Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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Mis en ligne le 29 octobre 2007


Augustin: la passion des spectacles

 

Commentaire d'Augustin, Confessions, livre III, chapitre 2 (trad. Trabucco) :

            " Les spectacles du théâtre me ravissaient : ils étaient pleins des images de mes misères et des substances où j’alimentais le feu qui me dévorait. Pourquoi l’homme veut-il s’affliger en contemplant des aventures tragiques et lamentables, qu’il ne voudrait pas lui-même souffrir? Et cependant, spectateur, il veut de ce spectacle ressentir l’affliction, et en cette affliction consiste son plaisir. Qu’est-ce là, sinon une pitoyable folie? Car nous sommes d’autant plus émus que nous sommes moins guéris de ces passions. Quand on souffre soi-même, on nomme ordinairement cela misère, et quand on partage les souffrances d’autrui, pitié. Mais quelle est cette pitié inspirée par les fictions de la scène? Ce n’est pas à aider autrui que le spectateur est incité, mais seulement à s’affliger, et il aime l’auteur de ces fictions dans la mesure où elles l’affligent. Si le spectacle de ces malheurs antiques ou fabuleux ne l’attriste pas, il se retire avec des paroles de mépris et de critique. S’il éprouve de la tristesse, il demeure là, attentif et joyeux.
            Ce sont donc les larmes et les impressions douloureuses que nous aimons. Sans doute tout homme cherche la joie. Il ne plaît à personne d’être malheureux, mais on aime à éprouver de la pitié, et, comme la pitié ne va pas sans douleur, n’est-ce pas pour cette seule raison que la douleur est aimée? Ce phénomène a sa source dans l’amitié que les hommes ont les uns pour les autres. Mais où va ce sentiment? Où coule-t-il? Pourquoi va-t-il se perdre dans le courant de poix bouillante, dans le bouillonnement monstrueux des noires voluptés en quoi il se métamorphose par son propre mouvement, détourné et déchu de sa pureté céleste? La pitié serait-elle donc à répudier? Pas du tout. Il est permis quelquefois d’aimer la douleur. Mais prends garde à l’impureté, ô mon âme, sous la protection de Dieu, le Dieu de nos pères, qui doit être loué et exalté dans tous les siècles des siècles, oui, prends garde à l’impureté."

            "Rapiebant me spectacula theatrica plena imaginibus miseriarum mearum et fomitibus ignis mei. Quid est, quod ibi homo vult dolere cum spectat luctuosa et tragica, quæ tamen pati ipse nollet? Et tamen pati vult ex eis dolorem spectator et dolor ipse est voluptas ejus. Quid est nisi miserabilis insania? Nam eo magis eis movetur quisque, quo minus a talibus affectibus sanus est, quamquam, cum ipse patitur, miseria, cum aliis compatitur, misericordia dici solet. Sed qualis tandem misericordia in rebus fictis et scenicis? Non enim ad subveniendum provocatur auditor, sed tantum ad dolendum invitatur et auctori earum imaginum amplius favet, cum amplius dolet. Et si calamitates illæ hominum vel anticæ vel falsæ sic agantur, ut qui spectat non doleat, abscedit inde fastidiens et reprehendens ; si autem doleat, manet intentus et gaudens.
            Lacrimæ ergo amantur et dolores. Certe omnis homo gaudere vult. An cum miserum esse neminem libeat, libet tamen esse misericordem, quod quia non sine dolore est, hac une causa amantur dolores? Et hoc de illa vena amicitiæ est. Sed quo vadit? Quo fluit? Ut quid decurrit in torrentem picis bullientis, æstus immanes tætrarum libidinum, in quos ipsa mutatur et vertitur per nutum proprium de cælesti serenitate detorta atque dejecta? Repudietur ergo misericordia? Nequaquam. Ergo amentur dolores aliquando. Sed cave immunditiam, anima mea, sub tutore Deo meo, Deo patrum nostrorum et laudabili et superexaltato in omnia sæcula, cave immuniditiam
."

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         Biblio : on lira Les Confessions dans la traduction fidèle de Trabucco (GF), ou bien dans celle, d’une grande élégance et inspirée de l’esprit de Port-Royal, d’Antoine Arnauld d’Andilly (éd. Ph. Sellier, « Folio », 1993), père du grand Arnauld. Le grand livre d’Augustin, La Cité de Dieu, qui aura une influence considérable en Occident pendant près de mille ans, est disponible en poche, trois vol. en Seuil « Sagesses ». Les trois volumes de "La Pléiade", consacrés aux oeuvres principales de saint Augustin, sous la direction de Lucien Jerphagnon, sont fort précieux, avec une annotation riche et dense. Sur Augustin, une bonne petite initiation : Henri Irénée Marrou, Augustin et l’augustinisme, Seuil, « Maîtres spirituels », 1955. Plus récent : Francis Ferrier, Saint Augustin, « Que sais-je? », 2e éd. 1992. On lira surtout le livre fondamental d’un thomiste, Étienne Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, Vrin, 1943 ; et le grand livre d'un augustinien : Henri-Irénée Marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique, De Broccard, 1958. Une passionnante biographie qui se lit comme un roman : Peter Brown, Saint Augustin, Seuil, "Points Histoire", 2001 (édtion augmentée). Sur cette période mal connue de l’Antiquité tardive et de sa philosophie, on lira encore l’excellent et divertissant, et par ailleurs fort peu favorable à Augustin, panorama de Lucien Jerphagnon, Vivre et philosopher sous l’Empire chrétien, Privat, Toulouse, 1983.

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         Texte exemplaire, par sa situation dans l’histoire, du grand renversement qui conduit du paganisme au christianime. Augustin (354-430) vit en effet un temps de révolution : l’Empire est agonisant et Rome sera prise et mise à sac par Alaric, roi des Goths, en 410. On découvre que la Ville éternelle est mortelle, et le christianisme l’emporte irréversiblement sur le paganisme. Cette grande révolution se réfléchit dans le parcours intellectuel d’Augustin lui-même : cet intellectuel, professeur de rhétorique à Milan avant de devenir évêque d’Hippone (près de Carthage en Afrique du Nord), a lui-même sympathisé avec les grands courants de la pensée de l’Antiquité tardive, avant de se convertir au christianisme. Longtemps proche des Manichéens — un dualisme venu de Perse qui oppose radicalement le principe du Bien à celui du Mal — Augustin découvre ensuite avec enthousiasme la philosophie néoplatonicienne, Plotin sans doute mais surtout ce qu’a transmis de son enseignement son disciple Porphyre, puis sera tenté par le Scepticisme de la Nouvelle Académie (Arcésilas, Carnéade), avant d’être illuminé par la foi chrétienne en 386 dans le petit jardin de la maison milanaise de sa mère Monique, jardin privé ou hortus conclusus, qui est l’image matérielle de « cette chambre secrète qu’est notre cœur, in cubiculo nostro, corde meo » (Confessions, VIII, 8). On lira le récit de la conversion d’Augustin au livre VIII des Confessions, chap. 8 à 12.

         Si la conversion d’Augustin réfléchit, dans le drame subjectif, le drame historique et objectif qui s’accomplit par le passage du IVe au Ve siècles, et la révolution fondatrice qui substitue le christianisme au paganisme, l’ouvrage intitulé Les Confessions se trouve lui-même au cœur de ce processus inaugural. Qu’est-ce qu’une « confession »? La confession s’adresse à Dieu et non aux hommes : elle est en effet une prière pour demander le pardon, ou l’absolution, et seul Dieu peut absoudre les péchés. La condition du pardon est le repentir sincère (seul un dieu, qui sonde les cœurs et les reins, peut en juger) d’une âme qui renie ses fautes passées. La force de ce reniement atteste la valeur de sa conversion. Les Confessions d’Augustin seront donc le récit d’une conversion, et il en sera désormais ainsi dans la tradition occidentale. On peut dire en ce sens qu’avec Les Confessions d’Augustin s’invente un genre littéraire nouveau, celui de l’autobiographie : le cœur s’épanche dans la confession et fait l’aveu public du mystère de sa conversion. Ce reniement de soi, qui fait du moi une énigme pour lui-même, saint aux yeux d’un chrétien, serait honteux aux yeux d’un païen : il n’y a pas et ne saurait y avoir de confession ni d’autobiographie païennes. La conversion païenne, sur le modèle du platonisme (le « connais-toi toi-même » socratique), et plus encore du néoplatonisme qui a si profondément influencé Augustin, est conversion de l’intelligence, et non du cœur, une conversion spéculative et non religieuse : fais que ta pensée se rende autonome, c'est-à-dire rationnelle, en se faisant attentive à la clarté intérieure du soleil intelligible. Mais le soleil qui illumine la conversion d’Augustin n’est pas intelligible, il est le mystère de l’incarnation et la présence de Christ dans la plus profonde intériorité de mon âme créée. Le soleil intelligible éclaire l’idée vraie, telle que l’aperçoit la définition du géomètre ; le soleil mystique transfigure toute ma personnalité et me fait renaître (le baptême est une image de la résurrection) dans la gloire de Dieu. L’intériorité païenne est pure intellection, l’intériorité chrétienne est à la fois Passion et Rédemption. La première est pure clarté, la seconde est un abîme de lumière et de ténèbre. La conversion platonicienne découvre la Forme exacte qui fonde la connaissance scientifique ; la conversion augustinienne répond à l’appel d’une Personne surnaturelle, qui demande à la créature le don total de soi et l’amour. Le Dieu païen se manifeste par la beauté de la Forme ; le Dieu chrétien (qui ne fait en ce sens que prolonger le Dieu du peuple juif) par la demande d’amour. Cette vocation qui le transfigure rend le sujet infiniment mystérieux pour lui-même. La confession sera donc l’aveu d’un mystère intérieur, l’exploration d’une « personnalité » insondable à ses propres yeux. C’est bien cette découverte de l’énigme de la subjectivité, enracinée dans le miracle de la conversion, qui légitimera pendant des siècles le genre, inconnu des Anciens, de l’autobiographie : « J’étais devenu pour moi-même un grand problème : je demandais à mon âme pourquoi elle était triste et me troublait si fort, et elle ne savait rien répondre : factus eram ipse mihi magna quæstio et interrogabam animam meam, quare tristis esset et quare conturbaret me valde, et nihil noverat respondere mihi » (IV, 4).

         Quel est maintenant l’enjeu crucial de la conversion, le test où se joue le renversement du christianisme en paganisme? C’est sans doute, comme l’affirmera fortement Nietzsche un millénaire et demi plus tard, l’interprétation de la tragédie antique. Notre texte se trouve donc exactement dans le nœud du mystère : il ne s’agit pas seulement pour Augustin de condamner tout spectacle en général, mais plus particulièrement ce spectacle qui paraît à ses yeux l’essence de tout spectacle, la représentation tragique : « spectare luctuosa et tragica, contempler des histoires lamentables et tragiques ». On lit ici les actes que le procès chrétien instruit contre la tragédie, selon Nietzsche le poison qu’un  ressentiment haineux insinue dans la fête tragique, mettant fin pour des siècles à sa célébration et consacrant la mort de Dionysos. La Poétique d’Aristote nous permet de comprendre la valeur exemplaire que revêt la tragédie aux yeux d’un païen : elle montre ce que peut un « caractère » héroïque. Les Confessions d’Augustin nous permettent de comprendre le mal radical que la tragédie insinue dans le cœur de la créature : elle divertit de Dieu et pervertit par la cruauté.

         La critique d’Augustin porte alors sur trois points. La tragédie est en premier lieu possession : elle divertit l’âme de son intériorité, où pourtant se trouve le Dieu incarné, et la précipite dans une extériorité fascinante. La tragédie est en second lieu projection : elle hallucine, sur une scène imaginaire, la Passion qui la fait souffrir intérieurement. La tragédie est en troisième lieu perversion : elle corrompt la pitié et la tourne en cruauté.

         Possession. La critique augustinienne de l’âme possédée par la puissance mimétique de la représentation tragique semble, en apparence, prolonger la critique platonicienne de la persuasion poétique qui aliène l’âme par magie et par invocation : elle détourne l’âme de son intériorité et la divertit pas une image fascinante. Rapiebant me spectacula theatra : l’illusion théâtrale enlève l’âme de son lieu propre, elle opère un véritable « rapt » et la retient captive d’une apparence sans vérité, puisque l’âme ne rencontre l’éclat du vrai que dans l’intériorité intelligible et non dans l’extériorité sensible. L’idée, qui naît de la réminiscence, appelle à penser ; mais sur la scène tragique, l’acteur, dans son costume d’apparat, est une idole qui fascine et non une idée qui interroge. De ce point de vue, on peut dire que la tragédie élève le paradoxe de l’extraversion mimétique — diamétralement opposée à l’introversion méditante — à sa plus extrême tension. En effet, il semble qu’on puisse comprendre la diversion spectaculaire, ou mimétique, quand l’objet de cet attrait est un objet de plaisir : on dira alors que la jouissance de la chair détourne l’âme du Dieu qui demeure présent en son intériorité. C’est ainsi que la courtisane vient tenter le saint et le détourne de la croix. Mais, sur la scène tragique, l’objet qui provoque la tentation mimétique n’est nullement tentateur : il est plutôt repoussant, il ne promet aucune jouissance mais inspire au contraire la souffrance et l’affliction. La scène tragique est en effet « pleine des images de mes misères, plena imaginibus miseriarum mearum », et nullement des images de mes plaisirs, et c’est à m’affliger, et non à me réjouir, que m’incite le spectacle des malheurs tragiques : auditor tantum ad dolendum invitatur, le spectacle m’invite à la souffrance. La tentation tragique frappe donc par son inversion, ou par sa perversion : c’est l’horreur, et non l’aimable, qui tente. Ainsi la « tentation » de saint Antoine, qui se trouvera au cœur de l’œuvre d’un Bosch : ce ne sont pas de séduisantes courtisanes qui tentent le saint, mais des monstres répugnants. « Quid est nisi miserabilis insania? Qu’est-ce là, sinon une misérable folie? » La victime du mimétisme tragique est en effet devenue folle, c'est-à-dire littéralement dé-mente, puisque son âme aliénée est à ce point arrachée à elle-même (rapere) que le sentiment même de sa jouissance lui devient étranger, incompréhensible à ses propres yeux.

         Les Anciens n’ignoraient pas cet étrange renversement du plaisir en douleur, cette inversion de l’âme fascinée qui se retourne incompréhensiblement contre elle-même. Platon, République, IV, 439 e sq : « Léontios, fils d’Aglaïon, remontant du Pirée et longeant l’extérieur du mur septentrional, s’étant aperçu qu’il y avait des cadavres étendus dans le lieu des supplices (para tô dêmiô, o dêmios doulos qualifiant l’exécuteur public, c'est-à-dire le bourreau), sentit à la fois le désir de les voir et un mouvement de répugnance qui l’en détournait. Pendant quelques instants il lutta contre lui-même et se couvrit le visage ; mais à la fin, vaincu par le désir (epiqumia), il ouvrit les yeux tout grands et  courant vers les morts, il s’écria : « Tenez, malheureux, jouissez (emplêsthête, de epiplêmi, se remplir, se rassasier, s’abreuver) de ce beau spectacle ». Un article de Louis Gernet (1924) sur l’exécution capitale dans la Grèce antique nous apprend qu’à Phalère, près du Pirée, on a exhumé au début de ce siècle des tombes de suppliciés, qui portaient des anneaux de fer autour du cou, des poignets et des chevilles (1). On suppose qu’il s’agit de pirates capturés et condamnés au supplice de l’apotumpanismos : le supplicié est attaché par cinq crampons à un poteau dressé sur le sol. Nul ne peut s’en approcher. On attend que mort s’ensuive. La parenté de ce supplice avec celui de la crucifixion est si évidente qu’elle a déjà été remarquée : le condamné meurt écartelé sous son propre poids. Eschyle, représentant Prométhée supplicié par Force et Pouvoir sur la scène tragique, s’est conformé pour l’essentiel à l’image traditionnelle de l’apotumpanismos.

         Comment Platon résout-il le paradoxe de la tentation tragique qui séduit par l’horreur et provoque l’attirance par l’objet de la répulsion? Seul l’exercice philosophique peut corriger cette démence : en apprenant à l’âme à se concentrer en son intériorité, à connaître la lumière intelligible qui l’éclaire intérieurement, la philosophie l’invite à se recueillir, à se faire une, à se retrouver elle-même au lieu de sa plus grand intimité. Logos vient aussi de legein, qui signifie rassembler, recueillir. La raison est le recueillement de l’âme en son for intérieur. Pourtant, dans les temps que pense Platon, la philosophie est encore neuve et l’unité de l’âme encore fragile : l’âme païenne, instable et fragile, subit l’attrait de l’extériorité sensible, elle éprouve la tentation de la dispersion (diaspora) et se laisse entraîner par l’attrait du multiple. La séduction tragique naît alors de la tendance suicidaire d’une âme dionysiaque tentée par le vertige de la folie, préférant la dispersion au recueillement et la folie à la raison. La philosophie, en éduquant l’égalité d’âme, apportera au Sage une sérénité que les événements du monde ne sauront plus troubler. Dès lors, la vue même du cadavre n’inquiétera pas l’équilibre de l’âme philosophe : purifiée des folies de l’imagination, sa raison le contemplera en vue de la connaissance, à la façon d’un anatomiste qui découpe les viscères pour en comprendre l’organisation. C’est ainsi que, dans La Poétique, Aristote affirme qu’imiter (to mimeisthai) est naturel aux hommes, parce que c’est par l’imitation que nous viennent nos premières connaissances (mathêsis) : 48 b 5 sq. Puis, il continue : « Un indice est ce qui se passe dans la réalité : des êtres dont l’original fait peine à la vue, nous aimons à en contempler l’image (eikôn) exécutée avec la plus grande exactitude ; par exemple, les formes des animaux les plus vils et des cadavres. »

         Projection. Augustin n’ignore pas cet attrait paradoxal : « Quel plaisir (voluptas), demande-t-il, peut donner la vue d’un cadavre déchiré et qui fait horreur? Pourtant qu’il en gise un quelque part, on accourt pour s’attrister et pâlir d’effroi (ut contristentur et palleant) » (Confessions, X, 35). Mais l’interprétation qu’il propose de cette séduction tragique diffère de celle de Platon ou d’Aristote. Pour le païen, l’attrait de l’horrible est une aliénation ; pour le chrétien, il est une projection. C’est en effet ma propre souffrance que je projette sur la victime qu’on supplicie sous mes yeux. Tout homme est offert en victime au supplice du devenir, condamné à mort à la suite du premier péché. Les souffrances du Crucifié sont donc l’image de la condition humaine, exilée de sa vraie patrie par la faute d’Adam. La leçon de la Croix enseigne que cette souffrance est la condition même de la Rédemption, et que l’humiliation de la mort est le prix qu’il faut payer pour la gloire de la Résurrection. Aussi faut-il accepter nos souffrances comme un sacrifice rédempteur que nous offrons à Dieu, puisque seuls les agonisants seront rétablis dans la Vie éternelle, seuls les humiliés seront élevés, seuls les désespérés connaîtront l’espérance. Cette sainte humilité qui accepte le martyre est l’exact contraire de la perverse curiosité qui rejette sur autrui l’épreuve de la souffrance, et jouit d’assister en spectateur au déroulement du supplice. Je veux voir mourir pour projeter sur autrui l’angoisse de ma propre mort. La fascination tragique recommence donc le rite aveugle du bouc émissaire et ne sait pas reconnaître, dans l’effroi de la victime imaginaire, mais réellement mise à mort, mon effroi devant la mort. Le Christ, selon Augustin, invite à cette reconnaissance, qui est aussi une conversion : il retourne la cruauté en pitié, et l’inconscience de la projection spectaculaire dans l’humilité du pécheur conscient de sa faute. La catharsis chrétienne met donc en évidence l’impureté fondamentale de la catharsis païenne : la pitié tragique (éleos, compassio), c'est-à-dire la participation au spectacle de la souffrance, est curiosité et non charité : la charité est reconnaissance du prochain, la curiosité est méconnaissance de l’autre que je ne considère comme un autre que parce que je ne sais pas reconnaître dans son humiliation une image de ma secrète vérité : « C’est cette maladie de la curiosité qui est à l’origine des exhibitions de monstres dans les spectacles ; ex hoc morbo cupiditatis in spectaculis exhibentur quæque miracula » (Confessions, X, 35). Le sacrifice païen est toujours le sacrifice de l’autre, le sacrifice chrétien est toujours le sacrifice de soi-même. Il faudrait citer ici tout le chapitre 35 du livre X qu’Augustin consacre à la projection inconsciente de la seule curiosité, névrose du spectateur fasciné.

         L’analyse du mécanisme inconscient de la curiosité permet à Augustin de réfuter l’idéal païen de l’égalité d’âme. Le Sage antique pèche en effet par orgueil : l’impassibilité dont il se fait gloire est divine et non humaine, puisqu’elle méconnaît l’essentielle humiliation ou corruption de la nature humaine. Si le philosophe conserve sa sérénité, ce n’est pas par magnanimité mais par inconscience au contraire, ne sachant pas reconnaître dans l’exhibition de la monstruosité la projection dans l’extériorité, ou transfert imaginaire, de la monstruosité que sa condition est aux yeux de l’homme lui-même. Je ne suis curieux du monstre que parce que je ne sais pas encore le monstre que je suis pour moi-même. Il ne s’agit pas là, pour Augustin, d’une démonstration logique, mais plutôt d’une expérience vécue. La réfutation de l’impassibilité stoïque du Sage antique prendra donc, dans Les Confessions, la forme d’un récit et non d’une réfutation dialectique. Au chapitre 8 du livre VI, Augustin raconte comment Alypius, l’un de ses élèves (Augustin est alors professeur de rhétorique à Carthage) cède à la fascination exercée par les jeux du Cirque. Celui-ci se laisse entraîner par ses camarades d’études dans l’amphithéâtre, mais prétend pourtant qu’il saura demeurer indifférent à ces atrocités : « J’y serai comme absent (adero itaque absens) », prétend-il. Mais une « clameur, clamor » (ce ne peut être que celle de la foule qui demande la grâce, ou la mort du vaincu) attire ses regards, incapables dès lors de se détourner : « Aussitôt qu’il eût aperçu ce sang, il s’abreuva de cruauté (immanitatem ebibit). Il ne se détourna pas (non se avertit), il y fixa ses regards ». Cette scène a, dans Les Confessions, une valeur exemplaire : elle est l’archétype de la chute de l’âme, et de la puissance du Mal. Elle démontre la précarité de la sagesse païenne puisque Alypius, comptant sur ses seules forces, ne résiste pas à la tentation. Seule une âme convertie, qui prend appui sur Christ en elle, sait résister à la tentation de la curiosité. C’est ainsi que, selon Augustin et pour toute la tradition de la culture chrétienne, l’amour du spectacle est toujours l’effet de la passion maligne de la curiosité. Le déclin du théâtre antique, alors que s’effondre l’empire romain et que partout prolifèrent les combats de gladiateurs, semble confirmer ce verdict : tout spectacle tend, par le mouvement propre de la curiosité, à l’humiliation ou à la cruauté, à la mise à nu ou à la mise à mort, à la pornographie ou au supplice. Le théâtre est toujours un théâtre de la cruauté.

         Perversion. C’est pourquoi la curiosité n’est pas seulement projection, elle est encore perversion, c'est-à-dire conversion du Bien en Mal, ruse du Diable qui détourne la pitié de son cours et la retourne en cruauté. Aveugle à la révélation chrétienne, qui découvre le divin dans l’humiliation même de la victime, la Misericordia se convertit en Curiositas et se détourne de la Caritas. La miséricorde païenne est ainsi une pitié cruelle, ou une compassion diabolique, et la joie inspirée par les fictions de la scène est une volupté torturante ou une souffrance délectable. Les contraires se mêlent dans « le bouillonnement monstrueux des noires voluptés, tætrarum libidinum », par un renversement qui résulte du mouvement propre de la curiosité, et de son inconsciente fascination : « vertitur per nutum proprium, retourné de son propre mouvement ». La tentation est dans cette confusion qui résulte d’une perversion inconsciente et engendre le monstre de la « bienveillance malveillante, malivola benivolentia » dont il sera question dans la suite du même chapitre (III, 2). D’où vient donc cette inversion, qui semble faire naître le Mal du sein même du Bien? « Ce phénomène a sa source dans l’amitié que les hommes ont les uns pour les autres ; et hoc de illa vena amicitiæ est ». L’amitié est en effet la suprême valeur de l’éthique païenne : Aristote lui consacre les livres VIII et IX de L’Éthique à Nicomaque, et Cicéron (dont un dialogue perdu, l’Hortensius, a joué un rôle important dans l’itinéraire spirituel d’Augustin : Confessions, III, 4) est l’auteur d’un De Amicitia. L’amitié, qui établit la concorde entre les hommes par l’effet d’une concordance dont le modèle est la double réflexion du dialogue philosophique, est pour les Anciens le ciment des cités et restera pour la tradition humaniste la mesure naturelle, non surnaturelle, qui réconcilie l’homme avec l’homme. L’amitié est toujours celle des hommes entre eux, tandis que l’amour est élan vers l’immortel, ou lien de la créature à son Créateur. L’Amitié définit un équilibre dans l’immanence, l’Amour un transport dans la transcendance. L’Amitié apparaît donc comme le Salut de l’homme qui se passe de Dieu. Un tel Salut est, pour Augustin, impossible : il ignore la corruption originaire de nature humaine qui condamne pour l’éternité la créature privée de Dieu. Il n’y a pas de Salut pour la cité des hommes sans Dieu, et seule la cité de Dieu est appelée à demeurer pour l’éternité : « Deux amours ont fait deux cités : l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu a fait la cité terrestre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi a fait la cité céleste » (De Civitate Dei, XIV, 28). C’est donc la même perversion qui retourne la pitié en curiosité et l’amitié en haine. La vérité de la cité antique c’est, aux yeux d’Augustin, dans les jeux sanglants du Cirque qu’on la trouve. Sans le Christ, qui conduit à la Rédemption par le sacrifice de ses propres souffrances, la communauté politique tend, de son propre mouvement, au supplice public qui projette, sur la victime méconnue, la vérité inconsciente de la misère humaine.

         On mesure mieux désormais l’importance de ce texte, et du renversement qu’il annonce. En assimilant la représentation tragique au rite paléotestamentaire du bouc émissaire, l’interprétation augustinienne discrédite à la fois l’aveuglement de la Synagogue et l’inconscience des Païens. Il n’y a pas et ne saurait y avoir désormais de tragédie chrétienne. Le Crucifié l’emporte pour longtemps sur Dionysos. Il appartient à la sagesse juive de répondre à Augustin par le commentaire qu’elle ne cessera d’enrichir du sacrifice d’Isaac par son père Abraham, le premier d’entre les élus, et de la substitution, à la victime, d’un bélier. Mais il appartient à la philosophie de justifier la tragédie antique contre le procès que lui font les Chrétiens. Il faudrait pour cela construire une véritable philosophie de la tragédie, et nous savons déjà combien La Poétique d’Aristote peut nous aider en cette tâche. Point n’est besoin d’être bien docte pour soupçonner qu’il y a bien de la différence entre la poésie d’un Eschyle ou d’un Sophocle et les combats de gladiateurs. Ce thème, crucial pour le destin de notre culture, est encore loin d’être épuisé. On le retrouvera, bien plus tard, à l’origine de la pensée de Nietzsche, et l’on sait qu’il ne cessera de nourrir sa méditation.

 

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NOTE

1- Louis Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Maspéro, 1976, p. 303-309 : « Sur l’exécution capitale : à propos d’un ouvrage récent ».