Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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Mis en ligne le 29 octobre 2007


Cicéron et la rhétorique

            Biblio : Alain Michel, La parole et la beauté, Rhétorique et esthétique dans la tradition occidentale, Albin Michel, 1994, chap. II : « Cicéron, Lucrèce, Catulle : l’être, le langage et l’amour dans la beauté grecque ». Alain Michel, Rhétorique et philosophie chez Cicéron : essai sur les fondements philosophiques de l’art de persuader, Paris, 1952. Claude Nicolet et Alain Michel, Cicéron, Seuil, « Ecrivains de toujours », 1961. Claude Nicolet et Alain Michel, article « Cicéron » dans l’Encyclopedia Universalis. L’introduction de Albert Yon à son édition de L’Orateur (Paris, Belles Lettres, 1964), p. V à CCIII.

***

            Les trois livres du De Oratore sont rédigés en 55 BC. Cicéron a alors 51 ans. Son temps de gloire est révolu : devenu célèbre en osant prendre la parole contre la dictature de Sylla (Discours pour Roscius Amerinus, vers 80), il attaque ensuite le gouverneur de Sicile, Verrès, pilleur d’oeuvres d’art, et parvient en 63 à la magistrature suprême : le consulat. Partisan de Pompée, il affronte alors une conjuration ourdie par un noble hostile à la République, Catilina, et réussit, par la seule force de sa parole, à l’écraser. Mais la réaction nobiliaire dirigée par Catilina n’est que le premier signe du renversement prochain de la République et de sa confiscation par l’Empire. Contre le triumvirat de César, Crassus et Pompée, Cicéron, partisan de la tradition républicaine, se retrouve seul (1). En 58, en butte à l’hostilité de César, Cicéron doit s’exiler. Deux ans plus tard, de retour à Rome, il se soumettra publiquement à César (il « chante sa palinodie », comme il l’écrivit lui-même), sacrifiant ainsi, selon le reproche que ne manqueront pas de lui adresser ses anciens amis, son idéal républicain à son ambition politique. C’est dans ces conditions qu’il rédige le De Oratore. Quand, en 50 BC, la rivalité entre César et Pompée tourne à la guerre civile, Cicéron prend le parti de Pompée, il choisit le camp du perdant et se trouvera par la suite exclu de la vie politique. Proscrit après l’assassinat de César le 15 mars 44 par le triumvirat de Marc Antoine, Octave et Lépide, il sera lui-même assassiné le 7 décembre 43. Chez Cicéron l’art oratoire a toujours été lié à l’engagement dans la vie politique, engagement porté par l’idéal de l’ancienne république (c’est toujours avec respect qu’il évoque le gouvernement des Gracques), idéal toutefois qu’il n’hésite guère à modérer pour satisfaire ses ambitions politiques. Chez Cicéron, l’éloquence n’est que la forme superlative de la lutte politique, la parole est une arme et la rhétorique un combat mortel semblable à celui des soldats ou des gladiateurs : de très nombreuses métaphores attestent de l’analogie, toujours soulignée, entre le discours et la guerre : « Toutes les autres sortes de discours sont un jeu, quand on a quelque vivacité d’esprit, une certaine habitude de la parole, un degré moyen d’instruction et une culture un peu raffinée. Mais affronter les luttes du barreau est une entreprise terrible, et peut-être la plus rude que puisse tenter l’esprit humain […] Là se présente un adversaire armé, que vous devez frapper, repousser » (II, XVII, 72, p. 36) (2). C’est pourtant un fait que ce caractère énergique se montra irrésolu et indécis lors des grands choix de son existence : quand, le 12 janvier 49, César franchit le Rubicon, ouvrant ainsi la guerre civile, il ne sait à quel parti se rallier, celui de César ou celui de Pompée, et ne choisira ce dernier qu’un an avant sa défaite à Pharsale (juin 48). De même, après l’assassinat de César, il ne s’enfuit pas de Rome avec les meurtriers, mais, après bien des hésitations, reste et se met dans une situation délicate en affrontant Marc Antoine en prononçant contre lui les Philippiques (sept 44 – avril 43). Quand il fuit enfin, il est bientôt rejoint par les hommes de main d’Antoine et se laisse surprendre à Gaète. Plutarque nous a rapporté le récit de sa mort : « Cicéron, qui les sentit venir, commanda à ses serviteurs qu’ils posassent la litière et, prenant sa barbe avec la main gauche, comme il avait accoutumé, regarda franchement les meurtriers au visage, ayant les cheveux et la barbe tout hérissés et poudreux, et le visage défait et cousu pour les ennuis qu’il avait supportés, de manière que plusieurs des assistants se bouchèrent les yeux pendant que Hérennius le sacrifiait : si tendit le col hors de sa litière, étant âgé de soixante-quatre ans, et lui fut la tête coupée par le commandement d’Antonius, avec les deux mains desquelles il avait écrit les Oraisons Philippiques » (trad. Amyot).
            Dans une telle existence, le souci de la théorie ne peut passer qu’au second plan, le premier étant tout entier occupé par des questions pratiques de stratégie et d’alliances, par le jeu du pouvoir. C’est ainsi que le De Oratore a été composé au début du déclin de l’orateur, de retour d’exil et se méfiant également de Pompée comme de César. La théorie chez Cicéron ne vient pas d’une nécessité de la pensée même, mais d’une pause dans l’activité politique. Le père de Cicéron était un magistrat de province, et cette origine ne lui permet pas d’appartenir à la caste des optimates ni à celle des equites, qui ont le monopole du pouvoir. Cicéron ne devra donc son autorité qu’à sa puissance oratoire, et l’on peut dire que la rhétorique joue chez lui le rôle d’un substitut, non seulement de la force militaire, mais aussi du prestige que l’on accorde naturellement à la noblesse. L’orateur se trouve ainsi investi d’une majesté particulière, ministre du verbe politique, grand prêtre de la parole républicaine qui prend force de loi. Cette revendication d’une autorité proprement rhétorique est vouée à l’échec : Cicéron vit dans les derniers temps de la République, il assiste au début de son naufrage et à la transition vers l’Empire, Octave l’emportant définitivement contre Marc Antoine par la bataille d’Actium en 31 BC, dix-huit ans après la mort de Cicéron.
            Cicéron a rédigé plusieurs ouvrages dans lesquels il tente de mettre au clair les règles de son art. Un texte de jeunesse, le De Inventione (avant 81) reste proche des manuels de rhétorique en vigueur à l’époque. Le De Oratore, œuvre de la pleine maturité, est une sorte de testament rhétorique, où Cicéron consigne toute l’expérience qui est la sienne en son art, de même que le De Republica (54-51) est son testament politique. Pourtant, l’orateur éprouvera le besoin de compléter sa pensée en donnant en 46 deux ouvrages de théorie rhétorique : le Brutus, dans lequel il propose une histoire de la rhétorique en passant en revue les grands orateurs romains, et l’Orator, dans lequel il trace le portrait de l’orateur idéal. Les trois dialogues, le De Oratore, le Brutus et l’Orator forment dans son esprit une trilogie où se trouve rassemblé tout son art oratoire, les trois derniers de ses oratorii libri comme il les nomme lui-même dans le De Divinatione (II, 1, 4). Le De Oratore porte surtout sur la pratique de l’éloquence, et le pragmatique Antoine y joue un rôle fondamental : « Je n’ai pont en vue l’orateur idéal, à la perfection divine : je parle de moi, orateur médiocre, qui n’ai que de l’exercice et de la pratique » (II, LXXIV, 298,  p. 132). L’orateur idéal est l’objet de l’Orator, non du De Oratore. Mais par delà la modestie feinte d’Antoine se devine le discrédit en lequel Cicéron tient l’Idée qui n’a de réalité que dans l’intelligible, et l’intérêt passionné qu’il porte à l’exercice du métier et à la pratique du réel.
            Nous nous intéresserons au plus complet de ces trois écrits, le De Oratore de 55. Il s’agit d’un dialogue en trois livres entre ceux que Cicéron reconnaît pour ses maîtres en rhétorique, Crassus, un orateur brillant et réputé, et Marc-Antoine, orateur pragmatique et habile, grand père du triumvir, dont la carrière politique fut mouvementée et qui fut égorgé pendant les massacres qui ensanglantèrent la ville sous la tyrannie de Marius (87), sa tête étant clouée sur la tribune aux harangues. On le voit, la rhétorique à Rome n’est pas un art de tout repos (3). Le dialogue entre ces deux personnages et un accompagnement d’élèves toujours admiratifs imite le ton enjoué (mais non pas la profondeur spéculative) des dialogues platoniciens, les orateurs se réunissant pour parler de leur art sous un platane qui évoque celui du Phèdre : « Que n’imitons-nous Socrate, mon cher Crassus, dit Scaevola, le Socrate du Phèdre de Platon ? Ce qui me fait songer à cette ressemblance, c’est ton platane aux branches largement déployées » (I, 28, p. 16). En fait de dialogue, les interlocuteurs ne sont là que pour faire valoir la virtuosité de Crassus et d’Antoine. Le livre I, au cours duquel Crassus et Antoine déclament tour à tour, traite surtout des connaissances qui doivent être celles de l’orateur ; le livre II, où domine Antoine traite essentiellement de l’invention et de la disposition dans le discours, ainsi que de la mémoire ; le livre III, où Crassus reprend l’avantage, traite des deux dernières parties que compte traditionnellement l’art rhétorique : l’elocutio, ici une théorie de l’ornement rhétorique, et de l’actio, c'est-à-dire la gestuelle de l’orateur.
            En vérité la théorie cicéronienne de la rhétorique est plutôt une anti-théorie : Cicéron ironise en de nombreux endroits les divisions fastidieuses et stériles qu’opèrent les manuels de rhétorique. Ceux-ci ne font qu’entasser des évidence prétentieusement systématisées : « Les rhéteurs grecs découpent l’éloquence en cinq membres qui sont : trouver des idées, les disposer une fois trouvées, les orner de l’expression, les confier à la mémoire et enfin les faire valoir par l’action et le débit. Tout cela n’a rien de mystérieux. Qui ne voit de soi-même qu’on ne peut bien parler, si l’on ne sait ce qu’il faut dire, en quels termes, dans quel ordre, et si le tout n’est présent à la mémoire ? Je ne blâme donc pas ces divisions, mais je déclare qu’elles sautent aux yeux, comme font aussi les quatre, cinq, six ou même sept parties (ils ne sont pas d’accord sur le nombre) entre lesquelles ils distribuent toute sorte de discours » (II, XIX, 79, p. 39) (4). Et Cicéron ajoute : « Leur erreur est de croire que l’art de la parole se ramène à un enseignement théorique comme les autres sciences » (II, XIX, 81). Il faut s’en tenir, précise-t-il plus loin, à la démarche naturelle de l’esprit, qui coïncide précisément avec le développement traditionnel en exorde, narration, confirmation, réfutation et péroraison : « Débuter par un préambule, puis exposer le fait, ensuite le démontrer en s’appuyant sur des preuves solides et en détruisant celles de l’adversaire, enfin conclure et clore ainsi son discours, c’est une manière (hoc dicendi) que prescrit à elle seule la nature » (II, LXXVI, 307, p. 135).
            La théorie n’apprend donc rien que nous ne savions déjà. Mieux vaut se fier à l’expérience. Crassus, dont la figure domine le dialogue, n’a connu d’autre école que celle du forum ou du tribunal, il s’est forgé par lui-même un savoir empirique, et cela ne l’a pas empêché d’être le plus grand orateur de son temps : « Le forum est un champ de bataille ; aux combats sérieux qui s’y livrent il faut se préparer ou préluder par une sorte de jeu ou d’escrime » (XXXII, 147, I, p. 53 ; il s’agit d’exercices dialectiques). « Je n’ai eu d’autre école que le forum, d’autres maîtres que l’expérience, nos lois, les institutions du peuple romain, les usages des ancêtres », dit encore Crassus au livre III (XX, 75, p. 30). Crassus comme Antoine méprisent les Grecs de leur époque, bavards théoriciens qui sont aussi féconds en traités théoriques que pauvres en œuvres effectives : « Crassus voulait donner à penser, non point que l’instruction lui manquât, mais qu’il la dédaignait, et que nos Romains, en toutes choses, lui semblaient avoir des lumières supérieures à celles des Grecs ; Antoine, de son côté, estimait qu’avec un peuple comme le nôtre ses discours seraient mieux accueillis, s’il faisait croire qu’il n’avait jamais étudié. Tous deux se flattaient d’acquérir plus de poids, en ayant l’air, l’un de mépriser les Grecs, l’autre de ne pas même les connaître » (II, 1, 4, p. 9) (5). Cette déclaration d’ignorance est bien entendu feinte, et nous apprendrons au cours du dialogue combien Crassus comme Antoine sont en vérité au courant de tout ce qui s’est dit ou écrit au sujet de leur art. Pourtant, le scepticisme de Cicéron est toujours présent dans le dialogue, et doute constamment que la rhétorique soit un art véritable dont il soit possible d’énoncer les règles. Antoine, plus encore que Crassus, se moque des prétentions dogmatiques des professeurs d’éloquence. Quand on lui demande de parler de son art, il commence en affectant le ton du maître inspiré sur le point de faire une révélation à ses disciples : « Je vous enseignerai, ô mes disciples, ce que je n’ai jamais appris : je vous dirai mes idées sur tout l’ensemble de l’éloquence » ((II, VII, 30, p. 19) ; mais c’est pour ajouter aussitôt : « L’éloquence me paraît une chose magnifique dans la pratique, bien médiocre en théorie » (II, VII, 30, p. 19). C’est un art où rien n’est certain, où tout peut être contredit et qui consiste surtout à manipuler les sentiments des hommes : « Il s’agit d’un art qui repose sur le mensonge, qui parvient rarement à la connaissance du vrai, qui cherche à exploiter les opinions et souvent même les erreurs des hommes » (II, VII, 30, p. 19).
            Malgré cela, la rhétorique est pourtant une « chose magnifique » : « L’éloquence a beau n’être pas un art, je ne sais rien de comparable à un orateur parfait » (ibid.). Plus qu’une science que l’on acquiert à l’école, à force de discipline et de patience, la rhétorique est l’expression la plus haute de l’homme tout entier, et la valeur du discours dépend en premier lieu de la valeur morale et humaine de l’orateur. L’orateur n’est pas un savant qui s’adresse à des illettrés, mais un homme qui cherche à toucher d’autres hommes, et son autorité naturelle, ses qualités propres sont ici déterminantes : « Ce qui nous concilie la bienveillance, c’est la dignité de notre caractère, ce sont nos actions louables, la considération qu’inspire notre vie […] D’autres qualité s’ajoutent chez l’orateur à l’effet produit : la douceur de la voix, l’air du visage, l’aménité de la parole, l’impression que, s’il se livre à une attaque un peu vive, c’est à regret et par devoir » (II, XLIII, 182, p. 79) (6). La parole est le privilège de l’homme et comme le signe distinctif de sa royauté : « Notre plus grande supériorité sur les animaux, c’est de pouvoir converser avec nos semblables et traduire par la parole nos pensées » (I, 8, 32, p. 18). C’est cette royauté de l’« humanitas » que manifeste la parole, selon Cicéron. La parole est surtout l’expression de l’autorité naturelle, et l’attribut cardinal de l’orateur, c’est la majesté : « L’homme éloquent était à mes yeux celui qui, par l’admirable éclat et la magnificence de son verbe, est capable d’agrandir et d’embellir tout sujet, et chez qui toutes les sources de l’art de parler jaillissent intarissablement de la pensée et de la mémoire » (XX, 94, p. 37). Bien parler et vivre pleinement sa vie de citoyen sont aux yeux de Cicéron un seul et même art. Ce sont les philosophes qui se sont rendus coupables du divorce entre la pratique et la théorie, et surtout le plus illustre d’entre eux : Socrate. « Il se rencontra des hommes qui, remplis de savoir et de talent, mais détournés de la vie publique et des affaires par une aversion fondée sur une vue réfléchie de l’esprit, s’en prirent à l’art de la parole et le poursuivirent de leur mépris. Le plus grand fut Socrate […] Avant lui, ceux qui traitaient, discutaient, enseignaient ce dont nous nous occupons aujourd’hui, s’appelaient tous d’un même nom, parce que la connaissance et la pratique des connaissances les plus relevées n’avait qu’un nom, la philosophie. Ce fut lui qui leur enleva ce nom, jusque là porté en commun, et qui, par la dialectique, sépara deux choses, liées au fond l’une à l’autre, la science de bien penser et celle d’écrire en un style brillant. C’est d’alors que date cette séparation si importante entre la langue et le cœur, séparation vraiment choquante, inutile, condamnable, qui imposa deux maîtres différents pour bien vivre et bien dire » (III, XVI, 60-61, p. 25 ; la même idée est reprise en III, XIX, 70, p. 29). La parole pour Cicéron est le vecteur de l’action, elle est surtout la puissance qui donne naissance à la loi, et c’est pourquoi elle est essentiellement politique et engagée dans les luttes dont le pouvoir est l’enjeu. L’homme de parole est, selon Cicéron, surtout un homme d’action et la loi est à Rome l’instrument de l’action politique (7). La rhétorique est non seulement l’art de manier habilement les passions des hommes (et Cicéron reconnaît sur ce point volontiers Gorgias pour maître) (8), mais elle est elle-même animée par la passion de vaincre et de régner. C’est toujours en vue de prendre le pouvoir que l’on prend la parole. La vraie vie est celle du citoyen. D’où le mépris de Cicéron, apôtre d’une philosophie de la praxis et de l’engagement de l’esprit dans les luttes de son temps (il n’est pas interdit de faire un rapprochement avec Sartre), pour la philosophie épicurienne qui se retire de la vie politique pour vivre dans le secret de son jardin (III, p. 26). Quant aux Stoïciens, leur extrémisme les conduit à placer la sagesse si haut qu’il se désintéresse de la vie politique, sans commune mesure avec leur chimère (III, p. 27). L’orateur n’est pas l’homme théorique dont Platon faisait l’éloge, celui qui ne connaît le chemin ni de l’agora, ni du tribunal, ni de l’assemblée : « L’homme que nous cherchons est celui qui prend l’initiative des mesures politiques, qui se consacre à la direction de l’Etat, et qui, par ses idées et son éloquence, règne au Sénat et, devant le peuple, dans les procès qui touchent à la politique » (III, XVII, 63, p. 26). La philosophie, grecque d’esprit, est porté vers le sublime et l’idéal ; la rhétorique, conforme à l’esprit romain, s’intéresse aux luttes présentes : « De même que les fleuves tombant de l’Apennin, ainsi, tous descendus des hauteurs de la sagesse, les genres dont je parlais ont pris des directions différentes. Les philosophes furent portés comme vers une Mer Supérieure [la mer Adriatique], mer vraiment grecque, aux ports nombreux. Les orateurs, au contraire, vers la mer inférieure [la mer Tyrrhénienne], toute nôtre, flots dangereux, hérissés d’écueils, où se serait égaré Ulysse lui-même » (III, XIX, 69, p. 28). Etre pleinement un homme et tenir son rôle dans la cité, tel est l’idéal que poursuit la rhétorique selon Cicéron : « Je parle contre tous ces rhéteurs si ridicules avec leurs préceptes sur les genres de causes, les exordes et les narrations. La véritable éloquence est d’une bien autre envergure : l’ensemble des choses, des vertus, des devoirs, de ces lois naturelles qui résument le caractère,l’âme, la conduite des hommes, voilà ce dont elle connaît l’origine, la nature, les modifications ; elle définit aussi les coutumes, les lois, le droit ; elle préside à la direction des Etats, et quels que soient les sujets, elle les traite tous en un style brillant et abondant » (III, XX, 76, p. 31). Cicéron peut alors voir un signe de la supériorité de l’homme pratique sur l’homme théorique, du Romain sur le Grec, de l’orateur sur le philosophe, dans le fait qu’Aristote, concurrencé par le succès que rencontrait l’enseignement d’Isocrate, modifia un vers du Philoctète de Sophocle : le héros disait sa honte de laisser parler les barbares, Aristote la sienne de laisser parler Isocrate. Aussi donna-t-il à son enseignement le brillant et l’éclat de la rhétorique. Et c’est grâce à cette conversion que Philippe l’appela pour être le précepteur de son fils Alexandre (III, XXXV, 141, p. 55).
            Aussi l’orateur professe-t-il  à l’égard des philosophes une admiration teintée de condescendance : à leur savoir inutile et purement théorique s’oppose le courage politique qui conduit l’orateur à affronter les puissants et à lutter pour le pouvoir : « Très différente, déclare Antoine, de la manière rhétorique me paraît la manière des philosophes, quelque élégance et noblesse d’ailleurs qu’ils aient mis à discourir de physique et de morale : style brillant et fleuri, éloquence d’académie et d’école, non d’action ni de lutte sur le terrain tumultueux » (I, 17, 81). La cité dans laquelle Cicéron prend la parole n’est pas la cité idéale de Platon, l’élitiste polis des Grecs, mais l’urbs romaine, où les luttes pour le pouvoir ne se drapent guère dans les grandes causes, où se mêlent toutes les races du monde, où s’affrontent les intérêts les plus opposés. Cicéron se souviendra de ce que  lui écrivait son frère en 64 : « N’oublie pas que tu es à Rome, non dans la République de Platon, mais dans la cité fangeuse de Romulus » (Nicolet et Michel, 48). Dans le De Oratore, le pragmatique Antoine détourne l’orateur de céder à la tentation de la théorie et de ne pas confondre les spéculations philosophiques avec les enjeux rhétoriques : « Que l’orateur n’aille pas, s’il doit jamais parler de la justice ou de la bonne foi, emprunter à Platon ses vues sur la matière. Platon, jugeant à propos de mettre ses théories par écrit, a imaginé une cité d’un nouveau genre, vraie chimère qui n’existe que sur le papier : tant ses idées concernant la justice étaient sans rapport avec la vie réelle et les mœurs de chaque jour » (LI, 224, I, p. 80). Les vraies sciences sont celles qui naissent de la pratique de la vie. La philosophie, qui est pure théorie, est une spéculation sans conséquence née de l’oisiveté et de l’ennui : « Il arriva aux philosophes ce qui arrive aux hommes qui ont l’habitude d’un travail assidu et journalier. Ceux-ci, lorsque le mauvais temps les force à interrompre leur occupation, consacrent leur activité à la paume, aux osselets ou aux dés, ou même imaginent quelque nouvelle distraction pour occuper leur loisir […] Ainsi consacrèrent-ils toute leur activité, les uns à la poésie, d’autres à la géométrie,d’autres à la musique ; d’autres même, les dialecticiens, se créèrent un nouvel objet d’étude et de distraction, et c’est dan la culture des arts inventés pour façonner les enfants aux connaissances vraiment dignes d’un homme et à la vertu, qu’ils consumèrent leur temps et leur vie tout entière » (III, XV, 58, p. 24). Ce procès fait à la philosophie, occupation stérile et infantilisante, n’est pas sans rappeler la critique de Calliclès. Il y a dans les études purement théoriques une sorte de vertige de l’infini dans lequel se perd l’esprit. Il faut se garder de savoir pour savoir, et ne désirer savoir que pour mieux vivre : « Le travail même et la recherche font naître chaque jour quelque problème nouveau, dont on poursuit la solution avec un plaisir qui dégoûte du reste. Se donner tout entier à ces question est une tâche infinie […] Le désir d’apprendre est insatiable » (III, XXIII, 88, p. 35-36). Et Cicéron de distinguer longuement la philosophie, qui ne s’occupe que de questions générales, qu’il n’y a pas grand péril à soulever, de la rhétorique, qui s’engage dans une situation chaque fois singulière, au risque parfois de la vie (I, 31, 137 sq ; repris par Antoine en II, X, 42 sq et II, XXXI, 133, p. 60 ; encore en III, XXVIII, 109, p. 43). Il est de ce point de vue significatif que, de la culture grecque, ce soit surtout les leçons des historiens que Cicéron retient. C’est lui qu’il faut entendre lorsque Antoine déclare : « J’éprouve à lire Hérodote un plaisir extrême. Thucydide, venu après lui, possède une maîtrise qui lui a fait dépasser de loin, selon moi, tous les autres. Il est si nourri, si plein de choses, qu’on trouve en son ouvrage presque autant d’idées que de mots » (II, XIII, 55-56, p. 29). En revanche, le verbiage des philosophes et la haute inspiration poètes, qui ne portent que sur les idées générales, sont dépourvus de tout intérêt : « Si je tombe par aventure sur les philosophes, déclare encore le pragmatique Antoine, me laissant prendre aux titres de leurs livres qui annoncent d’ordinaire des sujets connus et clairs, comme la vertu, la justice, la beauté morale, le plaisir, je n’y entends rien, pas un mot : tant ils sont empêtrés dans les liens de discussions mesquines et étriquées. Quant aux poètes, ils parlent une autre langue, peut-on dire, et je n’essaie pas de m’élever jusqu’à eux » ((II, XIV, 61, p. 31). « J’ai résolu, dit encore Antoine, de philosopher comme le Néoptolème d’Ennius, “du bout des lèvres seulement ; car, du fond du cœur, cela ne me plaît pas“ » (II, XXXVII, 156, p. 70). La matière de l’orateur est celle-la même de l’historien : les hommes en action, aux prises avec les circonstances chaque fois singulières : « Quelle belle tâche c’est pour l’orateur que d’écrire l’histoire ! » (II, XV, 62, p. 31). L’objet véritable de la rhétorique, c’est la connaissance de l’homme en son histoire : « Assurément, ce qui regarde les usages, la coutume, les relations sociales, l’organisation politique, la société civile dont nous sommes, le sentiment et la raison universels, la nature et le caractère de l’espèce humaine, tout cela, selon moi, est du ressort de l’orateur » (II, XVI, 68, p. 34). C’est cette connaissance des hommes, tels qu’ils sont et non tels qu’ils devraient être, qui permet à l’orateur d’atteindre les trois objectifs qui sont les siens : plaire, instruire et toucher, delectare, docere, movere (voir L’orateur, II, XXVIII, 121, p. 55 ; autres références dans d’autres textes p. 53 note 1) (9). Thème souvent repris par Cicéron : « Plaire, instruire, émouvoir (conciliare, docere, concitare). Le premier demande de la douceur, le second de la pénétration, le troisième du pathétique » (II, XXIX, 128-129, p. 58). La captatio benevolentiae de l’exorde a pour charge de plaire, c'est-à-dire de susciter une écoute favorable. On peut alors entrer dans le vif du sujet et démontrer le bien fondé de la cause que l’on défend (instruire, démontrer). On fait enfin appel, dans la péroraison, à l’indignation, la colère, la pitié (émouvoir, ou même « enflammer », c'est-à-dire concitare).
            La rhétorique est surtout pour Cicéron judiciaire, elle est ensuite délibérative (il n’y a pas d’assemblée du peuple à Rome, et c’est dans les tribunaux que le plus souvent les conflits s’expriment de la façon la plus violente), elle fort peu épidictique, d’apparat ou de pure virtuosité (10). La rhétorique « démonstrative », dont le style propre est celui de l’éloge, peut être conforme au génie artistique des Grecs, elle est néanmoins contraire au prosaïsme romain qui vise à l’efficacité et se défie des phrases : « Nous cultivons assez peu le panégyrique. Les grecs eux-mêmes ont vu dans les éloges des sujets à traiter pour l’agrément des lecteurs ou des occasions de célébrer d’illustres personnages, plutôt qu’une matière à utiliser dans les réunions publiques […] Les éloges que nous prononçons, nous, au forum, ont la brièveté nue d’un témoignage, la même absence d’ornements ; ou bien ils sont écrits pour une cérémonie funèbre qui s’accommode mal des grandes qualités oratoires (II, LXXXIV, 3412, p. 149). D’où l’importance considérable que Cicéron attribue, dans la culture de l’orateur, à la connaissance du droit romain, droit civil et droit public. Il lui consacre de nombreuses pages dans le livre I du De Oratore. La loi est en quelque sorte la plus haute puissance de cette dignité de la parole que l’homme seul a reçue en partage (livre I, chapitres XXXVI à XLV), et l’orateur est avant toute chose le juriste qui dit le droit. « La maison du jurisconsulte n’est-elle pas l’oracle de la cité tout entière ? » (XLV, 200, I, p. 71). Aussi faut-il parvenir à une connaissance raisonnée du droit, de ses principes fondamentaux, de son esprit : le droit en effet ne se limite pas à la série sans cohérence des études de cas, des traditions et des jurisprudences. Les XII Tables montrent que toutes les lois peuvent être ramenées à quelques lois fondamentales dont toutes les autres dépendent, et ces quelques lois sont l’expression la plus profonde du génie du peuple romain. Une « théorie complète du droit civil (perfectam artem juris civilis) » n’est pas impossible, et si Cicéron n’a pas accompli cette tâche, il appelle du moins de ses vœux un successeur qui viendra à bout de ce travail : « Soit que je puisse quelque jour réaliser un projet auquel je songe depuis longtemps ; soit qu’un autre, à mon défaut, me devançant parce que j’aurai manqué de loisir, ou se substituant à moi parce que je serai mort, s’avise de ramener tout le droit civil à un très petit nombre de genres, puis de partager chacun de ces genres en différents membres ou espèces, afin de faire voir par une définition la valeur propre de chaque terme : vous aurez ainsi une théorie complète du droit civil, et ce sera une science étendue et féconde, plutôt que difficile et obscure » (XLII, 190, I, p. 68) (11). Montesquieu se souviendra de ce projet.
            Cependant, si le droit n’est pas dépourvu de rationalité, celle-ci est le résultat d’une  longue expérience et non le développement d’une raison démonstrative. Il n’existe donc pas de science du droit, mais seulement une intelligence méthodique que forme une longue pratique. Il n’existe donc pas davantage de science rhétorique qu’il n’en n’existe pour l’action politique. Tout au plus un certain nombre de préceptes, fondés sur le bon sens et surtout sur l’expérience. Cicéron partage le point de vue de l’académicien Chardamas, rencontré par Antoine à Athènes, et pour lequel « il n’y a point, absolument point, d’art de parler » (I, XX, 89, p. 35). Et il ajoutait : « Dans l’éloquence, tout est douteux et incertain, parce que les orateurs ne possèdent pas clairement les choses dont ils parlent, et que les auditeurs sont des gens auxquels on transmet non la science, mais des opinions qu’il suffit de leur faire partager un moment, opinions peut-être fausses, certainement très obscures » (XX, 92, p. 36-37). Il est vrai que l’Académie platonicienne, à l’époque de Cicéron et depuis Carnéade et Arcésilas, est le centre de la pensée sceptique. Chardamas, l’élève de Carnéade, que Cicéron a fréquenté lors de son séjour en Grèce, exercera sur son esprit une réelle influence. C’est surtout ce doute sur la valeur de la pure spéculation que Cicéron retient de la philosophie de son temps. L’orateur n’est donc pas l’homme d’un savoir particulier, mais plutôt l’homme universel qui sait en toute occasion retourner la situation en sa faveur et se faire reconnaître de tous comme le seul qui soit digne du pouvoir : « Veux-t-on embrasser maintenant dans une définition l’idée complète, la force exacte du mot orateur ? Celui-là seul, à mon avis, est digne d’un si beau nom qui développera sur n’importe quel sujet avec toutes les qualités voulues d’invention, de disposition, d’élocution, de mémoire, en y ajoutant encore de la noblesse dans l’action » (I, 14, 64, p. 28) (12). « Chez l’orateur, la finesse du dialecticien, les pensées du philosophe, presque les expressions du poète, la mémoire du jurisconsulte, l’organe du tragédien et, peu s’en faut, le geste le plus consommé des acteurs, c’est tout cela qu’on veut trouver à la fois » (I, 48, XXVIII, 128). Pour ce qui est de la science rhétorique, le pragmatisme cicéronien se contente de reprendre les recettes de l’école, en leur donnant toutefois le faste du style : « Toutes les facultés de l’orateur s’exercent dans le cadre des cinq divisions suivantes : découvrir d’abord les arguments convenables ; ceux-ci une fois trouvés, non seulement les ranger, mais les répartir suivant leur degré d’importance et les disposer avec sagacité ; puis les revêtir des ornements du style ; ensuite les fixer dans sa mémoire ; enfin les faire valoir par une action noble et gracieuse » (XXXI, 142, I, p. 52) : on reconnaît l’invention, la disposition, l’élocution, la mémoire et l’action (13).
            Il suffira que l’orateur se renseigne superficiellement sur les matières touchant sa cause pour qu’il brille aux yeux de l’auditoire plus que l’expert lui-même : « Que Sulpicius ait à traiter de l’art militaire, il s’informera d’abord auprès de Caius Marius, son parent par alliance, déclare Crassus ; une fois instruit, il exposera ce qu’il sait de manière à faire croire à Marius qu’il connaît la guerre presque mieux que lui, Marius » (I, 15, 66) (14). Il apparaît ainsi qu’il y a quelque chose de servile dans le savoir exagérément spécialisé. Pour le rhéteur, le savoir ne vaut jamais par lui-même, mais seulement comme une arme en vue de la persuasion et de la conquête des esprits : « Celui-là seul mérite d’être compté parmi les orateurs, qui s’est donné en homme du monde le lustre d’une éducation générale (omnibus artibus dignae perpolitus) » (I, 16, 72, p. 30). L’orateur est l’homme de la culture générale : il sait de tout un peu, mais ne sait rien en spécialiste. Après tout, il ne s’agit que de donner l’impression de la science, non la science elle-même : « Jamais aucun orateur, sans avoir étudié les règles de son art, bien plus, sans s’être donné une culture universelle, n’a pu jeter de l’éclat ni se placer au sommet de l’éloquence » (II, I, 5, p. 10). « L’éloquence est quelque chose de si grand que son domaine s’étend à toutes les matières contenues dans tous les livres des philosophes » (III, XXII, 81, p. 33). C’est que la science rhétorique n’est pas une science rigoureusement limitée, mais plutôt une nébuleuse de savoirs qui touche à tout sans rien approfondir : « Presque tous les autres arts en effet se suffisent, se soutiennent chacun par eux-mêmes. L’art de bien dire au contraire, qui suppose science, habileté, élégance, n’a pas un domaine nettement défini, au-dedans duquel il demeure enfermé. Tout ce qui peut être objet de discussion parmi les hommes, il faut (puisque c’est l’engagement qu’on a pris) être capable d’en bien parler » (II, II, 7-6, p. 10). Il y a pourtant un lien qui relie entre elles toutes les sciences dont l’esprit humain est capable. C’est ainsi que les Anciens avaient remarqué que la nature est une par l’harmonie qui maintient l’ensemble (III, V, 19, p. 9), et que Platon affirmait « que l’étude théorique de toutes les sciences qui font l’homme digne de ce nom, présente comme un lien qui les unit […] ce que j’appellerais cet accord et ce concert merveilleux entre toutes les connaissances » (III, VI, 21, p. 10). L’orateur idéal est un homme de savoir universel, ce qui est parfaitement réalisable car il se contente de savoir, à propos de tout, ce qui est utile pour la vie, et ne se laisse jamais entraîner à savoir pour savoir, cédant à l’attrait morbide de la théorie pure : c’est alors que le sciences, en se divisant et en se spécialisant, se perdent dans les subtilités de la théorie et s’éloignent de la vie : « Les arts ont perdu de leur grandeur par les divisions et les démembrements qu’on y a introduits » ; c’est ainsi que la médecine s’est spécialisée avec Hippocrate, la géométrie avec Euclide et Archimède, la musique avec Damon et Aristoxène, la critique littéraire avec Aristophane (allusion aux Grenouilles ?) et Callimaque. « Ces connaissances étaient si morcelées que personne n’en possédait une tout entière, mais que chacun se bornait à choisir telle ou telle partie, pour y appliquer son effort. Pour moi, j’ai souvent entendu dire à mon père et à mon beau-père que, chez nous, ceux qui cherchaient à se distinguer en méritant le glorieux titre de sage avaient coutume d’embrasser tout le savoir, j’entends tout le savoir auquel notre cité était alors parvenue » (III, XXXIII, 132-133, p ; 52). Ainsi l’éloquence est-elle une, sans qu’il soit possible pourtant d’énoncer les règles qui gouvernent tant de styles divers : « Si l’éloquence revêt une multitude presque infinie de formes et de figures différentes d’aspect, dignes d’éloges dans leur principe, tant de manières diverses ne peuvent se plier aux mêmes règles et aux mêmes leçons » (III, IX, 34, p. 15).
            Pour devenir savant en rhétorique, c'est-à-dire pour acquérir l’aisance du beau parleur, les dons naturels sont plus importants que les connaissances acquises : « Les dons d’intelligence et d’imagination sont essentiels, j’entends la facilité à recevoir des impressions vives, d’où résulte la finesse pénétrante de l’invention, l’abondance du développement et de l’élocution, la fermeté et la solidité de la mémoire. Quelqu’un se figure-t-il qu’il atteindra ces résultats par le secours de l’art, il se trompe. Ce serait trop beau, en effet, que l’art pût allumer l’étincelle ou provoquer l’éveil du génie. Les aptitudes ne se greffent pas du dehors. Elles sont en nous un présent de la nature, dona naturae » (XXV, 113, p. 43). Cicéron ni noble, ni riche, ni même Romain de Rome, invente donc une noblesse naturelle dont la puissance oratoire serait le signe distinctif. Et c’est précisément à cause de cette majesté naturelle du grand orateur que le précepte le plus fondamental de son art lui impose de toujours veiller à la convenance (decere, decus), à la décence de son propos, conformément à une dignité qui est innée, et ne s’apprend pas : « Voilà la chose dont il est le plus difficile de donner les règles : difficile pour moi qui vous en parle, difficile même pour Roscius, auquel j’entends souvent répéter que ce point capital de l’art, la convenance (decere), est le seul précisément que l’art ne peut enseigner » (XXIX, 132, I, 49). Dans la cité romaine gouvernée par le droit, la prise publique de parole est le plus haut acte politique qu’on puisse concevoir. Elle est aussi une prise de risque, et s’expose à de réels dangers : « Ah ! C’est une lourde tâche, une tâche singulièrement périlleuse que de s’engager dans le silence de tous, à parler sur les plus grandes questions, comme étant le seul de l’assemblée qui mérite d’être écouté » (XXV, 116, I, 44). « A mes yeux, l’orateur le meilleur, celui qui a l’élocution la plus savante et la plus ornée, s’il ne s’intimide pas au moment de prendre la parole et ne se trouble pas dans son exorde, est un effronté (impudentes), ou peu s’en faut » (XXV, 119, I, 45). Et par la voix de Crassus, Cicéron nous avoue : « Je pâlis en prononçant l’exorde, mon cerveau se brouille, je me mets à trembler de tous mes membres » (I, 46). Conformément à la dignité de l’orateur, ce ministre du verbe, son style doit être solennel et surveillé. Contre le Platon du Phèdre,Cicéron soumet la parole à l’écrit. Le discours doit d’abord être écrit (Cicéron publiait les siens), certes pour assurer une bonne tenue oratoire, mais aussi parce que ce confort est la véritable condition de l’improvisation : « Le moyen entre tous efficace, c’est d’écrire le plus possible. La plume, oui, voilà, pour nous former à bien dire, le meilleur et le plus habile des maîtres […] Lorsque, fort de cette habitude d’écrire, on en vient à parler, on apporte à la tribune un autre avantage : même si l’on improvise, ce qu’on dit a encore la valeur d’une chose écrite à l’avance ; et si l’on a confié au papier qu’une partie du discours, quand cessera la chose écrite, le reste suivra, porté du même élan » (XXXIII, 150 et 152, I, p. 54-55). Pour soutenir le génie et l’improvisation il faut connaître parfaitement les lieux adaptés à chaque situation particulière : « Tous les jours nous avons à parler pour ou contre des actes écrits, pour ou contre des témoignages, pour ou contre des interrogatoires, et ainsi du reste, soit d’une manière abstraite et générale, soit d’une façon concrète avec temps, personnes et causes déterminées. Ces lieux, il faut en faire une étude profonde, réfléchie, afin de les avoir sans cesse sous la main et tout prêts » (II, XXVII, 118, p. 54) (15). Pour l’orateur aguerri, ces lieux sont à ce point assimilés, qu’ils deviennent comme un réflexe de la pensée : « Nous n’avons pas besoin, à chaque mot que nous écrivons, de rechercher dans notre esprit toutes les lettres qui le composent. De même, à chaque affaire que l’on doit plaider, point n’est besoin de se reporter aux arguments particuliers qui la concernent ; il suffit d’avoir en réserve des lieux déterminés, qui viendront se présenter d’eux-mêmes pour la cause à traiter, comme les lettres pour le mot à écrire » (II, XXX, 130, p. 59). Et c’est parce que la rhétorique est dépourvue de théorie générale, parce qu’il faut faire face chaque fois à une situation absolument nouvelle et singulière, qu’il faut connaître à fond la cause que l’on défend, en étudier tous les détails : « Ce que je recommande d’abord, quelque cause qui soit à traiter, c’est de l’étudier avec soin et de la connaître à fond » (II, XXIII, 99, p. 47). On remarquera la contradiction, non soulignée par Cicéron, entre la généralité des lieux sur lesquels le discours prend appui et la singularité de la cause qu’il faut défendre. Cette contradiction permet de mieux définir le génie pratique de l’orateur : il consiste à rapporter un cas unique à une argumentation générale, c'est-à-dire à bien juger des circonstances. L’orateur sait surtout juger avec lucidité chaque situation à la quelle il se trouve confronté. Ce talent, il le partage avec l’homme politique, qui lui ressemble comme un frère. Comme l’homme politique, il ne se laisse guère conduire par les idées et ne se guide dans l’action que par l’évaluation des forces en présence.
            L’attention à la singularité de la circonstance, au moment opportun, thème fondamental dans la tradition rhétorique depuis Gorgias, tourne souvent chez Cicéron à l’opportunisme : « Lorsque, dans une affaire douteuse et grave, vient le moment d’agir sur l’esprit des juges, j’emploie toutes mes pensées, tous mes efforts, on flair le plus subtil, à pénétrer leurs sentiments, leur opinion, ce qu’ils attendent, ce qu’ils désirent de moi, et de quel côté mon discours les entraînera le plus aisément. S’ils se livrent […], je profite de l’avantage qui m’est offert et je tourne ma voile du côté où s’annonce la brise » (II, XLIV, 186-187, p. 81-82). L’ambiguïté de Cicéron, entre respectabilité et opportunisme, dignité et cynisme, n’est jamais aussi évidente (16). Nous avons vu déjà combien la dignité de l’orateur peut n’être qu’une feinte destinée à inspirer la confiance aux auditeurs. Il faut pour régner, avoir de l’autorité et se faire respecter. Pour inspirer le respect, il faut paraître digne. Peu importe, au fond, si cette dignité est véritable, ou simulée. Seul comptent son effet objectif, son efficacité politique ; la vérité morale, celée dans le secret du cœur, est dénuée d’importance et peut-être même de légitimité. L’honneur même n’est qu’un masque de théâtre : il convient de l’invoquer quand on s’adresse au peuple, car tous en font grand cas, même si, ajoute aussitôt Cicéron, c’est souvent l’intérêt le plus sordide qui l’emporte dan la réalité : « Devant le peuple, une harangue admet toute la force, réclame toute la noblesse et toute la variété de l’éloquence. Disons donc que, lorsqu’on donne des conseils publics, rien ne vaut comme de suivre l’honneur (dignitas) […] Il n’est personne en effet, surtout dans une cité aussi glorieuse que la nôtre, qui ne considère que l’honneur doit être cherché par-dessus tout ; et cependant, c’est souvent l’utilité qui l’emporte » (II, LXXXII, 334, p. 146). Et Cicéron d’ajouter : « L’assemblée du peuple est le plus grand théâtre (maxima scaena) où puisse se produire l’éloquence » (II, LXXXIII, 338, p. 147).
            L’orateur apparaît ainsi comme un comédien qui, pour mieux régner, joue le rôle de la respectabilité. Comme le comédien, le mime ou le musicien, l’orateur n’existe que par le public qui le porte à se produire : « Un orateur, sans un nombreux public pour l’entendre, ne peut pas être plus éloquent qu’un joueur de flûte, sans son instrument, en peut exécuter un morceau » (II, LXXXIII, 339, p. 147). L’orateur cicéronien emprunte beaucoup à l’art du comédien. Et Cicéron de regretter que toute la gestuelle de l’acteur, qui correspond à cette partie de la rhétorique que la tradition nomme l’action, ait été abandonné aux hommes de théâtre, alors qu’elle appartient aussi en propre à l’orateur : « Les orateurs, qui traduisent directement des sentiments variés, ont abandonné toute cette partie de l’art, dont se sont emparés les comédiens, qui imitent, eux, ces sentiments » (III, LVII, 214, p. 89). Quand il s’indigne, qu’il tempête, qu’il se lamente, il s’agit encore d’un rôle que joue l’orateur pour entraîner son auditoire et conquérir les cœurs : « Jamais je n’ai essayé d’inspirer aux juges la douleur, la pitié, l’envie ou la haine, que moi-même, le moment venu de les ébranler, je n’aie vivement ressenti pour mon compte les émotions que je voulais faire passer dans leur âme […] Il n’y a point d’âme, tellement disposée à recevoir les impressions de l’orateur, qu’elle puisse s’allumer, pour ainsi dire, si l’on approche d’elle la flamme dont on est soi-même dévoré » (II, XLV, 190, p. 83). Aussi n’est-il jamais question dans ce texte des motifs légitimes qu’on pourrait avoir à s’indigner ou à s’apitoyer. Il s’agit plutôt de mimer l’indignation ou la pitié, non parce qu’on éprouve réellement ces sentiments, mais parce que l’a contagion mimétique est une force redoutable pour entraîner l’adhésion de ceux que l’on veut convaincre. Cicéron s’étonne lui-même de la capacité qui est la sienne de s’émouvoir de ses propres discours, l’art de l’auto-affection dont ils ait faire preuve au cours de ses plaidoiries : « Par leur nature même, les paroles auxquelles l’orateur a recours pour remuer l’âme d’autrui le remuent lui-même plus fortement qu’aucun de ceux qui l’écoutent » (II, XLVI, 191, p. 84). L’orateur est ainsi une sorte d’histrion qui se laisse émouvoir par la feinte passion de son rôle : « Ne soyons pas étonnés que l’orateur s’enflamme de la cause d’autrui. Y a-t-il rien en effet où la fiction domine plus que les vers, le théâtre, les fables dramatiques ? Et cependant, sur la scène, j’ai souvent moi-même été témoin de la façon dont, à travers le masque, les yeux de l’acteur étincelaient dans ce récitatif de Pacuvius » (II, XLVI, 193, p. 84). Cette émotion, qui s’insinue dans l’âme par auto persuasion, Cicéron la rapproche de l’enthousiasme et de l’inspiration du poète. Pourtant, le dieu n’a pas de part dans ce transport, mais seulement la stratégie du rhéteur qui vise à conquérir les cœurs à sa cause. Pas de paradoxe sur le comédien chez Cicéron. Le théâtre du prétoire est une scène hystérique où l’on simule la passion pour séduire et régner. L’idéal viril de l’orateur homme d’action laisse la place ici à une manifestation publique du sentiment qui le féminise insidieusement. N’est-ce pas précisément cette dépravation de la rhétorique que refusait Socrate, dans l’Apologie que lui prête Platon, en ne se laissant pas aller aux pleurs et gestes de désespoir qui visent à attendrir l’âme des juges ? Cicéron n’a pas cette pudeur, et se fait gloire au contraire des transports calculés qu’il n’a pas hésité à mimer sous les yeux du tribunal : « Je suppliais les juges de vouloir bien, en considération de mes services, excuser les transports d’une juste et pieuse douleur, de se rappeler surtout que dans les autres causes je les avais toujours implorés pour des amis en péril et jamais pour moi-même » (II, XLIX, 201, p. 89) (17).
            Pathétique pour attirer la pitié, l’orateur n’hésite pas à faire rire pour susciter la haine ou le mépris. Tantôt tragédien, tantôt comédien, il sait jouer tous les rôles. La plaisanterie (iocus), la saillie et le bon mot font partie de l’arsenal de l’orateur. C’est un certain César, maître en cet art, qui est alors chargé d’en faire l’éloge. Raillerie (cavillatio) longuement développée ou art du bon mot (dicacitas) qui fuse en un éclair (II, LIV, 218, p. 97), la plaisanterie permet de détendre l’atmosphère avec à propos ou d’écraser l’adversaire d’un sarcasme. Il ne s’agit donc pas d’une théorie du rire (« j’abandonne ce soin à Démocrite », déclare César p. 104, indifférent à la prétention philosophique de la théorie) mais plutôt d’énoncer les règles d’une stratégie du ridicule et de la raillerie. Le rire humilie sa victime, et son objet est « toujours quelque laideur morale ou quelque difformité physique » (II, LVIII, 236, p. 105) (18). Malgré le déni de la théorie, on trouvera dans ces pages une analyse des mots d’esprit et de leurs rapports avec l’inconscient, ou du moins le latent ou l’implicite (« On raille bien finement lorsque, par une menue circonstance, et souvent par un mot, une pensée cachée et secrète se trouve mise en lumière » : II, LXVI, 268, p ; 119) : mots à double sens (p. 112), « faire attendre une chose et en dire une autre (p. 113), altérer facétieusement un mot ou un nom (p. 114), recourir à l’allégorie, à la métaphore, à l’antiphrase (p. 116), jouer sur les similitudes ou les ressemblances (p. 118), manier l’ironie à la façon de Socrate (p. 120) (19), « nommer d’un mot honorable une action répréhensible » (p. 121), simuler la naïveté (p. 122), surprendre (« les meilleurs plaisanteries sont celles que l’on attend point », p. 125). Cicéron s’inspire manifestement ici des manuels grecs qu’il dénigre par ailleurs. Il le reconnaît lui-même quand il déclare que « les Grecs cataloguent quelques autres espèces, les imprécations, les marques d’étonnement, les menaces », ce qui s’éloigne pourtant du strict domaine de la plaisanterie (p. 127). Mais il faut surtout, pour que l’arme ne se retourne pas contre son utilisateur, veiller à demeurer dans les limites de la convenance : « Ni l’extrême perversité qui va jusqu’au crime, ni l’extrême misère, à laquelle s’en prendrait le railleur, ne prêtent à rire […] Les sujets où la raillerie est la plus facile sont ceux qui n’excitent ni une grande haine (odium) ni une grande pitié (misericordia) » (II, LVIII, 237-238, p. 105-106). On reconnaît là les deux sentiments que la tradition, au moins depuis La Poétique d’Aristote, attribue à la tragédie. Il est possible de discerner ici l’une des origines des distinctions entre les genres littéraires : en différenciant la stratégie du pathos de celle de la raillerie, Cicéron légitime l’opposition de la tragédie à la comédie. L’orateur se transforme ainsi, de son propre aveu, en histrion. C’est ainsi que Crassus n’hésite pas, pour faire rire la galerie, à « caricaturer l’air et la voix de l’adversaire » (II, LIX, 241, p. 107). Cicéron sent pourtant qu’à trop faire le bouffon, l’orateur risque fort de perdre sa dignité. Aussi faut-il, ajoute-t-il, « que la plaisanterie ne relève ni du bouffon ni du mime » (II, LVIII, 239, p. 106) ; « Laissons aux mimes “éthologues“ (les Grecs appelaient ainsi des imitateurs burlesques qui se produisaient soit dans la rue soit au théâtre) l’imitation qui tombe dans l’outrance, comme dans l’obscénité (nimia imitatio, sicut obscenitas) » (II, LIX, 242, p. 107) ; « L’orateur doit éviter de ressembler aux mimes “éthologues“ ; il doit encore s’interdire sévèrement les pointes triviales des bouffons » (II, LX, 244, p. 108) ; « Avoir égard aux circonstances (temporis ratio), modérer ses saillies, être maître de la langue et sobre de bons mots, telles sont donc les qualités qui distinguent l’orateur du bouffon (scurra) » (II, LX, 247, p. 109) ; « Y a-t-il rien dont on rit davantage qu’un “sannion“ [il s’agit d’un personnage grotesque des farces populaires] ? Mais c’est sa bouche, sa physionomie, sa voix, toute sa personne enfin qui provoque le rire. Je reconnais qu’il est divertissant, mais à la manière d’un mime ; et ce n’est pas de cette façon, pour moi, qu’un orateur doit l’être » (II, LXI, 251, p. 111) (20).
            Le pathétique comme la plaisanterie relèvent de l’actio. Cicéron ne serait pas complet s’il ne consacrait les dernière pages du livre II à la mémoire, memoria. Toujours pragmatique, Antoine commence par rappeler le mot de Thémistocle mettant en doute l’utilité de l’ars memoriae : alors que celui-ci venait d’être découvert, le grand stratège fait remarquer qu’il eût préféré un art qui permettrait d’oublier à son gré plutôt qu’un art qui vient encombrer sa mémoire (LXXIV, 299, p. 132). L’art de la mémoire, selon Cicéron remonte à Simonide de Céos (poète lyrique grec des VI-Vèmes siècles) (21). On peut supposer qu’en ce temps, la poésie était tout autant une improvisation orale que la récitation d’un texte écrit. Pour soutenir sa mémoire, le poète recourait donc à des lieux qui donnaient leurs points d’appui à l’invention, et c’est sans doute ce procédé qui aidait à l’exercice d’une mémoire créatrice, et non simplement répétitrice, qu se trouve à l’origine des lieux rhétoriques. Le texte de Cicéron, qui noue ensemble les thèmes de la proximité du poète avec les dieux qui l’inspirent et sa mémoire sans faille, est assez remarquable pour être cité en entier : « Je rends grâce au vieux Simonide de Céos qui fut, dit-on, l’inventeur de la mémoire artificielle. On raconte que, soupant un jour à Crannon, en Thessalie, chez Scopas, homme riche et noble, Simonide chanta une ode en l’honneur de son hôte, où, pour embellir sa matière à la façon des poètes, il s’était beaucoup étendu sur Castor et Pollux. Scopas, poussé par une basse avarice, dit à Simonide qu’il ne lui donnerait pour ses vers que la moitié du prix convenu et que le reste, l’auteur pouvait aller le réclamer, si bon lui semblait, à ses amis les Tyndarides qui avaient eu la moitié de l’éloge. Quelques instants après, on vint prier Simonide de sortir : deux jeunes gens se tenaient à al porte qui demandaient avec instance à lui parler. Il se leva, sortit et ne trouva personne. Mais dans le même moment, la salle où était Scopas s’écroula, et cet effondrement l’écrasa, lui et ses proches. Comme les parents des victimes, qui désiraient ensevelir leurs morts, ne pouvaient reconnaître les cadavres affreusement broyés, Simonide, en se rappelant la place que les convives avaient tous occupée sur les lits, permit aux famille de retrouver et d’inhumer les restes de chacun d’eux (II, LXXXVI, 352-353, p. 153-154). En relation avec les dieux comme avec les morts, la mémoire du poète semble presque un pouvoir surnaturel et magique qui le met en relation avec l’au-delà. La mémoire est une incantation qui ressuscite les morts,et cela n’est pas sans rapport avec la magie mimétique de la poésie elle-même. Cicéron, plus prosaïque, ne s’intéresse qu’à la pratique et à la technique de la mémoire artificielle : l’orateur doit imaginer un espace ordonné peuplé d’images, et attribuer à chacune des pièces de cet appartement imaginaire l’une ou l’autre des parties de son discours : « On doit, selon le conseil de Simonide, choisir en pensée des emplacements distincts, se former les images des choses qu’on veut retenir, puis ranger ces images dans les divers emplacements. Alors l’ordre des lieux conserve l’ordre des choses ; les images rappellent les choses elles-mêmes. Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquelles on écrit ; les images sont les lettres qu’on y trace » (II, LXXXVI, 354, p. 154) (22). « Nous pouvons donner à chaque chose son image et comme son masque (persona) qui la signale, et tout disposer de manière à ressaisir les pensées par l’intermédiaire des images et l’ordre des pensées par l’emplacement que ces images occupent » (p. 156). Cet étrange procédé, dont l’antiquité nous a légué peu de témoignages, nous semble encombrer la mémoire plutôt que lui porter secours (23). Il se fonde sur l’idée que l’image seule impressionne la mémoire, mémoire sensible ou d’imagination et non mémoire intellectuelle : « De toutes nos impressions, celles qui se fixent le plus profondément dans l’esprit sont celles qui nous ont été transmises et communiquées par les sens », et « Ces formes sensibles, corporelles, ont besoin, comme toutes les choses visibles de ce monde, d’occuper une place dans l’espace » (p. 155). L’art de la mémoire apparaît ainsi comme une technique de l’hallucination volontaire, et le recours à des images impressionnantes et fortes (recommandé par d’autres textes) est ici remarquable : « Il faut employer des images saillantes, à vives arêtes, caractéristiques, qui puissent se présenter d’elles-mêmes et frapper aussitôt notre esprit » (p. 156). Il serait possible de deviner ici une théorie implicite de l’imaginaire qui n’est sans doute pas sans rapport avec la peinture de la Rome antique. L’image doit être prégnante et garder la fixité de l’hypnose qui la rend envoûtante. Et c’est bien ce regard fascinant que nous renvoient encore aujourd’hui les fresques antiques qui sont parvenues jusqu’à nous (il suffit de penser, par exemple, aux fresques de la Villa des Mystères, à Pompéi).
            Le livre III voit le noble et digne Crassus reprendre la parole, qui lui avait été ôtée au livre II par le pragmatique Antoine. On traite alors des qualités de la bonne élocution, cette partie de l’art rhétorique n’ayant pas encore été traitée : parler un latin pur, d’une voix mâle et bien posée, s’exprimer avec clarté, élégance et convenance, dans un style brillant et entraînant. Cicéron met en garde contre la séduction de l’ornement rhétorique. Celui-ci comme la séduction facile et vulgaire qui ne s’adresse qu’au sens, attire dans un premier temps mais lasse bientôt. C’est ainsi que « les tableaux récents sont, grâce à la beauté et à la richesse des couleurs, plus éclatants que les tableaux anciens ! Pourtant, bien qu’ils nous séduisent au premier coup d’œil, le charme s’évanouit assez vite, tandis que devant les tableaux plus anciens, nous ne cessons de les admirer, précisément pour leur caractère sombre et archaïque (illo ipso horrido obsoletoque) » (III, XXIV, 98, p. 39). De même pour les parfums trop forts, les toucher trop doux, les goûts trop suaves. En tout, il convient de garder la convenance : c’est ainsi que les métaphores, qui plaisent par leur ingéniosité et leur force de suggestion (III, XXXIX, 159-160, p. 62 sq), doivent demeurer discrètes, sans jamais être forcées ni tomber dans la préciosité ou l’obscurité (24) (long développement sur la bonne pratique de la métaphore au livre III, p. 61 à 68). Il faut en règle générale, se cantonner au nécessaire, et la beauté sera donnée comme par surcroît. C’est ainsi que rien n’est inutile dans l’univers (mundus), ni la révolution du soleil ni la course des planètes, ni aucun membre du corps humain, ni aucun branche dans la figure de l’arbre tout entier. Il en est de même des parties d’un navire, ou des éléments qui compose l’architecture du temple (III, p. 72-73). La beauté est donc donnée à celui qui s’en tient à l’utile et au nécessaire, et elle se refuse à celui qui recouvre son discours d’ornements inutiles et pesants. Quant au rythme du discours, il doit  prendre sa mesure sur le souffle naturel qui est celui de l’homme : « La plus longue période est celle qui peut se débiter sans reprendre haleine » (III, XLVII, 182, p. 74). Le débit majestueux de l’orateur cicéronien est en phase avec le souffle du poumon, il s’appuie sur la pause entre l’inspiration et l’expiration pour reprendre son élan et renaître sans fin. De même que le silence est un élément de la musique, de même l’arrêt est un point d’appui pour le discours : « Il n’y a pas de rythme dans ce qui est ininterrompu. Ce sont les arrêts, ce sont les temps marqués à intervalles égaux ou souvent différents, qui constituent le rythme ; nous pouvons en noter un dans les gouttes qui tombent, parce qu’elles tombent à intervalles ; dans un fleuve impétueux, nous ne le pouvons pas » (III, p. 76). Le rythme se transporte de la musique à la rhétorique, et Gracchus, rappelle Cicéron, pour se donner le ton comme le rythme, « avait généralement avec lui un homme muni d’une flûte d’ivoire ; lorsqu’il parlait en public, il le faisait mettre derrière lui, et ce musicien habile lui donnait rapidement la note destinée à le réveiller, s’il laissait tomber sa voix, ou à la retenir s’il la forçait » (III, p. 95). Quant à l’actio, à laquelle sont consacrées les dernières pages du dialogue, elle obéit aux mêmes lois que celles qui gouvernent le jeu du comédien : il s’agit d’exprimer les passions de l’âme par le ton de la voix et l’attitude du corps. Cicéron semble s’appuyer ici sur la tradition déjà présente dans l’antiquité, de la physiognomonie : l’âme s’exprime par le figure du corps : « A tout mouvement de l’âme correspond en quelque sorte naturellement son expression de physionomie, son accent et son geste propres, et tout le corps de l’homme, toute sa physionomie, tous ses accents vibrent, comme les cordes d’une lyre, selon le mouvement de l’âme qui les met en branle » (III, LVII, 219, p. 90). « Le miroir de l’âme, c’est la physionomie » (III, LIX, 221, p. 93). « L’action, dit encore Cicéron, est comme le langage du corps » (ibid). Ceci est vrai du ton de la voix comme de l’attitude du corps. Pourtant, en ce qui concerne la gestuelle rhétorique, l’orateur fera bien de s’inspirer, non de celle outrancière et vulgaire du théâtre, mais de celle, quotidienne, qui nous incite à accompagner nos discours de gestes qui en rendent le contenu plus explicite et plus expressif : « tous ces mouvements de l’âme doivent être accompagnés de gestes, non de ces gestes qui traduisent toutes les paroles comme au théâtre, mais de celui qui éclaire l’ensemble de l’idée et de la pensée en les faisant comprendre plutôt qu’en cherchant à les exprimer ; les attitudes seront énergiques et mâles, empruntées non pas à la scène et aux acteurs, mais à l’escrime ou même à la palestre » (III, LIX, 220, p. 92). Gestuelle virile et belliqueuse, qui convient à la violence de la joute oratoire. Le jeu des yeux, qui sont l’organe le plus éloquent, est également essentiel : « C’est la seule partie du corps qui, à toutes les passions, puisse faire correspondre autant d’expressions différentes, et il est certain que personne, les yeux fermés, en peut produire le même effet » (III, p. 93). C’est ainsi, pourrait-on dire, qu’on peut imaginer un musicien aveugle mais non pas un orateur aveugle. C’est un thème constant, qui n’est paradoxal qu’en apparence, que la prédominance de la vue et des images visuelles (par exemple dans la technique de la mémoire artificielle) dans la rhétorique cicéronienne.

 

NOTES


1- « Quand je songe à la destinée des hommes que j’ai connus et aux maux que j’ai moi-même si longtemps soufferts, pour avoir aimé la république d’un amour incroyable et passionné  (amorem incredibilem et singularem), souvent je me prends à reconnaître la sagesse et la justesse de tes avis : me montrant la destinée terrible de tous les personnages les plus illustres et les citoyens les meilleurs, tu ne cessais de vouloir m’arracher à toutes ces luttes épuisantes » (III, IV, 13, p. 7).

2- Affirmant qu’il convient de commencer par des attaques légères avant de porter les coups les plus mortels, Cicéron compare la stratégie de l’orateur à celle des gladiateurs : « Si les gladiateurs, dans une lutte où le fer va décider de leur vie, préludent à l’attaque par des mouvements qui visent, non pas à blesser, mais à se faire admirer, combien semblable méthode n’a-t-elle pas sa place marquée dans l’art de la parole ! » (II, LXXVIII, 317, p. 139).

3- L’un des protagonistes du De Oratore, Crassus, après avoir plaidé contre les abus de pouvoir du consul et pour les droits du Sénat, fut pris d’une forte fièvre et mourut sept jours plus tard. C’est ce que Cicéron nous apprend au début du livre III. Ses compagnons ne connurent pas un sort meilleur : « Cotta fut, quelques jours après la mort de Crassus, repoussé du tribunal par la haine politique et, peu de mois plus tard, chassé de Rome. Sulpicius, d’abord exposé au feu des mêmes passions haineuses, chercha ensuite, devenu tribun, à dépouiller de toutes les dignités ceux dont il avait été, dans la condition privée, l’ami le plus intime, et lui qui croissait pour la gloire de l’éloquence, eut ses jours tranchés par le fer » (III, III, 10, p. 6).

4- Même idée en II, XXXII, 139 : « Nous ne devons rien avoir à démêler avec les rhéteurs. Il me suffit d’avoir montré que, malgré tout leur loisir, ils n’on t pas même réussi dans al seule chose où la pratique du forum n’était pas nécessaire, je veux dire à distinguer les genres et à les exposer avec quelque justesse ».

5- Les Grecs sont  des bavards qui parlent à tort et à travers, purs théoriciens indifférents aux circonstances ; les Romains savent en revanche faire face à une situation, ne se laissent pas aveugler par la théorie abstraite et s’adaptent aux circonstances. Cette vertu romaine, Cicéron la résume d’un mot ; aptus, l’aptitude, c'est-à-dire l’art de répondre aux circonstances : « De tous les mots latins, celui d’ineptus m’a toujours paru posséder peut-être le plus de force. Dire de quelqu’un qu’il est « inepte », c’est dire, d’après l’étymologie, qu’il est « non apte » […] Quiconque ne voit pas ce que demandent les circonstances, ou parle plus qu’il ne faut, ou s’étale, ou n’a aucun égard ni à la dignité ni aux intérêts des gens avec lesquels il se trouve, bref quiconque, en quoi que ce soit, mande de convenance ou de mesure, celui-là nous le disons « inepte ». Défaut dont la race grecque est infectée, avec tout son savoir. Aussi, comme elle ne sent pas ce que le défaut a de choquant, elle n’a même pas dans sa langue un terme pour le désigner. Cherche bien ; tu ne trouveras, chez les Grecs, aucun mot qui réponde à notre ineptus » (II, 4, 17-18, p. 14-15). L’affirmation de Cicéron est arbitraire : atopos, akhrêstos ou aprepês correspondent en grec à l’ineptus latin. En II, XVIII, 77 sq. (p. 38 sq), Antoine évoque les théories des « rhéteurs grecs » et moque leur pédantisme et leur inutilité.

6- Cicéron ajoute : « Il est très utile de donner des marques d’une humeur facile, d’une âme généreuse, bonne, sensible, reconnaissante, à l’abri des désirs cupides. Tout ce qui indique la droiture, la modestie, un caractère exempt d’aigreur et d’acharnement, ennemi des procès et de la chicane, attire la bienveillance ». On remarquera ici que la dignité de l’orateur peut être tout autant feinte que véritable. La leçon de Cicéron n’est pas dépourvue d’ambiguïté : seul le succès, non la disposition secrète et intime du cœur, est déterminante. Le fait a toujours raison, et la vérité est toujours avec celui qui emporte la victoire.

7- C’est la raison pour laquelle Cicéron, parmi les sciences multiples auxquelles il souhaite que l’orateur soit initié, accorde au droit civil une place de choix (XXXVI, 67). Il n’y pas de livre supérieur, selon Cicéron, au texte court des douze Tables qui se trouve au fondement du droit romain : « Prenez toutes les collections d’ouvrages de tous les philosophes réunis ; à lui seul le petit livre des XII Tables, source et fondement de nos droits, tant par son autorité imposante que par sa féconde utilité, me paraît leur être infiniment supérieur » (XLIV, 195, I, p. 70).

8- C’est ainsi en disciple de Gorgias qu’Antoine, au début du livre II, évoque la magie de la parole persuasive : « Le talent de la parole en lui-même a tant de charmes que rien ne peut produire sur l’oreille ou l’esprit une plus flatteuse impression. Y a-t-il musique plus douce qu’un discours bien cadencé ? Poésie plus harmonieuse qu’une période tombant avec art ? » (II, VIII, 33-34, p. 20-21). Et Gorgias lui-même n’aurait pas renié le vers de Pacuvius dont Antoine fait l’éloge : « La parole est la charmeresse des cœurs et la reine du monde » (II, XLIV, 187, p. 82). III, XV, 53, p. 22 : le style du bon orateur est « le style qui a de la variété, de la netteté, de l’ampleur, qui sait mettre en lumière les pensées et les mots et qui, s’exprimant en prose, crée une sorte de rythme et de cadence poétique ; bref, ce que j’entends par brillant (quod dico ornate) ». On sait que Gorgias fut le premier à introduire dans la prose les procédés du rythme poétique. En III, XXXII, 129, p. 50 : « Gorgias ne fut jamais vaincu par Socrate et le dialogue de Platon n’est qu’une invention, ou, si Gorgias fut vaincu, c’est que Socrate, n’en doutons pas, se montra plus éloquent, plus disert et, selon sa propre expression, plus abondant et plus habile orateur ». En III, XLIV, 173-174, p. 70, c’est pourtant à Isocrate, et non à Gorgias, que Cicéron attribue l’honneur d’avoir le premier transporté les rythmes utilisés jusque là par les musiciens dans le discours.

9- Encore II, LXXVII, 310, p. 136 : « Il y a trois moyens d’amener les hommes à notre sentiment : les instruire, leur plaire, les toucher (docere, conciliare, permovere) ». Mais ces moyens doivent demeurer cachés, et Cicéron ajoute aussitôt : « De ces trois moyens, un seul doit être avoué : il faut paraître n’avoir comme objet que d’instruire. »

10- Cicéron reprend  en effet cette tripartition de l’art rhétorique traditionnelle depuis Aristote : « J’ai appris que parmi les causes qui ne rentrent pas dans les questions générales, on distingue deux genres, le judiciaire et le délibératif ; qu’il en existe un troisième, lequel s’occupe de distribuer l’éloge ou le blâme […] Le judiciaire, qui a l’équité pour but ; le délibératif, qui se propose l’utilité de ceux auxquels s’applique le conseil ; le démonstratif, où l’on s’efforce d’exalter le mérite de la personne qui est louée » (XXXI, 141, I, p. 51). Toutefois il nie que ces trois genres obéissent à des règles qui leur seraient particulières. Les règles de l’art oratoire sont les mêmes pour tous les styles : « Je ne vois pas qu’il ait lieu de donner des préceptes à part sur les genres délibératif ou démonstratif ; la plupart des règles indiquées s’appliquent à tous les genres » (II, LXXXI, 333, p. 145).

11- Il est vrai que ce projet d’une science du droit est moqué par Antoine, qui semble bien proche de Gorgias : selon lui, la rhétorique est art de persuasion, d’expérience et de maîtrise des passion, et n’a que faire de s’encombrer d’une science du droit civil. Selon Antoine, l’éloquence de Crassus doit sa puissance à son charme, au brillant de ses développements, au sel de ses plaisanteries, mais certainement pas à sa connaissance du droit civil : « La plus grande partie de tes suffrages, tu as dû la capter au sel de tes discours et au charme brillant de ta plaisanterie […] De quoi, dans tout cela, t’a servi la pratique du droit civil ? »  (LVII, 243, I, p. 88).

12- On remarquera que cet idéal d’universalité qui caractérise l’orateur selon Crassus n’est pas partagé par Antoine, autre porte-parole de Cicéron lui-même : « Au yeux de Crassus, dit Antoine, si je ne me trompe, l’orateur doit embrasser dans son esprit l’universalité des connaissances ; son titre même lui en fait une obligation. Moi, je ne lui demande que trouver les paroles qui charment, les pensées qui convainquent, dans les modestes causes plaidées couramment dans le forum » (XLIX, 213, I, p. 76). A l’image majestueuse que Crassus dessine de l’orateur, Antoine oppose une conception plus modeste et plus pragmatique. Malgré l’apparente contradiction, on peut dire que ces deux conceptions sont également partagées par Cicéron.

13- A propos de la mémoire, Cicéron fait allusion à un art, celui des lieux de mémoire, qui nous est devenu aujourd’hui tout à fait inconnu, mais que les ouvrages de Paolo Rossi puis Frances Yates ont exhumé du passé : « Pour exercer la mémoire, je ne m’oppose pas du tout à ce qu’on ait recours, si le moyen vous est déjà familier, aux images que fournissent les lieux et les objets, à la mnémonique qui s’enseigne dans l’école » (XXXIV, 157, I, p. 56). Mais c’est surtout au livre II, chap. LXXIV et sq., que Cicéron se penchera sur « l’art de la mémoire, ars memoriae ».

14- Il est vrai que Cicéron lui-même, par la bouche d’Antoine, semble affirmer la contraire quand il rappelle l’anecdote du péripatéticien Phormion qui parla plusieurs heures sur l’art militaire devant Hannibal exilé à Ephèse : le grand général jugea que Phormion était le plus grand radoteur des vieux radoteurs (deliros senes) qu’il avait pu rencontrer (II, XVIII, 75, p. 37). C’est ainsi que le bavardage du philosophe ne pourra jamais suppléer à la science qu’on acquiert par la pratique. Il en va de même, conclut Antoine, pour la rhétorique : aucun traité ne pourra jamais remplacer les leçons de l’expérience.

15- Antoine revient avec une grande insistance sur ce point : « Nous devons descendre au forum avec tout notre bagage de questions générales et ne pas attendre qu’on nous charge d’une affaire pour fouiller les lieux d’où nous tirerons les arguments particuliers à la cause ; ceux-ci, avec un peu d’application, un peu d’effort et d’habitude, sonjt faciles à découvrir et à manier. Mais ce qu’il faut, c’est reporter sa pensée vers ces points généraux et ce que j’ia déjà souvent nommé les lieux, où l’on trouve toutes les ressources nécessaires à toute sorte de discours » (II, XXXIV, 146, p ; 66). Cet art des lieux, un protagoniste du dialogue en attribue la paternité à Aristote (II, XXXVI, 152, p ; 68).

16- Le primat accordé à l’expérience sur la théorie, l’intérêt porté à tous les stratagèmes qui confèrent l’autorité et donnent le pouvoir, rapprochent Machiavel de Cicéron. Dans cette tradition rhétorique si puissante dans la culture italienne, il serait intéressant d’étudier l’influence qu’exerça l’orateur romain sur le secrétaire de Florence.

17- Il convient cependant que l’orateur pose virilement sa voix : « Un son de voix sans énergie, ou pour ainsi dire en dehors du ton, discordant et désagréable » fait partie des « défauts indiscutables, qu’on ne peut pas avoir le désir d’éviter » (III, XI, 41, p. 17).

18- La cruauté de la raillerie n’hésite pas en effet à faire rire de la laideur physique de l’adversaire : « J’usai de cette manière contre Helvius Mancia : “Je vais, lui dis-je, montrer ton portrait à l’assemblée. – Montre donc, je te prie“, répondit-il. Alors j’indiquais du doigt,aux Boutiques Neuves, une figure peinte sur un bouclier cimbrique de Marius, un Gaulois tout contrefait, tirant la langue, les joues pendantes. Tout le monde éclata de rire » (II, LXVI, 266, p. 118).

19- Cicéron ne connaît le Socrate de Platon qu’à travers le filtre de l’Académie d’Arcésilas et de Carnéade : Socrate et Platon sont des ironistes et des sceptiques. Cicéron le reconnaît lui-même au livre III (XVIII, 67-68, p. 28).

20- Il n’est pas impossible que Cicéron se souvienne ici de la condamnation prononcée par Aristote dans sa Poétique contre les acteurs qui prostituent le métier par leurs déhanchements indécents. L’acteur tragique, figure hiératique selon le philosophe, doit se contraindre à la plus grande économie des gestes (à l’inverse du chœur, dont l’évolution est dansée) : « ...les personnages multiplient leurs mouvements sur la scène, pareils aux mauvais flûtistes qui se contorsionnent [...] La tragédie aurait alors le défaut que les anciens acteurs reprochaient à leurs successeurs : à cause de son jeu exagéré, Mynniscos traitait Callipidès de singe, et la même réputation s’attache à Pindare » (61 b 30 sq). Et plus loin : « Ce n’est pas toute sorte de gesticulation qu’il faut condamner, s’il est vrai qu’il ne faut pas condamner la danse, mais la gesticulation des mauvais acteurs » (62 a 8).

21- C’est également à Simonide de Céos que Plutarque (De la gloire des Athéniens) attribue la formule célèbre : « La poésie est une peinture parlante et la peinture une poésie muette ». Ce qui n’est peut-être pas sans rapport avec l’art de la mémoire : pour conserver en mémoire le poème, le récitant se faisait une peinture intérieure d’un palais où toutes les figures et les scènes du poème étaient représentées par des tableaux imaginaires. La mémoire procède ainsi en transposant le poème déclamé en une peinture muette et intérieure.

22- Cette comparaison de la mémoire avec un livre ou une tablette de cire sur laquelle l’esprit inscrit le souvenir provient sans doute du Théétète et du Philèbe de Platon Théétète, 191 c sq. : « Il y a dans nos âmes un bloc de cire […] et c’est un présent de la mère des Muses, Mnémosyne, que toutes les fois que nous voulons nous souvenir de quelque chose, nous tenons ce bloc sous nos sensations et nos conceptions et les y imprimons, comme nous gravons le sceau d’un anneau ».  Philèbe, 38 e sq. : « Notre âme ressemble à un livre […] La mémoire, avec les sensations et les sentiments qui en dépendent, me paraissent écrire pour ainsi dire des discours en notre âme […] Admets encore un autre ouvrier qui se trouve dans notre âme […], un peintre qui, après le secrétaire, peint dans l’âme les images des choses exprimées par la parole. »

23- Cicéron lui-même prévient cette critique : « Et qu’on ne dise pas que cette abondance d’images charge et accable la mémoire […] J’ai vu, moi, des hommes d’un grand mérite et d’une mémoire prodigieuse, Charmadas à Athènes, en Asie Métrodore de Scepsis, qui est encore vivant, paraît-il ; et tous deux m’ont assuré que, à la façon dont on trace des caractères sur la cire, ils gravaient au moyen d’images, dans des emplacements choisis, ce qu’ils voulaient se rappeler » (II, LXXXVIII, 360, p. 156-157). On remarquera toutefois que Cicéron ne se réclame pas de sa propre expérience, mais de celle de sages qui vivent loin de Rome.

24- « Il faut, dans les métaphores, éviter l’obscurité ; car c’est généralement ce genre de figures qui produit ce qu’on appelle les énigmes (aenigmata) » (III, XLI, 167, p. 66).