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Mis en ligne le 29 octobre 2007
Augustin
De Musica
Les références se rapportent à la pagination de l'édition de la Pléiade : Saint Augustin, Les Confessions, précédées de Dialogues philosophiques, Œuvres I, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1998. La traduction du texte du De Musica se lit aux pages 552-730.
Sur ce thème : Henri Davenson (pseudnonyme d'Henri-Irénée Marrou), Traité de la musique selon l'esprit de saint Augustin, éditions de La Baconnière, Neufchâtel, 1942. Un essai sensible qui porte sur l'esthétique de la musique en général, et sur le traité d'Augustin en particulier.
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Il faut sans doute attendre le De Musica de saint Augustin pour que la relation de la musique à la philosophie soit pensée sur des fondements nouveaux. La musique n'est plus pour l'évêque d'Hippone ce qu'elle était pour la tradition philosophique et rhétorique (une pathétique de l'âme, soit bénéfique, soit maléfique) ; elle est un espace de résonance au sein duquel la créature fait l'expérience du Dieu présent au plus intime d'elle-même. Le De Musica est le dernier livre profane conçu avant la conversion, puisque la première rédaction commence en 387, sans doute avant le baptême, qui a lieu au mois d'avril. Toutefois, cet essai ne sera complété par le livre VI, qui lui donne tout son sens, qu'après le retour à Carthage, soit en 389. Mais il ne sera jamais achevé, puisque les six livres du De Musica devaient être suivis, sous le titre général De Melo, de six autres sur la mélodie qui ne verront jamais le jour. En outre, le projet initial prévoyait d'inscrire l'ouvrage dans un ensemble d'études consacrées aux arts libéraux, projet qui sera abandonné.
Le De Musica s’inscrit dans une tradition platonicienne, et plus encore plotinienne : il s’agit de s’élever « des réalités corporelles aux incorporelles » (VI, II, 2, p. 681), et du phénomène purement sonore à l’idée du rythme et de l’harmonie qui sont en l’esprit comme le souffle même de l’âme et la modulation du Verbe. Le livre I donne des éléments d’arithmétique et de métrique pour une théorie pythagoricienne et platonicienne de la musique ; les livres II à V développent une analyse érudite et complexe du rythme poétique, à l’aide de très nombreux exemples empruntés aux manuels de scansion poétique de l’époque. Mais le livre VI, très différent des précédents, ouvre la voie d’une réflexion radicalement nouvelle sur l’écoute et le plaisir musical. Selon une dialectique ascendante dont l’esprit est, en apparence du moins, conforme au platonisme, Augustin entreprend de conduire méthodiquement l’esprit de la mélodie charnelle à l’harmonie incorporelle, « pour que les jeunes gens, voire les hommes de tout âge, dotés par Dieu d’une bonne intelligence, s’arrachent, sous la conduite de la raison, non point précipitamment, mais comme par degrés, aux sensations corporelles et aux littératures charnelles auxquelles il leur est difficile de ne pas s’attacher » (VI, I, 1, p. 680). Augustin se rend ainsi attentif à l’acte de l’âme qui se met à l’écoute de la musique. Et tandis que Platon fait de la musique un charme qui enivre et possède l’âme contre son gré, par l’effet transcendant d’une magie plus qu’humaine, en revanche Augustin médite le recueillement de l’âme qui fait silence en elle pour mieux entendre la voix intérieure de la musique. Car c’est l’âme, et non l’oreille qui se met à l’écoute, qui se prépare à une réception active, non passive, une participation intellectuelle au développement de la phrase musicale et non à une possession enthousiaste qui aveugle la raison et libère l’irrationnel. La musique, que le livre I définissait comme ars bene modulandi (I, II, 2, p. 557) (1), et ars bene movendi (« la musique est la science du mouvement bien réglé » : I, III, 4, p. 558-559), « l’art de bien de bien moduler, ou de bien se mouvoir » (la modulation donnant le modus, la mesure, à ce qu’il peut y avoir de débridé dans le chant et la danse : I, II, 2), est un certain rythme qui se déploie dans la durée et qui suppose, de la part de celui qui l’écoute, un acte de mémoire qui rassemble les divers sons dans l’unité de la mélodie. Sans cet acte de mémoire, le son « serait semblable à une trace imprimée dans l’eau, qui ne se forme pas avant qu’on ait enfoncé le corps dans l’eau et ne subsiste plus quand on l’a retiré » (VI, II, 3, p. 683). C’est donc la vertu de mémoire (les neuf Muses, d’où vient le mot « musique », sont filles de Mnémosyne) qui non seulement conserve le souvenir du son passé et en imprègne le son actuel, mais encore anticipe le son avenir par l’intelligence de la modulation (2). L’écoute musicale éveille en nous l’attention de la mémoire, qui conserve à la fois l’empreinte de ce qui n’est plus et prête l’oreille au chant qui va venir (mémoire d’avenir). Cette mémoire intellectuelle, « distension de l’âme » (Confessions, XI, 26 : « Le temps n’est rien d’autre qu’une distension. Mais une distension de quoi, je ne sais au juste, probablement de l’âme elle-même ») réussit à ouvrir un espace non temporel au sein de l’écoulement temporel lui-même, et marque le recueillement d’un esprit capable de résister au temps qui le disperse et à l’évanescence de l’instant présent. Seul l’homme, appelé à s’arracher au devenir et à ressusciter dans l’éternité, la possède. C’est pourquoi les animaux peuvent bien être sensibles à la musique, qu’ils semblent entendre comme les ours ou les éléphants (I, IV, 5, p. 560) qui dansent aux sons du tambour, ou qu’ils semblent composer comme le rossignol qui entonne son chant, de même que les pies et les perroquets (I, IV, 5 et 6, p. 560-562) ; mais ils ne font en réalité que réagir à des stimuli sonores instantanés et sont incapables de s’élever à une écoute véritable de la ligne mélodique. Ce n’est donc pas le corps qui écoute la musique, mais bien l’âme qui se ressouvient, à l’occasion de la sensation sonore, du « mouvement vital » qui est en elle (3) et qui juge de la justesse de l’harmonie et de la mesure des durées. Aussi l’âme peut-elle entendre, non par l’oreille du corps mais par celle de l’esprit, une musique tout intérieure qui progresse dans le silence : « Cette puissance naturelle d’appréciation inhérente aux oreilles ne cesse pas d’exister dans le silence. Le son ne nous l’apporte pas ; il est plutôt reçu par elle, comme digne d’approbation ou de réprobation » (VI, II, 3, p. 683) (4). Et de même que les yeux lancent un rayon lumineux qui façonne l’image immatérielle du monde visible (5), de même les oreilles, à l’écoute du rythme de la mémoire et du pouls de l’esprit (6), sculptent la forme incorporelle de la ligne mélodique. Ainsi le corps est-il pour l’âme comme un capteur de sons, une caisse de résonance qui suscite en l’esprit la réminiscence d’une harmonie éternelle et divine, et il en est ainsi depuis le premier péché, puisque c’est maintenant le corps qui a pouvoir de solliciter, par ses rythmes, l’attention de l’âme, tandis qu’avant la faute l’âme était souveraine dans le corps et n’avait pas besoin du son pour entonner le cantique intelligible de son intériorité, cette musique du silence dont l’art du musicien ne nous fournit que l’ombre mortelle (7). C’est ainsi que, à l’inverse de ce qu’affirment les païens depuis Pythagore, le corps n’est pas un tombeau (sôma sêma), l’âme n’est pas ensevelie dans le corps pour se rendre sourde à l’intelligible, mais au contraire pour s’en ressouvenir à l’occasion des harmonies que le corps lui fait entendre, pour faire acte de perception active et non passive : « L’âme me paraît, lorsqu’elle sent dans le corps, ne pâtir en rien de lui, mais agir avec plus d’attention dans les passions du corps » (VI, V, 10, p. 691). C’est ainsi, écrit Augustin, que le « nombre sonore », c'est-à-dire le phénomène acoustique lui-même modulé par le rythme et l’harmonie, est soumis à l’évaluation des « nombres du jugement », qui sont en l’âme seule et qui lui permettent de juger de la justesse des rythmes que l’oreille du corps lui propose (VI et VII, 18-20, p. 696-699) (8). Et ce jugement suppose l’activité de la mémoire, qui est attention de l’âme au phénomène sonore qui est actuellement en perpétuelle variation : « Pour entendre même la plus brève syllabe, il nous faut l’aide de la mémoire, pour qu’en cet instant où résonne non plus le début mais la fin de la syllabe, le mouvement produit par le début perdure dans l’âme. Sinon, nous pouvons dire que nous n’avons rien entendu » (VI, VIII, 21, p. 699-700). C’est ainsi, remarque encore Augustin, que lorsque nous sommes distraits, nos oreilles enregistrent les sons émis, mais notre âme reste sourde et nous n’avons nul souvenir d’avoir entendu quelque chose (9). Tout se passe alors comme si l’attention de la mémoire n’enregistrait pas seulement, mais imprimait sa marque sur le développement de la phrase musicale : la musique est un flux sonore qui se souvient de lui-même, qui fait retour sur lui-même par la cellule rythmique, par la symétrie et l’égalité des membres qui le composent, par « la variété de ces circuits que les Grecs appellent des "périodes" » (VI, XI, 27, p. 707), et c’est cette périodicité qui produit en l’âme un sentiment de plaisir, divine jouissance qui se ressouvient de l’harmonie céleste et du « poème de l’univers » : « Quelles sont les choses supérieures, sinon celles dans lesquelles réside l’égalité suprême, inébranlable, immuable, éternelle ? Là où il n’y a plus de temps, il n’y a plus de mutabilité. C’est à partir de là que les temps sont créés, ordonnés et réglés, imitant l’éternité, tandis que la révolution du ciel revient au même point et ramène au même point les corps célestes » (VI, XI, 29, p. 708). L’image cosmique, issue de la tradition platonicienne, ne doit ici pas induire en erreur : le cosmos musical auquel se réfère ici Augustin est sans rapport avec la musique des sphères et l’ordre harmonieux qui est dans le ciel, c’est au contraire à une immensité tout intérieure qu’il faut se référer, à ces « vastes palais de la mémoire, là où se trouvent les trésors des images innombrables véhiculées par les perceptions de toutes sortes » dont il est question dans les Confessions (V, 8) (10). La musique conduit ainsi l’âme à la découverte émerveillée du sanctuaire intérieur où résonne une harmonie spirituelle et éternelle, ce for intime qui est en nous l’habitacle du divin. Elle n’est nullement, comme on le dit souvent, un art de la durée, mais au contraire un avant-goût de l’éternité, elle transfigure le temps par l’écho de l’égalité et de la symétrie, elle l’annule dans une suavité qui n’appartient qu’aux choses éternelles : « En effet, on ne viendrait pas à bout des choses temporelles sans la suavité des choses éternelles » (VI, XV, 52, p. 725). « Il en résulte une sorte d’ivresse, conclut Augustin : mot qui me paraît signifier admirablement l’oubli des vanités et des images du siècle » (ibid.).
On a souvent remarqué que l’éloge inspiré d’une musique, en fin de compte toute spirituelle, qu’on lit dans le De Musica serait comme contredit, ou du moins largement atténué, par les réserves qu’Augustin formule à l’encontre du plaisir musical dans les Confessions. C’est ignorer le platonisme, ou plutôt le plotinisme très accentué du De Musica, qui rapporte invariablement le développement de la durée musicale sur le plan de l’éternité, et le plaisir sensible provoqué par les « nombres sonores » au plaisir tout spirituel que suscite en l’âme la réminiscence des « nombres intelligibles ». En outre, Les Confessions ne sont plus un ouvrage de théorie, mais le récit d’une conversion, c'est-à-dire l’itinéraire d’une âme qui renonce à l’idéal païen de l’égalité d’âme pour se consacrer par un acte d’amour absolu et passionné au divin qu’elle rencontre en son plus intime secret. La musique n’est donc plus décrite comme une structure qu’il faut analyser, mais comme une tentation sur le chemin de la conversion. Au livre X, Augustin médite sur l’âme induite en tentation par la séduction des sens (l’odorat, l’ouïe, la vue, chap. 32-34). Et si la concupiscence des yeux, sous l’empire de la curiosité, exerce sur l’âme le pouvoir le plus tyrannique, il semble pourtant que ce soit à la musique qu’Augustin doive ces ravissements les plus suaves, et que de tous les plaisirs sensibles, celui de l’ouïe soit celui auquel il semble le moins disposé à renoncer : « Les plaisirs de l’ouïe m’avaient enveloppé et subjugué plus tenacement, mais vous m’avez délié et libéré. Je me plais maintenant encore, je l’avoue, aux chants qu’animent vos paroles, lorsqu’ils sont exécutés par une voix agréable et savante, sans toutefois me laisser lié par eux et tout en gardant la liberté de me lever, quand je le veux » (X, 33). A l’inverse d’Ulysse, le converti peut dénouer ses liens sans crainte de se laisser entraîner par le chant des Sirènes. Et de même que le développement dans le temps de la mélodie musicale est l’expression temporelle d’une harmonie qui ne se déploie que dans l’éternité, de même le chant liturgique élève l’âme vers Dieu et lui donne comme un avant-goût du Paradis : « Je me rends compte que ces paroles saintes, accompagnées de chant, m’enflamment d’une pitié plus religieuse et plus ardente que si elles n’étaient sans cet accompagnement ». Mais par ailleurs, en un flottement de son âme qu’il confesse à son Dieu (« Je flotte -fluctuo- entre le danger du plaisir et la constatation des bons effets que la musique opère »), Augustin se méfie de la suavité musicale et craint que le carmen du chant n’envoûte l’âme et la détourne de son Seigneur : « En ces moments, je voudrais à tout prix éloigner de mes oreilles et de celles de l’Eglise même, la mélodie de ces suaves cantilènes qui servent d’habituel accompagnement aux psaumes de David. Alors je crois plus sûre la pratique qui fut celle d’Athanase, l’évêque d’Alexandrie. Je me souviens avoir souvent entendu dire qu’il les faisait réciter avec de si faibles modulations de voix que c’était plutôt une déclamation qu’un chant. » Et l’Eglise en effet s’efforcera toujours de contrôler et d’endiguer l’enchantement auquel la musique assujettit les âmes. En 1322, le pape Jean XXII publie une célèbre décrétale en laquelle il condamne vigoureusement les ornements et les vocalises, et plus encore la polyphonie naissante qui rendent inaudibles, dans la musique liturgique contemporaine, les paroles du texte sacré. Vaine invective qui n’empêchera, bien entendu, en aucune façon la complexité croissante de l’écriture musicale. Ce qui fait ici flotter l’âme d’Augustin, c’est l’ambiguïté même de la musique, entre la séduction mortelle de la Sirène et l’alléluia perpétuel de la musique des anges. Dans le texte des Confessions, les larmes peuvent être à la fois les larmes du repentir qui pleure sur les péchés du vieil homme et les larmes de la joie qui célèbrent le miracle de la conversion. Les larmes sont l’épanchement d’une sorte de Jourdain intérieur, et par la vertu des larmes qu’il verse, comme par celle de l’eau du baptême, le converti reçoit la bénédiction de son dieu : « Cependant lorsque je me rappelle les larmes que je versais en écoutant les chants de votre Eglise aux premiers jours de ma conversion et, que maintenant encore ce n’est pas à vrai dire le chant qui m’émeut, mais les paroles chantées, lorsqu’elles le sont par une voix pure avec des modulations appropriées, je reconnais de nouveau la grande utilité de cette institution ».
Il n’est pas alors difficile de retrouver l’analyse du De Musica dans Les Confessions, non certes comme simple théorie, mais par l’expérience intérieure de la conversion. On sait que le livre XI, à partir du chapitre XIV jusqu’à la fin, développe une longue méditation sur le temps : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus » (XI, 14). On sait que toute l’analyse augustinienne tend à intérioriser la continuité temporelle, à la dissocier du mouvement astral (XI, 23), à l’enraciner dans un acte d’attention de l’âme qui est recueil du passé et anticipation de ce qui va venir : l’âme réussit en effet à trouver en elle une mesure du temps, à se sauver du point évanescent du présent, entre le passé révolu et l’avenir non encore réalisé, et à accéder ainsi, par une sorte de distension de son être, à la plénitude de l’existence ; « D’où il résulte pour moi que le temps n’est rien d’autre qu’une distension. Mais une distension de quoi, je ne sais au juste, probablement de l’âme elle-même » (XI, 26) (11). Cette distension ouvre dans le temps un intervalle non-temporel qui est le lieu propre où opère la mémoire. Sans entrer dans le détail de cette analyse célèbre et complexe, on ne peut pas ne pas remarquer comment elle reprend certains développements du De Musica. C’est en effet l’écoute d’une mélodie qui, dans Les Confessions, doit rendre l’âme attentive à cette distension qui l’ouvre à l’être, à ce recueil de la mémoire qui rassemble dans l’unité de l’esprit la diversité qui se développe dans le temps, et l’on remarquera en outre que c’est chaque fois le même vers de saint Ambroise, qui est aussi un article du Credo, qui vient à l’esprit d’Augustin (Deus creator omnium : Conf. XI, 27 et DM, VI, II, 2, p. 681) : « Voici par exemple qu’une voix corporelle commence à résonner, elle résonne et résonne encore et cesse de le faire ; déjà, c’est le silence, cette voix est passée, il n’y a plus de voix ». Tout le développement de ce chapitre rapporte la mesure de la mélodie, qui ne cesse de se dissiper dans le temps, à l’acte de la mémoire par lequel l’esprit se ressouvient de lui-même et accède à l’existence : « Ce n’est donc pas la brève ni la longue que je mesure, puisqu’elles ne sont plus, mais quelque chose qui demeure gravé dans ma mémoire. C’est en toi, mon esprit, que je mesure le temps » (XI, 27). Et c’est encore l’exemple musical qui s’impose à l’esprit d’Augustin dans le chapitre suivant : « Je veux chanter un air que je connais : avant de commencer, mon attente se porte sur l’air pris dans son ensemble. Lorsque j’ai commencé, tout ce que j’en laisse tomber dans le passé vient charger ma mémoire. L’activité de ma pensée se partage en mémoire par rapport à ce que j’ai dit et en attente par rapport à ce que je vais dire. Cependant, c’est un acte présent d’attention qui fait passer ce qui était futur à l’état de temps écoulé » (XI, 28). La musique devient ainsi chez Augustin un exemple privilégié pour élever l’âme à la conscience du pouvoir qui est le sien de se recueillir en son intérieur et de se sauver ainsi de la dispersion mortelle de l’existence dans le temps, d’accéder à l’éternité par « l’intelligence dont l’oreille intérieure est aux écoutes de votre Verbe éternel, cujus auris interior posita est ad aeternam verbum tuum » (XI, 6). On constate alors combien l’interprétation platonicienne se trouve ici radicalement renversée : la musique n’est plus une drogue, un charme transcendant qui s’empare de l’âme, un vertige qui l’emporte irrésistiblement dans l’inhumain, elle est au contraire issue des profondeurs de l’âme elle-même, elle est l’expression la plus pure de la subjectivité qui, par l’effet de la conversion, découvre l’abîme du for intérieur et en ce secret, la présence éternelle d’un dieu de charité et d’amour. « Mais qu’est-ce que j’aime en vous aimant ? » demande le converti au Dieu d’amour qui a touché son cœur (X, 6). « Ce n’est pas la beauté des corps » répond-il, répudiant ainsi la tentation d’une sensualité attachée au sensible. Mais c’est l’extériorité qui se trouve ainsi discréditée par le miracle de la conversion, ce n’est pas la sensualité que l’âme attentive au Dieu qui est en elle retrouve comme transfigurée dans l’éternité, et avec elle le parfum, la saveur et surtout la musique qui naissent du plus profond de l’intériorité aimante : « Pourtant, j’aime une clarté, une voix, un parfum, continue Augustin, un enlacement (quemdam amplexum, embrassement, étreinte, caresse) quand j’aime mon Dieu : c’est la clarté, la voix, le parfum, l’enlacement de "l’homme intérieur" que je porte en moi (interioris hominis mei), là où brille pour mon âme une clarté que ne borne aucun espace, où chantent des mélodies que le temps n’emporte pas (ubi sonat, quod non rapit tempus), où embaument des parfums que ne dissipe pas le vent, où la table a des saveurs que n’émousse pas la voracité, et l’amour des enlacements que ne dénoue aucune satiété ; voilà ce que j’aime en aimant mon Dieu » (X, 6).
Si la philosophie se fonde dans le « connais-toi toi-même » de la pensée, dans la réminiscence par la pensée de la puissance maïeutique qui est la sienne, alors la musique, qui plonge ses racines au plus profond de la mémoire, est hautement philosophique. Il ne s’agit plus ici, comme une première lecture de Platon et d’Aristote avait pu le laisser entendre, de discipliner la séduction dangereuse d’une incantation mimétique qui ôte l’âme de son centre et lui fait perdre toute mesure ; bien au contraire, c’est dans l’énigme du chant et l’invitation de la voix que l’âme douée de mémoire prendra conscience de l’infini qui l’habite et de l’impénétrable énigme qu’elle est devenue, depuis le fait de l’Incarnation, pour elle-même. « Me voici devenu pour moi-même sous vos yeux un problème, in cujus oculis mihi quæstio factus sum », constate Augustin (X, 33). La musique témoigne pour le ravissement que l’âme éprouve à découvrir l’infinité de son intérieur, le double mystère de la Chute et de la Grâce qui s’accomplit dans le secret de son cœur. De tous les arts, elle est certainement le plus proche de l’étonnement philosophique qui convertit le regard de la pensée, de l’objet qui la distrait, vers la considération de la lumière intelligible qui l’habite. Loin d’être une possession démoniaque qui fait perdre à l’homme toute mesure, elle le rend attentif au chant intérieur que son âme désire proférer. Chant mystérieux de louange qui fait entendre l’énigme impénétrable que le sujet touché par la grâce est devenu pour lui-même
L’acte de la conversion, qui est aussi l’événement qui découvre à la subjectivité l’infinité de sa profondeur, n’est en effet pas provoqué par le rencontre renversante d’une image, ou d’une apparition, mais par l’écoute d’un chant. C’est une voix en effet, ce n’est pas un visage, qui ouvre le cœur d’Augustin à la foi et à la charité. En 386, le jeune professeur de rhétorique est dans le jardin de sa maison à Milan, pleurant sur l’incertitude de son cœur : « Et voici que j’entends, qui s’élève de la maison voisine une voix, voix de jeune garçon ou de jeune fille, je ne sais. Elle dit en chantant (cum canto dicentis) et répète à plusieurs reprises : "Prends et lis ; prends et lis " » (VIII, 12). Augustin ouvre aussitôt l’Evangile au hasard et lis : « Revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ et ne vous souciez pas de la chair » (Rom., 13, 13). Le Dieu d’Augustin parle à sa créature, la conversion est littéralement vocation, c'est-à-dire effet produit par la voix divine (voix angélique, ni garçon ni fille, chant des castrats) et non apparition. Et il ne s’agit pas ici d’un dieu transcendant qui possède en faisant perdre la raison, mais au contraire d’une présence intime qui révèle au cœur le secret de son propre intérieur, le trésor qui est le sien. Si la pensée, comme le répète Platon, est « le dialogue intérieur et silencieux de l’âme avec elle-même », alors la musique est, parmi tous les phénomènes appréhendés par les sens, celui qui s’approche le plus de cette divine intimité.
NOTES
1- « C’est la raison même qui d’abord a considéré ce qu’est la bonne modulation, et a découvert qu’elle consiste en un mouvement autonome, orienté vers le but de sa propre beauté »
2- « La musique, sortant en quelque sorte de ses sanctuaires les plus secrets, a déposé, dans nos sens et dans les choses qu’ils nous font sentir, certaines empreintes » (I, XIII, 28, p. 581).
3- « …l’âme qui, avant ce son, vivifiait en silence de son mouvement vital l’organe corporel de l’oreille… » (VI, V, 11, p. 691). On retrouve dans les dernières lignes cette notion de « mouvement vital » ; Augustin y explique comment toute harmonie spatiale qui se déploie dans la nature (par exemple la belle ramure de l’arbre) suppose à son principe une harmonie temporelle (le rythme de la germination, de la croissance et de la maturation) : « Tous les éléments que nous énumérons avec l’aide de nos sens corporels, et tout ce qui s’y trouve, ne peuvent acquérir ni posséder les harmonies spatiales qui semblent se réaliser dans l’immobilité, sinon grâce à des harmonies temporelles qui les précèdent, profondes et silencieuses et qui sont en mouvement. De même ces dernières, qui se développent dans des intervalles de temps, sont précédées et réglées par le mouvement vital, ce serviteur du Seigneur de toutes choses » (VI, XVI, 58, p. 729).
4- Egalement : « L’âme, même en silence et sans faire appel au souvenir, produit quelque chose de rythmé selon les intervalles du temps […] Les rythmes qui se produisent en silence me semblent plus autonomes que ceux qui sont émis non seulement en direction du corps, mais plutôt en direction des impressions du corps » (VI, VI, 16, p. 695). On se souvient à ce propos que la première mention qui soit faite dans la littérature occidentale de la lecture silencieuse se trouve en effet chez saint Augustin (Confessions, VI, 3), à propos de saint Ambroise. Voir aussi Alberto Manguel, Une histoire de la lecture, Actes Sud, 1998, « Lire en silence », p. 59-73.
5- « Est en action, à mon avis, un élément lumineux dans les yeux ; très pur et très mobile dans les oreilles ; vaporeux dans les narines ; humide dans la bouche ; solide ou comme boueux dans le toucher. Mais, que ces éléments soient distribués de telle ou telle manière, l’âme les gère en toute quiétude, si leurs composants convergent dans l’unité de la santé en une sorte d’accord amical » (VI, V, 10, p. 691). Et encore : « De même que, pour percevoir les dimensions spatiales, nous sommes aidés par l’émission de rayons lumineux qui jaillissent de la fente de nos pupilles […], de même la mémoire, telle une lumière des dimensions temporelles, perçoit les dimensions temporelles, dans la mesure où elle peut se distendre dans son domaine » (VI, VIII, 21, p. 700).
6- En VI, III, 4, Augustin fait allusion au rythme du pouls ainsi qu’à celui de la respiration (inspiration et expiration), que l’âme entend quand elle se met à l’écoute du corps, et leur oppose des rythmes de mémoire, quand l’âme se met à l’écoute d’elle-même (p. 684). Il évoque un peu plus loin : « les rythmes que l’âme ne reçoit pas des corps, mais qu’elle imprime au corps après les avoir reçus du dieu Très-Haut » (VI, IV, 7, p. 688).
7- « Admire plutôt que le corps puisse produire quelque chose dans l’âme. Peut-être ne le pourrait-il pas si, du fait du premier péché, ce corps, que l’âme vivifiait et gouvernait sans gêne et avec une aisance supérieure, n’avait été dégradé et soumis à la corruption et à la mort. Il a d’ailleurs une beauté supérieure et, par là même, il fait suffisamment valoir la dignité de l’âme » (VI, IV, 7, p. 687).
8- Les nombres du jugement, qui sont la mesure suprême de toute musique, sont dissimulés dans le « secret » de l’âme comme la statue du dieu dans le secret du sanctuaire : « Les nombres proférés, lorsqu’ils produisent dans le corps quelque création harmonieuse, sont réglés par un commandement secret de ces nombres du jugement » (p. 699).
9- « De là vient qu’ordinairement, absorbés devant un interlocuteur par une autre pensée, nous avons l’impression de n’avoir rien entendu […]Sans aucun doute le son est parvenu aux oreilles […] Mais c’est que le mouvement produit est aussitôt annulé par la distraction » (VI, VIII, 21, p. 700).
10- X, 8 : « C’est en moi-même que se fait tout cela, dans l’immense palais de la mémoire. C’est là que j’ai à mes ordres le ciel, la terre, la mer et toutes les sensations que j’en ai pu éprouver, sauf celles que j’ai oubliées ; c’est là que je me rencontre moi-même. »
11- Nihil esse aliud tempus quam distentionem : sed cujus rei, nescio, et mirum, si non ipsius animi. On rappellera que distentio signifie en latin « extension », « déploiement » : distendere aciem signifie ainsi « déployer sa ligne de bataille ». Traduire donc distentio par « distension », qui évoque l’idée de souffrance et non celle d’ouverture ni d’épanchement, est peut-être un contresens. Il faut toutefois reconnaître que distendere a aussi le sens de « torturer, tourmenter », et que distentio désigne aussi dans le vocabulaire médical une convulsion ou une contraction. Selon une note de la Pléiade (Augustin, Œuvres, I, note 1 de la p. 1051 se rapportant à ce même passage des Confessions) le distentio latin traduirait le grec diastasis, qu’on trouve chez Plotin (Ennéades, III, 7, 11, 41) : « Diastasis oun zôês khronon eikei ». Le mot évoque en grec également la violence d’une rupture (méd. : déchirement, convulsion, luxation) et la mesure d’une harmonie (intervalle musical). La formule de Plotin énonce que « la vie de l’âme, en se dissociant, occupe du temps » ; la suite de la méditation montre qu’il ne s’agit pas d’une chute, mais plutôt d’une extension de l’existence qui s’ouvre à « un progrès incessant à l’infini » et illustre ainsi la célèbre formule du Timée selon laquelle « le temps est une image de l’éternité » (l. 46-47).
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