Introduction à la philosophie de Platon (2)
II- De Socrate à Platon
Nous avons vu dans la leçon précédente comment le quatrième siècle, qui est le siècle de Platon (424/23 – 348/47), est encore celui du déclin des cités, entre la chute d’Athènes devant Sparte à la fin des guerres du Péloponnèse en 404 et l’expansion macédonienne dès le milieu du quatrième siècle. Cette crise politique est encore une crise intellectuelle et morale, une crise de l’idée même de sophia, qui signifie à la fois le savoir et l’art de vivre, la sagesse théorique et la sagesse pratique. La sagesse en effet ne peut plus se fonder sur le ciel – le magnétisme qui inspire la transe du devin – ni sur la terre – l’opinion majoritaire de la cité démocratique telle que l’a théorisée le rationalisme sophistique. Avec le sophiste, le philosophe souhaite fonder la vérité en l’homme autonome et responsable, et non par une aliénation à un dieu transcendant : la philosophie commence quand les oracles se taisent. Avec le devin, le philosophe souhaite reconnaître à la vérité la transcendance d’un savoir absolu, et non relatif aux opinions de telle ou telle cité : la philosophie commence quand le débat démocratique a démontré son possible aveuglement (Socrate prytane aux procès des généraux vainqueurs au combat des îles Arginuses, en 406). Ni sur le ciel ni sur la terre : où trouver alors le point d’appui qui rétablira la certitude et montrera la voie ?
C’est à peu près vers cette époque que le jeune Platon entre dans le cercle des auditeurs fidèles (on ne saurait parler de disciples…) d’un étrange personnage – étrange en ce sens qu’il annonce précisément une rupture dans la conception même que se faisaient alors les Athéniens de la « sagesse » – Socrate, personnage intempestif qui sera mis en accusation par la réaction démocratique qui fait suite à la tyrannie des Trente, condamné à mort et exécuté en 399. Totem de la tradition philosophique – ce qui peut entraîner un certain conformisme (pas de totem sans tabou) que le philosophe, ce professionnel de l’anticonformisme, aura à cœur de renverser : ainsi Nietzsche qui voudra nous convaincre que les Athéniens ont eu raison de mettre à mort Socrate – Socrate ne nous est connu que par les témoignages dont il fut l’objet, les deux principaux étant ceux de Platon et de Xénophon, témoignages partiaux et sans grande valeur historique. Cela est encore plus vrai pour Platon que pour Xénophon, le Socrate platonicien – qui est le questionneur de la plus grande partie des dialogues de Platon, mais non pas de tous (1) – est une allégorie philosophique plutôt qu’un personnage historique, l’incarnation de l’inquiétude de la pensée qui désire savoir. « Atopos », c'est-à-dire inclassable, définitivement marginal, à la fois étranger et familier, Socrate l’est non seulement par le tour déconcertant de sa pensée, mais encore par son physique, fort peu grec, qui s’inspire à la fois des faunes qui font partie de la suite de Dionysos (Alcibiade dans Le Banquet le comparera à Silène, démon lunaire sectateur du dieu de l’ivresse) et du masque correspondant à la scène comique. Socrate, génial bouffon, joker de la métaphysique (qui est la pensée des fondements, des premiers principes), est, selon l’image qu’il donne de lui-même dans son Apologie platonicienne, le taon qui vient troubler le sommeil de la cité, l’empêche de dormir et finit écrasé par la tape que lui donne la bête ensommeillée (Ap. 30 e – 31 a). Platon ne se soucie guère de vérité historique, il théorise plutôt l’émergence du socratisme dans le sein de la cité athénienne, c'est-à-dire de la crise démocratique de la fin du siècle, crise qui est aussi le moment critique où doit se redéfinir ce qui a valeur de vérité. Socrate est pour Platon la figure même de la critique (de krinein, juger), c'est-à-dire de cette crise qui conduit la pensée à la découverte de sa propre autonomie, de la puissance qui est la sienne de concevoir par elle-même, par une sorte d’immaculée conception qui ne prend appui ni sur la révélation oraculaire (le ciel) ni sur les lois de la cité (la terre). En ce sens, Socrate est l’incarnation même de la dialectique, c'est-à-dire de la fécondité de la négation qui, poussant la pensée dans ses ultimes retranchements, la contraint à se rétablir en ne prenant appui que sur elle-même. Socrate est bien celui qui vient dans les temps de détresse, puisqu’il est aussi celui qui nous fait comprendre qu’on ne peut comprendre ce qu’on ne peut pas perdre qu’à la condition d’avoir déjà tout perdu. Socrate est en ce sens la conscience du désastre, qui fait du désastre même la condition de la renaissance.
On peut dire de la dialectique platonicienne – comme de toute dialectique – dialectique dont Socrate est le ministre, ou plutôt l’officiant (mais nullement le maître : il est lui-même la proie de la passion du vrai, et non le manipulateur d’un piège sophistique), qu’elle fonctionne comme un moteur à trois temps. Tout commence par l’opinion (doxa), qui est la certitude subjective qui croit savoir, alors même qu’elle ne sait pas. Il se peut quelquefois qu’elle sache sans savoir ce qu’elle sait, que par hasard elle tombe juste (ce que Platon nomme « l’opinion droite »), comme il arrive par exemple avec le flair du politicien habile, ou avec la divination poétique, capables de connaître parfois, mais incapables toujours de justifier leur savoir, c'est-à-dire de le tenir d’eux-mêmes ; mais le plus souvent, l’opinion, incapable de rendre raison d’elle-même, n’est qu’une ignorance qui s’ignore elle-même. Ce premier moment est hélas inévitable : au commencement n’est pas l’ignorance pure et simple (il suffirait alors, pour enseigner, de verser le savoir par un mécanisme semblable à celui des vases communicants), mais l’ignorance imbue d’elle-même, qui se croit savante, par vanité ou par simple conformisme. Aussi la progression de la connaissance doit-elle commencer par faire table rase de ce soi-disant savoir qui fait obstacle à la construction de la science. Socrate est cette négation féconde qui commence le travail dialectique, il est le négateur, l’empêcheur de tourner en rond qui met l’esprit en demeure de se remettre radicalement, c'est-à-dire depuis la racine, en question. Privée de point d’appui, la pensée, qui se croyait avant l’épreuve en sécurité, à l’abri dans le confort de ses certitudes, découvre soudain un abîme et est prise de vertige. Deuxième temps du moteur dialectique, en grec aporia, qui signifie absence de ressources, pauvreté, dénuement (mais nous verrons plus tard que la ressource, Poros, est aussi à l’origine de la curiosité philosophique), aporreô signifiant encore glisser, tomber, perdre pied, qui désignent l’expérience fondatrice du vertige. Tel est le moment où triomphe l’ironie socratique, sa négativité qui réduit au silence l’ignorance bavarde. Socrate est alors comparable, pour reprendre l’image auquel recourt Ménon, au poisson torpille qui paralyse par électrocution l’ignorant qui croit savoir (Ménon 80 ad). Expérience féconde et fondatrice, en ce sens où, créant un court circuit dans l’illusion de la science infuse, comme du courant continu qui traverse le poète-devin (Ion), elle contraint la pensée à reprendre ses esprits, à revenir à la conscience d’elle-même. Fondatrice, parce qu’en se privant ainsi du soutien de ses maîtres, en s’entraînant à ne plus écouter la voix de son maître, la pensée est conduite à écouter la voix intérieure qui la rend autonome, à trouver en elle-même la planche de salut qui lui permettra, par ses propres moyens, de se rétablir dans la connaissance. Le savoir naît de l’autofécondation de la pensée par sa propre inquiétude, non pas par simple parthénogénèse, qui n’est que duplication à l’identique, mais par une véritable conception, qui enfante un savoir nouveau et progresse dans la connaissance. Il y a là une sorte de miracle, qui est à la source de l’étonnement philosophique. L’étonnement, qu’une mythologie savante personnifiait sous la figure de Thaumas, est aussi, dit le Socrate du Théétète, le père de la philosophie (Théétète 155 d) : tout commence par l’étonnement de la pensée prenant conscience de sa puissance génératrice : elle n’a nullement besoin, pour savoir, qu’on lui dicte la science, puisqu’elle est capable, par un don divin (theia moïra), de la trouver par ses propres moyens. Troisième temps du moteur dialectique : anamnêsis, ou réminiscence. L’anamnèse platonicienne est le nom du dépassement de l’aporie dans la lumière spirituelle de l’idée qui vient à l’esprit, comme sur les ailes d’une colombe. Tout se passe, commente Platon, comme si nous ne savions rien de nouveau, mais plutôt que nous nous ressouvenions d’un savoir très ancien, qui dormait au fond de nos âmes, et que notre futilité nous avait fait oublier. Ce que disent par image les poètes, et Pindare en particulier, quand ils évoquent le souvenir d’une vie antérieure qui serait ensevelie au plus profond de nous-mêmes, mais qui parfois remonte à la surface et apparaît sous nos yeux étonnés. Ce n’est là qu’une image, un « mythe » selon le lexique platonicien, emprunté au savoir aliéné, non rationnel, du poète, pour penser le mystère qui fait l’esprit autonome, c'est-à-dire capable de se nourrir de lui-même, de boire indéfiniment à sa propre source, en ne comptant que sur ses propres forces. Curieusement, mais essentiellement, il n’y aura pas chez Platon de théorie de l’anamnèse : la pensée n’est pas en mesure de connaître ce qui la fait connaissante, et pour se représenter cette émergence du savoir dans le cercle de son intériorité, elle ne peut que recourir à une image, un mythe qui substitue, à la connaissance de l’origine, tel un soleil éblouissant que nul ne peut regarder en face, une icône qui nous en donne une représentation analogique. On s’est souvent étonné de la persistance du récit mythique dans les dialogues platoniciens. Ainsi Hegel, qui voit là la survivance d’un mode archaïque du savoir, la révélation oraculaire qui énonce sa sentence par images et énigmes, mais jamais par démonstration. Pourtant, on remarquera que chez Platon, le mythe intervient toujours (presque toujours : le mythe du Timée est un mythe du cosmos, non un mythe de l’esprit) quand la pensée, attentive à son seul intérieur, cherche à se représenter sa « vertu » propre, le principe qui la fait pensante, le point-source dont est issue l’idée qui vient à l’esprit. Alors, incapable d’apercevoir directement le soleil intérieur qui illumine son théâtre mental, elle doit se satisfaire de la médiation d’une image, et se résigner à parler comme les poètes. Encore faut-il ne pas prendre l’image à la lettre, et ne pas imaginer une quelconque croyance en la métempsychose que Platon aurait empruntée à la sagesse orientale (la légende est allé même jusqu’à inventer un invraisemblable voyage en Inde). Dans le récit mythique que fait le Socrate du Phèdre, il nous est dit que l’âme avait autrefois des ailes, et qu’il lui arrivait, quand elle était l’âme d’un sage, de s’élever jusqu’à la limites du cosmos, qui est la sphère des étoiles fixes, et, passant la tête par delà l’ultime enveloppe des cieux, de contempler les vérités éternelles, vision béatifique dont la réminiscence serait le fragmentaire souvenir. Mais ce n’est qu’un mythe, une image, et Platon ne croit pas plus que l’âme a des ailes que les théologiens ne pensent que le Saint-Esprit soit une colombe. Un mythe, mais toutefois un mythe qui n’est pas sans vérité, et qui donne à penser, à la façon de la fulguration poétique, et c’est pourquoi dans le premier dialogue platonicien qui met en évidence cet événement principiel de l’anamnèse, le Ménon, Platon cite longuement le poète Pindare (81 bc). Cet événement fait de la mémoire – qui se nommait en grec Mnémosyne, et était considérée comme la mère des neuf Muses, dont chacune préside à un domaine d’invention dans les arts – la vertu la plus profonde et la plus essentielle de l’esprit, et de l’oubli sa plus grave faute. Encore faut-il comprendre qu’il ne s’agit pas ici de tel ou tel souvenir, mais plutôt du souvenir de l’esprit pour lui-même, c'est-à-dire du pouvoir qui est le sien d’enfanter la connaissance, et de progresser par ses seules forces sur le chemin de la vérité. Sans l’étonnement de l’anamnèse, l’entreprise dialectique serait vouée à l’échec, et la négation sceptique demeurerait indépassable, laissant l’esprit désemparé, cruellement dépourvu de ses certitudes. Le torpillage socratique demeurerait sans conséquence, et serait bien cruel. C'est alors que triompherait la sagesse tragique, qui toujours recule devant la curiosité de la connaissance, se détourne du savoir, qu’elle prétend « terrible » et, par crainte du blasphème – celui-là même qui fait le caractère « atopique » de Socrate – s’en remet à la tradition. Dans l’Œdipe tyran de Sophocle, le devin Tirésias, mis en demeure par Œdipe de dévoiler l’identité du meurtrier de Laïos, qui régnait sur Thèbes avant qu’Œdipe ne monte sur le trône, se lamente : « Hélas! Hélas! Qu’il est terrible de savoir (phronein ôs deinon), quand le savoir ne sert de rien à celui qui le possède » (v. 316-317). C’est cette même inquiétante étrangeté (deinon) du savoir qui épouvante le tragique et émerveille le philosophe (deinos signifie à la fois « effrayant » et « prodigieux », « terrible » et « merveilleux »). Pour le tragique, il est toujours terrible de savoir ; pour le philosophe il n’y a pas de plus grande merveille que l’autonomie de l’esprit, qui se nomme raison, l’audace de la connaissance et l’ivresse de la découverte. Et c’est parce que Socrate est le ministre de ce mystère, l’officiant de l’anamnèse, qu’il n’est pas un simple sophiste, habile lutteur en rhétorique qui toujours fait mordre la poussière à son adversaire (que Socrate soit un sophiste, telle est précisément la teneur de l’acte d’accusation qui le condamna à mort), mais l’initiateur de la recherche philosophique. L’ironie socratique n’est pas hostile, mais bienfaisante au contraire. Sans cette épreuve du vide, l’esprit ne se serait jamais élevé à la conscience de la puissance maïeutique (de maïeuô, accoucher) qui lui est propre. Socrate, qui est lui-même la figure de la négation dialectique, qui serait stérile s’il fallait en rester là, déclenche le travail de l’enfantement qui délivre l’esprit de la connaissance qu’il a lui-même conçue. Dans le Théétète, Socrate rend compte de son pouvoir par une image : de même que sa mère, Phénarète, était sage-femme, et accouchait les corps, lui-même accouche les esprits ; et de même que les sages-femmes, dans l’antiquité, étaient choisies parmi les femmes qui ne pouvaient pas avoir d’enfant, de même Socrate, personnification du pur moment de la négation, est lui-même stérile, ne sachant que provoquer dans l’esprit des autres le travail maïeutique, sans être capable lui-même d’enfanter un quelconque savoir (Théétète 149a-151d). Le scepticisme n’est pas le dernier mot de la sagesse, mais plutôt le moment dialectique, moment critique, épreuve et crise, qui commence son histoire.
Cette nouvelle méthode, la dialectique, dont Socrate est le ministre et Platon le théoricien, opère une révolution dans l’ordre de la connaissance. « Platon pour disposer au christianisme », disait Pascal. Pour la pensée païenne, celle que Nietzsche dira « dionysiaque », le divin comme la vérité résident d’abord dans le monde, dans l’extériorité enivrante (l’ivresse consistant précisément à mettre le moi hors de lui-même), soit la beauté du cosmos, celle de la voûte étoilée comme celle des corps désirables. Les dieux sont au-delà de l’humain, exilés sur le sommet neigeux et inhospitalier de l’Olympe. Avec Platon et à partir de lui, le divin comme la vérité vont se réfugier à l’inverse dans la plus profonde intimité de l’esprit, dans l’intériorité où l’âme contemple sa propre lumière, et jouit de la clarté maïeutique de la conscience de soi. C’est bien pourquoi la mémoire devient la faculté la plus originaire de la pensée, mémoire tout intellectuelle qui est l’acte de récollection de l’esprit s’efforçant de se saisir lui-même, car chacun éprouve intérieurement que la mémoire est en lui comme un puits sans fonds, et que c’est précisément la profondeur infinie de cette source, source de vie qui désaltère la soif du savoir, qui fait de l’esprit, aux yeux de l’esprit lui-même, la plus grande énigme, l’objet du plus puissant « étonnement ». Rien n’est plus inconnaissable que le pouvoir que nous avons de connaître, et rien n’est plus impensable que l’acte même de la pensée. Si nous empruntons au jeune Nietzsche une opposition qui lui est chère (mais qu’on appauvrit considérablement en la réduisant à une simple antinomie), celle de Dionysos, le dieu de l’ivresse, et d’Apollon, le dieu de la lumière éclatante, nous dirons qu’avec Platon la connaissance passe de l’ordre dionysiaque à l’ordre apollinien. Bien souvent, Socrate se réclame d’Apollon et se place sous le patronage du dieu de Delphes : c'est l’oracle de la Pythie qui proclame Socrate le plus sage des hommes, Socrate en prison compose, en s’accompagnant de la lyre, un hymne à Apollon, et il se compare lui-même, dans le Phédon, aux cygnes sacrés d’Apollon qui sont au temple de Délos, et dont on dit qu’ils chantent, comme Socrate inspiré dans les heures qui précèdent l’absorption du poison, quand s’approche la mort. Mais il est vrai que l’Apollon platonicien est philosophique et non idolâtre. Platon ne compte nullement sur une quelconque restauration du culte apollinien, il pense plutôt ce que les hommes adorent en adorant la statue d’Apollon. C'est sans doute le jour qui fait suite à la nuit, rétablit chaque chose à sa place et met le monde en ordre, la joie de l’aurore ; mais plus profondément, enseigne Platon, le soleil apollinien n’est que l’image extérieure d’un soleil tout spirituel, infiniment plus précieux que tous les soleils qui brillent au firmament, le soleil intelligible qui éclaire le théâtre mental sur la scène duquel l’idée se produit. Les hommes croient adorer le dieu du soleil ; ils adorent en vérité, mais sans le savoir, la lumière tout intérieure de la conscience de soi en laquelle l’esprit peut apercevoir ce qu’il conçoit. Le vrai temple est intérieur et l’Acropole, modèle originaire et archétype de toutes les Acropoles construites de main d’homme, s’élève dans le fond de notre âme. La résidence du dieu n’est pas au sommet de l’Olympe, elle habite au plus profond de l’homme, c'est-à-dire de tout être pensant, et l’homme est le vrai temple de dieu. Et c’est bien pourquoi le Socrate platonicien reprend à son compte l’antique précepte delphique, qu’il faut nous connaître nous-mêmes, mais en en inversant extraordinairement le sens. La sentence gravée sur le pronaos du temple où officiait la Pythie, signifiait en effet : ne te prends pas pour un dieu, ne pèche pas par démesure (hubris), ne rivalise pas avec le dieu et n’oublie pas que tu n’es qu’un mortel. Maxime de la prudence, parfaitement conforme à la crainte de la transgression qui fait le fond de la sagesse tragique. Mais Platon en renverse le sens : connais en toi-même la puissance de penser qui féconde ton âme, ose penser par toi-même, cultive la lumière de l’esprit comme un don divin. Nous ne sommes pas loin de la parabole des Vierges folles, qui dépensent en vain l’huile qui alimente la lampe de leur âme, ou de celle des talents, qui punit ceux qui les ont négligés, et récompensent ceux qui ont su les faire fructifier. A l’homme a été donné le don de l’esprit, il serait fou de se détourner de ce trésor, c'est au contraire en lui accordant toute notre attention que nous verrons se lever en nous le soleil intelligible, et croître dans les âmes ignorantes la lumière du savoir. Toute la mythologie devient ainsi une image d’une liturgie spirituelle qui s’accomplit dans l’intériorité de l’âme, et le feu que Prométhée dérobe à Zeus pour le confier aux hommes n’est plus le feu de la forge, celui des arts et des techniques, mais le feu qui illumine l’esprit quand rayonne en lui la clarté du savoir. C’est alors le dialogue platonicien lui-même qui doit être interprété comme un dispositif visant à convertir le regard de l’esprit en son intériorité. Il s’agit de substituer, à l’extraversion dionysiaque, l’introversion apollinienne. Dans une admirable image de l’Alcibiade Majeur – il est vrai qu’il s’agit peut-être d’une addition néoplatonicienne – Socrate médite le « connais-toi toi-même » de l’Apollon de Delphes. S’il s’agissait de se voir soi-même, il faudrait en passer, dit Socrate, par la médiation d’un miroir ; mais s’il s’agit de se connaître soi-même, ce qui revient à réfléchir le regard de l’esprit, non plus celui du corps, il faut alors un miroir spirituel par le biais duquel la conscience puisse parvenir à la conscience d’elle-même. Le miroir charnel, ajoute Socrate, ce sont les yeux de mes semblables : en me penchant sur leur abîme, je devine le reflet minuscule de mon propre visage se déposer sur la pupille des yeux qui me regardent. Ce pour quoi, en grec comme en français, comme en de nombreuses langues, « pupille » est un mot qui signifie également poupée, petit enfant, image miniaturisée. Mais si maintenant je veux contempler non mon image de chair, mais l’âme qui est en moi pensante, alors il faudra que j’aperçoive la réflexion de ma pensée non dans les yeux de mon semblable, mais dans sa pensée elle-même. Qu’est-ce alors qu’un dialogue, ou « entretien » philosophique ? C’est la mise en abîme de la pensée dans les miroirs jumeaux (image très baudelairienne…) des âmes interlocutrices. Le dialogue platonicien est un réflecteur intelligible, et c’est alors que la pensée se « connaît elle-même ». Ce pourquoi l’impératif apollinien est bien philosophique, et non psychologique : ce n’est pas le caractère empirique, celui qui résulte pour la plus grande part des relations avec notre entourage, qu’il faut connaître ; c’est plutôt ce que Kant nommait le « caractère intelligible », qui est ici la clarté de l’intelligence qui s’illumine elle-même, cette lumière universelle de la pensée qui éclaire pour nous le chemin de la connaissance, et qui est égale en tous les hommes. C’est ainsi que ce qu’il faut connaître de soi-même se trouve également en tous les hommes, en tant qu’ils sont les répondants d’un dialogue authentiquement philosophique. Et telle est la rencontre – celle de l’âme avec elle-même dans l’éclairement de la conscience de soi – qui est l’unique source de la connaissance philosophique. Je ne m’étonnerai jamais assez qu’en moi se déploie l’acte de la pensée. C’est dans le Théétète que Platon prononce un assez étrange éloge de Thaumas : « C’est la vraie marque d’un philosophe que ce sentiment de l’étonnement (to pathos to thaumazein). La philosophie n’a pas d’autre origine (arkhê), et celui qui a fait d’Iris la fille de Thaumas n’est pas, me semble-t-il, un mauvais généalogiste » (155 d). Les mythologues enseignent en effet qu’Iris, la messagère des dieux, est la fille de Thaumas, qui est la personnification de l’étonnement : c’est ainsi que l’idée, messagère divine de la pensée en train de concevoir, en travail d’enfantement, est elle-même enfantée par l’étonnement de l’aporie, qui donne le vertige à l’âme abandonnée à ses seules ressources. Qu’Iris soit encore l’arc-en-ciel qui enclot le cercle de la pupille ne saurait nous étonner, nous qui savons que le « connais-toi toi-même » est la transposition intelligible d’un charnel « vois-toi toi-même ».
D’une telle conversion, fondatrice de toute rationalité – la raison n’est autre que cette fécondité que l’esprit s’étonne de trouver en lui-même quand il est livré à lui-même – il n’est pas, assure Platon, de connaissance rationnelle possible. C’est ainsi que nous pouvons tout connaître, excepté l’acte qui rend possible la connaissance elle-même. Ce pourquoi la révolution fondatrice de la connaissance rationnelle échappe à la raison elle-même, et la philosophie commence par une sorte de révélation, la découverte « étonnante » du trésor de l’intériorité réfléchissante. Chaque esprit porte en lui une inépuisable richesse, et chacun est responsable de ce dépôt qui lui a été confié. A défaut d'une véritable théorie de la connaissance, il faudra donc se contenter d'une image ou d’un mythe, un mythe et non une simple allégorie : l’allégorie n’est en effet qu’une illustration, à des fins pédagogiques, d’une idée par elle-même claire et distincte ; mais un mythe est la représentation figurée de ce qui demeure pour l’esprit un mystère jamais complètement éclairci. Le mythe du drame spirituel qui fonde l’histoire de la philosophie et commence celle de la connaissance rationnelle est bien un mythe, non une allégorie, puisqu’il est en quelque sorte une présentation visible de l’invisible, et comme l’image de cette conversion qui nous rend capable de connaissance, sans nous rendre compréhensible pour autant cette conversion elle-même.
Ce mythe, chacun le connaît, ou croit le connaître : c’est celui qu’on dit de la « caverne », qui se lit au début du livre VII de La République, et qui est préparé par les dernières pages, d’interprétation fort difficile, du livre VI. Convertir, c’est opérer une révolution qui inverse diamétralement le sens du regard. Il s’agit de convertir l’esprit du spectacle de l’extériorité, certes fascinante et digne de notre admiration, mais qui, du moins selon Platon, nous divertit de nous-mêmes et fait obstacle à l’affirmation de notre autonomie, vers la considération de sa seule intériorité, où rayonne la clarté de l’âme qui se pense elle-même et connaît par elle-même. Le mythe de la caverne n’oppose donc pas, comme on le dit trop souvent deux « mondes », l’un intelligible, l’autre sensible (l’expression « monde intelligible », dont on use si souvent à propos de Platon, qui pourrait se traduire par kosmos noêtos, ne se rencontre jamais chez Platon, pas plus que celle de « monde sensible », ou « monde visible », kosmos oratos) ; il oppose plus précisément deux orientations du regard de l’esprit, selon que l’esprit se perd en extase dans la contemplation dionysiaque de la nature extérieure et matérielle, ou qu’il se retrouve par un acte d’attention dans la contemplation apollinienne de la conscience intérieure et spirituelle. Platon en effet n’utilise pas le terme kosmos, monde, mais topos, qui définit une orientation, un espace déterminé par la visée d’un regard. Le mythe de la caverne nous offre l’image d’un renversement de perspective. Ou bien la pensée s’oublie elle-même dans la beauté de ce monde, ou bien elle se retrouve elle-même dans l’acte de la connaissance de soi, par l’affirmation de son propre pouvoir de connaître. Ces deux perspectives toutefois ne sont pas contraires, car si tel était le cas chacune demeurerait hermétiquement close de son côté, et l'âme en proie au sensible serait à jamais prisonnière. Or c’est précisément d'une délivrance que le mythe de la caverne entend être l’image. Sans commune mesure du visible vers l’intelligible, le passage de l’un à l’autre ne serait jamais possible, et la connaissance philosophique hors de notre portée, comme elle demeure hors de la portée de la bête. Tout ce que les Grecs nommaient « paideia », qui est enseignement plutôt qu’éducation (l’éducation consiste à apprendre un savoir, l’enseignement consiste plutôt à apprendre à apprendre), se fonde sur la possibilité d’un tel passage. « La paideia n’est point ce que certains proclament qu’elle est ; ils prétendent en effet mettre la science dans l’âme, où elle n’est pas, comme on mettrait la vue dans des yeux aveugles […] La paideia est l’art de convertir (periagôgê) l’organe qui nous rend capables d’apprendre, et de trouver pour cela la méthode la plus facile et la plus efficace ; elle ne consiste pas à mettre la vue dans l’organe, puisqu’il la possède déjà ; mais, comme il est mal tourné et regarde ailleurs qu’il ne faudrait, elle s’efforce de l’amener dans la bonne direction » (Rép. VII, 518 bd). Il n’est donc pas question d’opposer ici deux mondes, mais bien deux perspectives, deux directions du regard de l’âme.
Ou bien l’âme tourne son regard vers le monde phénoménal, elle adopte le point de vue du sensible. Elle ne peut alors connaître que par l’entremise des sens, le filet de la rétine ou le tympan de l’oreille. Une telle connaissance est toujours médiate, elle se fait par la médiation d’un écran réflecteur. Ainsi le corps sensible est comme une caverne, un résonateur, un amplificateur des signaux émis par le monde extérieur. Le savoir est donc ici externe, et la connaissance obéit à la dictée d’un maître qui est étranger à l’esprit. L’âme est dans le corps comme un prisonnier enchaîné dans une caverne, captivé par le spectacle fascinant, son et lumière, qui le tourne vers l’extériorité. Ce spectacle est éclairé par « un feu allumé sur une hauteur » (514 b), un feu qui, comme tout vivant, naît, se nourrit et meurt (le feu meurt et les hommes s’éteignent). La connaissance sensible n’aperçoit son objet que dans la lumière périssable de la chair percevante.
Ou bien l’âme tourne son regard vers le monde de l’esprit, où l’idée se conçoit, et adopte ainsi le point de vue de l’intelligible, la réflexion de la pensée sur elle-même, la perspective du « connais-toi toi-même ». Ici, la connaissance est immédiate : la pensée a le pouvoir de s’examiner elle-même sans passer par la médiation de la sensation. C'est pourquoi Platon propose souvent l’apprentissage de la géométrie comme une propédeutique à la philosophie. Le géomètre en effet ne considère pas vraiment la figure qu’il trace au tableau (le carré dessiné n’est jamais un carré à la rigueur, ni le cercle dessiné un cercle à la rigueur), il considère plutôt l’idée du carré ou du cercle dont la figure sensible n’est qu’une image approximative, comme une ombre portée. C’est ainsi que, même lorsqu’il a les yeux fixés sur la figure (skhêma), c’est en vérité vers l’intériorité de sa propre pensée que le géomètre dirige son regard. Ici, et à l’inverse de la perspective du visible, l’esprit ne considère que son intériorité, il répond au seul « maître intérieur » (Augustin), il devient autonome, il brise les chaînes de l’âme prisonnière dans la caverne du corps percevant. Considérons par exemple l’œil humain : nous savons depuis Kepler qu’il fonctionne comme une chambre noire (Platon croyait à l’inverse qu’il était capable d’émettre des rayons visuels, et que l’image se formait à la confluence des rayons lumineux émis par l’objet et des rayons visuels émis par l’œil). Nous savons encore qu’une image du monde, mais inversée, se dépose sur la paroi de la rétine, comme une ombre projetée sur la paroi de la caverne. Question : qui est là pour voir l’image qui s’y trouve ? Il ne suffit pas qu’il y ait un écran de télévision pour qu’ait lieu une représentation ; il faut encore qu’un être doué de conscience se trouve dans la pièce. Fascinés par le spectacle, absorbés par l’écran, nous aurions tendance à l’oublier. C’est bien ce captif que Platon se propose de « délivrer », c'est-à-dire de convertir à la conscience de son autonomie. Si une telle opération est possible, si l’esprit peut connaître en court-circuitant la sensation, donc le corps mortel, alors il faut dire que la connaissance intelligible connaît dans l’immortel. Ce dont rend compte Platon, à sa façon mythologique dans le texte de La République, en imaginant qu’un tel savoir perçoit la vérité, non à la lumière d’un feu mortel, mais à celle d’un feu immortel, à savoir le soleil lui-même, non le soleil sensible qui n’est qu’une image, un fils mais non un père (egkonos, Rép. VI, ; 506 e ; un « rejeton » : on trouve ici la première distinction métaphysique entre dieu le Père et le Fils de dieu), mais le soleil intelligible dans le jour duquel s’accomplit l’acte de la connaissance. C'est ainsi que le délivré de la caverne, qui détourne son regard du théâtre d’ombre qui le divertit de penser, et se convertit vers le théâtre intérieur où se déploie la théorie des idées selon le fil de la démonstration, se dirige, par une montée difficile – il n’est pas facile de savoir – vers la lumière du soleil immortel, et non seulement vers le feu de la vie mortelle. Et il est bien vrai que le savoir tiré de l’expérience sensible est un savoir précaire et toujours périssable, tandis que les propositions de la géométrie demeurent toujours valides, comme si l’esprit avait ici le pouvoir de connaître dans l’immortel, par delà le temps. Ce renversement de l’axe du regard, c’est là précisément ce que Platon nomme « enseigner » : il ne s’agit pas de bourrer le crâne par la dictée de la leçon, ce qu’on appelle la « transmission des connaissances », mais bien plutôt d’apprendre à apprendre par soi-même, de révéler à l’enseigné le pouvoir qui est en lui de connaître par la seule autonomie de son esprit. Aussi bien n’ai-je rien appris si je ne fais que répéter la leçon, je dois encore selon Platon m’en ressouvenir, c'est-à-dire la recréer par mes seules forces, la faire mienne, par un accouchement « maïeutique ». On demandera alors quel est le maître qui apprend à apprendre, qui convertit l’esprit vers la conscience de son autonomie ? « Si on l’oblige, à force de questions, à dire ce que c’est… etc. » (515 d). Pas de doute : c’est Socrate le questionneur qui est ici nommé, c'est Socrate qui vient délivrer les hommes de leur captivité dans l’inconscience, c’est lui, selon Alcibiade, qui prie, immobile pendant toute la nuit, lors de l’expédition de Potidée, pour que le soleil se lève, pour que l’aurore intelligible illumine les esprits encore captifs (Banquet, 220 d : « Il resta debout jusqu’à ce que le jour parut et que se fût levé le soleil ! Puis, après avoir fait à celui-ci sa prière, il quitta la place et s’en alla »). Pourtant, le problème n’est que transféré ; il n’est nullement résolu. En effet, qui délivre Socrate lui-même ? Il nous faudra revenir sur cette question de l’identité du sauveur véritable, qui nous délivre de nos chaînes et nous oriente vers la lumière.
Platon dénombre alors les degrés de la libération, les stations sur le chemin qui conduit à la délivrance. Il y en a quatre, groupés deux par deux, les deux premiers situés dans la perspective du visible, la connaissance s’accomplissant ici par la médiation de la sensation, les deux derniers situés dans la perspective de l’intelligible, et s’élevant progressivement vers une science pure et inconditionnée, connaissance du fondement de toute connaissance possible. Ces quatre degrés marquent une progression, de l’inconscience vers la conscience, du visible vers l’intelligible, de la pénombre vers le plein soleil. Il suffira ici de les évoquer : au premier degré, il y a l’ombre qui se dépose sur la paroi de la caverne, l’image au fond de l’œil, la vibration sur la paroi du tympan. C’est le stade de la perception encore inconsciente d’elle-même, dont l’action est purement réflexe, sensation non accompagnée de conscience telle qu’elle se produit chez l’animal, ou chez l’homme par les images du rêve. Le second degré est composé, selon la curieuse formulation de Platon, des images (eidôla) reflétées par les eaux, ou par tout autre miroir. Il faut comprendre qu’on passe alors de la sensation inconsciente à la perception réfléchie : l’esprit ne se contente plus alors de recevoir passivement l’empreinte sensible, il examine l’expérience, il n’est plus fasciné, mais commence l’histoire de sa libération. Il ordonne son espace vital, il soumet le champ de son expérience au plan que son esprit imagine, il devient technicien et fabricateur d’outils. Il ne subit plus le monde, il travaille pour le transformer. Au troisième degré, le premier à s’affranchir du sensible pour tourner son regard vers l’intelligible, l’esprit considère non les phénomènes empiriques, mais les essences invariables que l’esprit seul peut concevoir. Le calcul n’est plus collection de cailloux (calculi) mais opération sur la suite infinie des nombres, qui n’existe que dans l’esprit. La pensée prend progressivement conscience de son immensité, de son incommensurabilité, car il y a plus de nombres dans l’âme qu’il n’y a de grains de sable sur la terre. Au lieu de tourner son regard vers les ombres qui dansent sur la paroi de la caverne (le chatoiement phénoménal), l’esprit converti en son intériorité, contemple le défilé des idées dans la concaténation du théorème, telles des statuettes divines (agalmata), portées par des dieux, et aperçues sous le soleil de l’immortel. Connaissance véritable fondée sur l’autonomie de la raison, non sur la confusion de l’impression sensible. Deux sous-degrés dans ce moment qui voit naître la science : la connaissance intelligible est en premier lieu empirique, l’idée issue de l’esprit s’efforçant d’établir un ordre dans la confusion de l’expérience. Science expérimentale. Les anciens ne connaissaient que deux sciences susceptibles d’élever ainsi le sensible à la clarté de l’intelligible, selon qu’on considère l’univers sonore ou l’univers visible : la musique (les Pythagoriciens avaient établi une mathématique des accords consonants) et l’astronomie (les astronomes de l’antiquité étaient parvenus, tout en maintenant l’hypothèse géocentrique, à construire une sphère armillaire qui « sauvait les apparences » et permettait les prédictions). Au-delà de la science empirique, commence le royaume d’une plus haute certitude, la connaissance non de l’expérience sensible, mais de l’intelligible lui-même. C’est ainsi que la pensée trouve en elle-même des objets intelligibles, impérissables, qu’elle apprend progressivement à connaître : sur la série illimitée des nombres, elle construit l’arithmétique ; elle ordonne ensuite la multiplicité des figures rigoureusement déterminées selon les éléments de la géométrie. Portée par l’élan qui la soulève vers l’immortel, l’âme entreprend alors de se libérer de tout donné, et de s’élever vers l’inconditionné : tel est le quatrième degré de cette ascension spirituelle. En effet, les sciences que nous avons énumérées jusqu’à présent supposent toutes qu’un objet leur soit donné : la consonance au musicien, le firmament à l’astronome, le nombre à l’arithméticien et la figure au géomètre. C'est en ce sens que Platon peut dire de ces sciences qu'elles sont « hypothétiques » : l’esprit ne s’exerce à la connaissance de lui-même qu’en se réfléchissant sur un objet, en s’exerçant à le maîtriser, qu’il soit sensible (musique et astronomie), ou intelligible (arithmétique et géométrie). Supérieure serait la science qui réussirait à être « anhypothétique » : une telle science connaîtrait l’esprit par lui-même, et non par la médiation d’un objet qui est une représentation de l’esprit, mais qui n’est pas lui-même esprit. Cette idée d’une science anhypothétique est la première définition de ce qu’on appellera plus tard, après Aristote, la « métaphysique », ou « philosophie première ». On peut la définir en ces termes : toute science est pensée de l’objet qu’elle se donne à elle-même, la figure pour le géomètre, le nombre pour le mathématicien, l’événement pour l’historien, la terre pour le géographe, etc. La philosophie, quant à elle, entreprend de penser la pensée elle-même, elle pose la question préliminaire, avant qu’un objet ne lui soit donné, qui est au principe de tout savoir : qu’appelle-t-on penser ? Ici encore, dans ce quatrième et dernier degré de l’ascension de l’esprit vers la connaissance de lui-même, il faut distinguer avec Platon deux sous-degrés. La connaissance de l’esprit par lui-même s’accomplit en premier lieu sous une lumière lunaire, celle sur laquelle règne la chouette, qui est l’oiseau d’Athéna, déesse du logos et de la raison. La pensée, pour se connaître elle-même, passe alors par l’épreuve de l’expérience, elle apprend à s’orienter dans le monde, à agir conformément à sa « vertu », c'est-à-dire sans jamais trahir la destination qui lui est propre, c'est-à-dire la dignité de l’autonomie qui est en elle. Ce niveau de la connaissance correspond à l’action politique, à l’engagement du citoyen dans la vie de la cité, engagement dont Platon, à l’inverse de Socrate, ne s’est jamais détourné. Il n’y aura pas ici de démonstration rigoureuse (ce pour quoi la clarté de la vision ne dépasse pas la pénombre lunaire), mais seulement une opinion droite, c'est-à-dire une connaissance qui est incapable de décliner ses raisons, qui s’apparente au flair, dont certains, il est vrai, sont doués plus que d’autres (ainsi Périclès), mais qui, s’ignorant elle-même, ne peut jamais constituer la matière d'un enseignement véritable. Il n’y a pas, selon Platon, de « science politique ». Au-delà commence le véritable domaine de la connaissance anhypothétique qui s’effectue sous une lumière solaire, connaissance des premiers principes, et même plus haut encore, connaissance du soleil fécond qui est la « cause de tout », selon l’expression de Platon, lui qui suscite toute vie sur la terre comme toute science dans l’esprit. A la chouette de Minerve succède alors l’aigle de Zeus, qui seul est capable de regarder le soleil en face. Au sommet de cette anabase, ou ascension, brille ce que Platon nomme, assez énigmatiquement, « l’idée du bien, ê tou agathou idea » (VII, 517 b), qu’il ne faut pas comprendre au sens du bien moral, mais plutôt de la juste mesure, qui convient, qui est parfaitement appropriée, une mesure toute spirituelle qui est aussi mesure d’elle-même et qui, innée à l’esprit, lui permet de reconnaître le vrai et de le distinguer d’avec le faux. C’est grâce à cette « idée du bien », à cette juste mesure qui donne à chacune de nos pensées sa vraie valeur, que nous reconnaissons la vérité – ce que Platon nomme « anamnèse » – quand elle vient à paraître sous nos yeux. Ce qui la fait assez semblable à ce que Descartes, par exemple, nommera bien plus tard le « bon sens ». Il y a ainsi dans l’esprit un sentiment inné de la vérité qui nous oriente dans notre recherche, une reconnaissance intuitive du vrai qui précède toute démonstration, et sans laquelle nous ne saurions nous guider nous-mêmes sur le chemin de la science.
Les degrés de la délivrance ne sont pas restés lettres mortes : ils définiront pendant des siècles, c'est-à-dire jusqu’à la fin du moyen âge et même au-delà, les programmes de l’enseignement. C’est dans le livre VII de La République que se trouve esquissé pour la première fois le plan auquel se conformera l’enseignement médiéval, qui commence par le « quadrivium » (musique, astronomie, arithmétique, géométrie) et s’achève par le « trivium » (grammaire, logique et dialectique), qui font sept sciences fondamentales qu’on trouvera si souvent sculptées, sous la forme d’allégories, sur nos cathédrales, qui s’élèvent en ce lieu où se trouve une « cathedra », qui désigne le siège de l’évêque, qui est la chaire depuis laquelle est enseignée aux ouailles la vérité de la religion catholique. De nos jours encore, on continue de parler d’une « chaire » en Sorbonne, et l’enseignement de la philosophie, réservé aux classes terminales, n’est pas sans rappeler l’ultime degré de la progression dialectique du savoir selon Platon.
Nous ne sommes pourtant pas encore parvenus au bout de nos peines : une fois conquis cet ultime sommet de la connaissance, le délivré ne doit pas oublier ses compagnons de captivité. Il lui faut revenir au royaume des ombres, non demeurer en extase sous le soleil intelligible, et cultiver parmi ses semblables, par l’enseignement, la lumière qui est dans l’esprit des hommes, et qui ne demande qu’à s’enflammer et toujours croître. C’est alors que commence une philosophie plus pratique, moins purement théorique, qui occupe surtout les derniers dialogues de Platon. Il est possible en effet de classer l’ensemble des dialogues platoniciens selon les trois actes de la connaissance dialectique (opinion, torpillage, réminiscence), ou bien encore selon les trois moments de la délivrance du prisonnier (critique de la fascination sensible, élévation vers le principe de la connaissance intelligible, et redescente dans la caverne dans le but de construire une cité authentiquement philosophique). Ce qui correspond aux dialogues aporétiques, jusqu’au Ménon non compris, puis aux dialogues de la dialectique ascendante, du Banquet à la République, enfin aux dialogues de la dialectique descendante, du Théétète jusqu’aux Lois.
Un mot pour terminer sur les leçons que la leçon d’aujourd'hui, qui constitue vraiment le cœur de la philosophie platonicienne, annonce et prépare : en premier lieu, il nous faudra comprendre comment la délivrance de la caverne a été possible, c'est-à-dire qui a délivré Socrate, et pour quelle raison les hommes ne sont-ils pas demeurés toujours dans l’abrutissement de l’origine ; à quel appel, à quelle vocation répond en l’humanité le progrès de la connaissance ? Ce sera notre première question, qui nous occupera lors de la prochaine leçon. Puis nous aurons à préciser l’idée d’une connaissance purement dialectique, par laquelle la pensée se connaît elle-même, et non par la connaissance d’un objet extérieur sur lequel elle peut exercer ses facultés : tel sera le thème de notre quatrième leçon. Nous serons alors en mesure de penser la redescente dans la caverne : il nous faudra en ce sens consacrer une leçon à la constitution d’une cité orientée vers la connaissance philosophique, donc conforme à la destination véritable de l’humanité (cinquième leçon) ; en second lieu interroger l’éthique platonicienne, c'est-à-dire la conduite de notre vie non seulement dans le sens où, publique, elle est soumise à une constitution politique, mais encore en tant que, privée, elle se donne pour but notre bonheur, qui est le plus grand plaisir, ou souverain bien, qu’il nous soit donné de connaître (sixième et dernière leçon).
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NOTE
1- L’Etranger venu d’Elée, Timée rapporteur d’un mythe égyptien, Critias l’historien de l’Atlantide, l’Athénien des Lois…
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