Mis en ligne le 29 octobre 2007
Hegel. Art et Religion dans La Phénoménologie
Biblio : Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, « La Religion », trad Hyppolite, Aubier-Montaigne, II, 203-290. Jean Hyppolyte, Structure et genèse de la « Phénoménologie de l’esprit » de Hegel, Aubier-Montaigne, 511-549. Bernard Teyssèdre, L’Esthétique de Hegel, PUF. Gérard Bras, Hegel et l’art, PUF, « Philosophies ».
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Chez Baumgarten, l’Esthétique était une partie, selon lui alors ignorée, de la réflexion philosophique : la connaissance de la perfection sensible, à la fois claire et confuse. Chez Kant, l’Esthétique est un domaine du système de la philosophie, lien entre les deux incommensurables de la Nature et de la Liberté, et par conséquent nécessaire à l’unité et à la cohésion du tout. Chez Hegel, l’Esthétique est plutôt un moment de l’accomplissement de l’Idée de philosophie, non un domaine distinct mais un moment qui doit être aboli et dépassé pour que la réalisation de l’Esprit parvienne à sa fin. Hegel n’emploie pas le mot d’Esthétique, qu’il refuse en accord avec son ami Schelling, dont il passa longtemps pour l’élève (jusqu’en 1807, année de la parution de La Phénoménologie de l’Esprit) : l’Esthétique enracine en effet la connaissance de l’art dans une philosophie de la sensation, c'est-à-dire dans l’étude d’une faculté subjective et incapable par elle-même de produire un concept. Le criticisme kantien, ou plutôt ce qu’ont fait de lui ses héritiers, sombre selon Schelling et Hegel dans un subjectivisme facile qui, prenant prétexte de l’impossibilité de la métaphysique dogmatique, s’empresse de renoncer à toute recherche de la vérité. Inversement, Hegel accorde à l’art la valeur d’une véritable connaissance philosophique : l’Idée se matérialise dans l’œuvre et l’art propose au penseur une véritable philosophie, mais encore inconsciente et muette. C’est alors la tâche de la réflexion de formuler explicitement le moment conceptuel qui s’incarne dans l’œuvre d’art. Aussi faut-il parler d’une véritable « philosophie de l’art », selon Hegel et Schelling (tel est en effet le titre d’un cours que Schelling prononce à Iéna pendant l’hiver 1802-1803), et nullement d’Esthétique, comme le faisait Baumgarten influencé par le sensualisme et le scepticisme qui dominaient au milieu du XVIIIe siècle. C’est à partir de Schelling en effet que l’art devient l’objet d’une Kunstwissenschaft, « science de l’art » (le philosophe), et non plus histoire (l’historien), ni description (l’antiquaire), ni appréciation critique (le critique, ou l’homme de goût). L’art sera donc pour Hegel l’objet d’une connaissance philosophique (et même la plus haute, puisqu’elle met en jeu l’Absolu, c'est-à-dire le cercle de la conscience de soi) et nullement d’une simple analyse psychologique de nos sensations. Kant procède à une analyse du sentiment esthétique ; Hegel développe le mouvement dialectique de l’Idée du Beau. C’est ainsi qu’on passe d’une analyse esthétique de l’art qui, au XVIIIe siècle, est un hédonisme, ou réflexion sur le plaisir sensible, à une philosophie de l’art, qui déchiffre l’histoire de l’art comme la révélation progressive de l’Absolu, et tend par conséquent à identifier l’art à la religion. Il n’est plus alors question d’éprouver un sentiment de plaisir, mais d’accéder à la connaissance de la vérité. L’art n’est plus l’objet d’une jouissance, il est l’enjeu d’une révélation.
Il est nécessaire, pour comprendre la philosophie hégélienne de l’art, de la situer dans l’ensemble du système, dont elle est un moment nécessaire. Seul l’Esprit est l’Absolu (de absolvere, qui a le pouvoir de délier, de se dégager de toute aliénation, ce qui donc est parfait et ne se rapporte qu’à soi-même) : l’Esprit est en effet conscience, et la conscience est poussée par le désir de réaliser son égalité avec elle-même, c'est-à-dire de devenir conscience de soi. Cependant, la parfaite égalité de la conscience de soi ne saurait être pour Hegel immédiate : tel est le cas par exemple chez Descartes, selon lequel la pensée se reconnaît immédiatement pensante dans l’évidence du cogito. L’immédiateté de cette unité condamne, selon Hegel, la pensée à l’abstraction : et en effet, l’âme ne peut réussir cette parfaite coïncidence de soi avec soi-même qu’après avoir effectué le vide hyperbolique du doute, et s’être ainsi privé de tout savoir effectif. Pour que la conscience de soi se réalise donc concrètement, et non abstraitement, il faut qu’elle renonce à l’immédiateté de l’égalité avec soi-même et qu’elle accepte de se perdre dans le terme qui s’oppose à elle, qui la nie et lui fait obstacle : le monde. Ainsi, pour se retrouver lui-même, il est nécessaire que l’Esprit commence à se perdre dans le monde, pour se connaître lui-même, il faut qu’il commence par se mesurer à l’obstacle du monde. Ce n’est donc ni dans la tour d’ivoire de l’entendement abstrait, ni dans la cellule de la méditation cartésienne, que l’Esprit peut atteindre l’absolu de l’égalité avec soi-même, ou conscience de soi, mais au contraire en s’engageant dans le monde et en surmontant l’obstacle qui l’arrache à sa pure intériorité et le contraint à manifester (phénoménologie) sa force et à faire la preuve de sa liberté.
Dès lors, la philosophie hégélienne, qui est l’histoire de la révélation à l’esprit de sa propre vérité, se dissocie en deux moments fondamentaux : en premier lieu, l’esprit se mesure au monde et apprend à se connaître en se réalisant dans l’expérience. Il réussit ainsi à surmonter la différence et à se retrouver lui-même par le mouvement de la libération (dialectique de la maîtrise et de la servitude), par l’observation, en ordonnant la nature selon les catégories de l’entendement, par la moralité, en soumettant ses actions à une loi inconditionnée, enfin par le droit en maîtrisant son engagement dans l’Histoire. En chacun de ces moments, l’Esprit se connaît par la médiation d’une situation ou d’une expérience particulières, mais non par ce qu’il est essentiellement. Cette histoire de l’Esprit aliéné au monde, qui est le détour nécessaire par lequel l’Esprit doit passer pour parvenir à la conscience de soi, est ce que Hegel nomme sa Phénoménologie. C’est seulement après avoir accompli ce parcours de formation, ou d’initiation, que l’Esprit deviendra enfin lui-même, savoir pur qui se reconnaît lui-même dans le mouvement du concept et cesse en conséquence de se chercher dans le monde. Alors la Phénoménologie, qui est l’odyssée de l’esprit aliéné dans le monde, laisse la place à la Logique, ou Savoir Absolu, qui est l’esprit se connaissant lui-même par le développement dialectique de la science. L’idée hégélienne de la phénoménologie, par laquelle l’esprit s’achemine vers la connaissance de lui-même en surmontant son aliénation dans le monde, doit beaucoup aux romans d’apprentissage (Bildungsroman) dont le modèle demeure, pour la littérature allemande, Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister, qui occupa Gœthe de 1788 à 1795. Wilhelm Meister, que Gœthe avait d’abord voulu nommer Wilhelm Schüler, choisit de suivre une troupe de comédiens avant de s’en affranchir et de devenir adulte en s’installant dans le monde véritable, et en en acceptant les responsabilités. De même, l’esprit se cherche en premier lieu dans le monde des apparences avant de se trouver lui-même dans le développement dialectique de la science. L’apprentissage est toujours celui de la conscience de soi, c'est-à-dire de la liberté. C’est ainsi que La phénoménologie de l’Esprit est le roman d’apprentissage de la conscience, ou bien encore l’éducation sentimentale de la raison..
L’art, qui représente symboliquement l’idée dans la matière élaborée, est un moment de la phénoménologie et non de la logique : le concept n’est pas en effet dans l’œuvre d’art reconnu comme concept, comme c’est le cas pour la science, il est exprimé sous la forme d’une apparence sensible, il est représenté mais non encore pensé. L’œuvre est en effet le symbole de l’idée, elle est le concept encore inconscient objectivé dans la matière, l’esprit qui se représente à lui-même par la médiation de l’apparence esthétique. L’allégorie est la traduction, ou l’illustration, d’une idée consciente dans une forme adéquate ; le symbole est la représentation inconsciente d’une idée qui ne se connaît pas encore elle-même et s’achemine vers la conscience de soi en se réalisant sous la forme d’une matière travaillée en vue de sa seule apparence. L’art est ainsi pour Hegel une philosophie non encore consciente d’elle-même.
Cependant, si l’art relève bien du développement de la phénoménologie de l’esprit, il n’en est pas le thème constant mais seulement un moment particulier. Ce moment est pour Hegel celui de la religion. Dans tous les autres moments de la phénoménologie, l’esprit se connaît lui-même en tant qu’il se détermine par un aliénation particulière : dans la connaissance de la nature, l’esprit se connaît comme entendement logique et analytique, dans la moralité, l’esprit se connaît comme conscience, dans le droit seulement il commence à se connaître comme esprit, c'est-à-dire comme liberté gouvernant le monde, monde qui est cependant chaque fois une situation historique et unique. C’est seulement dans la religion que l’esprit approche du savoir absolu, c'est-à-dire de la conscience de soi de l’esprit comme esprit universel : les successives figures de la divinité représentent l’absolu, c'est-à-dire la conscience de soi, dans sa forme la plus universelle, comme pur esprit et non comme conscience engagée dans le monde. Les images des dieux sont donc les images par lesquelles la conscience se représente à elle-même son essence la plus pure et la plus universelle. Elles ne sont cependant que des images et non encore des concepts, des représentations sensibles et non encore des développements dialectiques : tel est le moment de l’art, l’œuvre ayant pour fonction de manifester dans le monde sensible une forme symbolique en laquelle vient se réfléchir l’absoluité de la conscience de soi, la représentation des dieux n’étant que l’expression imaginaire de la perfection de la conscience de soi qui donne à l’homme l’accès à la vie de l’esprit. C’est ainsi que le dernier chapitre de la Phénoménologie de l’esprit (ou du moins celui qui précède le dernier chapitre intitulé « Le Savoir absolu », chapitre qu’il faut considérer comme une introduction à La Science de la logique plutôt que comme un épisode de La Phénoménologie de l’esprit) s’intitule « La Religion ». L’art, sous le nom de « religion esthétique » en est un moment nécessaire. On mesure à cela le chemin parcouru depuis le XVIIIe siècle : l’art était autrefois l’occasion d’un plaisir sensible ; il est maintenant une révélation du divin. La religion selon Hegel exprime l’esprit d’un peuple sous sa forme la plus haute et la plus universelle, esprit de l’hellénisme, du judaïsme ou du christianisme, qu’elle représente de façon concrète et vivante dans les mythes, dans les rites et dans les œuvres de l’art. A cette religion concrète, qui s’incarne dans l’art, Hegel oppose volontiers la religion abstraite et sans âme du déisme des Aufklärer. En élevant l’art à la hauteur spirituelle de la religion, Hegel est bien le fils de son temps. Déjà Schleiermacher, dans ses Discours sur la religion (1799) réduisait la religion au sentiment religieux qui était, selon lui, « une intuition d’univers », parlait de la religion comme d’une musique sacrée, évoquait de mystérieuses affinités entre l’art et la religion et considérait les prêtres comme des artistes qui savent faire communier les hommes dans l’intuition de l’univers qui les rassemble. En 1802, Chateaubriand publie L’Esprit du christianisme qui s’efforce de rétablir la grandeur de la religion catholique contre les critiques que le rationalisme des Lumières avait dirigées contre elle, non par des arguments théologiques, mais esthétiques : la beauté des rites nous inspire un frisson sacré que la science est incapable de ressentir, et le génie du christianisme est surtout poétique et artistique comme le montre par exemple l’architecture sublime des cathédrales gothiques, art méprisé par le rationalisme du XVIIIe siècle. C’est cet esthétisme religieux qui conduira certains romantiques allemands à se détourner de l’iconoclasme protestant pour se convertir au catholicisme, subissant l’attrait de la poésie médiévale, le charme de la Madone Sixtine de Raphaël à la Galerie de Dresde révélant bien souvent aux contemporains ce que peut être un art religieux. Tout semble se passer comme si l’art prenait la place de la religion, les musées qui se constituent alors étant comme les temples où l’on conserve les reliques de l’Absolu. Ainsi a-t-on remarqué combien le commerce de l’art s’apparente de nos jours à ce qu’était le commerce des reliques pendant le Moyen Age.
Cependant, l’art ne s’identifie pas selon Hegel à la religion, il n’est qu’un moment de son développement dialectique : la religion est en premier lieu religion naturelle qui croit rencontrer le divin dans la beauté du spectacle de la nature. C’est ainsi que l’esprit s’incarne d’abord dans le pur éclat de la lumière (l’ancienne Perse, mazdéisme et religion de Zoroastre), puis dans les plantes et les animaux (religion de l’Inde, les grands textes du brahmanisme venant tout juste d’être traduits en ce début du XIXe siècle), enfin dans des formes géométriques nées de l’ingéniosité du travail humain, artisanat privé d’esprit et non encore art véritable : tels sont les temples colossaux de l’Égypte ancienne (que Hegel connaît surtout par Hérodote) ou bien encore les pyramides. Ces œuvres, selon Hegel, n’expriment aucune pensée mais seulement la perfection du savoir-faire artisanal ; aussi ne sont-elles jamais aussi grandes que dans l’art funéraire (pyramides et hypogées), car elles expriment l’habileté mécanique d’un esprit non encore vivant. Aussi ne faut-il pas s’étonner si le moment de l’art égyptien appartient à la religion naturelle : l’homme n’y est artisan que par un instinct naturel et non parce qu’il est doué d’esprit, et les Égyptiens ont construit leurs pyramides de la même façon que les abeilles fabriquent leurs alvéoles.
C’est dans le second moment que l’art devient pleinement humain, et qu’il se réalise enfin dans toute sa plénitude : la religion esthétique réussit le parfait équilibre entre l’Idée et sa réalisation dans l’œuvre matérielle. La cité antique, rassemblée sous ses lois, unie par les mêmes dieux, forme une communauté harmonieuse qui est comme l’âge d’or de l’humanité et sa véritable jeunesse. Elle donne lieu à un art serein, « olympien », dans des figures idéales qui incarnent l’esprit du tout. L’architecture et la sculpture expriment alors la perfection de cette belle individualité sans subjectivité (Hegel aime à souligner que les statues grecques sont sans regard, et que le sculpteur n’a pas marqué le cercle de la pupille), et qu’aucun secret, qu’aucune intériorité ne vient tourmenter. L’art grec est alors aux yeux de Hegel, comme quelques années plus tôt à ceux de Winckelmann, non un art parmi d’autres, mais l’essence réalisée de l’art en général. Perfection de la représentation esthétique du divin, qui attribue à l’art grec un génie apollinien et nullement dionysiaque, et le place ainsi sous le patronage de l’Apollon du Belvédère qu’on tenait alors pour la plus sublime sculpture de l’Antiquité. L’épopée, la tragédie puis enfin la comédie vont progressivement précipiter les dieux olympiens, inhumains à force de perfection et de beauté, dans l’inquiétude de l’histoire. En s’éloignant de l’âge d’or de la Grèce, l’esprit perd de son innocence et de sa naïveté, et se pose la question inquiète de son salut.
Le troisième et dernier moment de la phénoménologie religieuse de l’esprit est la religion révélée qui culmine dans le christianisme. L’art grec a montré comment, contrairement à ce qu’enseignaient les religions du despotisme oriental, il était possible de tailler dans le marbre une image qui ne soit pas indigne du divin. Or, cette image a la forme, certes idéalisée, de l’humanité, et prépare ainsi la voie au dieu fait homme. Pourtant, tandis que les dieux grecs, que leur beauté sans faute rend impersonnels, sont pure apparence qu’aucune subjectivité ne trouble, le dieu chrétien s’incarne dans le corps de l’homme mais prend aussi avec lui le fardeau de la subjectivité, de la réflexion toujours inachevée, de l’inquiétude inapaisée de la conscience. Les dieux grecs sont sans intériorité, le dieu chrétien exprime, sous sa forme la plus haute, par la Passion, le tourment de la conscience malheureuse qui se cherche dans le monde sans jamais se retrouver, sans trouver le lieu de sa réconciliation, où elle pourrait enfin coïncider avec elle-même et se reposer dans la paix. L’art chrétien exprimera donc cette subjectivité tourmentée et à la recherche de son Salut que le stoïcisme des Anciens, qui ne reconnaissaient pour divine que la sérénité de l’égalité d’âme, avait voulu ignorer. A l’Apollon du Belvédère succède l’atroce crucifié qu’imagine Grünewald en 1515 pour le célèbre polyptyque d’Isenheim.
Le christianisme représente donc symboliquement, dans la figure du Christ, l’exil de l’esprit qui ne se reconnaît pas dans le monde et pleure dans cette vallée de larmes l’innocence du paradis perdu. L’histoire est alors ce Calvaire de l’esprit qu’il lui faut parcourir pour parvenir à l’âge logique, où il se connaîtra sans médiation sensible par la science, c'est-à-dire par le développement dialectique du pur concept. Le christianisme est alors l’ultime figure de la phénoménologie de l’esprit qui, parvenu à la conscience de soi, renonce à sa représentation figurée, c'est-à-dire à l’art, et se convertit à la science. Le Christ est ainsi supprimé et renaît dans l’idée de la communauté humaine, dont l’Église est la représentation symbolique. L’esprit des peuples qui, comme le Christ de l’Évangile, est présent parmi ceux qui se rassemblent en son nom, est désormais la véritable réalisation de l’Absolu dans l’histoire. Quant au mythe chrétien, il exprimait sous une forme dogmatique la vérité de la philosophie hégélienne qui conduit tout ce processus à la conscience de lui-même : c’est ainsi que le dogme de la trinité exprime la vérité du dévelopement dialectique du concept, selon les trois moments de la thèse, de l’antithèse et de la synthèse, et que la mort et la résurrection du Christ expriment la figure du dépassement (aufhebung), à la fois suppression et conservation, qui est au cœur du processus dialectique. Dès lors l’art et la religion disparaissent ensemble. Prend fin l’âge de la représentation (phénoménologie) où l’esprit ne se connaissait que par la médiation d’une image et commence l’âge logique où l’esprit se connaît directement lui-même par le pur développement du concept.