non la traditionnelle trinité du passé, du présent et de l'avenir. Ici, par un étrange retournement, la disparition et la mort valent moins comme négation de la vie plutôt que comme auxiliaires dont l'effacement est aussi une mise en valeur du présent, à la façon de la servante qui se retire dans l'ombre pour que sa maîtresse paraisse en pleine lumière. La puissance esthétique de la musique vient en grande part de ce qu'elle s'accomplit dans la dimension du révolu, et qu'elle réussit à renouveler un instant de grâce, chaque fois unique et qui ne reviendra jamais. C'est pourquoi l'émotion du concert reste sans commune mesure avec le plaisir éprouvé à l'audition d'un disque : dans le premier cas, je vis une succession d'instants dont la toute-puissance est intimement liée à leur extrême fragilité, à la conscience d'une expérience unique et non reproductible ; dans le second, mon écoute est plus analytique et spéculative, je peux revenir en arrière et découvrir les secrets de la composition, je deviens maître de l'œuvre, ce n'est plus l'œuvre qui me saisit.

            La permanence, la pesanteur, la forte présence de l'architecture comme de la sculpture, se trouvent ainsi niées par l'évanescence et l'immatérialité du phénomène musical. Le son lui-même naît non de la matière elle-même, mais du choc qui ébranle son inertie : « Une matière sensible déterminée sort de son état de repos, se met en mouvement, subit une sorte d'ébranlement à la faveur duquel chaque partie du corps, jusqu'alors cohérent, ne change pas seulement de place mais cherche à retourner à son état antérieur. Ce tremblement vibratoire produit le son, qui est la matière de la musique » (III 321). La matière immatérielle de la musique naît ainsi de la négation de l'inertie dont le principe définit la matière du physicien. Avec la musique, la matière elle-même semble avoir une âme. C'est pourquoi les instruments de musique ont une beauté particulière, que n'ont pas les autres outils : il semble secrètement animés par une spiritualité qui les transfigure, et les peintres de natures mortes aux instruments de musique, tels le bergamasque Evaristo Baschenis (1617-1677), ont su merveilleusement évoquer cette musique du silence. Ce n'est pas un hasard si le petit morceau de bois, calé sous le chevalet, qui maintient la tension des cordes du violon se nomme précisément une « âme ».

            Cette immatérialisation est aussi une intériorisation. Il appartient en effet à l'esprit de nier ce qui n'est pas lui, cad la matière. En frappant le corps sonore, l'âme de la musique veut l'arracher à sa matérialité et en abstraire le son, en lequel elle reconnaît l'écho de sa plus profonde intériorité : « La tâche principale de la musique consiste donc, non pas à reproduire les objets réels, mais à faire résonner le moi le plus intime, sa subjectivité la plus profonde, son âme idéelle [...] Elle s'adresse à l'intériorité subjective la plus profonde ; elle est l'art dont l'âme se sert pour agir sur les âmes [...] Les sons ne trouvent leur écho qu'au plus profond de l'âme, atteinte et remuée dans sa subjectivité idéelle » (III, 322-323). Il s'agit en effet de l'âme (Seele) et non de l'esprit (Geiste) : l'esprit est l'âme devenue consciente d'elle-même, cad élevée à la rationalité ; l'âme est en revanche une subjectivité seulement affective, qui se laisse envahir par le sentiment et dont l'humeur se modifie quand une impression nouvelle la sollicite. La subjectivité musicale est ainsi une subjectivité vouée à la variation, sans contenu propre, intériorité d'autant plus sensible au sentiment qui l'affecte qu'elle demeure par elle-même entièrement vide : « Seule l'intériorité sans objet, la subjectivité abstraite se laisse exprimer par les sons. Subjectivité abstraite qui est un moi entièrement vide, sans autre contenu » (III, 322). « Le principal élément de l'intériorité abstraite auquel se rattache la musique est constitué par le sentiment, par la subjectivité élargie et amplifiée du moi » (III, 334-335). Le moi qui s'épanche dans la mélodie est un moi vide dont l'unique permanence est celle, toute formelle, de l'instant présent : « L'à-présent reste toujours le même, en dépit de ses changements ; car chaque moment du temps est un à-présent et, comme tel, diffère aussi peu d'un autre que le moi abstrait de l'objet au profit duquel il disparaît, pour s'y retrouver, étant donné que cet objet est le moi vide lui-même » (III, 340). Une telle subjectivité n'est que la conscience sensible de l'affect qui la fait vibrer, l'écho intérieur du sentiment, l'expression immatérielle d'un cogito purement esthétique.

            La résurgence du thème dans le mouvement musical doit alors être comprise comme l’écho ou la résonance d’une âme attentive à sa seule intériorité, une sorte d’équivalent sonore de la réminiscence en laquelle le philosophe fonde la conscience de soi, qui est la vérité de l’esprit : « Le souvenir qu'il garde du thème adopté est pour l'artiste comme un ressouvenir, en ce sens qu'il prend conscience du fait que l'artiste, c'est lui, et qu'il peut agir et se comporter à sa guise, s'orienter où il veut » (III, 329). C'est parce que la musique se déploie tout entière dans l'intériorité réfléchissante de la conscience esthétique, que le musicien est plus libre que l'architecte, le sculpteur et même le peintre, qui tous travaillent un matériau par lui-même étranger à la vie de l'esprit. En ce sens, le retour du thème, sa permanence sous les mille variations qui font le jeu musical (c'est à ce propos que Hegel écrit ici, de façon quasi-kantienne : « Dans le libre jeu de l'imagination, c'et la liberté même qui est le but recherché », III, 329), annonce dans la musique ce qui sera le retour rythmique de la rime dans le poème : « Ce n'est donc pas par hasard que la rime a pris un développement si grand dans la poésie romantique : elle constitue pour cette poésie une véritable nécessité. Le besoin de l'âme de se percevoir s'exprime davantage et trouve satisfaction dans les égalités sonores des rimes qui nous laissent indifférents à la mesure réglée des intervalles de temps et cherchent seulement, par le retour des mêmes sonorités, à nous ramener à nous-mêmes » (IV, 79). L'art romantique étant l'expression de la subjectivité consciente d'elle-même, il est nécessaire qu'il entretienne des relations privilégiées avec les phénomènes de la réflexion et de l'écho. C'est ainsi, pourrions-nous ajouter, qu'à la rime dans la poésie, à la reprise du thème dans la musique, s'ajoute le motif du tableau dans le tableau si souvent présent dans l'histoire de la peinture, depuis Les époux Arnolfini par Jan Van Eyck (1434) jusqu'au Bar de Folies Bergères de Manet (1881) en passant, bien évidemment, par Les Ménines  (1656) de Vélasquez. En dehors de l'art romantique, cad dans l'architecture comme dans la sculpture, il serait bien difficile, sinon impossible, de trouver de semblables phénomènes?

            Avec la musique, une rupture s'établit ainsi entre les arts de la matière (architecture, sculpture et peinture) et les arts de l'immatériel (musique et poésie), rupture qui ne correspond pas au passage du classique au romantique (1). Aussi conduit-elle Hegel a marquer ici un temps d'arrêt et à mettre la musique en rapport avec les arts précédemment étudiés. La première correspondance qui apparaît alors est celle, inattendue, de la musique avec le plus matériel des arts, celui des masses pesantes et de l'organisation de l'espace extérieur : l'architecture. En vérité, Hegel ne fait que reprendre ici un thème souvent développé par les contemporains. Schelling exprimait déjà cete idée, d'origine néoplatonicienne, dans son cours de Philosophie de l'art (1802-1804), en l'empruntant sans doute à Novalis : « L'architecture est en général la musique figée, une idée qui n'était pas étrangère aux poètes de la Grèce, comme cela ressort du mythe célèbre d'Amphion qui aurait amené, par les sons de sa lyre, les pierres à s'ajointer pour former les murs de la ville de Thèbes » (Textes esthétiques, Klincksieck, p. 126). On la retrouvera chez Gœthe dans la maxime 117, inspirée de Schelling, et qui symétrise l'analogie : « Un noble philosophe parla une fois de l'architecture comme d'une musique figée, ce qui lui valut maint  haussement d'épaules. Nous sommes d'avis qu'on ne peut réintroduire cette belle pensée mieux qu'en qualifiant l'architecture d'art musical rendu au silence » (Maximes et Réflexions, n° 117, Écrits sur l’art, éd. Todorov, p. 325). Gœthe y fait encore allusion dans ses Conversations avec Eckermann, au jour du 23 mars 1829 (Gallimard, p. 232), et Schopenhauer, dans Le Monde, fait à son tour allusion à ce passage des Conversations. (p. 1196) (2). Hegel, après Schelling, développe donc les « affinités » qui unissent la musique et l'architecture : la musique exprime le sentiment en l'entourant par la variation mélodique, comme le temple entoure, par le rythme du péristyle (ce que Valéry nommera plus tard « le cantique des colonnes »), la statue du dieu. En outre, architecture et musique sont également relevées de toute servitude mimétique : elles cultivent la forme pour elle-même et n'ont d'autre contrainte que celle, purement architectonique, de la symétrie et de l'harmonie, de l'eurythmie et du rythme. Ainsi, le plus spirituel des arts de la seule sensibilité (la poésie prend en effet la parole et réussit ainsi à déterminer conceptuellement l’idée) se rapproche du plus matériel des arts : l’architecture. Nous avions déjà remarqué ce même effet de boucle avec la peinture, qui réduit le monde aux seuls effets de la lumière, retrouvant ainsi la première représentation esthétique de l’absolu : la pure lumière dans la religion de Zoroastre. C'est ainsi que ce qui était latent dans les moments précédents devient progressivement manifeste par le développement dialectique de la réalisation esthétique de l'esprit.

            « L'art dont la musique diffère le plus est la sculpture » (326). A l'immobilité imposante et majestueuse de la statue, à son silence éternel, s'opposent en effet l'extrême mobilité et labilité de la phrase musicale, la vie immatérielle et toujours renouvelée de la ligne mélodique. A la pérennité et à la stabilité du monument, s'opposent l'instabilité et la fugacité de l'écoute musicale tout entière concentrée sur le point intense du présent, jamais identique à lui-même. Pourtant la mélodie impose une ligne et une forme à cette essentielle dispersion de l'expression musicale, et par là joue dans la musique un rôle semblable à la forme que le sculpteur façonne dans l'argile : « Nous avons pu comparer la mélodie à la sculpture, parce qu'elle présente comme elle quelque chose d'achevé, d'arrondi, de délimité, existant pas ses propres moyens » (III, 387). La ligne mélodique dessine la forme d'une statue sonore que l'esprit imagine dans l'intériorité de la conscience de soi, comme la statue du dieu dans le temple.

            Quant à la peinture, elle se rapproche également de la musique en ce qu'elle excelle à exprimer toutes les nuances de la passion par le jeu de la physionomie qui manifeste l'intériorité. Pourtant la représentation picturale est objective, et tourne son regard vers les formes réelles qui sont dans la nature, et qu'elle prend pour modèles de son imitation. L'expression musicale, plus conforme à la vérité de l'art, se libère de toute extériorité objective et exprime la vie intérieure par « la sonorité pure », le musicien s'affranchissant ainsi le premier de toute aliénation « par un retour à la liberté intérieure, par un repliement sur lui-même » (327). La musique est ainsi le premier des arts (et peut-être le seul, la poésie n'échappant pas à la contrainte de la conceptualisation, tandis que la musique d'opéra, comme Hegel le remarque lui-même, sait être relativement indépendante du contenu du livret) où l'expression se fait abstraite (« le son, contrairement à la matière des arts plastiques, est de nature abstraite », III, 322) et connaît ainsi sa plus grande liberté. La musique est, selon Hegel, l’expression de la libre intériorité qui se déploie pour le pur plaisir de se déployer, pour éprouver la jouissance de se sentir vivante et libre infiniment. Dans la musique mélodique, « c’est le sentiment, l’âme résonnante qui cherche à s’extérioriser et à jouir de son extériorisation. » (III, 373). On comprend ainsi que l’art devient abstrait en se faisant la représentation de lui-même, en étant à lui-même sa propre fin, et que l’âme chante ici pour chanter, de même que dans la musique mélodique, l’art n’a d’autre fin que l’art : « Il en est de la voix humaine et de l’expression mélodique comme du chant de l’oiseau dans les branches, de l’alouette dans les airs, qui chante pour chanter, sans but ni contenu » (III, 375). C’est ainsi, ajoute Hegel, que « la musique italienne où ce principe joue un rôle dominant [...] s’abandonne à l’art pour l’art, pour trouver sa satisfaction dans l’euphonie de l’âme. » (375). La musique mélodique fait ainsi fonction chez Hegel de « cogito esthétique », l’âme sensible exprimant la pure joie qu’elle ressent en s’entendant exprimer sa pure joie, en se reconnaissant vivante par l’épanchement sonore du chant : « La musique est esprit, âme qui ne résonne que pour elle-même et qui se trouve satisfaite en se percevant » (374).

            La musique se distingue enfin de la poésie en ce que la phrase, ou plutôt le phrasé, n'est pas encore déterminé par le concept, dont le mot articulé est le signe, renonçant ainsi à la détermination objective de l'entendement et s'en tenant, cette limitation étant le prix à payer pour l'extrême liberté de l'invention musicale, à une expression à la fois vague et profonde, puisque purement intérieure, de la vie de l'âme : « La musique, pour autant qu'elle veut garder son indépendance et rester dans son domaine, doit renoncer à une telle objectivité. Les sons [...] font bien appel à notre âme et présentent une certaine correspondance avec ses mouvements, mais tout se borne à une vague sympathie, bien qu'une œuvre musicale, surgie de l'âme même et riche en sentiments exprimés soit capable d'exercer une action profonde sur l'âme de ceux qui l'écoutent » (331). S'il arrive que la musique prenne un texte poétique pour prétexte (lied, oratorio ou opéra), il faut donc que ce texte soit médiocrement poétique : « pour que le musicien ait toute liberté d'action, le poète ne doit pas chercher à se faire admirer » (333). Hegel marque déjà sur ce point sa préférence pour l'opéra italien qui met en valeur les airs et confie le livret à de médiocres poètes (Hegel cite Métastase qui est l'auteur du livret de La Clémence de Titus, créé en 1791 et mis en musique par Mozart), plutôt que pour la musique allemande qui n'hésite pas à mettre en musique « les poésies de Schiller, qui n'ont pas été faites dans cette intention, et sont à peu près inutilisables pour la composition musicale » (333). Est-ce une allusion au dernier mouvement de la neuvième symphonie (1824) et à l'Hymne à la joie de Schiller, ou bien aux lieder de Schubert qui s'appuient sur des poèmes de Schiller? Hegel oppose volontiers la musique allemande, qui souffre selon lui de l'excès de la conceptualisation, à la musique italienne, vers laquelle va sa préférence, et qui sait s'abandonner au pur plaisir musical de l'aria : les Italiens, remarque Hegel, indifférents à l'histoire, bavardent ou jouent aux cartes quand le récitatif développe la ligne dramatique de l'action, mais se taisent religieusement quand un air fait entendre la puissance de la musique ; les Allemands font tout le contraire : c'est à l'histoire qu'ils s'intéressent, et regrettent de la voir interrompue par des numéros de virtuosité purement musicale (III, 333 et 388) (3).

            En septembre-octobre 1824, Hegel fait un voyage à Vienne qu'il raconte en détail par les lettres qu'il envoie à son épouse, restée à Berlin. Dès le premier jour, encore en tenue de voyage, il se précipite à l'opéra italien (lettre n°479) et s'extasie de la musicalité des voix : « Quels gosiers, quelle allure, quel charme, quelle volubilité, quelle force, quelle sonorité ; il faut les avoir entendus! » (Correspondance, III, 52). Il revient tous les soirs, ou presque, à l'opéra italien, qui devient le but essentiel de son séjour : « Aussi longtemps que j'aurai de l'argent pour payer l'opéra italien et le voyage de retour, je resterai à Vienne » (ibid. 53). Il écoute surtout du Rossini, Otello, Zelmira, Corradino il cuor di ferro, enfinLe Barbier de Séville qu'il préfère presque aux Noces de Figaro de Mozart : « Les gosiers italiens, dans cette musique qui garde davantage la mesure, ne semblaient pas avoir autant d'occasions de développer leurs tours brillants, qu'il était si agréable d'entendre » (ibid. 58). En règle générale, Hegel préfère la pureté et la musicalité des voix italiennes à la « grossièreté » des voix allemandes : « En face du métal de ces voix (les Italiens) — particulièrement les voix d'hommes — la sonorité de toutes les voix de Berlin a quelque chose d'impur, de grossier, de rude ou de faible — comme de la bière comparée à un vin limpide, doré, généreux » (ibid. 54). C'est sans doute ce goût pour une musique pure qui conduit Hegel à ignorer son immense contemporain, Beethoven, jamais cité ni dans la correspondance ni dans l'Esthétique (4) (pas plus que Schubert, bien qu'il fasse allusion, dans le chapitre consacré à la poésie lyrique, à la mise en musique de lieder populaires, ou bien de ceux de Gœthe, et même expressément au Roi des Aulnes : IV, 210) (5), et à lui préférer la musique de Rossini, composée pour le pur plaisir du chant, une musique en soi, pur régal pour les amateurs, et qui n'a de sens que chantée : « Je comprends maintenant pourquoi la musique de Rossini est si peu prisée en Allemagne — particulièrement à Berlin — parce que, de même que le satin est seulement pour les dames, le pâté de foie gras seulement pour les gourmets, de même elle n'est faite que pour les gosiers italiens ; ce n'est pas la musique en tant que telle, mais le chant en soi pour lequel tout est fait ; la musique qui doit valoir par elle-même peut aussi être jouée sur le violon ou sur le piano, etc.; mais la musique de Rossini n'a de sens que chantée » (Corr. III, p. 60). Et dans l'Esthétique, Hegel, rappelant la querelle des Bouffons qui avait opposé Rousseau, partisan de la musique italienne, aux partisans de Rameau et de la musique française, prend nettement parti pour la musique italienne : « Rousseau, à l'encontre des Français dépourvus du sens de la mélodie, donnait la préférence à la musique mélodique des Italiens ; et nous assistons de nos jours à des discussions analogues entre partisans et adversaires de Rossini et de l'école italienne. Les adversaires rejettent la musique de Rossini qui, d'après eux, ne ferait que chatouiller les oreilles, mais pour peu qu'on écoute avec attention ses mélodies, on trouve que cette musique est pleine de sentiments, débordante d'esprit, qu'elle s'impose à l'âme et au cœur, et cela bien que l'élément caractéristique, si cher à la grave compréhension musicale allemande, y joue un rôle insignifiant » (384-385) (6).

            On remarquera une fois encore combien Hegel est loin du doctrinaire, de l'esprit systématique et totalitaire auquel on a parfois voulu le réduire : sa théorie esthétique, qui considère en l'œuvre d'art la représentation sensible de l'idée, aurait naturellement dû le conduire à donner sa préférence à un art conceptuel et chargé de pensées. C'est tout le contraire : la profondeur de la musique allemande l'ennuie, et il éprouve de véritables ravissements en écoutant les jeux virtuoses de la pure musicalité des Italiens. Ainsi est-il conduit à préférer la musique de Rossini à celle de Beethoven (ce dernier souffrira en effet de la concurrence de son rival dès 1815 et jusqu'à sa mort, survenue en 1827), ce qui n'est sans doute pas la preuve d'une grande clairvoyance musicale, mais démontre du moins le désintéressement du jugement esthétique de celui qu'on présente parfois comme le grand thuriféraire de la nation prussienne, assez indépendant toutefois pour préférer la musique italienne à l'allemande. Remarquons enfin qu'on pourrait trouver dans cette préférence pour un chant virtuose et de pures vocalises comme une préfigure du goût qu'affichera Nietzsche pour la Carmen de Bizet, supérieure à ses yeux à la tétralogie wagnérienne.

            Tout se passe donc comme si la mise hors jeu de la conceptualisation était la condition d'une expression plus profonde (mais aussi plus vague) de la vie subjective. Il y a là une pensée fort peu hégélienne, puisque le plus réel ne serait pas pour une fois le plus rationnel, mais bien au contraire l'expression d'une indicible ou non-conceptualisable infinité intérieure que seule la musique réussirait à dire, de façon à la fois claire et confuse selon la qualité du sentiment esthétique défini par Baumgarten, par les sons et non par les mots, par l'esthétique et non par le logique. Ou, pour le dire autrement, il y aurait dans la musique une richesse dont le logique ne saurait venir à bout. On peut comprendre que l'infinité de la vie intérieure, qui s'objective logiquement par le mouvement dialectique du concept, ne se réalise pourtant jamais comme infinité actuelle, mais toujours en puissance, par le progrès de l’encyclopédie des sciences philosophiques. La musique aurait alors le privilège de nous faire apercevoir l'infinité actuelle de l'esprit, par le pur sentiment seulement et sans le réaliser dans l'objectivité du concept. La musique serait alors la conscience esthétique, et non logique, pour l'esprit, de l'infinie richesse de sa vie intérieure. Par la musique, l'esprit prend conscience qu'il est pour lui-même un trésor infini, et que le travail dialectique du concept, qui rend effectif cette puissance, n'en viendra jamais à bout. La preuve non conceptuelle que le progrès de la science est infini, c'est paradoxalement la puissance de l'émotion musicale.

            Une telle musique doit être l'épanchement sonore du sentiment qui affecte l'intériorité, manifestation ou extériorisation de l'âme sensible qui demeure pourtant subjective puisqu'elle reste en-deçà du travail de la conceptualisation et de la formulation. Elle doit « devenir l'expression de tous les sentiments particuliers, de toutes les nuances de la gaieté, de la joie, de la bonne humeur, du caprice, de l'allégresse et du triomphe de l'âme, de toutes les gradations de l'angoisse, de l'accablement, de la tristesse, de la plainte, de la douleur, du désespoir, de la mélancolie et, enfin, de l'adoration, de la vénération, de l'amour qui deviennent des objets d'expression musicale [...]de ce que j'appellerais les oh! et les ah! de l'âme » (III, 335 ; voir aussi I, 301) (7). Expression qui ne répond qu'à la seule nécessité de l'épanchement, de l'amplification subjective, et nullement de la communication ni de la formulation : « Il s'agit d'une réaction sans portée pratique, d'un caractère purement théorique semblable au chant de l'oiseau qui, en chantant, trouve une joie à sa propre production » (335) ; on retrouve cette même image quelques pages plus loin, en un texte que nous avons déjà cité : « Il en est de la voix humaine et de l'expression mélodique comme du chant de l'oiseau dans les branches, de l'alouette dans les airs, qui chante pour chanter, sans but ni contenu » (375). Hegel rejoint ici curieusement le chant du rossignol que Kant juge supérieur à son imitation humaine, et dont Hegel n'apprécie la beauté que dans la mesure où il ressemble à l'expression des sentiments humains (I, 37). Pourtant, dans les passages que nous venons de citer, et qui conduisent Hegel à évoquer un « art pour l'art » à propos de la musique vocale, il semble bien que ce ne soit pas le rossignol qui imite la diva, mais au contraire la diva qui imite le rossignol

            En niant la dimension extérieure de l'espace, en se concentrant sur l'unique développement de la temporalité, cad sur la présence sensible du présent, la musique s'immatérialise et se découvre une affinité, une sympathie singulières avec l'intériorité, cad avec l'esprit, qui ne se connaît encore ici que par le moi de la subjectivité seulement esthétique : « Le moi est dans le temps, et le temps est le mode d'être du sujet. Or, étant donné que c'est le temps, et non la spatialité, qui constitue l'élément essentiel auquel le son, au point de vue de sa valeur musicale, doit son existence, et que le temps du son est également celui du sujet, le son, en raison même de cette base, pénètre dans le moi, s'en empare et le met en mouvement par la succession rythmique des instants du temps... » (III 341). La musique « s'empare » en effet du sujet, elle le « pénètre » et « nous éprouvons du plaisir à battre la mesure, à chanter la mélodie et, lorsqu'il s'agit d'une musique de danse, le mouvement s'étend même aux jambes » ((III 339). Il se produit ainsi un phénomène de rétroactivité, la musique exprimant le sentiment qui affecte la subjectivité mais aussi l'affectant à son tour. Si bien que l'on pourrait penser que le sentiment que la musique exprime est aussi le sentiment que la musique communique à celui qui l'écoute. Et quel pourrait être ce sentiment sinon l'inquiétude du moi souffrant la passion de la temporalité, sa dispersion dans la durée, ou bien au contraire la joie de renaître à chaque instant, victorieux de la continuelle négativité que la temporalité exerce sur la substance : leçon des ténèbres ou alleluia, Stabat mater ou hymne à la joie? La musique exprime le sentiment d'une subjectivité esthétique et non encore rationnelle, un moi arraché à lui-même par la négativité du temps qui l'affecte en son intimité, puis renaissant à lui-même par la même négativité du temps qui fait de lui un « sujet vivant » (III, 343). La musique exprime la mort et la résurrection d'une âme toujours en proie à la musique.

            Par là, nous comprenons que la temporalité musicale ne saurait se manifester par une continuité sans rupture : une scansion issue du plus profond de l'âme fait entendre son rythme, qui répond à la nécessité intime de l'anéantissement et de l'éternel retour, ce que Hegel nomme lui-même des « rappels renouvelés à la vie » (III 342), et qui rend sensible le devenir par la synthèse de l'être et du néant (Science de la Logique) : « Le moi n'est pas la persistance indéterminée et la durée sans base ; il ne devient ce qu'il est que grâce à la concentration et au retour sur soi. Après s'être supprimé pour devenir un objet pour lui-même, il revient à son être pour-soi et devient alors seulement sentiment de soi, conscience de soi, etc. » (III 348).

            Ce retour sur soi, ou réminiscence esthétique par laquelle la conscience s'achemine inconsciemment vers la conscience de soi, cad la raison, s'exprime en premier lieu par la mesure qui marque une régularité dans l'indifférenciation du processus temporel. Fondée elle-même sur la durée du son (un temps de la mesure est le plus souvent égal à une noire), la mesure, elle-même composée de deux, trois ou quatre temps, donne au temps l'unité qui le mesure : première appropriation par l'esprit de l'extériorité négative qui le nie, de la négativité de la temporalité elle-même. La musique naîtra ainsi des successives victoires de l'esprit remportées sur le temps.

            Mais les temps dans la mesure ne sauraient être eux-mêmes indifférenciés, et de leurs diverses accentuations ou différenciations naît le rythme, qui introduit la pulsation de la vie dans la découpe purement arithmétique de la mesure : « Le rythme donne à la mesure l'animation qui lui manquait, la vie qui lui faisait défaut » (III, 351). Encore faut-il ajouter que le rythme, pour déjouer la régularité de la mesure, ne doit pas s'en tenir à ce qu'il est en premier lieu, la scansion dans la mesure des temps forts et des temps faibles, sous peine de sombrer dans ce que Hegel nomme « la rengaine ïambique » (du nom d'un pied de la versification grecque : une brève, une longue), qui engendre « l'ennui et la tristesse, et c'est pourquoi beaucoup de mélodies populaires ont quelque chose de lugubre et de traînant » (III 353). Non : le rythme ne doit pas se contenter d'accentuer de façon monotone les temps forts de la mesure, il doit plus encore jouer contre la mesure, briser la régularité et substituer au temps fort un temps faible, et inversement, par la syncope et le contretemps.

            Avec le rythme, la détermination mathématique de la théorie musicale apparaît insuffisante, puisque le rythme est à la fois lui-même et son contraire, accentuation mais aussi bien négation du temps fort. Les théories pythagoriciennes de la musique, qui croient pouvoir arithmétiser la musique, sont vouées à l'échec. Et ici c'est aussi contre Kant que s'inscrit Hegel, Kant qui se référait à la théorie mathématique d'Euler concernant les couleurs et les sons (1739, Tentamen novæ theoriæ musica) pour rendre compte de la sensation pure. Ce que la musique enregistre selon Hegel, ce n'est pas la fréquence mathématique de l'onde sonore, c'est la pulsation intérieure de l'âme en proie à la durée, l'éternel retour de la vie qui ne se laisse pas réduire aux simples relations d'entendement qui sont entre les nombres. Il se peut pourtant que le rythme ïambique soit utilisé avec génie, la brève marquant alors le miracle de la résurrection, et la longue l'expansion de la joie : Hegel en donne pour exemple l'alleluia du Messie de Hændel, dont le rythme ïambique lui donne « son majestueux élan, son mouvement entraînant, sa richesse de sentiments » (III 353).

            Dans la pulsation rythmique, il faut alors déverser l'infinie diversité de la matière sonore.

            Cette matière ne saurait cependant être indifférenciée, car la différenciation rythmique serait alors noyée dans le flux sonore. L'harmonie désigne alors l'ensemble des lois qui différencient la matière sonore. On remarquera ici que Hegel donne à l'harmonie non la première place, mais la seconde après le rythme. Ainsi, il se situe encore à l'encontre des théories pythagoriciennes de la musique, selon lesquelles les lois de l'harmonie, réductibles à des relations arithmétiques, sont les lois fondamentales de la composition musicale. En vérité, Hegel refuse toute mathématisation de l'esthétique, en laquelle il veut considérer en premier lieu l'expression même de la vie, et non une combinatoire formelle dont l'entendement serait le seul créateur. En ce sens, Hegel s'oppose à Leibniz (8), qui analysait le plaisir musical comme un décompte que fait l'âme sans s'en apercevoir des relations numériques qui se font entendre dans l'harmonie. En mettant en avant le rythme plutôt que l'harmonie, Hegel entend rapporter la musique au battement de la vie plutôt qu'aux proportions de la mathématique. De ce point de vue, la critique que fait ici Hegel de la théorie pythagoricienne de la musique rejoint assez celle qu'il faisait plus haut, à propos de la peinture, de l'optique mathématique de Newton, à laquelle il opposait la phénoménologie des couleurs selon Gœthe. Hegel fait lui-même ce parallèle (p. 358), après avoir distingué fortement l'impression esthétique de son analyse mathématique : « Lorsque nous entendons ces sons, l'impression que nous avons n'a rien de commun avec ces rapports numériques si secs ; nous n'avons pas besoin de savoir quoi que ce soit des nombres et de leurs proportions arithmétiques. » (358).

            Ce qui démontre encore combien l'entendement abstrait est incapable de rendre compte de l'harmonie musicale, c'est que l'oreille n'entend jamais l'onde sonore selon sa seule fréquence mathématique, puisque le son ne lui parvient que par la médiation du timbre de l'instrument : une même note jouée par un instrument à vent, un  instrument à cordes, cordes frottées ou pincées, ou un instrument à percussion (355) produit un effet esthétique fort différent, bien que sa fréquence mathématique soit identique. Hegel établit même une hiérarchie entre les divers instruments, les instruments à cordes ou à vent étant selon lui plus aptes à exprimer l'esprit que les instruments à percussion : « Il existe une certaine hiérarchie entre les instruments, en ce sens que c'est la direction linéaire des sons émis qui confère à ceux-ci le caractère le plus essentiellement musical (instruments à cordes ou à vent), tandis que les autres, ceux à surface plate (tambour, grosse caisse, timbale, harmonica) ne jouent qu'un rôle secondaire. On dirait qu'il existe, entre l'intériorité se percevant elle-même et les sons linéaire une affinité secrète » (355). La continuité des instruments à vent ou à cordes produit un phrasé musical qui exprime adéquatement les inflexions de la subjectivité, tandis que la discontinuité sonore des instruments à percussion, qui se rapproche davantage du cri que de la phrase, sont incapables de rendre sensible de la fluidité de la parole et du développement de l'esprit. Mais le privilège des instruments à vent et à cordes tient surtout au fait qu’ils sont les plus proches du plus magnifiques de tous les instruments : la voix humaine, par le souffle du verbe et la vibration des cordes vocales.

            Enfin l'harmonie ne saurait se limiter selon Hegel à la plénitude de l'accord parfait, qui résout le divers de la matière sonore à l'unité d'une seule et même consonance. Il faut au contraire, et les pures lois de l'harmonie sont incapables de rendre compte de cette disharmonie nécessaire, que la dissonance vienne troubler la quiétude de l'accord parfait, de même que la négativité travaille l'unité du concept avec lui-même et le détermine dans son développement dialectique (Hegel fait lui-même le parallèle entre la logique du concept et le travail de la dissonance dans la composition musicale p. 362). La musique est en effet l'expression de la vie et non la perfection d'une proportion mathématique, et la vie ne se maintient que par la négation de ce qui la nie, cad par le dépassement des contradictions qui la déchirent intérieurement. Et c'est particulièrement dans la musique chrétienne, qui doit réfléchir l'inscription de la mort dans la vie et de la Passion dans l'histoire de l'Absolu, que se révèle la puissance musicale de la dissonance, seule capable d'exprimer le mystère de Jésus-Christ, la souffrance de l'agonie et sa conversion dans la résurrection : « Si donc la musique veut donner une expression artistique  aussi bien de la signification interne que du sentiment subjectif avec le contenu le plus profond, le contenu religieux par exemple, et plus particulièrement le contenu religieux chrétien qui comporte des abîmes de souffrance, elle doit posséder dans son royaume de sons des moyens capables de peindre cette lutte de contraires. Ces moyens lui sont fournis par les dissonances des accords de septième et de neuvième à la description desquels je ne puis m'attarder ici » (362).

            De ce point de vue, les instruments, quelle que soit leur richesse, demeurent bien en deçà de la puissance infinie de la subjectivité : seule la voix humaine est capable de faire chanter l'infini qui est en l'esprit, en elle seulement s'accomplit le destin de la musique, de même que dans la peinture, la couleur la plus haute est celle de la chair, cad du corps en lequel s'incarne l'esprit vivant : « L'instrument le plus libre et, par sa sonorité, le plus parfait est la voix humaine qui réunit les propriétés des instruments à cordes et de ceux à vent, étant en partie une colonne d'air qui vibre et fonctionnant en partie, grâce aux muscles, comme une corde tendue. De même que la couleur de la peau humaine représente, nous l'avons vu, une synthèse idéelle de toutes les autres couleurs et, en raison de ce fait, la couleur la plus parfaite, de même la voix humaine constitue la totalité idéelle des sonorités, particulièrement des instruments » (356). La correspondance de Hegel montre, nous l'avons vu, combien ses goûts le portaient vers l'opéra bien plutôt que vers la musique symphonique (9). C'est en 1824, du 21 septembre au 7 octobre (lettres n° 479-483), que Hegel fait le voyage à Vienne que nous avons évoqué plus haut. Or, 1824 est aussi l'année où Beethoven fait jouer pour la première fois à Vienne la Missa solemnis et surtout la Neuvième symphonie, qui précisément introduit pour la première fois la voix humaine dans la musique symphonique. Hegel ne semble pas même connaître cet événement musical, pourtant l'un des plus importants du siècle.

            Cependant le rythme et l'harmonie ne sont pas les derniers mots de la composition musicale, ils ne sont au contraire que la base sur laquelle l'âme doit faire entendre son chant singulier (mesure, rythme et harmonie ne sont que « la base substantielle, le terrain ouvert aux épanchements » : 363-364) : la modulation d'une intériorité infinie et unique, ce que Hegel nomme le cantabile de la musique, et qui est la science de la mélodie : « Dans chaque mélodie, le mélodique proprement dit, le cantabile, doit, de quelque genre de musique qu'il s'agisse, être l'élément dominant, indépendant, qui ne s'oublie ni ne se perd dans la richesse de son expression » (367) (10) ;  la mélodie, écrit encore Hegel, « qui est la libre résonance de l'âme dans le domaine de la musique » (364) ; il écrit encore, quelques pages plus loin : « La mélodie, cette résonance pure de l'intériorité, est l'âme même de la musique » (373). La mélodie peut être simple, composée d'une succession de notes simples, comme dans les lieder ou la musique populaire, ce qui lui confère alors un caractère mélancolique, prisonnier de l'éternelle rengaine, comme Hegel le remarquait plus haut : « Beaucoup de mélodies populaires ont quelque chose de lugubre, de traînant, l'âme populaire, ne disposant, pour s'exprimer, que d'un seul élément qu'elle utilise également pour l'expression des plaintes d'un cœur affligé » (353). Mais la mélodie peut aussi être complexe, elle s'enrichit alors par la succession non de notes simples mais d'accords qui font jouer consonances et dissonances, elle peut même être mélodie de mélodies, cad polyphonie, les différents chants s'entrecroisant, luttant les autres avant de se réconcilier dans l'harmonie finale. La complexité mélodique est alors infinie, et l'âme peut trouver là une matière digne de l'infinité qui veut s'exprimer en elle : « Des mélodies même différentes peuvent être harmoniquement intriquées les unes dans les autres, de façon que la rencontre consonante donne lieu à une harmonie, comme cela se voit dans les compositions de Jean Sébastien Bach » (366).

            La préférence affichée par Hegel pour la musique vocale, et même pour le bel canto italien (qu'il ne faut pourtant pas interpréter comme une préférence pour une musique intellectuelle et parlante, conceptuellement articulée, puisque la voix de la cantatrice, telle l'alouette ou le rossignol, ne chante que pour chanter) le conduit à laisser de côté la musique instrumentale, qui est pourtant en train de connaître un formidable développement avec la symphonie romantique (11). Dans les dernières pages du Cours d'Esthétique consacrées à la musique, donc dans un développement qui fait plutôt figure d'annexe, Hegel distingue pourtant entre 1)- La musique d'accompagnement, qui met en musique un texte, opéra profane ou oratorio religieux. Le texte, remarque aussitôt Hegel, ne vaut alors nullement par lui-même, il ne vaut que pour faire valoir le chant de la voix humaine, le plus prodigieux de tous les instruments : « C'est le texte qui est au service de la musique », la musique que Hegel définit quelques lignes plus haut, comme « parole chantée » (III 369). La musique d'accompagnement ne vaut donc que dans la mesure où elle met en valeur la voix et en souligne les inflexions. En vérité, Hegel traite assez peu de la musique d'accompagnement dans le paragraphe qui est pourtant ainsi intitulé, mais surtout des modes d'expression de la voix : la mélodie, qui est le développement de la joie, et cela même quand la musique vise à inspirer la tristesse, que le chant éprouve à s'entendre chanter, semblable au « chant de l'oiseau dans les branches, de l'alouette dans les airs, qui chante pour chanter, sans but ni contenu » (375) ; le récitatif, qui « occupe le milieu entre le mélodique comme tel et le discours poétique » (377), et annonce ainsi le dépassement de la musique dans la poésie ; enfin la déclamation, sorte d'emphase musicale rendue nécessaire parce que le développement de l'idée, trop conceptualisée, outrepasse l'expression de la mélodie, qui reste limitée aux inflexions du sentiment. Si le récitatif annonce, au sein de la musique,  la poésie, on peut dire que le déclamatoire annonce, de la même façon, la rhétorique. Avec la déclamation, la voix se fait entendre non en tant que pur chant mélodique, mais comme l'expression d'une volonté individuelle, comme l'affirmation d'une passion exclusive, qui veut se faire entendre en tant que telle, et qui est ce que Hegel nomme « le caractéristique ». Le caractéristique s'oppose alors à l'épanouissement de la pure mélodie, et une musique qui voudrait trop en dire cesserait par là même d'être musique et tomberait dans l'abstraction : « Dès que, dans la peinture des passions, la musique se laisse aller à l'abstraction de la précision caractéristique, elle s'engage inévitablement sur une fausse route, elle devient tranchante, dure, elle cesse d'être musicale et mélodique et peut même aller jusqu'à user de la disharmonie » (383). C'est pourquoi Hegel fait ici l'éloge de Mozart qui a choisi, pour La Flûte enchantée, un livret qu'on a pu juger « insignifiant, voire pitoyable »», mais dont le philosophe sait reconnaître « la profondeur et la grâce enchanteresse », transfigurés il est vrai par « une musique pleine d’âme, qui charme l’imagination et réchauffe le cœur » (381-82) (12). On devine ici que la mélodie, qui est l'âme et comme l'essence de la musique, est aussi don, épanchement (le « volume » de la voix) amoureux de la subjectivité qui, par le miracle de la voix, s'adresse à autrui et lui confie le secret de son âme. La voix chantante ne dit rien, sinon l’amour qu’elle ressent pour celui qui l’écoute. Au contraire, le caractéristique exprime un individualité qui affirme son caractère propre, qui se ferme sur elle-même et résiste à ce qui l'invite à devenir autre, et cette affirmation exclusive est opposée à l'essence du chant, qui est au contraire don et oubli de soi. Pourtant, le chant ne saurait être simple vocalise, il exprime quelque chose, il est doué de sens, même s'il convient que cette signification reste seulement sensible, et non encore conceptualisée : l'art musical pratique ainsi l'équilibre instable entre la mélodie et le caractéristique, et toute réussite musicale est nécessairement un miracle fragile : « L'association du caractéristique et du mélodique présente un danger qui consiste en ce qu'on est facilement tenté, à force de rechercher la précision dans la description de détails, de franchir les limites fragiles et instables de la beauté musicale » (383).

            De la musique d'accompagnement, Hegel distingue alors 2)- La musique indépendante, cad la musique orchestrale, supérieure à la première en ce qu'elle s'affranchit de la dépendance au texte, mais inférieure en ce sens que la voix humaine, dont elle se prive, est la plus pure expression de l'intériorité. A l'époque de Hegel, où s'affirme avec force la symphonie romantique, une telle musique purement instrumentale était appelée à un prodigieux développement. Hegel ne réalise pas du tout le phénomène qui est en train de s'accomplir sous ses yeux. La musique, en se rendant indépendante du chant, ne s'enrichit pas, elle s'appauvrit au contraire. Elle s'adresse à « une sensibilité abstraite » et réduit la musique à la pure virtuosité de l'architectonique sonore. Elle plaît ainsi à des connaisseurs qui apprécient en techniciens l'extraordinaire ingéniosité de la composition, mais ne parle plus guère au cœur du dilettante, ou du simple amateur qu'est Hegel lui-même : « En poussant à l'excès ces préoccupations musicales et architectoniques, on aboutit facilement à des œuvres dépourvues d'idées et de sentiments, ne faisant appel ni à notre conscience ni à notre âme » (390).

            Hegel distingue enfin 3- L'exécution musicale, qui dit le miracle de la musique en train de se faire : maîtrise de la technique de l'instrument, non pour faire valoir cette maîtrise même, mais pour que l'âme puisse s'épancher librement dans la mélodie. Alors, dit Hegel, l'exécution devient création, et dans le virtuose revit l'enthousiasme du génie : « On n'est pas seulement en présence d'une œuvre d'art, mais on assiste à une création artistique réelle » (393). Hegel fait ici l'éloge de Rossini parce qu'il laisse libres ses interprètes d'être créateurs à leur tour (393 ; ce qui est historiquement faux puisque j'ai lu au contraire que Rossini fut le premier à avoir écrit ses cadences et les avoir imposées à ses interprètes). Hegel en donne encore un exemple inattendu, souvenir d'enfance qui vient conclure mélancoliquement ces pages sur la musique : « Je retrouve, parmi mes souvenirs de jeunesse, celui d'un virtuose de la guitare qui avait composé pour son insignifiant instrument des musiques guerrières, avec une absence de goût totale. Il était, si je ne me trompe, tisserand de son métier et, lorsqu'on lui parlait, il faisait l'impression d'un homme à l'esprit obtus. Mais, dès qu'il se mettait à jouer, on oubliait son absence de goût dans ses compositions, comme il s'oubliait d'ailleurs lui-même, et il obtenait des effets merveilleux parce qu'il mettait dans son instrument toute son âme qui, aurait-on dit, ne connaissait pas d'exécution plus élevée que celle qu'elle faisait retentir dans les sons » (394). Il y a ici un parti-pris de la part de Hegel pour la beauté du chant populaire. Car le grand virtuose de son temps, ce n’était nullement ce guitariste anonyme, mais le grand Niccolo Paganini, que Hegel a eu l’occasion d’entendre à Berlin, violoniste exceptionnel, type du virtuose romantique, qui fut pour le violon ce que Liszt fut pour le piano.

            Au sein de la musique d'accompagnement, Hegel développe aussi une étrange division qui évoque et annonce les trois moments du développement de la poésie : il distingue la musique épique de la musique lyrique, et toutes deux de la musique dramatique.

            La musique épique (385) est celle où la subjectivité de l’auteur ou de l’interprète est la plus effacée, car elle doit céder la place à la grandeur de l’événement qu’elle commémore. Telle est surtout selon Hegel la musique religieuse qui n’exprime pas seulement l’émotion de la pitié ou de la compassion pour les souffrances du Christ en croix (dans les anciens Crucifixus), mais qui doit plutôt évoquer le mystère qu’elle célèbre et le rendre comme présent à l’âme (370). Une telle musique est épique dans la mesure où elle exprime, non la subjectivité de l’individu, mais plutôt l’esprit de la communauté, le mystère qui la rassemble (385). Le plus bel accomplissement de cette musique épique se trouve peut-être dans l’art d’un Jean-Sébastien Bach « dont on n’a commencé à apprécier que récemment la grande génialité, foncièrement protestante, solide et presque savante » (385). Ce n’est qu’en 1829 que Félix Mendelssohn, qui avait suivi l’enseignement de Hegel à l’Université, fait découvrir au public berlinois La Passion selon saint Matthieu (Roland de Candé, Histoire de la musique, II, 17) (13). Dans une telle musique, le compositeur comme l’interprète doivent s’effacer devant la perfection objective de l’œuvre : « Non seulement l’artiste exécutant n’aura rien à y ajouter venant de lui, mais il risque même de nuire grandement à l’effet en le faisant. » (392). Il faut cependant animer l’œuvre du souffle qui  la soulève, et non pas jouer comme un « automate musical », « un simple manœuvre qui tourne la manivelle d’un orgue de Barbarie » (392). Il est remarquable que Hegel ait tout de suite parfaitement saisi les difficultés d’interprétation d’une musique comme celle de Bach, musique profondément subjective mais qui doit pourtant être jouée objectivement, parfait équilibre entre l’objectif et le subjectif qui seul peut évoquer la substance divine, qui est la manifestation extérieure (cad esthétique) de l’Absolu de l’Esprit.

            A la musique épique de Jean Sébastien Bach, s’oppose alors la musique lyrique qui exprime mélodieusement les fluctuations de l’âme humaine en proie aux passions, et il semble bien que Hegel pense ici, même s’il ne le nomme pas expressément dans ce passage, à la musique de Mozart. A l’opposition, au sein même de l’art éminemment subjectif de la musique, entre l’objectif (la musique épique) et le subjectif (la musique lyrique), Hegel ajoute alors le troisième moment d’une « musique dramatique », qui se réfère à l’opéra moderne et insère l’expression des passions dans le déroulement d’une action représentée sur la scène.

            Quant à la musique dramatique, elle est expédiée en une page, dans laquelle il est curieusement question de l'opérette et du vaudeville. Hegel veut-il laisser entendre par là que l'opéra romantique (qui, semble-t-il, correspond à la musique dramatique, par ex le Freischütz de Weber, créé en 1821 à Berlin) trouve sa vérité dans la parodie du vaudeville? Ou bien, n'est-ce pas plutôt que dans la musique dramatique, le caractéristique l'emporte sur la mélodie, mettant ainsi fin au musical lui-même?

 

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NOTES

1- Au début de son exposé sur la poésie, ultime art romantique, Hegel remarque à nouveau que les trois arts de l'architecture, de la sculpture et de la peinture forment un tout en regard duquel la musique accompllit une rupture plus profonde peut-être que celle qui s'accomplit entre le classique et le  romantique : « Ces trois arts, l'un du type symbolique, le deuxième du type classique, le troisième du type romantique, évoluent dans la même sphère, qui est celle de l'extériorité sensible de l'esprit et des choses » (IV, 7).

2- Voir aussi Delacroix, Journal, lundi 20 septembre 1852 : « L'architecture ne prend rien dans la nature directement, comme la sculpture ou la peinture ; en cela, elle se rapproche de la musique, à moins qu'on ne prétende que, comme la musique rappelle certains bruits de la création, l'architecture imite la tanière, ou la caverne, ou la forêt ; mais ce n'est pas là l'imitation directe, comme on l'entend en parlant des deux arts qui copient les formes précises que la nature présente. » (Plon, 1996, p. 309).

3- « Un public italien se livre à des bavardages pendant les scènes insignifiantes d'un opéra, joue aux cartes, etc.; mais dès qu'il entend un air important ou au autre morceau de musique intéressant, chacun devient tout attention. Nous autres, Allemands, nous nous intéressons au contraire, avant tout, au sort et aux discours des princes et des princesses d'opéra, avec leurs serviteurs, leurs écuyers, leurs confidents, leurs soubrettes, et nombreux sont encore de nos jours ceux qui, dès que commence le chant, regrettent de voir leur intérêt sollicité par des choses peu importantes et se mettent à bavarder pour se consoler. » (III, 333). Hegel déclare volontiers sa préférence pour la manière tialienne : « Pour ce qui est de l'action comme telle, elle présente un caractère moins musical que le reste et est le plus souvent dépeinte sous la forme du récitatif. Or, l'auditeur d'opéra s'abstrait facilement de ce contenu, ne prête aucune attention aux récitatifs des dialogues et s'attache uniquement au mélodique et à ce qui est vraiment musical. Comme je l'avais dit plus haut, tel est principalement le cas des Italiens, dont la plupart des opéras les plus modernes sont de telle sorte que les auditeurs, au lieu d'écouter les bavardages musicaux et autres banalités, préfèrent bavarder entre eux ou se distraire d'une façon quelconque, et ne deviennent attentifs que lorsqu'on en arrive à des passages vraiment musicaux qu'ils écoutent alors avec le plus grand plaisir. » (III, 388-389). Cette opposition entre le sérieux de l'amateur allemand et l'hédonisme de l'amateur italien est également manifeste dans ce texte de Goethe relatant une soirée romaine en 1787 : « Nous revînmes à Rome, où un, nouvel et fort plaisant opéra, joué dans une salle lumineuse et bien remplie, devait nous consoler de la fin de nos promenades à la campagne. La rangée des artistes allemands, l'une des plus avancées du parterre, était pleine à craquer, comme d'habitude, et, cette fois encore, les applaudissements et les bravos n'ont pas manqué, façon pour nous d'exprimer comme nous le devions la gratitude que nous ressentions pour les plaisirs passés et présents. Nous sommes même parvenus réduire au silence, par des "chuts" lancés d'abord à voix basse, puis plus vivement, enfin sur un ton impérieux, tout le public qui bavardait à voix haute chaque fois que se faisait entendre la ritournelle qui annonçait une aria favorite ou quelque agréable partie, de sorte que nos amis sur scène avait la délicatesse de se tourner vers nous au moment des airs les plus intéressants. » (Goethe, Voyage en Italie, « Souvenir de septembre 1877 », trad. J. Porchat revue par J. Lacoste, Bartillat, 2003, p. 462).

4- Beethoven n’était pourtant pas un inconnu : dès 1808, Hoffmann évoque avec enthousiasme dans les Kreisleriana la cinquième symphonie en ut mineur de Beethoven (Romantiques allemands, Pléiade, I, 890-891 et 902-904). Les critiques de E.T.A. Hoffmann, parues pour la plupart dans l’Allgemeine musikalische Zeitung, sont remarquables, et sont particulièrement exemplaires celles consacrées à Beethoven (5ème symphonie, trios, op. 70). Elles seront réunies et publiées sous le titre La Musique instrumentale de Beethoven en 1813. Beethoven lui-même n’en aura connaissance que plus tard. Voir E. T. A. Hoffmann, Ecrits sur la musique, introd. Alain Montandon, L’Age d’Homme, 1985.

5- Hegel ne cite jamais Schubert, c'est un fait ; ce n'est pourtant nullement un argument pour critiquer l'acuité de son sens musical. Personne en effet à Berlin, ni même à Vienne, quelques rares familiers mis à part, n'a, du vivant de Hegel, pris conscience du génie de Schubert : « Lorsque Czerny présente la Vienne musicale de son temps, il ne prononce pas une seule fois le nom de Schubert. Lorsqu'en 1827 un voyageur anglais établit un rapport sur la vie musicale à Vienne, il ne mentionne pas le nom de Schubert. Lorsque Chopin en 1829 passe à Vienne, il n'entend pas une seule fois parler de Franz Schubert. Seul, hors des frontières de l'Autriche, Schumann, déjà enthousiasmé depuis son adolescence par le peu qu'il avait pu connaître de la musique de Schubert, s'en fera le découvreur passionné. Mais il mourra trop tôt pour s'émerveiller d'œuvres qui seront exhumées plus tard encore, le Quintette pour deux violoncelles, ou la Symphonie inachevée... ou encore la cantate Lazare » (Brigitte Massin, Franz Schubert, Fayard, 1993 [1977], p. 12-13).

6- La rivalité entre la musique allemande et la musique italienne, que résume l’opposition de Beethoven et de Rossini, est, autour de 1830, présente dans tous les esprits. Dans la nouvelle de Balzac Gambara (1837), le comte Andrea Marcosini fait, moitié par jeu ou défi, moitité par sérieux, l’éloge de Beethoven et la critique de Rossini : « Beethoven a reculé les bornes de la musique instrumentale et personne ne l’a suivi dans sa route […] Chez Beethoven, les effets sont pour ainsi dire distribués d’avance. Semblables aux différents régiments qui contribuent par des mouvements réguliers au gain de la bataille, les parties d’orchestre des symphonies de Beethoven suivent les ordres donnés dans l’intérêt général, et sont subordonnés à des plans admirablement bien conçus […] Comparez ces productions sublimes avec ce qu’on est convenu d’appeler la musique italienne : quelle inertie de pensée ! Quelle lâcheté de style ! Ces tournures uniformes, cette banalité de cadences, ces éternelles fioritures jetées au hasard, n’importe la situation, ce monotone crescendo que Rossini a mis en vogue et qui est aujourd’hui partie intégrante de toute composition ; enfin ces rossignolades forment une sorte de musique bavarde, caillette, parfumée, qui n’a de mérite que par le plus ou moins de facilité du chanteur et la légèreté de la vocalisation. L’école italienne a perdu de vue la haute mission de l’art » (« Folio », éd. P. Brunel, p. 99-101).

7- On pense à Rousseau : « J'ai lu qu'un sage évêque, dans la visite de son diocèse, trouva une vieille femme qui, pour toute prière, ne savait dire que O! Il lui dit: Bonne mère, continuez de prier toujours ainsi; votre prière vaut mieux que les nôtres. Cette meilleure prière est aussi la mienne. » Confessions, XII (Pléiade, I, p. 642).

8- « La musique nous charme, quoique sa beauté ne consiste que dans les convenances des nombres et dans le compte, dont nous ne nous apercevons pas, et que l’âme ne laisse pas de faire, des battements ou vibrations des corps sonnants qui se rencontrent par certains intervalles » Principes de la nature et de la grâce, § 17.

9- Hegel évoque encore, dans le développement consacré à la poésie dramatique, l'art de l'opéra, le luxe et la pompe de la mise en scène, qui sont conformes aux « éléments merveilleux, fantastiques, fabuleux et féeriques, que Mozart a su utiliser avec le plus d'art et de mesure dans sa Flûte enchantée » (IV, 260-261).

10- E.T.A. Hoffmann, Kreisleriana, in Romantiques allemands, Pléiade, I, 964 : « La partie essentielle de la musique, celle qui lui donne sa puissance magique sur l’âme humaine, c’est la mélodie. On ne répétera jamais assez qu’à défaut d’une mélodie expressive, chantante, toute parure instrumentale est comme ce riche vêtement qui, dans La Tempête de Shakespeare, ne couvre aucun corps et pend à une ficelle, n’attirant que le peuple imbécile. L’épithète « chantante » prise dans son sens le plus élevé, convient admirablement à qualifier la véritable mélodie. La mélodie doit être un chant ; il faut qu’elle s’épanche librement, directement, du sein de l’homme ; car l’homme est l’instrument qui rend les sons les plus admirables, les plus mystérieux de la nature. »

11- Ce jugement de Hegel paraîtra d’autant plus pertinent qu’il n’était guère partagé à l’époque. C’est ainsi que Goethe, qui admirait la musique de Mozart, trouvait cependant enfantin le livret de Schikaneder : « Nous avons parlé du texte de La Flûte enchantée, dont Goethe a écrit la suite, sans avoir encore trouvé le compositeur qui pût traiter le sujet. Il reconnaît que la première partie, si connue, est remplie d’invraisemblances et de niaiseries que tout le monde n’est pas disposé à justifier et à goûter. Quoiqu’il en soit, il faut pourtant admettre que l’auteur a fort bien su faire jouer les contrastes, et en tirer de grands effets scéniques » (Conversations de Goethe avec Eckermann, 13 avril 1823)

12- En ce sens, Hegel attaché à la sensualité spirituelle de la voix humaine, demeure sourd pour la musique symphonique qui connaît pourtant alors, avec Beethoven, un extraordinaire développement. Il est par là infiniment moins lucide, et moins musicien, que E. T. A. Hoffmann qui écrit, dans la magnifique analyse qu’il fait de la Cinquième de Beethoven en avril-mai 1810 : « Lorsqu’on parle de la musique comme d’un genre autonome, on ne devrait jamais penser qu’à la musique instrumentale qui, méprisant toute aide et toute intervention extérieure, exprime avec une pureté sans mélange cette quintessence de l’art qui n’appartient qu’à elle, ne se manifeste qu’en elle. Elle est le plus romantique des arts – on pourrait presque assurer qu’elle seule est vraiment romantique » (Ecrits sur la musique, L’Age d’homme, 1985, p. 38). On mesure à cette citation combien Hoffmann est ici plus moderne que Hegel.

13- Sur la connaissance que Hegel pouvait avoir de Bach dès son séjour à Heidelberg, entre 1816 et 1818, voir Janicaud, Hegel et le destin de la Grèce (115) : Hegel participait alors à « des séances de groupe de musique vocale fondé par le juriste Thibaut qui vise à relancer l'étude de la musique ancienne et classique, de Palestrina à Bach. ». On a pourtant discuté cette prétendue connaissance : selon Alain Olivier, auteur d'une thèse sur la musique chez Hegel, le nom de Bach n'est jamais écrit, sur les manuscrits, de la main de Hegel lui-même: il s'agirait d'une addition de Heinrich Gustav Hotho, historien de l'art, qui participe à partir de 1832 à la publication des OC de Hegel. Alain Olivier, « Les expériences musicales de Hegel et leur théorisation dans les cours d'esthétique de Berlin », in Musique et Philosophie, CNDP, sous la direction d'Anne Boissière, 1997. Alain Olivier évoque le cercle de chanteurs amateurs qui se réunissait chez le juriste Thibaud p. 103, note 11 ; Hegel y aurait entendu des œuvres de Palestrina ou de Durante. Cela dit, on n’a pas attendu 1829 pour reconnaître le génie un temps oublié de J.S. Bach : dans ses Kreisleriana (vers 1808), E.T.A. Hoffmann fait plusieurs fois allusion à l’immense génie du cantor de Leipzig. Par exemple Romantiques allemands, Pléiade, I, 886-887, ou 908.

 

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