Jacques Darriulat

 

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1- Introduction à la philosophie de Platon

2- Mimesis

3- Philosophie et musique

4- Le jeu dialectique

5- Hippias Majeur

6- Ion

7- Gorgias

8- Le Banquet

9- Phédon

10- République

11- Phèdre

12- Théétète

13- Politique

14- Philèbe

Philèbe 1

Philèbe 2

Philèbe 3

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      On lira ici la deuxième partie du commentaire du Philèbe, qui prolonge la lecture de 23 b (les genres de l'être : l'illimité, la limite, le mélange et la cause) jusqu'à 40 e : l'opposition plaisir vrai / plaisir faux. La troisième et dernière partie du commentaire – cliquez dans la marge de gauche sur "Philèbe (fin)" – va de 41 a (analyse des plaisirs mélangés) jusqu'à la fin du dialogue, qui définit le "mélange" de la vie bienheureuse.

 

            Table des matières
Les genres de l’être
Macrocosme et microcosme
Les degrés du plaisir
Vérité ou fausseté des plaisirs

 

     Les genres de l’être

            Mêkhanê, 23b : Poros, l’esprit adroit, se lance aussitôt à la chasse du bonheur. Comme Theuth, son patron, il établit des différences pour penser et dire l’encore indifférencié. La logique – il s’agit d’ébaucher ici un traité des catégories – est une ruse (mêkhanê) qui surmonte l’indicible et donne prise au discours.
            En premier lieu, tel le chaos d’Anaxagore, il faut poser l’indifférencié, ou illimité (apeiron). Le dire, c’est déjà le nier, non seulement parce qu’il est en lui-même indicible puisqu’il précède, ou excède, le discours (comme la jouissance sensible, ou la béatitude omnisciente), mais encore parce que le nom établit une unité intelligible là même où il proclame pourtant qu’il n’y a que multiplicité. En définissant l’illimité, nous le posons (tithenai) « dans le genre de l’illimité comme s’il était un : eis to tou apeirou genos ôs eis en » (25a 1). On le voit : le stratagème dialectique (mêkhanê) met en œuvre la négativité pour discerner les différences. Comment donc rassembler le multiple dans l’unité de la définition? L’illimité est alors, selon Socrate, « tout ce qui nous apparaît devenir plus ou moins, êmin phainêtai mallon kai êtton gignomena » (24e). L’illimité pose une variation continue, intensive (qualité, par ex. le chaud et le froid) ou extensive (quantité, par ex. la suite illimitée des nombres), dont chaque état ou élément ne se définit qu’en relation avec les autres de la même série. Cependant, c’est bien la continuité de cette variation qui fonde l’unité de cette pluralité, ou qui limite l’illimité : la température est une, qu’elle s’élève vers le plus chaud ou qu’elle s’abaisse vers le plus froid, tout comme la vitesse, entre rapidité et lenteur, ou le son, entre l’aigu et le grave. La relation se fait ici à l’inégal, non à l’égal, les degrés de la série, si proche qu’on veut les concevoir, étant nécessairement différents l’un de l’autre. L’égalité stabiliserait la progression, en établissant la proportion, et mettrait un terme à l‘inachèvement sans fin de l’illimité. L’illimité se nierait lui-même en s’achevant car « aussitôt qu’il réalise sa fin (teleutês), sa fin est venue (teteleutêkaton) » (24b 2).
            On peut remarquer dès maintenant que la vie heureuse dont nous cherchons la juste proportion n’est pas irrémédiablement perdue dans l’illimité : elle est au contraire comprise entre deux limites où s’abolit la conscience, la jouissance inconsciente de la bête ou la béatitude omnisciente du dieu. Le plaisir, entre sensible et intelligible, n’est pas voué à l’illimité : en devenant trop intense ou trop faible, le plaisir se dérobe au champ de la conscience, et se nie en quelque sorte lui-même. On remarquera encore que l’illimité ainsi défini n’exclut pas tout à fait l’idée de limite : les paradoxes de Zénon, de l’école d’Élée dont se réclament les éristiciens, montrent en effet que la course d’Achille vers la tortue, et de la flèche vers la cible, sont illimitées, et pourtant limitées, l’une par la tortue, l’autre par la cible. C’est ainsi que le plaisir est accompagné de conscience jusqu’en ce point extrême, que la conscience ne saurait connaître, où il sombre dans l’inconscience : la conscience ne saurait déterminer le point de sa propre disparition – puisqu’elle n’est plus là pour le constater – pas plus que la pensée ne peut penser l’instant de sa naissance, ou celui de sa mort.
            La limite, à l’inverse de l’illimité, trouve en elle-même sa mesure intrinsèque, et se définit par sa proportion propre. Elle est un absolu, non un relatif, se rapportant à elle-même et non à un autre qui lui est dissemblable. Nous avons déjà rencontré l’absolu sous la double et paradoxale forme du poumon marin et de la béatitude divine. Mais il s’agissait d’un absolu de la démesure, limite maximale ou minimale de la variation continue de l’illimité. A cette limite des extrêmes, Platon oppose alors une limite de la juste mesure, qui est la mesure qui se rapporte à elle-même (summetria) et rétablit ainsi l’égalité. C’est ainsi que la relation d’égalité, ou du simple au double (25de), définit des équivalences, des proportions constantes dans l’ensemble illimité de la suite des entiers et des fractionnaires, c’est-à-dire des nombres dissemblables. A l’inégalité indéfinie de l’illimité, toujours travaillé par le plus et par le moins, la limite oppose l’exacte égalité à soi-même, sans excès ni défaut. “Mêden agan”, rien de trop, principe de toute limitation des belles et bonnes formes. A la variation continue de l’illimité, toujours en devenir, la limite oppose un temps d’arrêt ; elle fige le mouvant, établit l’identité au sein de la différence, elle pose l’égalité à soi-même dans le fleuve où nul ne se baigne deux fois. « La limite attend, elle demeure (menei) » (24a). “Menôn”, celui qui reste fixe, qui demeure immuable. La limite est principe d’identité, l’illimité principe de dissemblance.
            Définir l’illimité, c’est le limiter ; inversement, définir la limite, c’est l’illimiter, c’est-à-dire la disperser dans le multiple : la limite est également dans l’égalité, dans le double, dans la proportion constante : « ne ferons-nous pas bien de compter tout cela dans la limite? »(25ab), « la limite elle-même n’était point sans multiplicité » remarque Socrate en 26d. Et inversement « multiples étaient aussi les genres que nous offrit l’illimité, mais une fois marqués du sceau du plus et du moins, ils nous sont apparus comme un seul genre » (26d). En effet la limite n’est effective qu’à la condition de saisir une forme constante dans le flux de l’illimité (que serait en effet la relation d’égalité si la suite indéfinie des nombres n’avait pas d’abord été posée?), et inversement, l’illimité ne peut se connaître lui-même qu’en s’élevant à la conscience de son unité, c’est-à-dire en se limitant (c’est ainsi que je progresse dans la connaissance des nombres en concevant l’unité de la suite illimitée des rationnels, illimitée mais pourtant incapable de comprendre la suite également illimitée des irrationnels). En d’autres termes : il faut à la limite, pour se réaliser, un illimité qu’elle définit, comme il faut à l’illimité, pour se poser, la limitation qui fait l’unité de son genre. Ainsi la limite et l’illimité, le fini et l’indéfini semblent indissociablement impliqués l’un dans l’autre. De cette liaison, naît le mixte. Cette “sumplokê” dialectique, qui noue ensemble le fil de chaîne avec le fil de trame, il nous faut donc en déterminer la proportion. Or la limite ne peut définir l’illimité qu’en découvrant en son sein des relations d’égalité et de proportion. Elle nombre l’innombrable, elle mesure l’incommensurable par la mise en évidence de relations harmoniques, de constantes proportionnalités entre les nombres, ou les figures du géomètre, ou les sons dont se compose la symphonie, ou les postures de la danse. Elle pose la loi et l’ordre (nomos, taxis, 26b), ou plutôt elle les fait apparaître du sein du chaos où, selon la parole d’Anaxagore, toutes choses sont pêle-mêle. Au “jouir sans entraves” de Philèbe, qui se détruit de lui-même, elle oppose une forme stable, qui conserve sa proportion et se maintient dans l’être. Comme Aphrodite qui naît de la vague, elle suscite, dans le flux du multiple, la forme de la beauté ; Aphrodite, mère d’Harmonie et qui a pour servantes les saisons (« C’est de mesure et de proportion que naissent les saisons et toutes les beautés dont nous jouissons » 26b 1-2) qui rythment le temps selon une mesure invariable ; Aphrodite, que Philèbe, qui s’en tient au parti de l’illimité, invoque pour lui-même, alors qu’elle est en vérité l’unité au sein du multiple, la limite au sein de l’illimité et la mesure au sein de la démesure. En définissant ainsi le mixte de l’illimité et de la limite, Platon se souvient sans doute des pythagoriciens. C’est ainsi que dans la Métaphysique (A, 5, 986a), Aristote nous apprend que certains pythagoriciens (on considère le plus souvent qu’il s’agit d’une allusion à Philolaos – auquel se réfère explicitement Platon dans le plus pythagoricien de ses dialogues : le Phédon, 61d) rangeaient tous les êtres sous deux séries parallèles, dont les deux premiers contraires sont précisément la limite et l’illimité (puis : pair-impair, un-multiple, droit-gauche, mâle-femelle, repos-mouvement, droit-courbe, lumière-obscurité, bon-mauvais, carré-oblong). Dans son excellent “Que sais-je?” sur Pythagore et les pythagoriciens, J.F. Mattéi compare cette opposition créatrice aux deux principes du yin et du yang qui, selon le taoïsme chinois, rythme la vie de l’univers et assure sa cohésion. En effet, selon les pythagoriciens, tout accord naît d’un discord primitif, toute harmonie naît de l’union des opposés.
            Cependant, la limitation de l’illimité se fait selon l’exacte proportion de l’harmonie, et non arbitrairement. En effet, l’absolu de la mesure, qui est mesure d’elle-même et non mesurée par un autre, confère à l’harmonie qu’elle fait naître une nécessité interne, une unité intrinsèque qui lui donne sa raison d’être, et de demeurer. C’est ainsi que l’accord parfait s’impose de lui-même à l’oreille, par son évidence, et se distingue par là même de la discordance illimitée ou du bruit informe. Ainsi, pour que se forme le mixte de l’illimité et de la limite, il faut qu’une juste mesure, ou proportion harmonique, la produise et l’engendre. Telle est la cause (to aition), ou principe de raison de toute existence capable de se maintenir dans l’être et de résister à sa dissolution dans le flux de l’illimité. Cette quatrième catégorie permet de distinguer entre la mesure par convention et la mesure par harmonie, ou summetria, qui est mesure d’elle-même. On sait en effet que certains des paradoxes des mégariques se fondaient sur l’arbitraire de la limite qu’aucune mesure ne vient définir : ainsi le sorite, de sôros, le tas (combien de grains de blé faut-il ajouter pour obtenir un tas?), ou le chauve (combien de cheveux fait-il ôter à un homme pour qu’il soit chauve?). A ces mesures qui ne trouvent pas en elles-mêmes leur propre mesure, Platon oppose donc la proportion harmonique, ou accord des opposés, qui est cause de la naissance et de la permanence de la bonne forme.
            On peut se demander toutefois dans quelle mesure la quatrième catégorie se distingue effectivement de la troisième, puisque le mixte de l’illimité et du limité avait déjà été défini comme ce qui, « mettant fin à l’opposition mutuelle des contraires, les rend commensurables (summetria) et les harmonise (sumphôna) en y introduisant le nombre » (25de). De même, écrit quelques lignes plus loin Platon, c’est « une juste combinaison, orthê koinônia » qui fait naître la santé du sein de l’organisme (25e). Ainsi, le genre du mixte est déjà harmonie ; qu’a-t-il donc besoin de l’harmonie pour “cause” de sa naissance? Cependant, Platon prend soin de distinguer, non sans quelque insistance en 27a, la cause productrice de la chose produite, ou, pour le dire autrement, la nature naturante et la nature naturée. Peut-être entend-il par là se différencier des pythagoriciens, qui identifiaient les nombres à l’univers. Platon, moins idéaliste que l’école de Crotone, entend maintenir la différence entre l’intelligible et le sensible : l’harmonie idéale de la proportion arithmétique ou géométrique, qui est la cause, ou le principe intelligible de l’unité du composé, est distincte de ce composé lui-même, existence sensible née du mélange de l’illimité et de la limite. Aussi est-ce l’intellect (noûs) qui est cause dernière, et roi de l’univers (basileus ouranoû, 28c, allusion à Anaxagore), l’intellect séparé du sensible, comme la cause est séparée de l’existence qu’elle engendre. Mais le roi de l’univers n’est pas l’univers lui-même. Seule l’harmonie intelligible est divine, mesure d’elle-même et cause de soi ; l’harmonie engendrée, existence naturelle plongée dans le devenir, n’est qu’une image de ce modèle immortel, et ne s’identifie donc pas à la cause qui lui donne l’être. Aristote, Métaphysique, A, 6, 987b 27-28 : « Platon place les nombres en dehors des objets sensibles, tandis que les Pythagoriciens prétendent que les choses mêmes sont nombres » (Tricot, I, p. 62). Platon ne fait que tirer par là la leçon de la crise des irrationnels : le monde des idéalités mathématiques est autonome et seul suffisant, et non équivalent au monde des existences sensibles, qui ne sont pas à elles-mêmes leur propre cause. Cependant, c’est l’expérience du bonheur que nous poursuivons ici, et c’est dans le monde du devenir (c’est-à-dire en cette vie, non dans l’au-delà) que nous souhaitons l’atteindre. Il nous faudra donc bien tenir compte du mélange et de cette mixité de l’illimité et de la limite qui constitue notre existence mortelle. L’éthique du Philèbe se garde de mathématiser l’existence. Platon est attentif à penser ici un plaisir proprement humain, et veille à ne pas s’égarer dans de pures spéculations, à la façon des pythagoriciens qui dissertent sur la divine proportion ou la parfaite harmonie.
            Prolongeons cette analyse : si Aphrodite, mixte parfait, allégorie de la beauté phénoménale, c’est-à-dire de l’harmonie surgissant du sein du multiple, n’est pas elle-même cause des existences, c’est parce que l’harmonie trouve dans sa propre consonance la cause qui la produit et que, divine, elle est pour ainsi dire cause d’elle-même. Mais c’est précisément parce que tout ce qui existe dans la nature trouve sa cause en un autre, et non en lui-même, que Platon prend ici soin de distinguer l’existence sensible de la proportion mathématique qui la cause, c’est-à-dire qui la porte dans l’existence sensible. En mathématisant l’univers, les pythagoriciens le déifient. Ils tombent dans un excès inverse et semblable à celui de Philèbe, qui déifie la jouissance sensuelle dépourvue d’esprit. L’absolu de la jouissance animale, comme celle de l’omniscience divine, ont leur cause en elle-même ; c’est pourquoi elles sont en repos, et végètent, ensevelies dans leur perfection. A l’inverse, Platon laisse entendre ici que le bonheur humain, proportion de l’âme toujours lancée à la recherche de ce qu’elle ne possède pas, de ce qu’elle ne possédera jamais (Banquet, 200e), trouve son principe au-delà d’elle-même et ne saurait donc être à elle-même sa propre cause. Aussi bien, ce n’est pas par lui-même que le mélange de la vie heureuse déterminera sa juste proportion : c’est Orphée qui placera la limite après la cinquième “génération” (66c). C’est toute la méditation du Philèbe qui se situe dans le relatif, et entend se séparer de l’absolu.
            Soulignons, pour terminer, l’importance de ce texte dans l’histoire de la philosophie. Cette table platonicienne des catégories, conçue en vérité pour l’analyse de ce mixte qu’est le plaisir conscient, aura, dans la philosophie, une longue postérité. C’est ainsi qu’on peut la rapprocher, par exemple, des quatre causes définies par Aristote au livre II de la Physique (chap. 3, 194b sq) : l’illimité s’apparente à la cause matérielle, la limite à la cause formelle, le mixte à la cause efficiente (puisque le mixte est cette harmonie incarnée qui détermine et stabilise l’union de l’illimité et de la limite, tout comme le père engendre ses enfants, selon l’image qu’Aristote emploie pour la cause efficiente – 194b 30), enfin la cause joue le rôle de la cause finale, modèle intelligible et fin dernière dont le mélange n’est jamais que l’image approximative. Aristote lui-même était sensible à ce rapprochement, puisqu’il reconnaît en Métaphysique, A, 6 (988a 10) que « Platon ne s’est servi que de deux sortes de causes : de la cause formelle et de la cause matérielle », identifiant la première avec la “limite” du Philèbe, et la seconde avec “l’illimité”. Mais dans le chapitre suivant (A, 7), Aristote refuse de reconnaître la cause finale dans l’Intellect platonicien (la “cause” du Philèbe), car l’Intellect est un Bien qui vaut absolument, et non « une fin des êtres pris dans leur existence ou leur devenir » (988b 10, texte difficile). Et Aristote conclut ce chapitre en avançant que les diverses philosophies ont eu le pressentiment de telle ou telle cause, mais qu’il est le premier à en avoir établi le système complet.
            Ce n’est pas seulement avec le système physique des quatre causes aristotéliciennes qu’il faut rapprocher les catégories du Philèbe, mais c’est encore avec les diverses tables des catégories qu’ébauche Platon lui-même dans d’autres dialogues. Ce rapprochement a été étudié, de façon systématique et sans doute un peu forcée par Nicolas-Isidore Boussoulas, dans son essai L’Etre et la composition des mixtes dans le “Philèbe” (Paris, PUF, 1952, p. 30-59), découvrant de nombreuses analogies entre les différentes catégorisations. C’est ainsi que la division harmonique de la ligne qui, à la fin du livre VI de la République, annonce en le schématisant l’allégorie de la caverne, sépare les êtres visibles (ta orata) des êtres intelligibles (ta noêta). Le genre visible se divise lui- même d’une part en “images” (eikones), c’est-à-dire en images virtuelles, simulacres ou fantômes, tels les ombres, les représentations du peintre ou les images du miroir ; et d’autre part en êtres vivants et naturels (zôa). Il est alors possible de reconnaître, dans la diversité infinie des reflets changeants (eikones) la catégorie de l’illimité, et dans les êtres qui parviennent à l’existence naturelle, le genre du mixte. L’autre section de la ligne de la République marque le domaine des êtres intelligibles, ou noêta ; ils se distinguent en noêta inférieurs, objets de l’entendement (dianoia), qui sont les objets de la démonstration arithmétique ou géométrique ; on peut donc les apparenter au genre de la limite. Quant à l’autre section des intelligibles, ou noêta supérieurs, ils sont ceux que « la raison elle-même saisit par la puissance de la dialectique, car c’est à eux qu’appartient la connaissance de l’être et de l’intelligible qu’on acquiert par la science de la dialectique » (Rép. VI, 511c). Il apparaît alors qu’ils peuvent être identifiés avec la “cause”, telle que le Philèbe la définit, l’identifiant, quelques pages après le passage que nous avons commenté, à l’Intellect (noûs), qui est « le roi de l’univers ».
            Autre rapprochement possible : avec le Timée, en lequel Platon dénombre les trois genres qui préexistaient à la fabrication de l’univers : la matière (en laquelle s’effectue la naissance des êtres), la génération (c’est-à-dire l’engendré, l’existence singulière qui vient au monde) et le modèle (la forme intelligible à laquelle participe toute existence sensible) : « Il suffit de bien se fixer dans l’esprit ces trois genres d’êtres : ce qui naît, ce en quoi cela naît, et ce à la ressemblance de quoi se développe ce qui naît. Et il convient de comparer le réceptacle à une mère, le modèle à un père, et la nature intermédiaire entre les deux à un enfant» (50d). On peut alors reconnaître aisément dans la matière, “l’illimité”, dans le produit engendré le “mixte”, et dans le modèle qui définit la forme idéale, la “limite”. Cependant, ces trois genres ne suffisent pas pour produire un monde ; il y faut encore l’intervention d’un Démiurge divin (que l’on peut considérer comme la personnification de l’Idée des Idées, c’est-à-dire de l’idée du Bien), auquel correspond évidemment, dans le Philèbe, le genre de la “cause”.
            Ajoutons enfin que c’est dans le Sophiste qu’on trouve la catégorisation la plus approfondie qu’ait jamais forgée Platon : pour penser l’entrelacement dialectique de l’être (cet immortel que seul saisit l’intuition de la réminiscence) et du non-être (la négativité, qui est le moteur de toute recherche dialectique), dans le discours philosophique qui progresse à la recherche de la vérité, Platon pose, en plus des genres primitifs et indissociables de l’être et du non-être, les genres du mouvement (kinêsis) et du repos (stasis), du même (auton) et de l’autre (thateron) – 254d. Il serait vain toutefois de chercher ici une correspondance terme à terme avec les quatre catégories du Philèbe. Dans le Philèbe, il s’agit de penser le composé dont résulte l’existence sensible, siège de l’expérience du plaisir ; dans le Sophiste, il s’agit de penser le cheminement dialectique lui-même, cette “chasse de l’être” que motive pour toujours le travail du négatif, ou puissance du non-être. Les catégories du Sophiste sont spéculatives ; celles du Philèbe sont pratiques. Les catégories du Sophiste, purement intelligibles, n’ont de sens que par leur mélange mutuel : « Il y a mélange mutuel des genres. L’être et l’autre pénètrent à travers tous et se compénètrent mutuellement » (259a). Au contraire, le Philèbe analyse le mélange et remonte, de l’existence sensible, capable de plaisir comme de douleur, aux principes premiers qui composent son harmonie.
            Quoiqu’il en soit, ces rapprochements, même ceux de la République et du Timée, restent approximatifs, et doivent être considérés avec précaution, et en relation avec le contexte. Il n’y a rien de comparable chez Platon au cadre rigide de la table des catégories telle qu’en usera Kant, et bien avant lui Aristote (dont Kant se réclame), bien que d’une façon beaucoup moins systématique.

       Macrocosme et microcosme

            Il s’agit maintenant de faire se correspondre les thèses en présence (la vie de sagesse, la vie de plaisir et la vie mixte) et la table des catégories qui vient d’être établie. La vie mixte (pour laquelle se sont prononcés également Socrate et Protarque), qui établit un équilibre au sein des variations d’intensité du plaisir et de la douleur, qui par conséquent limite l’illimité (« composée de tous les illimités liés ensemble par la limite », 27d), appartient au genre mixte. La vie de plaisir pur, pour laquelle se prononce le silence de Philèbe, appartient au genre de l’illimité. A l’idéal grec du juste milieu, ou de l’exacte mesure, Philèbe oppose donc l’idéal tout à fait oriental d’une jouissance illimitée (qui implique encore, il est vrai, l’hypothèse opposée d’une douleur illimitée, comme Socrate le lui fait remarquer aussitôt, 28a 1. Ce n’est donc pas de l’illimité que le plaisir doit sa perfection, puisque l’illimité est aussi bien la qualité de la souffrance). Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote cite en exemple Sardanapale, roi de Ninive, pour illustrer une vie de jouissance et de plaisir “bestial” (I, 3, 1095b 22) ; et dans l’Éthique à Eudème, il cite également Sardanapale et Smindyride le Sybarite (« l’homme le plus fastueux et le plus délicat » selon Hérodote VI, 127) en exemple de ceux « qui mènent une vie de jouissance et placent le bonheur dans le plaisir » (I, 5, 1216a 17). Cet idéal de pur plaisir, qu’Aristote dans l’Éthique à Eudème (I, 5, 1216a 1-10) compare à une vie passée à dormir, à la vie des plantes ou des enfants dans le sein de leur mère, est pour un grec un idéal barbare. Cependant, l’éthique “philèbienne” de l’illimité et de la démesure est peut-être présomptueuse : il se peut qu’il y ait un seuil dans le plaisir comme dans la douleur, et l’acceptation par Socrate de la thèse de Philèbe sera plus loin remise en question, quand sera examinée la limite entre sensation consciente et sensation inconsciente : « Qu’il te soit donc accordé que le plaisir est du nombre des illimités » (28a) concède donc momentanément Socrate. Il faut comprendre que le plaisir, comme la douleur, sont susceptibles de plus ou de moins, sans omettre toutefois la possibilité que cette variation s’effectue dans un intervalle fini (les paradoxes de Zénon).
            Reste la vie de pure sagesse (phronêsis), tout entière consacrée à la science (epistêmê) et à l’intellect (noûs). Parce qu’elle définit la juste mesure et la proportion harmonique, on serait tenté de la ranger sous le genre de la limite. Mais on se souvient que la limite n’a de sens qu’à limiter l’illimité, à fixer la variation continue en la soumettant à la proportion qui se rapporte à elle-même, ou summetria. Ainsi se définissait le mixte, par la liaison de l’illimité et de la limite, de l’indéfini et du défini. Si la vie de sagesse se rangeait sous le genre de la limite, il faudrait donc qu’elle engendre la vie mixte, dont le Philèbe cherche précisément la proportion. Or, selon Platon, les trois genres de vie examinés ici constituent trois choix distincts, non réductibles l’un à l’autre. La vie de sagesse, qui est la vie de la divinité telle qu’Aristote la décrira, est un absolu, qui vaut par lui-même ; elle est aussi un idéal trop élevé pour les hommes, une sorte de démesure intelligible symétrique et opposée à la démesure sensible de l’idéal de Philèbe, ou du poumon marin. Elle ne saurait donc s’apparenter à la limite susceptible d’engendrer la vie mixte, c’est-à-dire cet équilibre qui permet aux mortels de goûter le bonheur. Il faut donc qu’elle appartienne au genre de la cause.
            Pour dire la toute-puissance de la sagesse divine, qui jouit d’un bonheur inaccessible aux mortels, Platon hausse alors le ton. Elle est la cause et le principe actif de tout ce qui se maintient dans l’existence, qui résiste à la mort et à la décomposition, l’univers comme l’organisme humain, le macrocosme comme le microcosme. Platon n’identifie pas pour autant dieu et le monde, ni même dieu et l’âme du monde (qui est le principe de sa forme), mais dieu et la cause ordonnatrice (non créatrice), ou démiurgique, qui produit chaque existence selon sa mesure et sa proportion. L’intellect est cause universelle, il est “l’ordonnateur universel” (diakosmein panta, 28e). Supposer un univers sans finalité, régi par l’irrationnel (alogon), par hasard (eikê), par l’aveugle rencontre (hopê etuchen, 28d), ce serait nier ce qui est saint (oude osion, 28e).
            En affirmant ainsi avec solennité l’ordre divin du cosmos, Platon s’oppose aux physiciens matérialistes et mécanistes, qui ne considèrent dans le monde physique que le résultat du jeu des forces naturelles. Un long passage du livre X des Lois (888d-899d) s’efforce de montrer l’antériorité de l’âme ordonnatrice sur les éléments qui composent la matière. L’intelligence n’est pas née de la complexité croissante de l’organisme animal, elle est au contraire constitutive de cette organisation même, et la science divine précède la formation de l’univers comme le mouvement qui se meut lui-même (mouvement qui n’appartient qu’à l’intellect divin) précède le mouvement physique, qui est toujours l’effet d’un moteur qui s’exerce sur le mobile (89b sq). Texte remarquable en lequel Platon semble annoncer Aristote. Dans les Lois, Platon fait allusion à “une doctrine étonnante” (888d) selon laquelle les œuvres de la nature seraient nées des “jeux inévitables du hasard” (889c), “sans aucune intervention de l’intelligence ni de quelque dieu que ce soit” (889c). Les dieux mêmes seraient nés de l’imagination des hommes, et les dieux comme les lois ne seraient que des conventions sans vérité, qui changent selon les cités, les coutumes et les pays (889e). Ce relativisme sociologique fait songer aux sophistes contemporains de Platon. Et en effet, on a rapporté cette théorie matérialiste et athée à Prodicos, dont Socrate, dans le Cratyle 384b, prétend ironiquement avoir suivi la leçon à cinquante drachmes. Certains témoignages tardifs (Cicéron, Sextus) interprètent les thèses de Prodicos en les tirant du côté de l’évhémérisme (Romeyer-Dherbey, Les Sophistes, p. 63), faisant ainsi du sophiste l’un des ancêtres de l’athéisme. Mais on peut penser encore à Démocrite, qui conçoit la formation des corps organisés par les rencontres aléatoires des atomes dans le vide illimité, Démocrite, le grand contemporain de Platon, que Platon ne cite pourtant jamais, et dont la postérité ne nous a légué aucune œuvre. En Physique II, 4, 196a 24, c’est à Démocrite qu’Aristote fait allusion quand il écrit : « Certains tiennent le hasard pour responsable de notre ciel, car c’est par le hasard qu’ont été engendrés le tourbillon et le mouvement qui a dissocié et composé l’univers dans cet ordre-ci ».
            Dans le Phédon (97b sq), Socrate fait son autobiographie philosophique, ou discours de la méthode : « Un jour, j’entendis faire la lecture d’un livre dont l’auteur, disait-on, était Anaxagore. On y affirmait que c’est l’intelligence (noûs) qui est cause ordonnatrice et universelle (diakosmôn kai pantôn aitios). Cette cause-là me plut beaucoup. Il me semblait que c’était une bonne chose, en un sens, que ce soit l’intelligence qui est cause de tout ». Ce texte célèbre polémique contre le matérialisme et le mécanisme des physiciens, on disait alors des “physiologues”, et affirme la souveraineté de l’esprit sur la matière : si Socrate se trouve présentement dans sa prison, ce n’est pas parce que ses os et ses muscles sont disposés de telle ou telle façon, mais « parce que j’ai jugé que le mieux pour moi était d’être assis ici même » (98e). Mais la suite de l’ouvrage d’Anaxagore déçut Socrate car l’intelligence divine, après avoir séparé les éléments, les abandonne à un mécanisme aveugle. Cette physique que promettait, mais sans réussir à la réaliser, Anaxagore, c’est celle que Platon développera longuement dans le Timée. Dans le Philèbe, en 30e, c’est à Anaxagore que fait explicitement allusion Platon, quand il évoque ces « sages qui, depuis longtemps, proclament que l’intellect régit, de toute éternité, l’univers » (30d).
            Remarquons ici combien le dieu de Platon est éloigné du dieu des juifs et des chrétiens : « intellect roi de l’univers et de la terre (basileus ouranou kai gês, 28c) », « Zeus, âme royale et intellect royal (30d) », le démiurge platonicien est cause ordonnatrice de l’univers, il façonne les existences les yeux fixés sur un modèle intelligible. Il est harmonie et proportion, perfection et beauté. Il est cause souveraine, il n’est pas une personne. On admire son œuvre, on ne s’engage pas personnellement envers lui. Bien au contraire, Platon ne cesse de critiquer les poètes en général, et Homère en particulier, qui attribuent aux dieux des sentiments trop humains, tels que l’amour, la haine ou la colère. Inversement, le dieu de l’Ancien Testament est un dieu jaloux, qui veut l’amour exclusif de ses élus et de son peuple, et qui châtie l’infidélité par sa terrible colère. Pour la sagesse grecque, seule est divine, non la beauté de l’univers, mais la cause royale, “basilicale”, qui met cette beauté au monde ; pour la sagesse juive comme pour son prolongement évangélique, seule est divine la demande d’amour et la fidélité absolue à laquelle elle engage. Un dieu qui veut être aimé est, pour Platon comme pour Aristote, une contradiction indépassable : la vie de dieu, parfaite, ne saurait être troublée par le manque du désir. Mais le dieu de l’Ancien Testament demande un gage d’amour, et le plus dément que l’on puisse imaginer, puisqu’il demande à l’élu, Abraham, de lui sacrifier son fils, Isaac. Ce qu’on appelle alors la “foi” consiste en ce lien personnel, chaque fois unique et fondateur de l’individualité de chacun, qui scelle une alliance entre le dieu qui appelle et l’élu qui répond, qui fonde la croyance et engage la fidélité. C’est pourquoi Kierkegaard, qui médite dans Crainte et Tremblement le silence et l’engagement d’Abraham, peut opposer le stade de la moralité, fondé sur l’universalité rationnelle de la Loi, au stade de la foi, qui s’enracine, au-delà du langage, dans le secret qui fait chaque individu unique, et qui situe le particulier plus haut que l’universel, l’individu plus haut que le général. On sait qu’en grec, individu se dit “idiôtês”. Le dieu des philosophes et des savants, qui ne prétend pas dépasser la raison mais au contraire se soumettre à ses lois, choisit toujours l’universel contre l’individu. Le dieu platonicien est cause de l’harmonie universelle, il est le dieu de l’univers, non de l’individu, personne morale et chaque fois unique. Les Grecs ne se sont jamais interrogés sur la foi ou sur la croyance qu’ils devaient à leurs dieux (voyez le brillant essai de Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru en leurs mythes?, Seuil). On ne saurait douter d’Athéna, puisqu’elle personnifie la cité qui se déroule sous nos yeux. On ne saurait de même douter de Zeus, puisqu’il manifeste sa puissance par la beauté et l’harmonie qui règnent dans l’univers tout entier. Ou plutôt, en douter, c’est douter de cette harmonie même, et poser avec Démocrite que le monde est le produit du hasard et de la nécessité aveugle. Mais que le divin soit cause de la beauté du monde (Platon) ou né de l’imagination des hommes (Prodicos?), il reste une thèse intellectuelle et non un engagement moral, un principe et non une personne.
            On peut se demander ce que vient faire cette réflexion sur la cause ordonnatrice de l’univers dans un dialogue qui porte sur le plaisir, et que les scoliastes ont classé dans le genre “éthique”. C’est en effet ici de l’homme, et non du monde, de l’homme et de la vie qu’il lui faut suivre, qu’il s’agit. Pourquoi donc mêler à l’éthique des considérations de physique? C’est que Platon, à l’inverse d’Aristote, ne sépare nullement ces deux registres, et qu’il pense la condition de l’homme par sa situation dans l’univers physique, et non seulement par ce qu’il se fait lui-même par l’éducation que la cité lui donne (Aristote). C’est ainsi que la flamme qui fait vivre chacun d’entre nous est une parcelle du feu immense qui embrase le firmament, qui l’entretient et dont elle se nourrit (29bc). Dans le Timée (41de), le Démiurge divin fait se correspondre à chaque âme un astre dans le ciel. La sympathie universelle soutient sans doute cette idée étrange que le feu céleste puisse “nourrir” le feu terrestre du vivant mortel. L’astrologie, dont on ne trouve pourtant trace ni chez Aristote ni chez Platon, n’est peut-être pas étrangère à cette rêverie. Dans le mythe de la caverne, Platon opposait déjà le feu mortel, allumé sur une hauteur, à la lueur duquel les prisonniers voyaient les ombres (le feu qui anime le corps vivant, siège de la sensation) et le feu immortel, ou soleil, à la lumière duquel le délivré contemple les modèles (la lumière de l’intellect, qui engendre et éclaire à la fois la théorie des idées). L’homme platonicien ne se maintient en vie que parce qu’il participe au feu matériel qui illumine l’univers sensible, comme au feu intelligible qui illumine le monde des idées. Mais il s’agit, dans ce passage du Philèbe, du corps vivant plutôt que de l’esprit. La participation de l’homme à l’univers ne se fait donc pas seulement par le feu – le plus spirituel des quatre éléments – mais aussi par la terre, l’eau et l’air, qui font ainsi du vivant mortel un petit univers composé à l’image du grand, et de l’homme un microcosme dans le macrocosme. L’un est à l’image de l’autre, et l’âme humaine est à l’image de l’âme du monde, car on ne saurait accorder à notre corps le privilège d’une âme sans accorder a fortiori à l’univers qui nous comprend une âme qui l’anime et le compose (30a).
            Ce raisonnement par analogie, qui sera promis, dans les philosophies néoplatoniciennes et médiévales, à une grande fortune (équivalence du microcosme et du macrocosme), est, reconnaissons-le, d’une grande faiblesse. Il est vrai que la “démonstration” du livre X des Lois, bien que beaucoup plus élaborée, n’est pas davantage convaincante. Ce qui importe ici surtout à Platon, c’est de situer la recherche de l’équilibre moral qui compose la vie heureuse en relation avec un ordre cosmique, et avec la beauté du Tout. C’est de la même façon que les Stoïciens établiront la sagesse morale sur la science physique. Ils se ressouviendront tout particulièrement de ce passage du Philèbe. Comme Platon, ils affirmeront l’harmonie et la finalité de l’univers physique, contre le mécanisme aveugle ; comme Platon dans ce texte, ils feront de l’âme humaine une parcelle du feu divin qui fait vivre le monde. Marc-Aurèle : « Il n’y a qu’une lumière du soleil, bien qu’elle se divise à l’infini, sur des murailles, sur des montagnes, etc. Il n’y a qu’une matière commune, bien que disséminée en une infinité de corps particuliers. Il n’y a qu’une vie unique, bien qu’elle se partage en une infinité de natures et de corps limités. Il n’y a qu’une âme intelligente, malgré ses apparentes divisions » (XII, 30). Vivre en conformité avec la nature, c’est donc faire en sorte que le feu de l’âme humaine soit en communion avec le feu de l’âme universelle. C’est ainsi que selon Platon, dans la suite du texte, la vie morale ne sera pensée que par participation à la vie de l’univers : la douleur provient de la dislocation de cette harmonie qui est mortelle dans notre corps, immortelle dans celui de l’univers ; le plaisir, de sa restauration (31d). L’idéal du poumon marin, auquel Philèbe veut se tenir, ferme l’individu sur lui-même, et le rend étranger au monde dans lequel il vit. La jouissance est égocentrique, et se replie sur son propre secret. L’homme platonicien, microcosme dans le macrocosme, participe au contraire à la vie de l’univers. C’est surtout dans le Timée que Platon met en parallèle la fabrication de l’univers par le démiurge divin, et la composition du corps humain par les “jeunes dieux”, fils des dieux dont le Démiurge est l’auteur (41a ; allusion, sans doute, aux cosmogonies orphiques). C’est le Démiurge lui-même qui façonne les âmes de tous les vivants, aussi nombreux que les astres dans le ciel (41de), « dans le cratère dans lequel il avait d’abord mêlé et fondu l’Ame du tout » (41d). C’est ainsi que l’âme de chaque vivant est une parcelle, puisque composée selon le même mélange, de l’âme du monde. Puis les jeunes dieux façonnent les corps périssables en mélangeant les quatre éléments qui composent le corps de l’univers (43a). Lorsque l’âme est introduite « dans ce corps où afflue et d’où s’écoule un flot ininterrompu » (43a), elle est comme étourdie par la violence des sensations qui l’assaillent, et elle devient alors comme folle (44b). Par la suite, grâce à la coutume et à l’éducation, elle retrouve un équilibre, avant « de retourner de nouveau dans l’Hadès à l’état d’être inachevé et insensé » (44c). On trouvera également dans le Timée (61c-65b) une théorie des sensations, et du plaisir comme de la douleur, mais qui est sans rapport avec le passage du Philèbe que nous commentons à présent. Le Timée est sans doute celui de tous les dialogues de Platon qui développe le plus la relation d’analogie qui unit le microcosme au macrocosme.
            On conclura donc (31a) que la sagesse, la science et l’intellect relèvent du genre de la cause, le plaisir du genre de l’illimité, et la vie mélangé du genre mixte.

        Les degrés du plaisir

            Cette réflexion sur la cause universelle, qui maintient la cohésion et l’harmonie du tout, pense la vie des dieux, l’activité souveraine du Zeus basilical qui donne à l’univers ordre et harmonie. Mais, prenant la mesure de l’homme, le dialogue a choisi dès son début la voie moyenne, ou vie mixte, également éloignée de la vie toute d’intellect des dieux et de la vie toute de jouissance inconsciente du poumon marin. Ici, en ce lieu du relatif et de la proportion, l’illimité du plaisir se mêle à l’illimité de la souffrance, et ne trouve un équilibre, nécessairement précaire, que par l’accord des contraires.
            L’homme, comme tout animal, est un vivant mortel, un mixte de plaisir et de douleurs qui ne se maintient dans l’être que par un savant dosage, ou mélange que mesure une exacte proportion, qui se nomme « santé », ou « harmonie ». Protarque (31c) le rappelle à Socrate, qui définissait plus haut le mixte sur le modèle de l’harmonie musicale qui réconcilie l’aigu et le grave par la consonance, le rapide et le lent par le rythme (26a). C’est ainsi qu’un être vivant est comme un thème musical qui naît, s’affirme, s’amplifie, puis se brise et meurt. L’harmonie vitale est un concert vacillant, un arrangement en train de se défaire, un accord menacé de destruction, mais qui pourtant lutte contre la mort et lui oppose son pouvoir nécessairement limité de restauration. Toute vie est ainsi en proie au devenir, se maintenant un moment entre dissolution et convalescence, et luttant selon sa puissance contre les forces de la destruction. Platon obtient ainsi une définition physiologique et médicale du plaisir et de la douleur : « Quand la forme vitale engendrée (empsuchon gegonos eidos, 32b 1; l’harmonie divine est inversement incréée et éternelle) vient à se détruire, cette destruction est douleur ; mais, dès que la voie se retourne vers la restauration de l’essence propre (tên autôn ousian), c’est ce retour même qui, chez tous les êtres, constitue le plaisir.
            Comme Diès le fait remarquer dans son édition en note (p. 43 n. 1), cette notion d’harmonie vitale est empruntée par Platon au corpus hippocratique. Dans Le Banquet, la médecine hippocratique parle par la voix du médecin Éryximaque ; celui-ci en effet définit la santé à l’image de l’harmonie musicale et de l’ordre céleste, qui établissent la concorde dans la diversité et l’unité dans la pluralité. Pourtant, Éryximaque est un peu ridicule : son discours sur la suffisance harmonieuse du corps sain est grotesquement contredit par la mimique d’Aristophane qui, pris de hoquet, ne peut se débarrasser de ce spasme inconvenant qu’à la condition, selon l’ordonnance d’Éryximaque lui-même (185de), de se gargariser avec de l’eau (Éryximaque n’aime pas le vin), puis, en cas d’échec, de se chatouiller le nez pour provoquer l’éternuement. Aristophane ne manquera pas de faire remarquer au médecin cette contradiction entre l’académisme du discours et les exigences propres aux corps : « Aussi est-ce une chose dont je m’émerveille, que le bon ordre du corps éprouve le besoin de tout ce vacarme et chatouillis que comporte l’éternuement » (189a). Par cette scène de farce, Platon esquisse une critique de l’idéalisme hippocratique : l’harmonie du corps n’est pas aussi sereine qu’Éryximaque veut bien le dire, elle est travaillée par des tensions contraires contre lesquelles elle doit sans cesse lutter pour se maintenir en vie. En idéalisant la santé, Éryximaque confond l’harmonie immortelle de la vie des dieux avec l’harmonie vitale, toujours menacée et précaire, des mortels. La santé est, selon lui, un accord qu’aucune discordance ne travaille, et il réfute explicitement (187a) l’harmonie selon Héraclite, concordia discors et réunion des contraires : « Ils ne savent pas comment le différent concorde avec lui-même / Il est une harmonie contre tendue comme pour l’arc et la lyre » (Héraclite, Diels frgt LI, Présocratiques, Pléiade, p. 158). Platon, pensant ici l’harmonie vitale des mortels par la contrariété du plaisir et de la douleur, de la reconstitution et de la dissolution, est plus proche d’Héraclite, le philosophe du devenir, que d’Éryximaque, le médecin idéaliste de la santé et de la bonne forme.
            L’équilibre de l’harmonie vitale, sans cesse menacée de corruption, est donc à l’écoute du temps qui vient, selon qu’il porte la promesse du plaisir, ou la menace de la souffrance. Diogène Laërce rapporte d’Aristippe, le fondateur de l’hédonisme cyrénaïque, que « il savait jouir du bonheur présent, il ne se donnait pas de peine pour jouir de biens qu’il n’avait pas » (GF, I, p. 127). Paradoxalement, ce que Platon reproche ici implicitement à Aristippe, ce n’est pas son matérialisme, mais au contraire son idéalisme : Aristippe se prend pour un dieu qui conserve sa plénitude dans un éternel présent. Tout vivant mortel, en proie également aux forces de destruction et aux forces de restauration, vit nécessairement dans l’attente d’un devenir imminent, réconfort ou danger, plaisir ou douleur. Pour toute vie que traverse le trouble du devenir, la temporalité s’incarne en quelque sorte par l’impatience de l’espérance et par le recul de l’effroi : « Pose dans l’âme même, par anticipations des affects (pathêmata), l’espoir qui devance la jouissance, et qui est plaisant et réconfortant, et la prévision de la souffrance, qui est effrayante et douloureuse » (32bc). En niant et dépassant ainsi le présent, en anticipant l’avenir, l’affect n’est plus une simple altération du corps, il devient une altération de l’âme : « Pose dans l’âme elle-même (tithei autês tês psuchês) ...» (32b). Le corps en effet n’enregistre que la sensation actuelle ; seule l’âme peut échapper à l’emprise du fait, et se forger sa propre représentation. C’est ainsi que de l’infirmité même de notre condition naît une puissance et une dignité : psuchê (qui est ici âme sensible, puissance vitale qui motive l’homme comme l’animal, et non âme intellective qui aperçoit l’Idée immortelle) peut se représenter ce qui n’est pas encore, et opposer ainsi sa réalité propre à la réalité vécue dans le présent du corps. On comprend que la dialectique du plaisir et de la douleur se complique aussitôt par cette double traduction dans le corps et dans l’âme : en effet, l’espoir du plaisir est lui-même plaisir, et la prévision de la douleur est elle-même douleur. L’âme a donc son affectivité propre, qui ne coïncide pas nécessairement avec l’affect actuel ressenti par le corps. L’âme sensible semble ainsi naître d’une sorte d’extension de la vie qui se porte d’elle-même, par son propre mouvement, au-delà du seul présent. La vie est en nous tension et élan, et se résume ainsi, selon Platon, dans la force du désir (epithumia, 34e sq).
            En opposant l’expérience actuelle du plaisir ou de la douleur charnellement vécus, et l’expérience anticipée de l’espoir ou de la crainte intellectuellement représentés, Platon commence une riche tradition. On retrouvera en effet chez les Stoïciens cette distinction que le Philèbe formule pour la première fois, entre les biens et les maux, selon qu’ils se réfèrent à une réalité présente, ou à une anticipation de l’âme : « Les Stoïciens veulent que les différentes sortes de passions naissent de l’opinion qu’il y a deux biens et deux maux ; c’est pourquoi on en compte quatre : pour les biens, le désir et la joie, la joie se rapportant aux biens présents et le désir aux biens futurs ; pour les maux, la crainte et le chagrin, la crainte se rapportant aux maux futurs et le chagrin aux maux présents » (Cicéron, Tusculanes, IV, 6, Les Stoïciens, Pléiade, p. 333). Ce témoignage est corroboré par Diogène Laërce selon lequel les Stoïciens distinguaient entre l’actualité du plaisir et de la douleur et l’attente du désir et de la crainte (« Vie de Zénon de Cittium », GF, II, p. 88-89 ; « La Pochothèque », 1999, p. 789-883). De la même façon, dans Les Passions de l’âme (livre II), Descartes distingue six passions primitives, qui s’engendrent successivement, et engendrent toutes les autres passions : l’admiration, qui naît de la première rencontre, et qui suscite la joie, quand la rencontre est favorable, ou la tristesse, quand elle m’est contraire. Ces trois passions sont l’effet sur une âme incarnée d’un objet dont elle ressent la présence. L’objet venant à se dérober (car aucun objet ne nous est aussi uni que notre âme l’est à notre corps), naît le désir, qui vit dans l’attente d’une nouvelle rencontre : l’attente de la rencontre favorable se nomme amour, qui veut s’unir étroitement au bon objet, l’attente de la rencontre contraire se nomme haine, qui veut fuir le mauvais objet. Ces diverses variations que joue la passion sur le clavier de l’âme compliquent considérablement la conduite de la vie affective, et la navigation dans la carte du Tendre. Il se pourrait bien que la recherche du plaisir, que vient compliquer le plaisir de l’espérance, propre à l’âme, et l’évitement de la douleur, que vient compliquer la douleur de la crainte, propre à l’âme, soient plus complexes que Philèbe ne l’ait jamais imaginé.
            Pour souligner encore davantage combien ces réflexions portent sur la vie mixte des vivants mortels, et non sur la béatitude immortelle des dieux, Platon oppose alors, à l’instabilité affective qui appartient en propre au mixte, l’impassibilité invariable et surhumaine des dieux, exempte également de douleur et de plaisir : « Il n’est pas vraisemblable que les dieux jouissent, acquiesce en effet Protarque, ni qu’ils éprouvent une affection contraire » (33b). Cette vie d’intelligence et de sagesse (o tou noein kai phronein bios, 33b), exempte de toute affection, que ne trouble ni la dissolution ni la restauration (32e), c’est celle que Socrate et Protarque, d’un commun accord, ont écarté (21de), tout comme ils ont écarté son extrême opposé, et pourtant si semblable : l’imbécilité heureuse du poumon marin : « Ni l’une ni l’autre de ces deux vies ne me paraît souhaitable, Socrate », jugeait Protarque (21e). En effet, le plaisir et la douleur, nous l’avons vu, se compliquent et s’enrichissent de leur inscription dans le devenir, par la psychologie de l’attente. En transportant l’existence dans l’immortel, la différenciation affective s’évanouit et tout se résorbe dans l’impassibilité. Certes, de cette vie neutre, inaccessible à la jouissance comme à la souffrance, Socrate dit ici : « C’est une question qu’il faudra reprendre plus tard » (33b). Il reste néanmoins remarquable que Platon, en définitive fort peu platonique, recherchant une règle de conduite à la mesure de l’homme, répudie si clairement l’idéal de l’immortalité et le modèle de la perfection divine. Les Stoïciens, au contraire, ne craindront pas de faire de leur Sage un véritable dieu, inébranlable et impassible au sein des circonstances les plus contraires. Il importe pourtant, précise Socrate, de garder à l’esprit la pensée de « la plus divine de toutes les vies (pantôn tôn biôn theiotatos, 33b) », comme l’origine absolue dont l’écart permet de mesurer l’inconstance du cœur humain et son éloignement de la sérénité divine : « Efforce-toi de bien garder cette vie en mémoire car, pour le jugement à porter sur le plaisir, avoir ou non ce souvenir présent ne sera pas d’une petite importance » (33a). Quand il faudra en effet établir une hiérarchie des plaisirs, cette constante béatitude, qui jouit de l’être et non du devenir, permettra de mieux discerner entre les plaisirs, selon qu’ils s’accordent à la sagesse ou bien au contraire la corrompent. Cependant, la sobriété de l’évocation platonicienne est remarquable quand on la compare au livre entier que, dans Métahysique L, consacre Aristote à la vie et à la béatitude du divin.
            Des repères sont ainsi posés qui vont permettre de construire maintenant une véritable analytique des plaisirs : l’origine (l’impassibilité divine), le premier écart, par la physiologie du plaisir et de la douleur actuelles (dissolution ou restauration de la structure corporelle), le second écart, par la psychologie de l’attente (plaisir de l’attente du plaisir, ou espérance, douleur de l’attente de la douleur, ou crainte). Platon peut construire désormais une véritable échelle graduée des plaisirs, depuis la sensation inconsciente jusqu’à la béatitude de l’esprit.
            La sensation en effet n’est pas nécessairement consciente d’elle-même. Les affections (pathemata, 33d 2) du corps ne sont sensibles, c’est-à-dire ne deviennent conscientes, qu’à la condition qu’elles soient aperçues par l’âme : « Parmi les affections du corps, certaines s’éteignent dans le corps avant de parvenir à l’âme et laissent celle-ci insensible, alors que les autres les pénètrent tous les deux et provoquent un ébranlement qui les émeut l’un et l’autre respectivement et conjointement » (33d). C’est là l’occasion pour Platon de rappeler, à l’animalité du jouisseur Philèbe, le privilège de la conscience de soi, qui est le fait de l’âme seule. Ayant répudié la jouissance inconsciente du poumon marin, il nous faut maintenant articuler le plaisir à l’âme, et ne reconnaître de vraie jouissance que celle qu’on goûte consciemment. Le phénomène de la jouissance échappe ainsi à l’anatomie du corps objectif et demande, pour son élucidation, une véritable phénoménologie du corps-propre. L’âme incarnée n’a pas en effet conscience de tous les plaisirs dont son corps est le théâtre, puisque le plaisir est susceptible d’une définition objective, et non seulement subjective : la restauration de l’ordre et de la proportion (analyse identique pour la douleur, qui est dissolution de l’ordre). C’est ainsi, par exemple, que le commencement de la maladie (douleur), comme de la convalescence (plaisir), est insidieux, et se fait d’abord à l’insu de la conscience. Mieux encore : le corps organique n’est pas également, et de toutes parts, conscient de lui-même, les mouvements des viscères demeurant, pour leur plus grande partie, insensibles, tandis que la surface épidermique forme une zone érogène inégalement répartie, plus sensible au plaisir comme à la douleur. Valéry : « Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau » (L’Idée fixe, Œuvres II, p. 215). Dans le Timée (61c sq ; sur le plaisir et la douleur, 64a-65b), Platon s’interroge sur la constitution du corps sensible (qu’il faut donc distinguer du corps anatomique) : les parties molles de la chair laissent se propager l’affect (« en cercle », précise-t-il – 64b – parce qu’il pense évidemment aux ondes circulaires que provoque dans l’eau la chute d’une pierre), tandis que dans les parties peu mobiles (telles, précise-t-il, « les os, les cheveux et toutes les autres parties du corps où prédomine la terre », 64c), l’impression reste localisée et ne peut s’étendre. Sans entrer dans le détail de cette physiologie – il est vrai fort rudimentaire – de la sensibilité, il est remarquable de constater combien Platon semble sensible à l’expérience sensuelle du corps-propre. Il y a donc loin de l’anatomie du corps objectif au sentiment du corps subjectif, qui émerge d’un seuil d’inconscience de façon modulée et variable.
            Une fois franchi ce seuil, qui sépare l’inconscience de la vie végétale de la conscience de soi sensible de l’âme incarnée, la sensation cesse d’être une altération simplement physique, un processus seulement mécanique : en devenant conscient, l’affect ébranle l’âme et l’impression l’émeut ; elle communique un “mouvement” (kinêsis, 34a) à l’âme frémissante, qui commence ainsi de s’éveiller du sommeil de la vie végétative. Par la sensation, le corps motive l’âme ; la passion est un ébranlement communiqué à l’âme par le fait de son incarnation. Par cette émotion, motion ou mouvement impulsé par la sensation devenue consciente, l’existence sensible s’anime et se porte en quelque sorte au-delà du présent, elle naît à l’anticipation de la représentation. C’est pourquoi la marque de la sensation ne vaut pas seulement par l’actualité de l’empreinte, elle demeure, sous la forme d’une simple représentation, dans le magasin de l’âme : c’est là ce qu’on nomme un souvenir, c’est-à-dire un souvenir-empreinte qui n’est encore que le coup porté à l’âme par le choc de la rencontre passionnelle. Mais le souvenir lui-même s’enrichit aussitôt en se compliquant : Platon distingue entre le simple souvenir (mnêmê) et la réminiscence (anamnêsis, 34b), qui est activité de l’âme, et non pure réceptivité de l’affect : l’âme a en effet le pouvoir de rendre présent l’empreinte mnésique, de la rappeler à la conscience malgré l’absence de l’objet qui l’a provoquée. Le souvenir n’est que l’enregistrement passif du choc sensationnel ; la réminiscence est un acte de mémoire, qui réactive la sensation passée, et marque ainsi un degré supplémentaire dans l’élévation de l’esprit vers son autonomie. On pourra se reporter ici au Théétète, 191d sq, dans lequel Platon compare le souvenir, qui est l’empreinte plus ou moins durable de la sensation, à la marque laissée par le sceau d’une bague dans la cire à cacheter : « C’est un don de la mère des Muses, Mnémosyne : tout ce que nous désirons conserver en mémoire de ce que nous avons vu, entendu ou nous-mêmes conçu vient, en cette cire que nous présentons accueillante aux sensations et conceptions, graver en relief comme marques d’anneaux que nous y imprimerions » (191d). Ce modèle des tablettes de cire emmagasinées dans l’âme montre rapidement son insuffisance dans la suite de l’analyse du Théétète. De même, Platon ne se contente pas dans le Philèbe de la simple mécanique de l’empreinte ; la réminiscence, qui complique aussitôt le simple souvenir, nous rappelle que la sensibilité donne naissance dans l’esprit à une psychologie de la mémoire et de l’attente, l’âme n’étant nullement le spectateur passif de ses pures impressions, mais les réactivant au contraire par un acte de sa libre volonté, qui se nomme “réminiscence”. En lui accordant ainsi l’intentionnalité – qui est “motion” de l’esprit vers la représentation – de la réminiscence, Platon reconnaît à l’âme le pouvoir, non de créer, mais du moins de reproduire à son gré les sensations de plaisir, mais aussi de refouler les représentations de douleur. Il s’insère ainsi dans une longue tradition qui fait de Mnémosyne la vraie puissance et vertu de l’âme, qui a le pouvoir quasi divin (celui, incantatoire et magique, de l’aède) de ressusciter les morts et de faire apparaître des mondes. Sur le rôle fondamental de la mémoire chez Platon, et chez les Grecs en général, on lira les très beaux articles de Jean-Pierre Vernant, « Aspects mythiques de la mémoire » et « Le fleuve “Amélès” et la “mélétè thanatou” », dans Mythe et pensée chez les Grecs, I, p. 80-123. Il importe cependant de ne pas confondre la réminiscence sensible, dont il est ici question, avec la réminiscence intelligible, qui est l’acte proprement philosophique par lequel l’âme, devenue pure de toute sensation, se connaît elle-même. Aussi Platon distingue-t-il entre le souvenir d’une sensation (aisthêsis) du souvenir d’une connaissance (mathêma) : 34b-c.
            Remarquons toutefois combien la distinction du souvenir et de la réminiscence est ici subtile et délicate. Car, quel est le statut de l’empreinte conservée dans le magasin de l’âme tant que celle-ci ne la fait pas revenir dans la clarté de la conscience? Il faudrait distinguer le souvenir inconscient, qui est le souvenir proprement dit (mnêmê), du souvenir conscient, qui est seul réminiscence. Comment se manifeste alors la présence en nous d’un souvenir inconscient? Par le symptôme, ou par le rêve, dirions-nous aujourd’hui, mais aussi par le comportement réflexe, le souvenir inconscient du plaisir ou de la douleur déterminant le corps vivant à réagir instinctivement à la répétition d’une situation critique. En ce cas, après l’éveil de la conscience par la sensation, le souvenir inconscient retomberait dans l’inertie de la vie végétative. Une autre interprétation, plus philosophique, est possible : Platon distingue plutôt ici entre la perception de l’objet (emmagasinée par le souvenir) et la représentation de la mémoire, fruit de la réminiscence. En effet, quand je me ressouviens d’une sensation passée, je ne me la représente pas comme si elle était présente (il s’agirait en ce cas d’une hallucination, et non d’une réminiscence), je la considère au contraire dans l’intentionnalité propre à la réminiscence : la réminiscence s’aperçoit elle-même comme la trace d’un événement du passé, et non comme une perception actuelle. Il faut donc distinguer, comme le fait ici Platon, la trace mnésique elle-même qui marque l’impact de la rencontre (souvenir) de sa réactualisation par l’âme sous le regard de la mémoire (réminiscence). En ce sens, le souvenir ne rechute pas dans l’inconscience, mais il reste incapable de se déprendre du choc passionnel et de se poser lui-même comme une représentation du passé, c’est-à-dire comme une réminiscence.
            On comprend alors que Platon construit ici une véritable échelle du vivant : le premier degré est celui de la sensation (plaisir ou douleur) inconsciente ; le second, celui de la sensation devenue consciente, simple effet passionnel dont un objet présent est la cause ; le troisième, celui du souvenir (mnêmê), enregistrement mécanique de l’empreinte dans les magasins de l’âme ; le quatrième la réminiscence (anamnêsis) sensible, qui réactive l’empreinte de l’objet devenu absent ; le cinquième, la réminiscence intelligible, qui provoque la maïeutique de l’âme et accède à la contemplation des idées immortelles. Ces successifs degrés du vivant marquent les niveaux de l’élévation de l’âme qui se délivre de la caverne sensible où la vie inconsciente l’ensevelit, gagne en autonomie, s’affranchit de la dépendance passionnelle et ne devient vraiment ce qu’elle est qu’en se connaissant elle-même par un acte du seul intellect. Si les plaisirs que l’âme éprouve sont fonctions de cette hiérarchie de l’éveil, alors il apparaît évidemment que les plaisirs du Sage seront incomparablement plus grands que ceux du poumon marin. Et c’est bien ainsi en effet que Socrate conclut cette analyse : « Le but de toute cette explication, c’est de saisir le plus fermement et le plus clairement possible le plaisir qu’éprouve l’âme indépendamment du corps, et tout aussi bien le désir (epithumia) » 34c.
            « Et tout aussi bien le désir » : en s’élevant en effet vers les degrés supérieurs de la vie de l’esprit, l’âme selon Platon ne renonce nullement au désir. Le désir, dont la première manifestation est l’émotion communiquée à l’âme par l’affect devenu conscient mais éprouvé par le corps, appartient en propre à l’âme, comme l’impulsion qui lui donne son élan non seulement dans la poursuite des objets sensibles, mais encore dans la recherche dialectique, qui la lance dans cette « chasse de l’être » qu’est la philosophie elle-même (Phédon, 66c). Le désir est chez Platon tout aussi bien sensible qu’intelligible, et la condamnation que le christianisme prononcera contre l’orgueil de l’âme païenne visera la concupiscence de l’esprit plus encore que celle des sens (libido sentiendi, libido sciendi). L’acte propre de l’âme est, selon Platon, le désir tout autant que la réflexion, ou la conscience de soi : la connaissance philosophique est motivée par le désir de l’immortel, qui soulève l’âme du sensible vers l’intelligible, et ne trouve jamais son repos dans l’évidence métaphysique d’une pure conscience de soi (seule la divinité, selon Aristote, est “pensée de la pensée”). La double réflexion spéculaire du Premier Alcibiade est un mythe du dialogue philosophique, qui est poursuite et chasse de la vérité, et non savoir absolu. Il faudra attendre Hegel, sans doute plus proche de Platon qu’on veut bien le reconnaître, pour que soit retrouvée cette intuition fondamentale : le désir est l’essence de la conscience. Certes, l’âme s’éveille au désir par la sensation différentielle qui franchit le seuil de l’inconscience, mais elle continue cependant d’être soulevée par l’élan du désir alors même qu’elle s’est affranchie du sensible. C’est en effet par la continuité du désir qu’est possible la dialectique diotimienne, qui s’élève de la beauté d’un corps unique à l’idée de la beauté elle-même. Ce passage du mortel à l’immortel ne pourrait s’effectuer s’il y avait une différence de nature, non de degré, entre le désir du sensible et le désir de l’intelligible. Aussi le désir n’est-il pas, selon Platon, un trouble passager de l’âme, mais l’élan constant qui la soulève. Souffrance d’un manque, il nie la vacuité présente et se représente, par un acte de réminiscence que l’âme seule peut accomplir, une plénitude avenir, s’affranchissant ainsi de la pure impression actuelle qui vient marquer le corps comme le cachet la cire. Par l’espérance comme par la réminiscence, le désir complique l’expérience du plaisir, comme celle de la douleur, et donne naissance à cette psychologie de l’attente qui confère à l’âme le pouvoir de nier l’actuel et de se transporter dans le possible. Le corps n’est que le siège de l’actuel, et de l’enregistrement du fait ; l’âme seule a la puissance du virtuel : « Le désir montre que l’effort de tout être vivant tend toujours vers l’état contraire à l’état présent du corps » (35c). Il n’y a donc de désir que de l’âme : « Il n’y a pas de désir du corps, voilà ce que nous déclare ce raisonnement » (35c). Psuchê désigne donc ici un élan vital qui se définit comme projet ou intentionnalité. L’âme est « principe vital » (arkhê tou zôou, 35d), elle est élan (ormê, 35d), elle est désir (epithumia, 35d), elle est enfin logos (35d, discours, et non raison, comme le traduit Diès), puisque c’est par le discours que le désir peut exprimer son insatisfaction présente et l’objet avenir de son espérance.
            L’âme manifeste ainsi son indépendance à l’égard du corps qui reste captif de l’immédiateté : à la réalité présente, elle oppose la représentation virtuelle que vise le désir. Non seulement l’âme platonicienne est élan vital, mais il faut dire encore qu’elle seule est vraiment vivante, puisqu’elle seule est désirante, niant ce qu’elle est et tendue vers ce qu’elle doit être, tandis que le corps ne se porte pas de son propre mouvement au-delà de l’impression présente. Abandonné de l’âme, le corps redeviendrait ce qu’il est, une masse inerte et sans vie, comme on le voit en un cadavre (la mort est en effet selon Platon séparation de l’âme avec le corps : Gorgias, 524b et Phédon, 64c). Cette dissemblance de l’âme et du corps, comme entre l’élan et l’inertie, fait de leur union, semble-t-il accidentelle, une discordance toujours possible : c’est ainsi qu’il se peut que le corps soit souffrant, et que l’âme se réjouisse par la réminiscence des plaisirs passés (« Tout en souffrant de la douleur actuelle, on se souvient des plaisirs qui, présents, feraient cesser la douleur », 35e). Se profile ainsi une sorte d’art de vivre ou de technique du bonheur qui réussit à opposer, au malheur présent, par un acte de l’âme, une représentation heureuse qui vient se substituer à la réalité douloureuse. Socrate pense ici contre Protarque, qui affirme inversement que le souvenir du bonheur passé ne peut qu’accroître l’affliction présente par le rappel de ce qui a été irréversiblement perdu (36a) ; mais Socrate lui oppose la puissance de l’âme et son autonomie à l’égard du corps. L’âme en effet peut substituer la réalité de son désir à la réalité de ses sensations, et triompher ainsi des contraintes de l’actuel. Pour Philèbe comme pour Protarque, le plaisir est un phénomène surtout physique, sur lequel l’âme n’a qu’un faible pouvoir ; pour Platon inversement, l’âme est seule vivante et l’intensité du plaisir est fonction du degré d’éveil de la vie.
            Ici encore, c’est contre Aristippe de Cyrène, dont il faut croire que Philèbe est disciple, que s’oriente la méditation platonicienne. Pour Aristippe en effet, il n’y a pas de joie dans l’espérance ni dans la réminiscence, mais seulement dans la jouissance de l’actuel. Selon Diogène Laërce : « Ceux qui s’en tinrent aux enseignements d’Aristippe et qui prirent le nom de Cyrénaïques [...] soutenaient, au contraire d’Épicure, que le souvenir ou l’attente d’événements heureux ne constitue pas un plaisir, car le temps affaiblit et détruit le mouvement de l’âme » (Vie d’Aristippe, GF, I, p. 135). En ce sens, la débilité de l’âme ne peut tenir tête au sentiment immédiat dont le siège est le corps. L’âme reste donc soumise à l’impression sensible, sans pouvoir la surmonter ni s’en affranchir. Il n’y a donc de plaisirs véritables que ceux du corps : « Les plaisirs du corps leur paraissent supérieurs à ceux de l’âme, et les souffrances du corps plus pénibles que les peines de l’âme (ne châtie-t-on pas les coupables corporellement?) » (Ibid.). Tout le développement du Philèbe que nous venons de commenter contredit explicitement cette thèse, et se comprend mieux par cette confrontation : si la jouissance humaine est plus complexe chez l’homme que chez le poumon marin, comment mesurer cette complexité, c’est-à-dire quelle part d’indépendance faut-il accorder à l’âme incarnée? Platon annonce ici fortement les morales hellénistiques. C’est sans doute en se souvenant du Philèbe qu’Épicure contredira directement Aristippe : « Épicure, selon le témoignage de Diogène Laërce, diffère en outre des Cyrénaïques en ce que ceux-ci soutiennent que les souffrances du corps sont plus pénibles que celles de l’âme, étant donné que les criminels ne sont touchés que par le châtiment corporel. Épicure, au contraire, affirme que ce sont les souffrances de l’âme qui sont les plus pénibles. La chair, en effet, ne souffre que du présent, tandis que l’âme souffre du passé, du présent et de l’avenir. Il suit de là que les plaisirs de l’âme sont aussi plus grands que ceux du corps » (Textes choisis, Jean Brun, PUF, p. 135). Épicure, malade et souffrant, affirme qu’il peut, par la seule force d’âme, triompher de la maladie qui le torture actuellement et philosopher librement : « Épicure dit, selon Marc Aurèle : “Quand j’étais malade je ne m’entretenais avec personne des souffrances de mon pauvre corps, je n’en parlais jamais à ceux qui venaient me voir. Mais je continuais à m’occuper des questions principales de la nature et cherchais surtout à savoir comment l’esprit, qui prend part aux mouvements qui affectent le corps, peut être exempt de trouble et garder le bien qui lui est propre. Et je ne fournissais pas non plus aux médecins l’occasion de s’enorgueillir de leurs procédés, car même alors je considérais ma vie comme belle et heureuse » (Marc Aurèle, ibid. p. 140). Et de façon plus tranchée encore : « Le Sage, dit Épicure, oppose un sourire dédaigneux à l’excès de souffrances physiques qu’il endure parfois » (Plutarque, ibid.). On comprend alors combien ce texte du Philèbe se trouve à l’origine des sagesses morales qui, dans la Grèce hellénistique comme dans l’empire romain, vont prendre une si considérable extension. La béatitude inentamable de l’Épicurien n’est sans ressemblance avec l’impassibilité du Stoïcien : « Ou la douleur est un mal pour le corps : qu’il se plaigne donc! ou elle en est un pour l’âme. Mais l’âme est libre de conserver sa sérénité et sa paix, et de ne pas admettre l’opinion que c’est un mal. En effet, tout jugement, tout désir, toute aversion, est au-dedans de nous : aucun mal ne peut monter jusque là » (Marc Aurèle, VIII, 28, ibid. p. 166). S’il est vrai que les criminels succombent à la torture, le Sage sait y demeurer insensible, et saura ne pas crier dans le taureau de Phalaris.
            Il est vrai que Socrate souligne dans le Gorgias qu’un injuste châtiment ne saurait faire plier la résolution du Sage (par exemple 473b-c sq) ; il est vrai encore que, selon le Phédon, l’exercice de la philosophie est capable de dissiper les craintes que nous inspire le “Croquemitaine” de la mort (l’Épicurien ne se flatte-t-il pas également de s’affranchir de cette vaine et vulgaire terreur?) ; il est vrai aussi que Platon nous confie dans le Phèdre que, pour faire front à la mélancolie de la vieillesse, il rédige ces dialogues que nous lisons encore, constituant ainsi « un trésor de réminiscences » où l’âme peut se transporter et ainsi se réjouir du bonheur passé (Phèdre, 276d). Pourtant, jamais Platon n’a fait du philosophe, selon l’expression consacrée, « un dieu parmi les hommes » qui sait se rendre, par la seule force de son âme, inaccessible à toute souffrance. Les Pères de l’Église n’auront aucun mal à dénoncer l’orgueil de la sagesse antique, qui fait de l’homme un dieu ; à la sérénité inhumaine du Sage, ils opposeront l’atroce agonie, longuement décrite, représentée et méditée, du Fils de Dieu. Bien avant eux, Aristote avait déjà dénoncé la fiction de cette impossible sérénité : « Ceux qui prétendent que l’homme attaché à la roue ou tombant dans les plus grandes infortunes est un homme heureux à la condition qu’il soit bon, profèrent, volontairement ou non, un non-sens » (Éthique à Nicomaque, VII, 14, 1153b 19). Il reste que cette éthique païenne de la béatitude trouve son origine dans le Philèbe de Platon qui apparaît ainsi comme la matrice dont sont sorties les philosophies morale – et la morale est alors l’essentiel de toute philosophie – qui domineront jusqu’à la fin du monde antique.

        Vérité ou fausseté des plaisirs (36c sq)

            La marge d’autonomie de l’âme vis-à-vis de l’état du corps auquel elle est unie, ce qu’on pourrait appeler “le jeu de l’âme dans le corps” (au sens où l’on dit d’une pièce d’une machine qu’elle a du “jeu” quand elle dispose d’un certain degré de liberté), fait du plaisir comme de la douleur, non de simples phénomènes physiologiques, mais de véritables actes de l’âme, c’est-à-dire de véritables jugements. Pour un organisme doué de conscience, le sentiment du plaisir n’est pas l’état physiologique lui-même, mais le jugement porté sur l’état physiologique. Par la crainte (phobos) et l’attente (prosdokia, 36c), l’excitation sensible diffuse vers l’avenir, et se fait intentionnalité. Jugement de l’âme, le sentiment de plaisir ou de douleur relève donc du genre de l’opinion (doxa, 36c). Il doit donc être, comme l’opinion, susceptible de vérité ou de fausseté. Protarque, cependant, l’admet de l’opinion, mais nullement du plaisir.
            Ce passage difficile ne peut être compris qu’à la condition d’être rapporté aux dialogues qui précèdent le Philèbe. En effet, ce que Protarque admet ici sans difficulté, à savoir qu’il existe des opinions fausses, est pourtant réfuté par quelques-uns et se trouve à l’origine d’un vaste débat. Ce sont surtout les Mégariques (Euclide de Mégare) qui se plairont à développer ces paradoxes, se réclamant de l’autorité de Parménide, et de la dialectique de son disciple Zénon, qui affirme la souveraineté de la pensée sur l’évidence sensible (il n’y a pas de mouvement). Comme les divers sorites qu’affectionne cette école, le paradoxe de l’opinion fausse est un jeu de langage, ou plutôt une réflexion sur ce jeu que serait le langage. On affirme ainsi qu’il est impossible de dire le faux : le faux est ce qui n’est pas, le vrai ce qui est. Or, tout discours énonce quelque chose, et ne saurait jamais dire le non-être. Il ne saurait donc davantage y avoir d’opinon fausse qu’il ne saurait y avoir un discours qui ne dirait rien. Ce paradoxe est souvent développé par Platon, par exemple dans l’Euthydème, véritable anthologie des divers tours de sophistes grâce auxquels les deux frères (jumeaux?) Euthydème et Dionysodore déconcertent leurs adversaires en se renvoyant la balle. Ils sont, dit Socrate en les présentant, « bons à tous les combats » (271c), aussi redoutables dans l’art du pancrace que dans les joutes des tribunaux. C’est ainsi qu’en 283e, Euthydème démontre à Ctésippe qu’il est impossible de mentir, c’est-à-dire de dire le faux. En effet : « Quand quelqu’un dit une chose, il dit une chose qui est [...] Mais si on dit vraiment une chose qui est et des choses qui sont, on dit la vérité » (284a). Dès lors tous les discours se valent, puisqu’ils sont tous également vrais ; et puisque le critère de la vérité nous échappe, il faut nous résigner à la relativité des opinions, sans qu’il soit possible de décider entre elles. C’est pourquoi, dans le Sophiste, qui n’est qu’une longue méditation sur ce paradoxe mégarique, Platon s’emploie à sauver la philosophie, qui est la chasse de l’être et ne saurait, sans se supprimer elle-même, renoncer à la vérité. En ce dialogue, le lieu insaisissable du faux apparaît comme le repaire dans lequel le sophiste vient se réfugier pour échapper à l’exigence du vrai, c’est-à-dire à la philosophie elle-même. Et c’est surtout parce que les Mégariques se réclament de Parménide que, dans le même Sophiste, Platon fonde la recherche dialectique sur le meurtre symbolique de Parménide qui prend la valeur, selon le mot de l’Étranger d’Élée, d’un « parricide ». S’il n’y a en effet que deux voies, comme le dit Parménide en son poème, celle de l’Etre et celle du Non-Etre, alors il faut dire que l’Etre est et que le Non-Etre n’est pas. L’erreur, ou opinion fausse, qui apparaît alors comme le mode d’existence du Non-Etre, ne saurait avoir elle-même d’existence. Tout le Sophiste s’emploie donc à trouver une issue à cette alternative : entre l’Etre et le Non-Etre, la vérité et l’erreur, il y a une voie médiane, celle de la recherche dialectique qui poursuit le vrai, mais ne le possède nullement. Elle ne saurait donc se saisir de l’Etre mais, par la docte ignorance dont Socrate est le modèle vivant, elle est néanmoins capable de s’élever vers la connaissance en niant ce qui n’est pas, c’est-à-dire en réfutant l’opinion fausse. Et Platon peut souligner alors ce qui l’oppose à Parménide : connaître, ce n’est pas contempler l’Etre immobile et parfait – sur le mode poétique de l’adoration extatique – c’est effectuer pour soi le travail de la négativité et ouvrir ainsi, dans la sumplokê (entrelacement, combinatoire, réseau de références) des essences entre elles, la voie d’une recherche infinie. C’est ainsi que Platon oppose, à la négation absolue du Non-Etre parménidien, la négativité dynamique, moteur de la maïeutique de l’âme et source de toute connaissance. Il faut donc reconnaître que le Non-Etre est, par le travail du négatif qui motive la dialectique, et répond ainsi à ce désir de l’immortel qui fait l’essence de l’âme.
            Ce que le Sophiste a réussi pour l’opinion, sur le plan spéculatif, le Philèbe l’entreprend pour le sentiment de plaisir ou de douleur, sur le plan moral. Par cette translation d’un plan dans l’autre, le jugement de valeur se renverse. Dans le Sophiste, il s’agissait de réhabiliter la négativité dialectique contre le savoir figé de l’absolu, tel que Parménide le concevait ; dans le Philèbe, il s’agit au contraire de dénoncer les plaisirs mêlés de souffrance que la contradiction travaille et de se rapprocher d’un plaisir pur et entier, un parfait contentement qu’aucune inquiétude ne vient troubler. Dans l’un et l’autre cas, c’est bien le statut de la négation et de la contradiction qu’il s’agit de penser ; mais ce qui est moteur dialectique pour la connaissance, et inquiétude féconde, est au contraire corruption pour la béatitude et le parfait plaisir, et inquiétude vaine. Il y a peut-être là une antinomie profonde : parier pour la chasse dialectique, c’est renoncer à la béatitude du parfait contentement, et cultiver le désir de ce qu’on n’est pas, de ce qu’on n’a pas, de ce qu’on n’aura jamais, et qui est la véritable essence de l’âme (Banquet, 200e : « L’objet du désir, pour celui qui éprouve ce désir, est quelque chose qui n’est point à sa disposition et qu n’est pas présent, bref quelque chose qu’il ne possède pas, quelque chose dont il est dépourvu, et c’est de cette sorte d’objets qu’il y a désir et amour »). Inversement, rechercher la béatitude, c’est rechercher un équilibre de parfaite sérénité que ne viendrait troubler ni la peine de pensée ni l’élan du désir. Il se peut qu’entre le bonheur et la réflexion, il y ait une antinomie insurmontable.
            Mais il se peut encore, et dans un sens tout à fait opposé, que l’activité dialectique effectue le dépassement de cette prétendue antinomie : car, si nous excluons également l’imbécillité du poumon marin et l’omniscience divine, il reste pour seul plaisir, à la mesure de l’homme, la recherche de la vérité et cette chasse de l’être qui motive le dialogue socratique. A ce plaisir spéculatif, correspondrait alors, dans le Philèbe, dans le registre sensible, le flux incessant de la sensation que Socrate propose plus loin de modérer pour mieux en apprécier l’infinie différenciation.
            Le paradoxe des Mégariques conduisait à l’idée que toutes les opinions se valent ; le paradoxe de Protarque (qu’il n’y a pas de plaisir faux – remarquer à ce propos que l’hypothèse de la fausseté porte sur le plaisir plutôt que sur la douleur ; c’est que, selon Philèbe, seul le plaisir est vrai, la douleur importune venant attrister momentanément cette parfaite quiétude) conduit pareillement à l’idée que tous les plaisirs se valent. C’est ainsi que pour Aristippe de Cyrène « aucun plaisir n’était différent d’un plaisir ni plus plaisant qu’un autre » (Diogène Laërce, II, 85, cité par Diès, Philèbe, Belles Lettres, n. 1 de la p. 45. Remarquons que cette thèse se trouve contredite plus loin par mon interprétation de la formule d’Aristippe : « Le plaisir est un mouvement doux accompagné de sensation »). Pourtant, n’avons-nous pas reconnu que les plaisirs relèvent du genre de l’illimité, et qu’ils sont donc susceptibles de plus ou de moins? Comme Socrate le fait plus loin remarquer, « les plaisirs sont qualifiables, car nous avons déclaré depuis longtemps que les uns comme les autres peuvent être grands ou petits ou forts, les douleurs aussi bien que les plaisirs » (37c-d). Il semble donc possible de différencier l’indifférencié. Comment cela peut-il être possible?
            Platon développe alors le parallèle, ou plutôt la dissymétrie, de l’opinion peut-être fausse et du plaisir toujours vrai. La difficulté consiste en ceci qu’il s’agit moins ici de l’exposé de la thèse de Platon lui-même plutôt que de l’explicitation de la thèse implicite de Protarque. En effet, si Protarque admet la fausseté de l’opinion, ou du jugement, ce n’est nullement parce que, lecteur du Sophiste, il reconnaît la puissance dialectique de la négativité. Bien au contraire, Protarque se réfère à une théorie de l’opinion que Platon avait développée, et réfutée, dans un précédent dialogue : le Théétète. Nous nous sommes déjà référés à ce dialogue à propos de la distinction entre le souvenir et la réminiscence (l’empreinte dans la cire) ; c’est à ce même passage qu’il faut encore se rapporter. La théorie du souvenir-empreinte est en effet forgée par Socrate pour répondre précisément à la question qui nous occupe : comment l’erreur serait-elle possible si l’opinion fausse n’était qu’une affirmation sur ce qui n’est pas (188d sq), puisque « juger ce qui n’est pas, c’est ne pas juger du tout » (189a)? Socrate suppose alors que l’erreur naît de la confusion des empreintes et que l’âme, en présence de l’objet, substitue, à la tablette de cire correspondante, une tablette de cire qui lui ressemble (théorie de l’erreur par substitution, 189c sq). Cette théorie se révèle cependant rapidement insuffisante, car elle ne fait que reculer le fond du problème : dans la bibliothèque des tablettes de cire, quel est donc ce bibliothécaire étourdi qui confond les documents et pervertit le classement? En recherchant le fondement de l’erreur, l’âme est entraînée dans une mise en abyme dont elle ne saurait percevoir le fond. Le raisonnement de Socrate et de Protarque est ici parallèle à celui du Théétète. Comme l’opinion, le plaisir ne serait pas faux en lui-même, mais seulement relativement à son objet. C’est ainsi que l’opinion est fausse quand il y a inadéquation entre la représentation subjective et la réalité objective ; de même, le plaisir doit être faux quand il y a inadéquation entre le sentiment éprouvé et la réalité de l’objet auquel il se rapporte (37a-b). C’est ainsi que le plaisir provoqué par les hallucinations du rêve ou le délire du fou (36e) est un plaisir faux, puisqu’il se rapporte à un objet imaginaire. Protarque cependant se refuse à parler ici de plaisir faux, mais seulement d’objet faux d’un plaisir vrai ; cependant, on parle bien d’opinion fausse, et non d’opinion vraie d’un objet faux. Pourquoi cette dissymétrie? « Par quel privilège donc, l’opinion pouvant être en nous fausse ou vraie, le plaisir ne peut-il être autrement que vrai? » (37b). Le « privilège » vient sans doute de ce que, dans l’esprit de Protarque, le jugement (ou l’opinion) ne vaut que relativement à l’objet qu’il détermine, tandis que le plaisir vaut, pour cet élève de Philèbe ou d’Aristippe, absolument et par lui-même, indépendamment de la réalité de son objet. Il faut donc dire véritable même le plaisir qui naît d’une opinion fausse. « Te voilà bien ardent à défendre la cause du plaisir (logos tês hêdonês, 38a) », lui fait alors remarquer Socrate. Et si Protarque lui rétorque qu’il « ne fait que répéter ce qu’il entend dire », c’est sans doute parce que Platon réfère encore une fois cette thèse à celle d’Aristippe (voir note de Diès, p. 45).
            Pour sortir de cette impasse, Socrate revient alors à la question de l’opinion fausse, et suit un cheminement semblable à celui du Théétète : la théorie de l’erreur par la substitution des empreintes se trouvait en effet mise en échec par la mise en abîme de la conscience de soi, l’échange des tablettes de cire supposant l’étourderie d’un bibliothécaire dont l’identité demeurait problématique. C’est ainsi, dit ici Socrate, que l’âme peut confondre un homme avec son simulacre ressemblant (une statue – agalma – taillée par un berger, 38d), de même que, dans le Théétète, on examinait l’éventualité de Socrate confondant Théodore et Théétète l’un avec l’autre (192d sq). Et de même que dans le Théétète on passait de la simple inscription de l’empreinte à l’activité de l’âme connaissante (l’oiseleur et la chasse aux colombes, 197d sq), de même on passe ici du caractère gravé par la sensation à son interprétation par la pensée, c’est-à-dire du souvenir (mnêmê) à la réminiscence (anamnêsis). C’est ainsi la sensation qui grave son caractère dans « le livre de mémoire », mais c’est l’opération de l’âme (« cet écrivain qui est en nous – par’êmin grammateus », 39a) qui dispose ces caractères selon la forme du discours, qui interprète la trace en donnant le sens, et court ainsi le risque de l’erreur. Écriture intérieure, et lecture silencieuse, allégorie de ce dialogue intérieur et silencieux de l’âme avec elle-même qui a nom pensée, et qui réhabilite singulièrement le statut de l’écriture qu’une lecture qui s’en tiendrait au Phèdre (Derrida) serait conduite à dévaloriser. C’est ainsi que l’âme réminiscente, c’est-à-dire consciente d’elle-même, engendre à la fois les discours de l’entendement (l’écrivain) et les peintures de l’imagination (le peintre, 39b). Portée par son essence, qui est le désir, elle diffuse alors l’activité de l’imagination et de l’entendement par-delà le seul présent, dans le passé et surtout dans l’avenir, selon cette psychologie de l’attente dont l’aiguillon du désir est le moteur. Ainsi naissent les discours de l’espérance et les peintures du rêve (« une profusion d’or et, à la suite de l’or, une multitude de plaisirs », 40a) : l’opinion fausse interfère donc avec la vie affective, qui ne dépend donc pas du seul mécanisme de l’empreinte ; elle contamine la psychologie du plaisir, en l’impressionnant par des objets imaginaires, ceux, séduisants, de l’espérance, ceux, repoussants, de la crainte. En mettant ainsi l’accent sur le soliloque de l’âme, et son incessante interprétation de la sensation actuelle, Socrate contraint Protarque à reconnaître combien le plaisir est dépendant de l’opinion, qu’elle soit fausse ou vraie. Cependant, le cœur du débat n’est toujours pas atteint : qu’il prenne appui sur une opinion vraie ou sur une opinion fausse, le plaisir est toujours plaisir, c'est-à-dire, selon Protarque, une passion toujours bonne, jamais mauvaise, toujours positive, jamais négative. Tout au plus Protarque accepte-t-il de distinguer entre les plaisirs vicieux (qui mettent la santé en péril ; ponêria – 41a – désignant à la fois un état maladif du corps et une perversité de l’âme) et les plaisirs sains (qui entretiennent et restaurent en nous la force vitale). Protarque reste donc inébranlable : s’il reconnaît la valeur d’une hygiène hédoniste (plaisirs sains ou pervers), il se refuse à admettre l’existence d’une logique hédoniste (plaisirs vrais ou faux). Le dialogue ne piétine pourtant pas : non seulement Protarque reconnaît la possible fausseté de l’opinion, mais encore son lien étroit avec le sentiment de plaisir ou de peine, qui implique l’opération de l’âme (discours de l’entendement ou peinture de l’imagination) et non la simple actualité de la pure sensation. Mais Socrate ne désarme pas, et veut pousser plus loin : les plaisirs faux « existent, c’est ma conviction (kata tên emên, 41b) ».

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