Mise en ligne : juillet 2009
Ces leçons constituent une présentation générale de la pensée apologétique de Pascal. Présentées au second semestre de l’année 2008 dans un cadre non universitaire (« Les Mardis de la Philosophie »), elles s’efforcent de rendre sensible le chemin de pensée de Pascal, sans prétendre à l’érudition.
PASCAL
Présentation générale
Penser Les Pensées (5)
Cinquième leçon : le Mémorial
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L’an de grâce 1654
Lundi 23 novembre jour de saint Clément pape et martyr
et autres du martyrologe.
Veille de saint Chrysogone martyr et autres.
Depuis environ dix heures et demie du soir jusques
environ minuit et demi.
________________________ FEU _______________________
Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob,
non des Philosophes et des savants.
Certitude. Certitude. Sentiment, Joie, Paix.
Dieu de Jésus-Christ.
Deum meum et Deum vestrum.
Ton Dieu sera mon Dieu.
Oubli du monde et de tout hormis Dieu.
Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Evangile.
Grandeur de l’âme humaine.
Père juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu.
Joie, Joie, Joie, pleurs de joie.
Je m’en suis séparé. _______________________
Dereliquerunt me fontem aquae vivae.
Mon Dieu, me quitterez-vous ? ______________
Que je n’en sois pas séparé éternellement.
______________________________________________________
Cette est la vie éternelle qu’ils te connaissent seul vrai
Dieu et celui que tu as envoyé J.-C.
Jésus-Christ _____________________________
Jésus-Christ _____________________________
Je m’en suis séparé. Je l’ai fui, renoncé, crucifié.
Que je n’en sois jamais séparé ! ________________
Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l’Evangile
Renonciation totale et douce
Soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur.
Eternellement en joie pour un jour d’exercice sur la terre.
Non obliviscar sermones tuos. Amen.
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La découverte de ce document nous est rapportée par l’Oratorien Pierre Guerrier – ami de la famille de Pascal et proche de Port-Royal, auteur de la deuxième copie des fragments des Pensées : « Peu de jours après la mort de M. Pascal [19 août 1662], un domestique de la maison s’aperçut par hasard que dans la doublure du pourpoint de cet illustre défunt, il y avait quelque chose qui paraissait plus épais que le reste, et ayant décousu cet endroit pour voir ce que c’était, il y trouva un petit parchemin plié et écrit de la main de M. Pascal, et dans ce parchemin un papier écrit de la même main : l’un était une copie fidèle de l’autre. Ces deux pièces furent aussitôt mises entre les mains de Madame Périer [Marguerite, nièce de Pascal, fille de sa sœur Gilberte] qui le fit voir à plusieurs de ses amis particuliers. Tous convinrent qu’on ne pouvait pas douter que ce parchemin, écrit avec tant de soin et avec des caractères si remarquables, ne fut une espèce de Mémorial qu’il gardait très soigneusement pour garder le souvenir d’une chose qu’il voulait avoir toujours présente à ses yeux et à son esprit, puisque depuis huit ans [le Mémorial est en effet daté du 23 novembre 1654, soit huit ans avant la mort de Pascal] il prenait soin de le coudre et de le découdre à mesure qu’il changeait d’habits ». Le Père Guerrier date son témoignage : 1er février 1732, soit soixante-dix ans après la mort de Pascal. Il tient ces précisions de Marguerite Périer qui n’avait pourtant que seize ans quand le domestique a trouvé le parchemin, au lendemain de la mort de Pascal.
Marguerite, - la miraculée de la Sainte Epine (mars 1668) – a joué un rôle important dans le conflit avec les Jésuites et la querelle des Provinciales. Engagée aux côtés de Port-Royal, elle a peut-être tendance à magnifier un papier qui n’est en somme qu’un brouillon…
Remarquons l’expression qu’emploie ici le Père Guerrier : « … on ne pouvait douter que ce parchemin […] ne fut une espèce de Mémorial ». C’est la première fois qu’on nomme ainsi ce document. Le nom est demeuré. Il n’est pas tout à fait innocent, c'est-à-dire neutre : dans le texte même de Pascal, il est fait explicitement allusion à l’épisode biblique du Buisson Ardent (« Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob »), scène au cours de laquelle Dieu envoie Moïse en Egypte pour délivrer le peuple juif. Dans la traduction de Le Maistre de Sacy, Dieu conclut ainsi sa révélation : « C’est mon nom éternellement, c’est mon Mémorial au siècle des siècles » (Exode, III, 16). En baptisant « Mémorial » le papier de Pascal, le Père Guerrier développe ce que suggérait déjà la référence au Buisson Ardent : comme Moïse sur le mont Horeb, Pascal a rencontré Dieu la nuit du 23 novembre 1654, entre dix heures et demie et minuit et demi. Et de même que Dieu a donné mission à Moïse de délivrer les Juifs, de même Il donne mission à Port-Royal, par l’un de ses esprits les plus éminents, de régénérer l’Eglise. C’est ainsi que le seul nom de « Mémorial » oriente la lecture de ce texte énigmatique vers une interprétation mystique. La famille de Pascal – en l’occurrence Louis Périer – ira même jusqu’à dire que le « FEU » qui ouvre le texte est celui-là même du Buisson Ardent, dont la croix rayonnante – que Pascal a pris soin de dessiner en tête comme à la fin du parchemin – serait comme une image. Remarquons encore dans le témoignage du Père Guerrier cette étrange expression : « … conserver le souvenir d’une chose qu’il voulait avoir toujours présente à ses yeux et à son esprit… ». « A ses yeux » : il s’agit, dans l’esprit du religieux, non d'une méditation, mais d’une vision, donc d’un ravissement mystique. Pascal aurait effectivement été témoin de l’apparition d’une croix enflammée, et ce texte serait un document unique sur l’extase mystique, au même titre que les écrits de Jean de la Croix ou de Thérèse d’Avila. L’interprétation mystique du Mémorial est donc bien antérieure au romantisme et commence avec la découverte même du document.
Le Père Guerrier parle d’un parchemin plié qui contient un papier dont il est la « copie fidèle ». Il n’y a donc pas un, mais deux documents : l’original et sa copie, le papier et le parchemin. Henri Gouhier, dans l’étude fondatrice qu’il a consacrée au Mémorial (Blaise Pascal, commentaires, Vrin, 1971, chap. I : « Le Mémorial », p. 11-65), propose de ce fait l’interprétation suivante : Pascal a le sentiment d’apercevoir une vérité essentielle. « Certitude. Certitude. Sentiment, Joie, Paix ». D’une écriture presque illisible, il note en abrégé – sur un papier fragile qui se trouve à portée de main – le texte qui s’impose à son esprit. Puis il choisit un parchemin – plus coûteux et plus résistant – et recopie le premier jet, mais cette fois en beaux caractères calligraphiés. Mais il ne jette pas le brouillon – le « papier » – mais le conserve en l’enveloppant dans le « parchemin ». Ensuite (on ne sait quand au juste), il coud les deux documents dans la doublure de son pourpoint…
Nous possédons aujourd’hui le papier, mais le parchemin est perdu. Il se trouve toutefois que nous a été transmise une copie du parchemin, lui-même copie du papier, de la main de Louis Périer, neveu de Pascal, qui précise en effet dans la marge – dans le sens de la longueur : « C’est ici la copie figurée d’un parchemin trouvé après la mort de Mr Pascal mon oncle écrit de sa main, et cousu dans la doublure de son pourpoint. Périer Prestre Chanoine de l’Eglise Cathédrale de Clermont ». « Copie figurée », en ce sens qu’elle s’efforce de reproduire la calligraphie même de Pascal, et prend soin de dessiner les deux croix rayonnantes comme elles figuraient sur le modèle. Pourquoi le parchemin de la main de Pascal est-il perdu ? Nul ne le sait. On peut s’étonner que les Solitaires de Port-Royal n’aient pas pris davantage soin d’un document qu’ils tenaient eux-mêmes pour le témoignage d'une vision divine. On a supposé que le parchemin a été découpé en morceaux et distribué comme autant de reliques aux amis de Port-Royal. L’abbé Cognet rapporte : « Les lettres de la Mère Angélique, de M. de Singlin ont été dispersées de cette manière-là. Des recueils entiers ont été coupés en morceaux, pour satisfaire les admirateurs. J’ai trouvé dans des reliquaires jansénistes des lignes de lettres de la Mère Angélique ». On voit ainsi que, dès sa découverte, le texte de Pascal est l’objet d’un traitement tout à fait extraordinaire. C’est donc le parchemin – l’œuvre finie et élaborée – et non le papier – la première esquisse – qui a été ainsi dépecé pour satisfaire le fétichisme des fidèles. Aujourd'hui, ce serait l’inverse, et nous accordons plus de valeur à la rédaction initiale qu’à sa copie soignée. C’est dans les dernières années du XVIIe siècle – sans doute vers 1692 – que Louis Périer réalise la « copie figurée » du parchemin. En septembre 1711, il colle cette copie avec le « papier » original sur de grandes feuilles, avec les fragments manuscrits des Pensées : c’est le « Recueil Périer », aujourd’hui à la Bibliothèque Nationale de France.
Résumons la chronologie de ces événements : 23 novembre 1654 : rédaction du « Mémorial » ; août 1662 : mort de Pascal, et découverte du parchemin et du papier. Vers 1692 : Louis Périer exécute une « copie fidèle » du parchemin. Septembre 1711 : Louis Périer colle papier et parchemin sur de grandes feuilles cartonnées. 1er février 1732 : premier récit, par le Père Guerrier, qui le tient de Marguerite Périer, de la découverte du « Mémorial ».
Une dernière remarque, pour compléter ces données : le Père Guerrier, qui n’a pas vu le parchemin authentique, assure pourtant qu’il était la « copie fidèle » du papier. Or, si l’on en croit la copie figurée de Louis Périer, il n’en est rien : il existe en effet de nombreuses variantes – certaines fort importantes – entre le papier et le parchemin.
Dans ces conditions, l’établissement d’un tel texte pose d’insurmontables problèmes. Avec l’auteur des Pensées, les difficultés commencent avec l’édition même du texte.
Pascal : le « papier », première rédaction du « Mémorial »
Pascal : copie « figurée », par Louis Périer, du « parchemin » sur lequel
Pascal lui-même recopia le « papier ».
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Le Mémorial est un texte doublement paradoxal. Il l’est tout d’abord puisqu’il est écrit pour ne pas être lu : mis au secret dans la doublure du pourpoint, son auteur pouvait sans doute le toucher, mais non le voir. Le scientisme du XIXe siècle n’hésitera pas sur ce point à faire de Pascal un fétichiste, et du Mémorial une amulette. C’est la thèse soutenue par le Docteur Francisque Lélut, dans un ouvrage intitulé précisément L’Amulette de Pascal (1846). Mais le Mémorial est encore paradoxal, et de façon sans doute plus profonde, par la nature même de sa composition. On incline en effet, du fait du secret où il avait été enseveli, à lire en ce document la confidence la plus secrète, l’aveu le plus intime. Le traitement matériel du texte évoque lui-même un secret à multiples serrures : le papier plié, enveloppé dans le parchemin, plié lui-même, puis cousu dans la doublure. Or il n’y a rien de confidentiel – dans le sens du moins que le monde donne à ce mot – dans cette archive de l’intériorité : le Mémorial est en vérité une liste de citations – toutes empruntées à la Bible – une sorte de répertoire des références fondamentales. Pascal, sur le parchemin, en précise certaines, mais non pas toutes. Ce second paradoxe est fécond : quand le sujet véritable – l’ego du cogito – prend enfin la parole, c’est un Autre qui parle par sa bouche, cet Autre qui est à Pascal comme l’Auteur à sa créature. Tout auteur est ainsi la créature d’un « Auteur » qui lui souffle l’Esprit et le fait naître à la parole. C’est pourquoi l’amour-propre de l’auteur, qui croit être lui-même au centre de son ouvrage, est un signe invariable de bêtise : « Certains auteurs, parlant de leurs ouvrages, disent : "Mon livre, mon commentaire, mon histoire, etc.". Ils sentent leur bourgeois qui ont pignon sur rue, et toujours un "chez moi" à la bouche. Ils feraient mieux de dire : "Notre livre, notre commentaire, notre histoire, etc.", vu que d’ordinaire il y a plus en cela du bien d’autrui que du leur » (rapporté par de Vigneul-Marville dans ses Mélanges d’histoire et de littérature).
Comme une lettre – mais une lettre dont le destinataire reste inconnu – le Mémorial s’ouvre par une Datation : inscription de l’événement dans le temps, c'est-à-dire dans l’histoire de l’éternité. « L’an de grâce », c'est-à-dire sous le règne de la grâce inauguré par le sacrifice de Jésus-Christ, le règne de la grâce qui met fin au règne de la Loi et accomplit ainsi l’histoire de la rédemption. Pascal a le calendrier sous les yeux, qui est un cycle liturgique et comme le plan de la révélation divine. Que nous soyons en effet sous le règne de la grâce, le Mémorial en est comme la preuve, puisqu’il témoigne pour une grâce reçue. Tel est le sens de la date, de l’événement qui fait date : l’intersection du fil de l’histoire et du plan de l’éternité. L’événement est sans précédent, comme l’éternité est sans avant ni après : origine absolue ou rupture fondatrice, il est une expérience de la transcendance. 23 novembre 1654 : les pieux lecteurs de Pascal ont voulu faire de cette date l’axe d’une conversion radicale. Il est vrai qu’à partir de 1655, Pascal se rapproche plus que jamais de Port-Royal. Pourtant, l’année 1654 est une année surtout profane, consacrée pour sa plus grande part aux recherches scientifiques (Traité du triangle arithmétique, et correspondance avec Fermat). Au début de l’année 1655, moins de deux mois après la rédaction du Mémorial, Pascal fait une retraite à Port-Royal des Champs. C’est de cette époque que date l’Entretien avec Monsieur de Saci sur Epictète et Montaigne (rédigé de mémoire par Fontaine, secrétaire de Monsieur de Saci). Mais c’est seulement en 1656 que Pascal s’engage vraiment aux côtés de Port-Royal, avec la rédaction des Provinciales (de janvier à décembre). En mars 1656 a lieu le miracle de la Sainte Epine à Port-Royal de Paris : l’œil malade de Marguerite Périer, nièce de Pascal, guérit après avoir été touché par la relique. En septembre 1657, les Provinciales sont condamnées par la Congrégation de l’Index. Pascal commence alors à accumuler les notes en vue d’un grand ouvrage, destiné à régénérer la foi corrompue : Apologie (ou Vérité) de la religion chrétienne. Ce sont ces notes qui seront publiées après la mort de Pascal sous le titre : Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets (1670). Une lettre du 25 janvier 1655 de la main de Jacqueline – sœur cadette de Pascal, Sœur de Sainte Euphémie à Port-Royal – semble témoigner en effet pour une conversion récente de son frère. Jacqueline évoque une visite de Pascal « vers la fin de septembre dernier », donc peu de temps avant la rédaction du Mémorial : « Il était dans un si grand abandonnement du côté de Dieu qu’il ne se sentait aucun attrait de ce côté-là […] Si je racontais toutes les autres visites aussi en particulier, il faudrait en faire un volume, car depuis ce temps, elles furent si fréquentes et si longues que je pensais n’avoir plus d’autre ouvrage à faire ». Il semble donc que la fin de l’année 1654 voit Pascal s’engager plus profondément aux côtés de Port-Royal. Il convient pourtant de modérer cette thèse, Pascal ne renonçant nullement à la gloire de ce monde puisqu’il poursuit parallèlement son activité scientifique : en janvier 1658, Amos de Dettonville (anagramme de Louis de Montalte, qui signait les Provinciales, et de Salomon de Tultie, qui figure dans un fragment des Pensées) met au défi les savants de trouver les propriétés de la Roulette ou Cycloïde, engageant dans ce concours un prix de soixante pistoles. Comme pour excuser ce soudain intérêt de son oncle pour des questions qui semblent bien profanes, Marguerite Périer (Mémoire sur la vie de M. Pascal) met la découverte de l’équation de la Roulette sur le compte d’une rage de dents : pour se soulager de son mal, Pascal concentre son esprit sur une difficulté mathématique sur laquelle le Père Mersenne avait attiré l’attention : « Il y pensa si bien qu’il en trouva la solution et toutes les démonstrations. Cette application si vive détourna son mal de dents, et quand il cessa d’y penser après l’avoir trouvée il se sentit guérit de son mal ». Dans la légende dorée, tissée par la famille, de la vie du grand homme, tout est miracle et prodige. Les derniers mois de la vie de Pascal sont plus énigmatiques encore : en novembre 1661, Arnauld, Nicole et tout Port-Royal à leur suite, plient devant l’autorité spirituelle du pape, et se résignent à signer le Formulaire qui condamnait cinq propositions qu’on disait tirées de Jansénius. Pascal s’éloigne alors de Port-Royal, et semble étrangement se tourner vers les affaires : il fonde à Paris, dès les premiers mois de 1662, une entreprise de transport public, les carrosses à cinq sols (Mesnard, IV, p. 1374-1439). Pascal meurt quelques mois plus tard, le 19 août de cette même année. On peut conclure de ces événements, que le Mémorial doit sans doute être lu comme le témoignage d’une conversion, qu’il marque en effet une rupture et un engagement plus résolu aux côtés de Port-Royal. Toutefois, rien n’est jamais acquis à la créature en exil, et les dernières années de Pascal portent la marque de cette inquiétude, que l’hagiographie familiale a pris soin d’effacer, ne souhaitant laisser à la postérité qu’une sainte légende.
« Depuis environ dix heures et demie du soir jusques environ minuit et demi ». Entre ces deux limites, ce ne sont pas deux heures qui se sont écoulées, mais un intervalle d’éternité qui s’est ouvert au sein même de la temporalité. Dans l’illumination de la « connaissance », Pascal est comme transporté hors du temps. Le temps est en effet l’ordre des successifs ; mais la connaissance est une vision de la totalité, une vue qui embrasse d’un seul coup d’œil ce qui se déroule au rythme de l’histoire : « Certitude joye certitude sentiment veue joye » (je souligne), écrit-il sur le parchemin. Entre ces deux bornes qui marquent dans le temps le lieu de la révélation, Pascal est en communion avec toute l’histoire de l’Eglise rassemblée selon le plan de la Providence, il voit sub specie aeternitatis, il est aux côtés de saint Clément, saint Chrysogone, et de tous les témoins du règne de la grâce. « Jusques environ minuit et demi » : Pascal écrit donc le Mémorial après minuit et demi, une fois que le FEU commence de s’éloigner et de s’éteindre, et pour conserver la trace de l’éclair qui, déjà, s’éloigne et se dissipe. On ne lit donc pas ici une série de notes qui expriment l’extase, dans le temps même où elle est vécue – cet intervalle reste et doit rester blanc, sans écriture – mais plutôt la leçon d’une révélation passée, l’effet d’une connaissance qui demeure par elle-même en dehors des limites du langage. Il ne convient donc pas de lire le Mémorial comme une sorte de poème mystique, mais plutôt comme la rédaction d’un écrivain qui souhaite mettre au clair ce qu’il a cru apercevoir le temps d’une fulgurance. Cette question du temps de la rédaction gêne les pieux interprètes qui souhaiteraient loger le texte du Mémorial dans l’intervalle, et non au-delà, comme la précision de l’heure contraint pourtant à le faire. C’est ainsi que Jean Mesnard écrit (III, p. 42) : « Le texte sur papier, écrit d’une plume rapide, comportant ratures et additions, pourrait être contemporain de l’événement. Dans la ligne "Depuis environ 10 heures et demi du soir jusques environ minuit et demi", on peut se demander si les quatre derniers mots n’ont pas été ajoutés après coup ». Pascal aurait ainsi marqué la première heure d’apparition du « FEU », puis aurait laissé un blanc pour inscrire la dernière heure, après avoir fixé par l'écriture les mots de la révélation. Ainsi le Mémorial serait contemporain de, et non postérieur à la vision divine. Vœu de lecteurs sans doute trop prévenus envers un texte que la tradition Port-Royal a contribué à consacrer. Rien dans la graphie du papier ne vient soutenir cette lecture, le trait de plume paraissant au contraire couler d’un seul jet. Ce ne serait pas la première fois que la vénération passionnée des exégètes conduit au contresens.
Après la Datation, la Révélation. Elle s’ouvre par ce mot prodigieux, « FEU », qui claque, solitaire et majuscule, au milieu de la ligne. C’est le seul mot, avec celui de DIEU, qui, sur le parchemin, est écrit en lettres majuscules. On ne peut s’empêcher de penser que ce mot est le dernier qui résonne aux oreilles du condamné sur le point d’être fusillé. Le feu du Mémorial est l’effet d'une fulgurance intellectuelle, non physique : Pascal ne voit pas les flammes d’un Buisson Ardent, il aperçoit, d’un coup d’œil, la vérité fondatrice d’un discours infini, il a l’intuition soudaine d’un déchiffrement. C’est en prenant appui sur ce coup de grâce – sensible au cœur – que le discours peut développer l’ordre de ses raisons. Le cœur et la raison ne s’opposent pas, le premier est au contraire le soutien de la seconde, et la raison abandonnée à elle-même, privée du sentiment que seul le cœur perçoit, est impuissante à prendre la parole : « Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur ; c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaye de les combattre […] Le cœur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace, et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit le double de l’autre. Car la connaissance des premiers principes, comme qu’il y a espace, temps, mouvement, nombres, est aussi ferme qu’aucune de celles que le raisonnement nous donne. Et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie, et qu’elle y fonde tout son discours » (L 110). Le cœur « sent », nous dit Pascal, et c’est en effet sur le « sentiment » que le Mémorial fonde la « certitude » : « Certitude joye certitude sentiment vue joye ». De même que la « vue » n’est pas ici physique, de même le « sentiment » n’est pas sentimental : il est l’intuition première sans laquelle il n’y aurait pas de connaissance – de « certitude » – pour notre raison. Cette rupture inaugurale, qui détermine en un instant l’orientation de toute une vie, c’est bien ce que Pascal nomme un miracle : « Ubi est Deus tuus ? Les miracles le montrent, et sont un éclair » (L 878). Le « feu » du Mémorial est « l’éclair » du miracle, le « sentiment » d’une vision – « vue » – fulgurante qui détermine pour toujours le plan de l’œuvre à venir. Le Mémorial pénètre d'une vue les raisons dont le travail d’écriture peinera à dévider le fil, il réunit les deux pôles de l’esprit, nécessaires l’un à l’autre et pourtant souvent désunis : « Ceux qui sont accoutumés à juger par le sentiment ne comprennent rien aux choses de raisonnement. Car ils veulent d’abord pénétrer d’une vue et ne sont point accoutumés à chercher les principes, et les autres au contraire, qui sont accoutumés à raisonner par principes, ne comprennent rien aux choses de sentiment, y cherchant des principes et ne pouvant voir d’une vue » (L 751).
Le « feu » du Mémorial est donc celui, non de l’icône, mais du signe. L’esprit de Pascal est comme saisi par une sorte d’embrasement sémantique, il est possédé par la richesse d’une signification infinie. Quel en est l’objet ? Non pas « l’espace, le temps, le mouvement, les nombres », mais le nom de Dieu, c'est-à-dire l’identité véritable de l’Auteur qui me donne, par l’effet de la grâce qui incline le cœur, la vie, l’intelligence et la « certitude », l’Auteur dont je suis la créature, moi qui ne naît à la signification que par la dictée du signe. « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants ». Le Dieu des philosophes et des savants – Pascal pense surtout aux Anciens, par exemple Platon et Archimède plusieurs fois cités dans les Pensées – est forme – eidos – achevée. Il est un absolu de plénitude sans souffrance, d’harmonie sans dissonance. Connaître Dieu, c’est, pour les philosophes et les savants, contempler – théôrein – par le regard purifié de l’esprit, la perfection d’une forme intelligible. Dans cette contemplation, tout ce qui est individuel s’efface, et la pensée s’abîme dans l’universel. Inversement, le Dieu d’Israël se nomme par le nom de ses élus : « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob ». Il révèle lui-même son nom – IHVH – le tétragramme en lequel les docteurs de la Loi voyaient une clé pour l’interprétation de la Bible. En se découvrant par un nom propre, Dieu – et non plus le divin, to théion – se manifeste non comme une Forme intelligible, mais comme une Personne rencontrée. Le Dieu des païens est de l’ordre de la connaissance ; le Dieu de la Bible est de l’ordre de la responsabilité : on ne peut baptiser d’un nom propre que celui-là seul qui est capable de répondre à l’appel de son nom. Le Dieu de Pascal – c'est-à-dire le Dieu biblique – est cet Autre qui met chacun en demeure de répondre : Dieu personnel, qui appelle la créature par son nom, en son nom personnel, et qui s’engage avec elle en nouant un lien unique, une alliance éternelle. Le divin, ou l’Absolu – qui est ce qui vaut par soi seul – n’est plus alors plénitude ni achèvement, mais au contraire demande pressante, appel ardent, exigence impérieuse. L’Absolu ne se manifeste ni par l’équilibre ni par l’harmonie – la tranquillité de l’âme ou la sérénité du Sage – mais inversement par le désir jaloux, par l’élection exclusive : Dieu est un Autre – il est une Personne et non une Proportion – qui me nomme par mon nom, et réclame une alliance éternelle, un don de soi capable de s’élever lui-même à l’Absolu. Dieu dès lors se manifeste non par une connaissance universelle, mais au contraire par l’expérience d’une rencontre unique, d’une élection singulière. Dans son Esthétique, Hegel remarque que les yeux aveugles, sans pupille, des dieux grecs, aujourd’hui statues de marbre blanc, ajoutent à leur beauté. Le divin, selon les Grecs (les « philosophes et les savants »), est en effet aveugle : parfait, achevé et clos sur lui-même, il est indifférent à ce qui n’est pas lui, et ne prend donc pas même la peine d’ouvrir les yeux sur l’altérité du monde. Inversement, le Dieu de la Bible est d’abord un regard, si violent qu’il en est insoutenable – FEU – et que le prophète doit se voiler la face. La violence de ce regard – de ce désir – donne lieu à la parole qui me nomme par mon nom, qui m’institue comme une personne responsable, c'est-à-dire susceptible de nouer une alliance avec l’Absolu. Cette relation privilégiée entre la créature et son Dieu – comme entre Dieu et sa créature – se nomme la foi, qu’il faut distinguer de la sagesse, à laquelle se borne le Dieu des philosophes et des savants. Ne sait-on pas que la sagesse des sages est folie pour le Dieu de l’alliance, et que la sagesse de Dieu est folie pour les philosophes et les savants ? Ce n’est pas la clarté d’une vision théorétique qui donne son élan à la foi, mais l’engagement amoureux et réciproque de celui qui appelle et de celui qui répond. Aussi est-il vain d’entreprendre de démontrer le Dieu d’Abraham, Lui qui demande non le savoir, mais le croire : « On ne prouve pas qu’on doit être aimé en exposant d’ordre les causes de l’amour ; cela serait ridicule » (L 298) ; « La foi est différente de la preuve. L’une est humaine, l’autre est un don de Dieu » (L 7) ; ou bien encore : « C’est le cœur qui sent Dieu, et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi, Dieu sensible au cœur, non à la raison » (L 424). C’est ainsi que la foi suppose une expérience originaire et irréductiblement singulière – la rencontre d’une Personne et le saisissement d’un regard – qui ne peut être l’objet d’un discours, c'est-à-dire d’une généralité susceptible de communication. C’est pourquoi Abraham conduisant Isaac au sacrifice garde le silence : sa foi est si intimement sienne qu’il n’est plus de mot pour la partager. Si cependant le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas, son ordre – qui est celui de la charité – n’est pas étranger à l’ordre des esprits, sur lequel règne la raison : c’est le cœur qui donne à la raison son fondement (c’est lui qui sait qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis), c’est la foi qui assure la preuve, et l’ordre de la charité qui donne sa lumière à l’ordre des esprits. Et c’est ainsi que tout discours véritable, toute prise de parole authentique, prend appui sur une rencontre infiniment singulière, et qui demeure nécessairement bien au-delà des limites de toute parole profane.
Cette rencontre fondatrice, cette révélation dont le Mémorial nous a laissé la trace, Pascal l’exprime ici par une double citation des Ecritures, l’une prélevée dans l’Ancien Testament (le règne de la Loi), et l’autre dans le Nouveau Testament (le règne de la Grâce). La première citation est tirée de l’Exode, III, 6 : Moïse rencontre le Buisson Ardent au sommet de l’Horeb : « Adonc le Seigneur, voyant qu’il venait pour regarder, il l’appela du milieu du buisson et dit : "Moïse, Moïse ?" Lequel répondit : "Me voici". Alors Dieu dit : "N’approche pas d’ici. Ote tes sandales de tes pieds, car le lieu que tu foules est une terre sainte". Dieu dit encore : "C’est moi le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob". Moïse se voila alors la face dans la crainte que son regard ne se fixât sur Dieu » (traduction de Le Maître de Saci). Le Dieu de la Bible appelle Moïse par son nom : il n’est pas l’Universel en lequel s’engloutit toute différence ; il est au contraire une voix qui s’adresse à cette unique individualité, Moïse, qui répond à l’appel de son nom : « Me voici », une voix qui choisit et élit incompréhensiblement cet irréductible singulier. Une telle élection a valeur d’une révolution, c'est-à-dire à la fois d’un retournement et d’une inversion : Moïse s’approche pour regarder ; or, il se découvre lui-même regardé, d’un regard si violent qu’il doit se voiler la face. Ainsi Pascal saisi par ce feu qui le regarde. Tel est le miracle : révolution du cœur, que seule la grâce incline, et qui découvre soudain une perspective insoupçonnée.
A cette élection de l’Unique, répond dans le Nouveau Testament la révélation chrétienne : « Deum meum et Deum vestrum, Mon Dieu et votre Dieu », celui d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, mais celui encore de Blaise Pascal et plus généralement de toute créature dont le cœur s’est rendu disponible à l’effet de la grâce, qui a su répondre à la voix qui l’appelait par son nom. Jésus-Christ universalise le plus singulier, il rend audible à tous cette voix qui ne s’adresse pourtant qu’à chacun en particulier. Pascal, sur le parchemin, précise lui-même la référence : Jean, XX, 17. Il s’agit de la scène du « Noli me tangere », si souvent représentée par les peintres : après la résurrection, Marie-Madeleine pleure sur le tombeau vide. Elle voit alors un jardinier, croit que c’est lui qui a emporté le corps, et lui demande où il l’a mis : « Jésus lui dit : "Marie". Icelle s’étant retournée lui dit "Rabboni", c'est-à-dire "Maître". Jésus lui dit "Ne me touche point, car je ne suis pas encore monté à mon Père, à mon Dieu et à votre Dieu" ». Ce texte est en effet symétrique à celui de l’Exode : même appel singulier : "Moïse", "Marie". Même révolution : Moïse regarde ; il est regardé ; Madeleine pleure l’absence de celui qu’elle découvre soudainement présent devant elle. Le Dieu de l’Ancien Testament ne veut pas qu’on le touche : il ne se manifeste que par une vision, il n’est pas encore véritablement incarné. On ne saurait le toucher : on se tient à distance au contraire, on se prosterne, on se voile la face. L’Absolu est la demande infinie qui a force de Loi (règne de la Loi). Il est l’impératif catégorique de l’amour. Mais le Dieu du Nouveau Testament est incarné : il se montre, il vient au devant de celui qu’Il nomme, de celui qui le nomme. Il est l’offrande de l’amour et le don incompréhensible de la grâce (règne de la Grâce). Aussi est-on tenté de le posséder, de le garder pour soi, et cette tentation se nomme « idolâtrie ». « Noli me tangere » : « Je ne suis pas ce Dieu que tu veux charnellement étreindre, je ne suis que le signe envoyé par le Père, qui est mon Dieu et votre Dieu ». C’est ainsi que le signe qui m’appelle par mon nom vaut moins par ce qu’il manifeste, par ce qu’il me fait « toucher » du doigt, que par l’absence qu’il désigne : ce tombeau vide, qui témoigne pour la résurrection. Dans le Mémorial lui-même, le « cœur » de la révélation ne se trouve peut-être pas dans le texte lui-même, mais plutôt dans le point aveugle de l’illumination qui lui donne la vue, dans le « FEU » autour duquel, comme autour d’une lacune centrale, s’ordonne le discours. C’est ainsi que l’Incarnation manifeste paradoxalement un Dieu caché, non manifeste, source indicible du signe qui donne le sens. « Noli me tangere » : la pensée ne touche jamais que l’absence du Dieu qui l’appelle. « Il me semble que Jésus-Christ ne laisse toucher que ses plaies après sa résurrection : Noli me tangere. Il ne faut nous unir qu’à ses souffrances » (943). C’est ainsi que Dieu se cache au cœur même de son incarnation, qu’il se dissimule en se manifestant.
Ces deux premières lignes du Mémorial expriment donc bien le miracle de la Révélation – miracle paradoxal du manifeste et du caché – par deux scènes, deux rencontres, tirées des Ecritures, qui sont pour Pascal le Livre de l’Absolu : d’une part, l’élection jalouse de l’Ancien Testament, de l’autre l’ouverture sur un universel caché – le mien comme le vôtre – dans le Nouveau Testament.
Après la Révélation, qui élève l’Elu à la dignité de la responsabilité, vient la Conversion, comme après la vocation, la réponse, après l’appel, l’engagement. Ici encore, Pascal exprime la condition qui est la sienne en se rapportant aux Ecritures, qui se révèlent être ainsi l’inscription de la voix la plus intime, la plus personnelle. Cette fois encore, Pascal dispose deux citations, symétriques l’une à l’autre, la première tirée de l’Ancien Testament, la seconde du Nouveau Testament. Si ces références ne sont pas indiquées sur le papier, elles sont bien précisées sur le parchemin. Livre de Ruth, I, 16 : Ruth, du pays de Moab – une étrangère donc – choisit librement de suivre le peuple d’Israël, et de vénérer son Dieu : « Où tu vivras, j’irai / Où tu demeureras, je demeurerai / Ton peuple sera mon peuple / Ton Dieu sera mon Dieu ». C’est ainsi que Ruth s’unira à Booz, par qui naîtra Jessé, par qui naîtra David, par qui naîtra Salomon, par qui naîtra Jésus. Ruth prolonge ainsi la généalogie des Elus, qui prend racine en Abraham, Isaac et Jacob. A cet engagement de l’Etrangère envers Israël (image aussi de celui de Pascal lui-même envers Port-Royal), répond alors, selon le diptyque méthodiquement disposé par Pascal de l’Ancien et du Nouveau, l’engagement du Fils envers le Père. Jean, XVII, 25 : « Père juste, le monde ne t’a point connu mais je t’ay connu ». « Connaître » signifie ici « rencontré », « révélé ». Pascal lit son propre destin, en cette nuit de feu où il parie pour l’infini, dans la Bible. C’était en effet une technique de divination à laquelle on avait autrefois souvent recours : ouvrir la Bible au hasard, et lire le premier verset qui tombe sous les yeux. Ce n’est pourtant pas le hasard ici qui dispose les citations selon le rythme alterné de l’Ancien et du Nouveau. Et si c’est le chiffre de son propre destin que Pascal lit ici dans l’Evangile de Jean, c’est donc qu’il s’identifie cette fois à Jésus lui-même dans son ultime prière – « dite prière sacerdotale » – adressée aux apôtres avant que ne commence la Passion. Aussi Pascal hésite-t-il à s’accorder la dignité d’une pareille « connaissance » : sur le papier, il écrit, puis il supprime, puis réécrit, puis supprime à nouveau, puis réécrit enfin le « connu » de « le monde ne t’a point connu ». Comme sur le diptyque précédent, celui qui mettait en regard Moïse avec Marie-Madeleine, la seconde citation éclaire ici, une fois encore, la première. Le Nouveau Testament énonce, en termes clairs, ce que l’Ancien Testament disait en figures : la vérité de l’engagement de Ruth envers Israël trouve sa vérité dans l’humiliation et la Passion qui scellent paradoxalement la nouvelle alliance avec Dieu. L’engagement passe par la Croix.
« Le monde ne t’a point connu » : il y a une invincible opposition entre le monde et Dieu : quand le premier règne, le second est caché, et quand le second se montre, alors le premier est oublié : « Oubli du monde et de tout hormis Dieu ». Le Dieu de Pascal ne se manifeste pas par le monde, mais plutôt contre le monde. Son apparition anéantit le monde – en fait paraître le néant – de même que l’éclat vain du monde recouvre le signe du FEU. Entre Dieu et le monde, la relation est semblable à celle qui fait jouer le tableau et son anamorphose : il faut que l’un soit occulté pour que l’autre soit révélé, et ceci pour l’un comme pour l’autre. Ce jeu instable du manifeste et du latent, et le rapprochement du Dieu caché avec le secret de l’anamorphose, est explicitement développé par Bossuet dans son Sermon sur la Providence : « Quand je considère en moi-même la disposition des choses humaines, confuse, inégale, irrégulière, je la compare souvent à certains tableaux que l’on montre assez ordinairement dans les bibliothèques des curieux comme un jeu de perspective. La première vue ne nous montre que des traits informes et un mélange confus de couleurs, qui semble être ou l’essai de quelque apprenti, ou le jeu de quelque enfant, plutôt que l’ouvrage d’une main savante. Mais aussitôt que celui qui sait le secret vous les fait regarder par un certain endroit, aussitôt, toutes les lignes inégales venant à se ramasser d’une certaine façon dans votre vue, toute la confusion se démêle, et vous voyez paraître un visage avec ses linéaments et ses proportions, où il n’y avait auparavant aucune apparence de forme humaine. C’est, ce me semble, Messieurs, une image assez naturelle du monde, de sa confusion apparente et de sa justesse cachée, que nous ne pouvons jamais remarquer qu’en le regardant par un certain point que la foi en Jésus-Christ nous découvre » (Sermon sur la Mort et autres Sermons, « GF », 1970, p. 81-82). Dans le cosmos des anciens, celui des philosophes et des savants, l’harmonie des sphères imite la perfection du moteur immobile : le cosmos tout entier réfléchit la divine proportion. Mais dans l’univers infini des modernes, l’apparence est trompeuse et Dieu s’est caché : « Eh quoi ! Ne dites-vous pas vous-mêmes que le ciel et les oiseaux prouvent Dieu ? – Non. Et votre religion ne le dit-elle pas ? – Non. Car encore que cela est vrai en un sens pour quelques âmes à qui Dieu donne cette lumière, néanmoins cela est faux à l’égard de la plupart » (3). Il se peut qu’aux yeux régénérés par la foi, le monde parle de Dieu. Mais la foi elle-même ne saurait venir du monde, mais seulement de l’inclination du cœur. Le Dieu de Pascal est intérieur, bien que ce soit seulement dans cette intériorité que se découvre la véritable extériorité, la rencontre d’un Autre, qui enseigne. Sans doute est-ce en ce sens qu’il faut lire cette étrange pensée : « Prophéties. Le grand Pan est mort » (343).
« Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Evangile ». Il est vrai que le Dieu de Pascal me trouve bien avant que je ne le trouve moi-même : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé » (L 929). La conversion, qui est l’effet de la révélation, est elle-même à l’origine de la recherche – le « FEU » est la source d’une inspiration infinie, et le discours ordonnera sans jamais s’épuiser les raisons que le cœur a senties comme d’une vue. La révélation est rencontre ou « trouvaille », qui détermine d’une vue l’axe de la recherche. Ceux qui n’ont jamais trouvé n’ont jamais cherché, et ceux qui cherchent ont déjà trouvé. Où faut-il donc chercher ? Non dans le monde, mais dans l’Ecriture, dont Pascal commence à pressentir l’ordre, où Dieu se cache en se montrant, entre l’Ancien qui le voile sous la figure et le Nouveau qui le montre sans image, par Jésus-Christ qui est la clé de la Bible tout entière : « Combien doit-on estimer ceux qui nous ont découvert le chiffre et nous apprennent de connaître le sens caché […] C’est ce qu’a fait Jésus-Christ, et les apôtres. Ils ont levé le sceau, il a rompu le voile et découvert l’esprit » (L 260). Ce que le Mémorial exprime de façon plus concise : « Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Evangile ». Plus loin, Pascal reprendra cette même formule, en la modifiant légèrement : « Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l’Evangile ». La conversion définit l’axe de la recherche : il s’agit de trouver, c'est-à-dire d’exploiter la trouvaille qui vient de nous être donnée. Plus loin, la conversion fait place à la prière : « que je n’en sois jamais séparé ». Il ne s’agit plus alors de trouver, mais de conserver, de ne pas se détourner, de rester fidèle à la fulgurance initiale.
Enfin : « Grandeur de l’âme humaine ». « La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable » (L 114). C’est ainsi que le moi doit s’humilier – se reconnaître misérable – pour que la révélation se fasse sensible au cœur. L’humiliation, qui est l’anéantissement de l’amour-propre, est la condition de la connaissance. Il faut donc comprendre : l’âme humaine est grande, non par elle-même, mais par la grandeur qui se découvre à elle quand elle consent à s’anéantir : « Ils s’imaginent que cette conversion consiste en une adoration qui se fait de Dieu comme un commerce et une conversation telle qu’ils se la figurent. La conversion véritable consiste à s’anéantir devant cet être universel qu’on a irrité tant de fois et qui peut vous perdre légitimement à toute heure, à reconnaître qu’on ne peut rien sans lui et qu’on a rien mérité de lui que sa disgrâce » (L 378). Rien de moins humaniste, donc, que cette « grandeur de l’âme humaine » : la grandeur, ici, ce n’est pas d’être mesure de toutes choses, mais plutôt de s’anéantir devant Celui-là seul qui donne la mesure.
Après la Révélation suivie de la Conversion, après l’élection suivie de l’engagement, vient le temps de la Prière. L’événement crucial dont le feu marque le point d’impact s’éloigne dans le temps. Tel est peut-être le sens de ces traits qui s’étirent – comme le fil du temps – désormais, sur le parchemin, à la fin de chaque ligne. C’est ainsi qu’à la « certitude » de l’élection, succède l’inquiétude de « l’abandonnement » : « Je m’en suis séparé […] Mon Dieu me quitterez-vous ? Que je n’en sois pas séparé éternellement ». Pour dire l’angoisse instillée dans l’âme par le temps reprenant ses droits sur l’éternité, Pascal recourt à nouveau à la symétrie des citations spéculaires, l’une empruntée à l’Ancien, l’autre au Nouveau Testament. La première se lit en Jérémie, II, 13 : « Dereliquerunt me fontem aquae vivae : ils m’ont abandonné, moi la fontaine d’eau vive ». Après l’élection, voici donc venu le temps de l’abandon ; après la certitude et la joie, la lamentation sur la ruine du Temple et la menace de l’exil. A la crainte, au tremblement de l’Ancien Testament répond alors la promesse du Nouveau : « Cette est la vie éternelle qu’ils te connaissent / Seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé / Jésus-Christ / Jésus-Christ ». C’est la troisième fois que Pascal cite l’Evangile de Jean – sans cependant préciser cette fois la référence – et la seconde qu’il cite la « prière sacerdotale » (ici XVII, 3). L’archaïsme – « cette est » pour « c’est » – trahit l’édition ancienne (1578), celle des docteurs de Louvain, que lit Pascal. Ainsi la source d’eau vive – l’eau de la vie éternelle – n’est autre que celle de la « connaissance ». Il ne s’agit nullement pour Pascal de renoncer à l’intelligence pour s’abandonner à l’extase, mais au contraire de « connaître » depuis le feu séminal qui fait voir « d’une vue ». L’anéantissement que réclame impérativement la conversion n’est certes pas celui de l’esprit, qui est l’instrument de toute connaissance, mais celui du moi haïssable de l’amour-propre qui, ne voulant considérer que lui-même, s’aveugle et se condamne à manquer le signe enseignant. Connaître, cela signifie écrire, ce dont le Mémorial conserve la trace : ne pas perdre la fulgurance initiale, et développer le discours infini qu’elle contient en germe. Conserver le signe du FEU, c’est édifier un monument qui expliquera le sens, c’est lui donner le lieu de son développement. Aussi le cœur du converti est-il ambivalent, partagé entre la joie de l’élection et la certitude de l’œuvre à accomplir (« Joie Joie Joie et pleurs de joie »), et, d’un autre côté, l’inquiétude de ne pas rester fidèle à l’illumination initiale, de ne pas savoir demeurer toujours à la hauteur de ce que la révélation a donné avec magnificence (« Mon Dieu me quitterez-vous ? »).
« Pleurs de joie ». N’est-ce pas de tristesse, ordinairement, que l’on pleure ? Comment peut-on pleurer de joie ? Ambivalence des larmes elles-mêmes, qui sont de tristesse, ou de joie, larmes de privation ou larmes de plénitude. Larmes de privation : Jérémie pleure sur le Temple abandonné ; Madeleine pleure sur le tombeau vide. Larmes de plénitude : ce sont les larmes, encore, de la Madeleine pendant son extase, telle que les peintres l’ont souvent représentée, par exemple Philippe de Champaigne, proche de Port-Royal, dans le magnifique tableau de Rennes (1657). Les larmes de plénitude sont l’expression, non de l’abandon, mais au contraire de l’effusion de la grâce, elles sont l’effet d’une surabondance de la joie. Elles disent, non la perte de l’aimé, mais au contraire le rayonnement inamissible de sa présence intérieure. Les larmes de la joie sont comme l’épanchement de cette « source d’eau vive » dont parle Jérémie, celle-là même qui étanche la soif ardente de la Samaritaine, cette eau de la vie éternelle qui fait naître la joie dans le cœur de Pascal. Les larmes de la Madeleine sont comme l’eau du baptême : le cœur, descellé par la grâce, est la source d’un Jourdain intérieur qui purifie et régénère. « Pleurs de joie ». Et la connaissance de cette source est « la vie éternelle », qui porte en elle la promesse d’un sens inépuisable et l’écriture du livre avenir.
Après la Révélation, puis la Conversion suivie de la Prière, vient enfin l’Envoi qui tire la leçon de la rencontre décisive, et se résout à ne jamais l’oublier. Pascal lui-même distingue cette dernière partie de son « Mémorial » par une accolade (sur le papier) qui en marque le commencement au second « Jésus-Christ » qui précède immédiatement le « Je m’en suis séparé ». Ici encore, il est possible de discerner deux citations, qui se répondent de part et d’autre de la croix, entre l’Ancien et le Nouveau. La première – explicitement désignée comme telle puisqu’elle est énoncée en latin – clôt le parchemin (elle ne figure pas sur le papier) : « Non obliviscar sermones tuos : je n’oublierai point tes paroles ». Il s’agit de la dernière ligne du psaume 118 (selon le classement de la Vulgate), dont nous savons par sa sœur Gilberte que Pascal « y trouvait tant de choses admirables qu’il sentait toujours une nouvelle joie à le réciter, et quand il s’entretenait avec ses amis de la beauté de ce psaume, il en était transporté et enlevait comme lui tous ceux à qui il parlait ». Il est permis de soupçonner que la passion de Pascal pour le psaume 118 n’est pas étrangère à son goût pour l’herméneutique, et le déchiffrement d’un sens caché. Ce psaume est en effet composé de vingt-deux strophes de huit vers, chacune correspondant à l’une des vingt-deux lettres de l’alphabet hébreu, les huit vers de chaque strophe commençant toujours par la lettre à laquelle correspond la strophe. Par ailleurs, chaque vers contient un terme par lequel on avait coutume de désigner la Loi, qui est la manifestation par laquelle Dieu se fait connaître dans les temps qui précède la Croix (« témoignage », « précepte », « volonté », « commandement », « promesse », « parole », « jugement » ou « voie »). Le psaume 118 apparaît ainsi comme un modèle de perfection herméneutique, qui fait jouer le sens de multiple façons, une sorte de microcosme de la Bible tout entière, qui est aux yeux de Pascal, par le jeu des figures de l’Ancien Testament et des révélations du Nouveau, mis en évidence dans le Mémorial par la symétrie des citations, un texte d’une richesse infinie, que l’interprétation de l’humaine raison ne saurait jamais épuiser. C’est l’intelligence du texte sacré qui, soudain, une nuit d’hiver, rend évident à l’esprit de la créature l’ordre caché sous le désordre apparent, et révèle à Pascal sa vocation d’écrivain. Le Livre des livres se trouve à l’origine de tous les livres qui portent témoignage pour la vérité, bien que composés de main d’homme. Les fragments des Pensées portent la marque de la place cruciale que Pascal entendait réserver à l’interprétation de l’Ecriture dans le plan de son ouvrage. « Je n’oublierai pas tes paroles » : je n’oublierai jamais que je dois écrire le livre de la révélation qu’une nuit de FEU m’a fait entrevoir, d’une vue. Le Mémorial contient la promesse de l’Apologie de la religion chrétienne, l’ouvrage pour lequel Pascal va désormais accumuler les notes, souvenirs de la fulgurance première, qui constitueront le recueil que nous avons l’habitude de désigner sous le titre : Les Pensées. Nul besoin, pour celui que son Auteur a désigné pour être auteur à son tour, d’avoir sous les yeux ce papier, qu’il connaît par cœur, et qui ne contient que l’éclair initial de l’illumination duquel toutes les « pensées » seront issues. Il suffit à Pascal de le toucher du doigt, à travers la doublure de son pourpoint, comme pour rappeler à son esprit diverti, par cette légère résistance, la tâche à accomplir. Le Mémorial, soigneusement cousu dans l’habit nouveau qui remplace l’ancien, sera le remords de Pascal qui, comme on sait, n’achèvera jamais le livre dont Dieu lui-même avait pris commande le 23 novembre de l’an de grâce 1654.
L’autre citation, qui fait écho dans le règne de la Grâce au psaume dans le règne de la Loi, figure déjà plus haut – dans cette partie que nous avons désignée comme étant celle de la Prière : « Je m’en suis séparé ». Mais Pascal ajoute maintenant : « Je l’ai fui, renoncé, crucifié », calligraphié de façon identique sur le papier et sur le parchemin (comme si ces mots avait été ajoutés après coup). Le « Que je n’en sois jamais séparé » de l’Envoi fait écho en effet au « Que je n’en sois pas séparé éternellement » de la Prière. La formule évoque le « A te nunquam separari permittas », formule liturgique de l'Agnus Dei qui, à la messe, précède la communion (1). Prière, donc, pour que soit renouvelé le don de la grâce, que l’esprit devenu voyant soit toujours fertilisé par l’eau vive de la vie éternelle, par la source de vie, que la source du discours ne se tarisse jamais, que l’arborescence du livre croisse depuis l’effusion qui l’a fait naître, que la parole demeure vivante en celui qui l’a reçue, que le cœur ressente éternellement l’action efficace de la grâce. Pascal prie ici pour que le miracle intérieur du Mémorial continue de vivifier la résolution d’écrire et de témoigner pour la foi régénérée.
« Renonciation totale et douce ». La renonciation est l’effet de « l’oubli du monde et de tout hormis Dieu ». Renoncement à l’image du moi, cette chimère de l’amour-propre, pour que s’écoule librement la source de la grâce et le déploiement du sens. La renonciation est douce parce qu’elle est totale, elle donne la parole à l’Auteur véritable qui dicte le texte à sa créature, elle s’abandonne au miroitement infini de l’interprétation, au rétablissement de l’ordre depuis le chaos où notre âme, divertie de Dieu, s’est librement ensevelie. Joie d’écrire et de composer, d’assister à l’édification d’une œuvre qui porte en elle la trace de la vie éternelle. Joie, pleurs de joie. Sur le papier, après « Renonciation totale et douce », Pascal a posé un signe peu déchiffrable, mais qu’on peut lire raisonnablement comme l’abréviation d’un « etc. ». Il marque par là que la renonciation n’est nullement une fin, mais au contraire un commencement, et qu’une infinité de discours est comme contenue en puissance dans le feu de la révélation comme dans l’eau vive de la prière. Une œuvre considérable attend désormais son auteur. Elle ne puise et ne se conserve que dans le Livre des livres, la Bible, texte total qui est à lui-même sa propre interprétation, ce que l’Ancien Testament dissimule sous le voile de l’allégorie trouvant dans la bonne nouvelle du Nouveau Testament la clé qui le déchiffre et l’énonce clairement : « Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l’Evangile ».
En calligraphiant sur le parchemin ce qu’il avait noté d’une écriture cursive, presque indéchiffrable, sur le papier, Pascal insère deux lignes entre l’ultime résolution (« Renonciation totale et douce ») et la prière finale (« Non obliviscar sermones tuos ») : « Soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur/Eternellement en joie pour un jour d’exercice sur la terre ». Louis Périer, auteur de cette copie par laquelle le souvenir du parchemin est passé à la postérité, ajoute dans la marge, en petits caractères, cette précision : « On n’a pu voir distinctement que certains mots de ces deux lignes ». La soumission au directeur spirituel est une discipline très en faveur à Port-Royal. Elle fait taire le bavardage de l’amour-propre et impose au cœur le silence au sein duquel seulement se fait entendre la voix du Dieu d’Abraham. Jacqueline Pascal, sœur de Sainte Euphémie, écrira ainsi à sa sœur Gilberte Périer : « Il [Pascal] est tout rendu à la conduite de M. Singlin ; et j’espère que ce sera dans une soumission d’enfant, s’il veut de son côté le recevoir, car il ne lui est pas encore accordé ». Quant à l’éternité de joie pour un jour d’exercice sur la terre, il faut y reconnaître une assez bonne formule pour le pari qui dispose le cœur à la réception de la grâce : un jour pour l’éternité, la terre pour le ciel, la misère de l’abandon pour la grandeur de la certitude – « grandeur de l’âme humaine » – rien pour l’infini (on se souvient que le fragment désigné traditionnellement sous le nom « le pari » est intitulé par Pascal lui-même « Infini-rien »), deux heures d’exercice spirituel – « depuis dix heures et demie du soir jusques environ minuit et demi » – pour une éternité de joie. Le Mémorial découvre aux yeux du converti la richesse inépuisable d’une vie désormais consacrée à l’apologie de la religion chrétienne. Avant la nuit du 23 novembre, il semblait à Pascal que son cœur errait sans pouvoir se fixer ; il sait désormais son engagement solennel aux côtés de Port-Royal, il connaît désormais sa vocation d’écrivain au service d'une foi que le siècle a corrompue. Comme Henri Gouhier l’avait autrefois rigoureusement démontré, le Mémorial n’est pas un texte mystique : c’est l’acte de naissance d’un écrivain, et l’engagement irréversible d’accomplir une œuvre dont la nécessité s’est faite sensible au cœur, une nuit de novembre 1654.
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Où situer exactement le point de la conversion ? Quelle est la raison qui provoque un effet aussi considérable ? Comment devient-on auteur ? Le Mémorial donne une réponse claire : en se faisant lecteur. C'est en interprétant les Ecritures que Pascal conçoit le dessein de l'Apologie. Le livre naît du livre, et l'ordre entr'aperçu dans le texte biblique dicte l'ordre d'un ouvrage futur. D'où provient donc la puissance surprenante de cet ordre séminal, qui donne son élan au travail d'écriture ? Dans le silence et le recueillement de la lecture, quel chiffre, quelle figure jusque là cachée dans le secret du texte, s'est soudain découverte aux yeux de Pascal ? Si le Mémorial fait date, s'il commémore une naissance, ce n'est pas seulement pour avoir établi la correspondance terme à terme des figures de la Loi avec les enseignements de la Grâce, ni pour avoir reconnu, après saint Augustin, l'exacte symétrie qui fait du Nouveau Testament le commentaire et l'interprétation de l'Ancien. Cette coïncidence est admirable : le Livre développe sa propre exégèse, et ferme sur lui-même le réseau des significations. L'esprit s'émerveille d'un accord si parfait, mais le cœur n'est pas touché par les raisons de l'ordre. Peut-être est-il possible de mettre en regard le texte de l'Evangile avec celui du Pentateuque. Cette réussite contente l'entendement, mais elle est bien incapable de faire naître la « croyance ». Le signe du « FEU » indique autre chose, et Pascal n'aurait pas conservé avec autant de soin ce document si le triomphe qu'il commémorait n'était que celui de l'intelligence. Qu'est-ce donc que lire ? Par quel concours prodigieux les caractères imprimés cessent-ils de nous paraître étrangers et deviennent-ils les signes de notre plus intime, de notre plus essentielle vérité ?
Que découvre Pascal dans la Bible ? N'est-ce pas son propre visage ? N'est-ce pas son propre regard étonné, saisi par la venue du sens, mis en abîme dans le miroir des références, que rencontre le lecteur dans le livre qui, soudain, lui parle de lui-même ? Déjà, au XVIIe siècle, une note attribuée à Louis Périer, neveu de Pascal, le remarquait : les mots du Mémorial « marquent les diverses impressions que la vision de la Majesté divine faisait sur M. Pascal, à peu près semblables à celles que Dieu paraissant dans le Buisson Ardent fit sur Moïse ». La première ligne, celle que l'éclat du feu fait d'abord apparaître, ne reproduit-elle pas les mots que Dieu adresse à Moïse, prophète prosterné au sommet de l'Horeb ? Moïse rencontre le Dieu de sa vocation comme Pascal, la nuit du 23 novembre, se rencontre lui-même par l'œuvre qui le fera devenir ce qu'il est, qui déjà exige de lui une fidélité sans faille, une obéissance sans condition. Est-ce un hasard si toutes les citations prélevées dans le Mémorial se rapportent également à l'instant du saisissement et au miracle de la rencontre ? C'est ainsi que le livre renvoie au lecteur le trait de lumière qui permet au lecteur de déchiffrer le livre. C'est le chiffre de son propre destin que dessinent, sous les yeux de Pascal, les figures de la Bible. Madeleine inconsolable pleure aux bords du tombeau vide ; elle ressuscite elle-même quand son Maître ressuscité l'appelle par son nom. Il suffit de cet éclair pour fonder la « certitude », il suffit de cette connaissance pour assurer la vie éternelle. La nuit du 23 novembre, Pascal, sauvé de l'ennui qui accable la créature, renaît à lui-même et se connaît par le Livre. Comme Ruth encore, l'Etrangère qui adopte Israël et enfante les Rois, Pascal signe un pacte et noue une alliance : il lui appartient, aux côtés de Port-Royal, de rétablir la vraie foi que le siècle corrompt, de rédiger l'apologie d'une religion que l'Eglise même ne sait plus soutenir. La prière sacerdotale que prononce Jésus, dans l'Evangile de Jean, répond immédiatement à cette exclamation des disciples : « Vous parlez maintenant tout ouvertement, et vous n'usez d'aucune parabole » (XVI, 29). N'est-ce pas pour cette raison que Pascal cite par deux fois ce texte, qui chacune place également l'accent sur le verbe « connaître » ? Pascal, à son tour, ne voit-il pas clair ? Ne déchiffre-t-il pas le sens figuré ? N'accède-t-il pas à cette « connaissance » qui le fait témoin et responsable d'une parole ? Le lecteur est dans le texte, capturé par le réseau de l'écriture. Pascal est tout à tour Moïse, Madeleine, Ruth, les apôtres assistant à l'ultime enseignement de la Cène. Il se ressouvient d'avoir pleuré, avec Jérémie, sur le Temple abandonné, en ce temps à la fois si proche et si lointain où, s'il faut en croire sa soeur Jacqueline, « il était dans un si grand abandonnement du côté de Dieu ». Mais il se souviendra plus encore du miracle présent, du feu qui, ici et maintenant, lui dicte ces lignes et convertit miraculeusement les larmes amères de l'exil en pleurs de joie, et de reconnaissance. C'est ainsi qu'un auteur rencontre son livre en se rencontrant dans le livre d'un auteur qui lui était, croyait-il, étranger. Chaque livre est, comme l'homme à l'égard de Dieu, la créature d'un auteur qui le précède : « Ce que l'Histoire Sainte apporte à Pascal, remarque Henri Gouhier, ce sont des situations à l'image de la sienne ». Se penchant sur le Livre des livres, Pascal s'y découvre lui-même et reconnaît la voix qui lui fait un devoir de témoigner et d'écrire à son tour. Le papier écrit dans le feu de l'événement, avec tant de fièvre qu'il en est presque illisible, s'achève par un petit griffonnage en lequel un oeil exercé devine un « etc ». Mais sur le parchemin qui reproduit avec soin le trait impétueux du papier, le « etc » a disparu. A sa place, Pascal transcrit le dernier vers du Psaume 118 :
Non obliviscar sermones tuos. Amen.
Quels sont donc ces discours que l'auteur du Mémorial promet de ne jamais oublier ? Non pas ceux qui viennent, à l'instant, d'être cités, mais ceux, innombrables, qu'il faudra formuler dans les temps avenirs. Il faudrait une infinité de livres pour expliquer ce qui s'implique dans le noeud du Mémorial, comme s'épanchent infiniment les larmes de la joie depuis la source de la vie éternelle. Le « etc » qui termine le papier de la première transcription indique que le Mémorial se clôt sur une ouverture, et que son finale est un prélude. Dans le jeu d'échos et de correspondances qui fait de chaque pensée la clé de la précédente et la préfigure de la conséquente, le Mémorial est le signe de l'œuvre future. C'est ainsi que la Grâce, qui jette son feu et répand sa lumière en cette nuit de novembre, est figure de la Gloire. C'est au nom de cette Gloire que l'écrivain veille si tard, non la gloire dont on fait état dans le monde – le monde est oublié, et tout avec lui, hormis Dieu – mais la Gloire et la Béatitude qui transfigurent l'auteur quand il sait, de source sûre, avoir conduit la maturation de l'œuvre jusqu'au point de son extrême épanouissement. C'est ainsi que le Mémorial s'achève en se perpétuant. Il ne commémore, en fin de compte, que le moment de son départ. Je n'oublierai jamais le livre qui attend désormais son accomplissement. Je n'oublierai jamais l'événement qui a révélé un écrivain à lui-même et tracé en deux heures le plan de toute une vie.
NOTE
1- « Domine Jesu Christe, Fili Dei vivi, qui ex voluntate Patris cooperante Spiritu Sancto, per mortem tuam mundum vivificasti : libera me per hoc sacrosanctum Corpus et Sanguinem tuum ab omnibus iniquitatibus meis et universis malis : et fac me tuis semper inhaerere mandatis : et a te nunquam separari permittas : qui cum eodem Deo Patre et Spiritu Sancto vivis et regnas Deus in saecula saeculorum. Amen ». La formule reprise par Pascal, A te nunquam separari permittas, provient d'une fameuse prière d'origine franciscaine, Anima Christi, insérée à partir de 1576 en tête des Exercices spirituels d'Ignace de Loyola, donc après sa mort (Ignace meurt en 1556). En espagnol : No permitas que me aparte de Ti.