Jacques Darriulat

 

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1- Hegel et l'art symbolique

Art symbolique (1)

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2- Hegel et l'art classique

3- Hegel et l'Art Romantique

4- L'Idée du Beau

5- La Fin de l'Art

6- La Tragédie

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Mis en ligne le 1er mai 2008
Licence, troisième année, 2006

 

Commentaire de Hegel
«  L’art symbolique »
(première partie)

 

            Edition utilisée : Hegel, Esthétique, trad. Charles Bénard, revue par B. Timmermans et P. Zaccaria, commentaires et notes de B. Timmermans et P. Zaccaria, Le livre de Poche, « Classiques de la philosophie », Paris, 2001. Le texte ici commenté correspond aux pages 399 à 541.

 

Introduction

            La première partie des Leçons d’Esthétique est consacrée à la description objective (contre Kant) mais purement spéculative (contre Hume) de l’Idée du Beau. Le Beau se définissant comme « la manifestation sensible de l’Idée », il ne peut désigner que la beauté dans les œuvres de l’art, c'est-à-dire dans les produits de l’Esprit, et non dans ceux de la nature. L’Idée qui se représente dans l’art n’est toutefois pas indéterminée, et abandonnée au seul caprice de l’artiste : elle est l’Idée de l’Esprit lui-même en tant qu’il réfléchit son essence, en tant qu’il se connaît essentiellement. C’est bien la raison pour laquelle l’art est, selon Hegel, un moment dans le développement de l’Absolu, c'est-à-dire de la connaissance que l’Esprit a de lui-même en tant qu’Absolu : c’est seulement sous la forme de la raison que l’Esprit accède à la connaissance de lui-même en tant qu’Absolu, puisque il appartient à l’essence de l’Absolu d’être pour lui-même son propre fondement, et que la Raison peut en effet se définir comme l’Esprit livré à lui-même, et n’accordant de vérité qu’au concept qu’il produit librement, selon le mouvement de son autonomie. Cette circularité de la raison comme absolu de l’Esprit trouve sa vérité dans la conscience de soi, c'est-à-dire dans le cercle de l’esprit plongé dans sa propre réflexion et, par ce mouvement de retour sur soi, accédant à l’autonomie et produisant dialectiquement, c'est-à-dire dans la douleur de la négativité, le développement infini du concept. La beauté selon Hegel sera donc la représentation sensible de l’absolument irreprésentable : le cercle vivant de la conscience de soi, l’esprit abîmé dans la pensée de lui-même et concevant infiniment le rationnel, c'est-à-dire le réel. Le beau sera donc nécessairement une tentative qui se soldera par un échec : en s’efforçant de franchir l’abîme qui sépare le sensible de l’intelligible, en prétendant produire une représentation matérielle qui soit adéquate au contenu purement spirituel de la raison, l’art tente l’impossible. La plus haute forme de l’art sera donc nécessairement la reconnaissance de l’échec nécessaire de son projet : l’Esprit renonce alors à représenter sa vérité dans le sensible et, se détournant de l’extériorité pour se convertir en son intériorité, il veut se connaître d’abord par le sentiment de l’infini qui est en lui. Tel est le second moment de l’Absolu : la religion. Mais le sentiment, purement intérieur et subjectif, se révèle aussitôt incapable de poser des différences ni de formuler ce qui le fait singulier : il s’abîme dans l’indétermination d’une extase nécessairement ineffable. Pour parvenir à la détermination de lui-même, il faut donc qu’il se détourne de l’infinité sans différences de l’extase religieuse et qu’il s’identifie au mouvement de production dialectique du concept, qui est Raison, et qui s’actualise dans la science en tant que la science se connaît elle-même comme pure production de la raison, donc comme une et systématique : cette science de la science, ou encyclopédie des sciences philosophies, est la philosophie elle-même qui se détermine alors comme le troisième et dernier moment de la révélation de l’absolu de l’Esprit à lui-même.
            Malgré le pari impossible de l’art – représenter sensiblement l’irreprésentable vérité du purement spirituel – il est toutefois possible de déterminer les caractéristiques essentielles de l’Idée du beau sur le modèle de la pure rationalité. Ces caractéristiques toutefois seront définies de façon nécessairement symboliques, puisque le sensible ne sera jamais en mesure de coïncider avec le rationnel, ni le Beau avec son modèle purement intelligible. En ce sens, nous pouvons dire que tous les moments du développement de l’Idée du beau sont « symboliques », et pas seulement le premier moment de ce développement, qui correspond à cet art que Hegel dit précisément être « symbolique ».
            Image de la circularité de la conscience de soi, la beauté doit en premier lieu s’organiser comme une totalité cohérente, une finalité sans fin qui ne se rapporte qu’à elle-même : cette autonomie nécessaire de la forme artistique permet à Hegel de condamner la doctrine de l’imitation dont se réclamait la tradition académique, en invoquant l’autorité d’Aristote : le monde sensible n’est pas un modèle digne du travail de l’artiste. Cette unité organique s’incarnera toutefois non dans une géométrie abstraite, mais plutôt dans une forme vivante, susceptible de devenir, à l’image de l’esprit jamais en repos, toujours se dépassant lui-même dans l’infinité du mouvement dialectique. Et cette vie doit être représentée, selon l’exigence symbolique qui conduit l’art à toujours représenter l’intelligible dans le sensible, par l’union de l’âme et du corps vivant, c'est-à-dire à la fois par l’esprit incarné et par la chair spiritualisée, union harmonieuse qui se manifeste par le mouvement spontané, première expression de l’autonomie de l’esprit, et par la correspondance des parties dans le tout (ce que les anciens nommaient « summetria »). Cette perfection de la forme se rencontre dans le règne minéral avec le cristal, puis dans le règne végétal avec la plante, qui contient en elle-même le principe de sa propre croissance, enfin dans l’animal qui paraîtra d’autant plus beau qu’il sera davantage autonome, tel le cheval dont le galop est une image de la liberté, image qui n’a de sens véritable que pour l’esprit, c'est-à-dire pour la substance absolue qui ne se rapporte qu’à elle-même. Dans le règne du vivant, c’est toutefois le corps humain qui l’emporte en beauté sur tous les autres, car, par sa nudité radicale, son indétermination originaire, il exprime plus parfaitement l’idée de liberté : l’animal naît déterminé par la nature pour devenir ce qu’il doit devenir, l’homme indéterminé  pour être ce que lui seul choisira d’être. La beauté ne sera donc pas caractéristique (« caricature ») mais impersonnelle et universelle, mais non pourtant intellectuelle et abstraite : la parfaite union de l’âme et du corps, qui spiritualise la chair de la parfaite beauté, inspire au contraire une sorte de sensibilité de l’absolu – Hegel pense ici aux Vierges de Raphaël – et la couleur de la chair est le suprême secret de l’art de la peinture. Cette beauté, encore abstraite et isolée dans l’art de la sculpture – dont l’unique objet est le corps humain – devient engagée dans une situation concrète avec la peinture, qui la situe dans un décor où elle se fige, non encore dans une situation où elle est en mesure d’agir. Cet ultime accomplissement se réalise dans le drame, qui montre le devenir de la liberté engagée dans l’histoire, surmontant le monde qui le nie en transformant à son tour le monde, forme la plus haute de la beauté artistique qui ne peut se dépasser que dans un au-delà de l’art, qui est la philosophie morale ou politique. C’est ainsi que les drames de Lessing trouvent leur vérité dans la philosophie morale de Kant et ceux de Schiller dans la philosophie hégélienne de l’Histoire. Dès lors l’Esprit abandonne la représentation pour ne considérer que le fruit de sa propre réflexion : l’art est désormais une chose du passé. C’est peut-être la raison pour laquelle le drame romantique, s’il est peut-être la plus haute expression de l’art, n’en est pas la forme la plus accomplie : l’art, qui tend alors volontiers à la prédication, aux tirades sublimes, est alors trop proche de la philosophie pour être purement art. Au sublime bavardage du romantisme, Hegel préfère la perfection de l’art classique, la parfaite adéquation de la forme et de la signification dans l’art des anciens Grecs, qui demeure à ses yeux le modèle indépassable de l’expression de l’Idée du Beau dans l’art.

            Tel est le point où nous en sommes au commencement de la seconde partie des Leçons d’Esthétique. Hegel l’intitule : Développement de l’Idéal dans les formes particulières que revêt le Beau dans l’art, « Entwicklung des Ideals zu den besonderen Formen des Kunstschönen ». La première partie n’était en effet que l’exposé de l’Idée du Beau, la description objective de sa forme parfaite. Elle avait en quelque sorte la valeur d’un « canon » qui donne une mesure objective pour l’évaluation de la beauté (Hegel, ayant répudié la subjectivité du point de vue esthétique, ne se réfère jamais au jugement de goût, mais évoque plutôt la connaissance de l’art, et même, à la suite de Schelling, la Kunstwissenschaft, la « science de l’art »). Il s’agit désormais de montrer comment la forme canonique de la beauté, spéculativement établie dans la première partie, se réalise progressivement dans l’histoire, et quels sont les moments de son développement dialectique. Il importe ici bien de comprendre que ce que Hegel nous propose n’est nullement une histoire de l’art, pas même une histoire philosophique de l’art : le Beau, selon Hegel, n’est nullement un événement historique, il reste même parfaitement étranger à l’Histoire, perfection intemporelle et modèle invariable de toute tentative artiste de l’incarner dans une œuvre, norme universelle de toute beauté, pour quelque civilisation que ce soit, en quelque contrée ou époque qu’on veut bien l’imaginer. La beauté est anhistorique, et Hegel, à l’inverse d’un Herder par exemple qui admettait la diversité des expressions artistiques selon le génie des peuples auxquels Dieu accordait successivement la flamme de l’enthousiasme et de la création (1784-91 : Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité), n’admet qu’une seule beauté, de même qu’il n’admet qu’un seul absolu, la liberté de l’esprit dans la vie de la raison, dont la beauté doit être l’équivalent sensible. Rien de moins sceptique, rien de plus dogmatique que la philosophie hégélienne de l’histoire de l’art : les diverses civilisations ne se succèdent pas comme autant d’interprétations, différentes entre elles et également légitimes, du même mystère de la beauté. Bien au contraire, toutes se rapportent à une unique norme du Beau, qui n’a vraiment été réalisée dans toute sa force que par les seuls Grecs, mesure universelle de l’art à laquelle doit être rapportée toute œuvre singulière, soit qu’elle se trouve en défaut en regard de ce critère absolu, soit au contraire qu’elle le dépasse par l’excès d’une spiritualité qui l’arrache au sensible et ne lui permet plus de reconnaître en lui l’image de l’absolu.
            Il s’agit donc moins d’une véritable histoire de la beauté (norme intemporelle, celle-ci ne peut être que sans histoire) plutôt que d’un processus de croissance, qui passe par un stade de germination, d’épanouissement, de maturation puis enfin de déclin. Ce sont les œuvres d’art, en lesquelles se réfléchit l’Idée du Beau, qui naissent et meurent ; la beauté elle-même, à laquelle elles participent selon le degré de leur perfection, demeure invariable, telle qu’en elle-même l’éternité la change. Pour emprunter un vocabulaire platonicien, l’histoire hégélienne de l’art sera donc l’histoire des belles choses, mais nullement l’histoire de la beauté elle-même. L’esthétique néoclassique de Hegel, qui doit beaucoup à la Grèce idéale imaginée par Winckelmann au milieu du XVIIIe siècle, en universalisant la beauté, la projette dans l’intemporel et la fige en une perfection supra-historique.
            A l’universalité de l’idée du Beau s’oppose donc la particularisation des moments qui la réalise dans l’histoire : « toutes ces déterminations ne se rapportent qu’à l’œuvre d’art considérée d’une manière générale » (399), c'est-à-dire à l’œuvre d’art et nullement à la beauté elle-même.  L’idée ne saurait en effet demeurer dans la perfection de son pur concept. En tant qu’elle est une expression de la vie de l’esprit, elle obéit nécessairement au mouvement de la négativité, et veut donc se réaliser en cet autre de l’Esprit qui est le monde, elle tend à s’objectiver en une forme particulière et historiquement déterminée. L’Esprit n’est vivant que dans la mesure où il est toujours porté par le mouvement qui le détermine à sortir de lui-même, à se nier en se dépassant : « L’idée comme telle n’est en général vraiment idée que si elle se développe elle-même explicitement par sa propre activité » (400). Cet arrachement à soi-même du concept, qui est aussi l’épreuve nécessaire de sa réalisation historique (l’idée qui demeure subjective est l’objet d’une certitude, Gewissheit, elle ne peut jamais être l’énoncé d’une vérité, Wahrheit) doit alors se réaliser selon trois moments essentiels : dans l’art symbolique, la forme cherche l’idée, ou la signification, dont elle n’a pas encore conscience. L’œuvre d’art ressemble alors aux images des rêves par lesquelles l’esprit se parle à lui-même sans en avoir conscience. L’œuvre symbolique sera donc nécessairement démesurée, elle exprime l’errance de l’esprit inconscient de lui-même qui pressent son infinité comme un royaume étranger qu’il ne sait pas encore s’approprier, en lequel il ne sait pas encore se reconnaître. Prenant alors conscience de lui-même comme autonomie et liberté, l’Esprit en vient ensuite à se représenter adéquatement dans une forme harmonieuse et proportionnée, une totalité organique en laquelle se réfléchit adéquatement la circularité de la conscience de soi : les dieux grecs, dans leur parfaite et idéale beauté, se suffisent à eux-mêmes, et sont l’image adéquate du « connais-toi toi-même » en lequel Platon a su reconnaître la sentence fondatrice de la rationalité philosophique. Tel est le moment de l’art classique, qui réussit paradoxalement la meilleure adéquation entre deux incommensurables, la forme et la signification, le fini et l’infini, le sensible et le spirituel. Or, c’est précisément l’incommensurabilité de ces deux registres qui mine irréversiblement l’idéal classique, le développement de sa propre vérité le contraignant à reconnaître la nécessaire dissociation de l’apparente unité de la forme classique : l’esprit tend alors à se dépouiller de sa forme sensible pour s’élever vers le purement spirituel ; cet effort d’arrachement au monde matériel, et cet élan simultané pour s’élever au royaume du pur Esprit, c’est là proprement le mouvement qui définit l’art romantique. Et de même que l’art classique correspond à l’apogée de la civilisation grecque, de même ce que Hegel nomme l’art romantique correspond à la civilisation chrétienne : en effet, cette catégorie renvoie surtout, dans l’esprit de Hegel, à l’art chrétien, l’art romantique étant essentiellement celui du Moyen Age, et non seulement ce que nos histoires de l’art et de la littérature nomment aujourd’hui « romantisme » (qui ne correspond aux yeux de Hegel qu’à l’ultime moment de son devenir, celui de sa dissolution).

 

        L’Art symbolique

            Introduction (403-425)
            Avant d’entrer dans la description de chacun des moments qui rythment le développement de l’Idée du beau dans l’histoire, Hegel commence par exposer la dialectique propre à la notion de symbole. Il s’agit en effet d’une notion équivoque (406 : « le symbole est, selon son concept, essentiellement équivoque »), intermédiaire entre deux opposés : en tant qu’il est image, ou forme matérielle, le symbole est une donnée de la sensibilité, et donc un simple phénomène. Pourtant à l’inverse de la chose qui ne représente qu’elle-même, le symbole fait signe vers un au-delà de lui-même, il semble trouver sa vérité non dans sa simple phénoménalité, mais dans une essence qui lui est supérieure, une idée qui se représente en lui. Le symbole apparaît ainsi comme le sensible transfiguré par l’intelligible, la présence paradoxale de l’Idée dans le phénomène. La puissance évocatrice du symbole réside alors en ceci qu’il semble réussir l’incompréhensible réunion de deux incommensurables, la singularité sensible et l’universalité du concept. Le symbole apparaît donc comme une énigme vivante : en lui, le sensible n’est pas simplement sensible, il rayonne d’une aura spirituelle qui le distingue des autres phénomènes tout en le maintenant dans l’horizon phénoménal ; mais l’intelligible n’est pas en lui davantage intelligible, la pensée qu’il incarne ne s’exprime pas clairement et distinctement, elle se manifeste plutôt comme un secret indéchiffrable, une énigme que l’esprit se formule à lui-même. C’est pourquoi il faut distinguer avec Hegel le signe – qui, supposant un lien purement arbitraire du signifiant et du signifié, de la forme et de la signification (comme dans les mots d’une langue), de « l’expression » et du « sens » (404), maintient l’incommensurabilité du sensible et de l’intelligible, et ne fait pas obstacle au mouvement propre et autonome de l’intelligibilité – du symbole, en lequel au contraire la forme et la signification, le sensible et l’intelligible, fusionnent en une unité incompréhensible (406). C'est ainsi que le lion est symbole de la force, non par un lien arbitraire, mais cette fois par un lien nécessaire entre l’image et l’idée. Cela implique que le lion ne soit plus aperçu comme un animal singulier, mais comme le représentant d’une idée générale : le lion symbolique n’est pas le lion réel, il n’en est que la forme stylisée et comme épurée par l’esprit ; et inversement l’idée de la force ainsi représenté n’est pas le concept de force, mais seulement sa présentation par l’imagination. Pour que l’union symbolique du signifiant et du signifié soit ainsi possible, il faut que le sensible soit  spiritualisé et que le spirituel se représente sensiblement. C’est pourquoi la présentation symbolique de l’idée, synthèse nécessairement défaillante  de l’infinité du concept et de la finitude du phénomène sensible, n’est jamais susceptible de parvenir à une pleine et intelligible conscience d’elle-même : quelle que soit l’explication qu’on en donne, le symbolique conserve une part de mystère. C’est pourquoi, précise encore Hegel, il faut distinguer entre le symbole et la simple comparaison, qui n’est que l’illustration didactique du concept clairement défini, ou bien encore l’allégorie, qui n’est que l’expression imagée du concept conscient de lui-même (la Victoire, la Charité, etc…). Dans la figure sensible du symbole, ce n’est pas l’idée qui est présente, mais seulement sa représentation encore inconsciente d’elle-même. « L’ambiguïté est d’autant plus grande, dans le symbole proprement dit,  que son sens ne doit pas être exprimé comme dans la comparaison, ni expliqué par des circonstances accessoires » (408). L’expression symbolique suppose une inspiration poétique, qui toujours transfigure le sensible en l’ouvrant à la transcendance du purement spirituel : « Ces peuples, au temps où ils composaient leurs mythes, vivaient dans un état tout poétique, et par conséquent exprimaient leurs sentiments les plus intimes et les plus profonds, non par des formules abstraites, mais sous les formes de l’imagination » (412). C’est pourquoi le mécanisme de la traduction allégorique ne saurait épuiser la richesse de la poésie symbolique. C’est ainsi que certains ont voulu réduire les mythes grecs à une série de « philosophèmes » (411) à la façon d’un message chiffré qu’une clé suffit à décoder : mais en ce cas, l’expression symbolique perd toute nécessité, et l’on ne comprend plus pourquoi le sens ne s’énonce pas explicitement, mais par la médiation d’un voile. D’autres ont prétendu décrypter La Divine Comédie, montrant surtout par là combien ils étaient insensibles à la poésie de Dante : « L’esprit critique [c'est-à-dire l’entendement analytique, indifférent au mouvement dialectique qui fait la vie de l’esprit] passe rapidement du sens propre au symbole et à l’allégorie, et se hâte de séparer la signification de l’image. Par là, il détruit la forme de l’art qu’il méconnaît dans cette explication symbolique et par trop générale » (411). Dans la comparaison comme dans l’allégorie, il y a équivalence exacte entre le contenu sensible et sa signification ; dans le symbole au contraire, le sens est toujours en excès, et c'est précisément ce surpassement qui fait la sublimité de la représentation symbolique : le lion peut aussi bien représenter la cruauté, ou la royauté, ou bien encore le désert ou la solitude… Le sensible se révèle ainsi incapable de contenir l’idée, dont l’infinité, c'est-à-dire les possibilités de son développement, lui échappe nécessairement. Le symbole est ainsi un sensible paradoxal qui avoue sa finitude en réfléchissant l’infinité de l’esprit : « ces images ne nous entretiennent pas d’elles-mêmes » (409). Est sublime selon Hegel l’insurmontable inadéquation du sensible envers l’intelligible (Kant affirmait déjà qu’il n’est pas de commandement plus sublime que celui qui nous interdit de tailler une image de Dieu, de représenter le purement intelligible dans le simplement sensible : Critique de la faculté de juger, « remarque générale » à la suite du § 29). C'est pourquoi le symbolisme, qui contient en lui-même la nécessité de son propre dépassement, est le terrain par excellence de la sublimité : « Là où le symbole s’offre à nous sous sa forme propre et indépendante, il présente en général le caractère de la sublimité. C’est qu’alors l’idée étant en elle-même encore vague et indéterminée, incapable d’un développement libre et mesuré, ne peut trouver dans le monde réel aucune forme fixe qui lui réponde parfaitement. Dans ce défaut de correspondance et de proportion, elle dépasse sa manifestation extérieure au lieu de se renfermer en elle. Cette propriété constitue le caractère général du sublime » (403). Cette indétermination nécessaire de la pensée, qui la conduit à identifier l’idée à sa présentation sensible, explique l’incertitude et la métamorphose incessante de la pensée symbolique : la signification n’est pas fixée ici par une détermination rationnelle, elle ne cesse de se transformer en significations parfois contradictoires. C'est ainsi que le lion symbolise tantôt le Christ, tantôt le Diable, que la femme au miroir symbolise tantôt la vertu de prudence, tantôt le vice de la coquetterie. Le sublime était chez Kant un sentiment esthétique qui se développe avec les Lumières, l’esprit prenant conscience de l’inconditionné qui est en lui, par l’autonomie de la volonté – réfléchissant plus volontiers qu’à l’époque infantile de la superstition et de la crainte, sur le spectacle du monde sensible, l’absolu de sa grandeur (le ciel étoilé) ou l’absolu de la puissance (la tempête et l’orage). C’est ainsi que le  paysan savoyard demeurait insensible à la sublime beauté du panorama des montagnes, tandis qu’Horace Bénédict de Saussure, qui réussit la première ascension du Mont Blanc, était transporté d’enthousiasme devant le panorama des cimes (§ 29). A l’inverse de Kant, on peut dire alors que Hegel démythifie le sublime symbolique : il est moins l’effet du dépassement du sensible par l’esprit, que l’aveu d’une déficience de l’esprit lui-même, encore incapable de parvenir à une claire conscience de lui-même. Le sublime kantien est sublime par excès, il exprime le surpassement de l’inconditionné supra sensible sur le monde matériel ; le sublime hégélien est au contraire sublime par défaut, il marque l’insuffisance d’un esprit encore inconscient de lui-même, incapable d’exprimer adéquatement l’Idée encore inconsciente qu’il sent seulement naître en lui.
            Pourtant, le symbolisme marque bien la première incarnation de l’Idée du beau sur la terre des hommes, et il est en ce sens beaucoup plus que la simple expression d’une pensée délirante qui s’abandonne à l’irrationnel de la superstition. C’est en ce sens que Hegel distingue le symbole – qui est effort vers l’idée par-delà le sensible – du fétiche, qui se présente comme la présentation matérielle et littérale de l’absolu : « L’adoration immédiate des êtres physiques, le culte de la nature et le fétichisme ne sont point encore de l’art » (417). Le symbole représente le spirituel, tandis que le fétiche est le dieu présent lui-même. Le fétichisme marque l’engluement de la pensée dans la matière, le symbolisme signifie au contraire le premier essor de l’esprit qui devine sa vérité non-sensible par delà le voile de la phénoménalité. En ce sens, le symbolique est un moment de l’esprit, dont l’homme seul est capable, et c’est pourquoi il est digne de l’art. La bête est toujours affairée dans le milieu auquel la nature l’a destinée, auquel elle est « adaptée ». L’homme est au contraire le seul vivant qui s’étonne d’avoir été mis au monde, et se rend par là sensible à l’incompréhensible présence du monde et des choses. En se détachant de la relation purement utilitaire qu’il entretient avec les objets de son environnement, en ne considérant plus la nature sous l’angle exclusif de ses besoins, en s’éveillant à l’énigme de la présence, l’homme s’élève à la pensée symbolique. Le monde n’est plus l’outil qui se rapporte à la satisfaction de ses besoins, il est l’expression phénoménale d’une force cachée qui s’exprime symboliquement en chacune de ses créatures. Le monde sensible devient une énigme à déchiffrer, l’expression symbolique d’une toute-puissance suprasensible, dont l’esprit éprouve inconsciemment l’activité en lui : « Le sentiment de l’art comme le sentiment religieux, ou tous deux à la fois, en y joignant même l’esprit de recherche scientifique, ont eu leur origine dans l’étonnement […] L’étonnement se manifeste lorsque l’homme, comme esprit, se dégageant pour la première fois des liens qui l’attachent originairement à la nature, et s’élevant au-dessus des besoins purement physiques, abandonne la considération des objets particuliers pour chercher dans les choses un côté général, invariable et absolu. Alors seulement, les objets de la nature le frappent, ils se distinguent de lui et s’adressent à lui […] Le premier résultat de cette contemplation de la nature et de l’étonnement qu’elle excite, c’est que l’homme se représente la nature en général et le monde comme une cause, comme une puissance, et qu’en même temps, d’un autre côté, il éprouve le besoin de se représenter et de contempler au dehors ce sentiment intérieur d’une puissance générale et universelle. La conséquence immédiate de cette double disposition est que les objets particuliers de la nature, et principalement les éléments, la mer, les fleuves, les montagnes, les étoiles, etc., ne sont plus considérés dans leur existence immédiate et purement individuelle, mais transformés par l’esprit en images, et conservent, à ses yeux, la forme d’une existence générale et indépendante. C’est alors que l’art commence » (416-417).
            L’étonnement hégélien joue ici un rôle semblable à celui du désintéressement kantien : en détachant l’esprit du monde, il l’élève à la conscience du mystère de sa pure présence. Le phénomène n’est plus simplement lui-même, il exprime une signification suprasensible que l’esprit ne parvient pas à formuler clairement, mais dont il éprouve intérieurement la nécessité inconsciente. Le théâtre du monde devient le symbole d’une vérité que l’esprit ne parvient pas à comprendre. Ainsi transfiguré, le phénomène sensible rayonne d’une incompréhensible beauté. Le monde devient un immense sphinx – qui est, nous dira plus tard Hegel, « le symbole du symbolisme » – et c’est précisément son énigme qui fait sa beauté. Alors seulement commence l’art. Le désintéressement kantien est subjectif : en inclinant le sujet à se détourner du monde objectif, il le convertit vers le sentiment de la vie qui le soulève intérieurement, et qu’intensifie le sentiment esthétique. En revanche, l’étonnement hégélien tourne l’esprit vers le monde en lui révélant la splendeur énigmatique de sa pure présence. Aussi est-il semblable au sentiment d’étonnement qui se trouve à l’origine de la science comme de la philosophie (Théétète),  l’inverse du désintéressement kantien qui ne vaut que pour le jugement réfléchissant esthétique, et nullement pour le jugement déterminant spéculatif.

            En marquant le commencement de l’art par l’éveil de l’esprit à la présentation symbolique du phénomène, Hegel ne fait qu’interpréter à sa manière un thème familier de la philosophie romantique. Déjà, Kant dans le § 59 de la Critique de la faculté de juger, avait énoncé, en une formule souvent mal comprise, que « le beau est le symbole du bien moral ». On se souvient que la troisième Critique ambitionne de lancer un pont au-dessus de l’abîme qui sépare le sensible du suprasensible, ou bien encore la nature de la liberté. La présentation symbolique des Idées de la raison répond à cette exigence. Kant accorde à l’esprit humain la faculté de construire des hypotyposes (trope de la rhétorique traditionnelle), présentation sensible de l’idée que seul l’esprit peut pourtant concevoir. En ce sens, l’hypotypose est une figure de l’imagination, non de l’entendement ni de la raison, et l’imagination est « la faculté de la présentation, das Vermögen der Darstellung » (§ 17). Elle n’est pourtant pas nécessairement fantaisie ni pure fantasmagorie. Il faut distinguer, précise alors Kant, entre l’hypotypose du schématisme, qui rend possible le jugement de connaissance, et l’hypotypose symbolique, qui présente à l’esprit un analogue sensible d’une idée de la raison. Le schématisme est indispensable pour que les catégories de l’entendement puissent s’appliquer à la matière de la sensation : il détermine une méthode, une série d’opérations qui permettent à l’esprit de réaliser dans le monde sensible l’idée que sa spontanéité a produit a priori. C’est ainsi par exemple que la catégorie de la pluralité (quantité) se schématise dans l’intuition pure du temps par la série infinie des nombres, par l’itération de l’addition de l’unité à elle-même. Et c’est parce que nous posons comme infinie la forme de l’intuition pure que nous savons, avant même d’avoir commencé de compter, que nous pourrons poursuivre indéfiniment. Ainsi le schématisme du jugement déterminant se porte de l’a priori vers la représentation, de l’intelligible vers le sensible. A l’inverse le mouvement de l’hypotypose, dans le symbolisme, utilise une analogie empruntée au monde sensible pour s’élever vers l’intelligible : c’est ainsi nous dit Kant que le despotisme reconnaît son image dans la représentation d’une simple mécanique (l’automate en lequel Hobbes incarnait volontiers son Léviathan) tandis qu’un Etat constitutionnel reconnaît son image dans la représentation d’un organisme vivant (ainsi parle-t-on du corps législatif et des membres du gouvernement). Toutefois, ce n’est pas en ce sens que Kant peut écrire que le « beau est le symbole du bien moral ». Le « bien moral » en effet, qui est l’Idée de la liberté, demeure purement rationnel, et n’est donc pas susceptible d’une présentation sensible. Le gouvernement des hommes, qu’il soit constitutionnel ou despotique, se représente en effet dans ceux qu’on nomme précisément ses « représentants », il se manifeste sensiblement aux yeux de ses sujets, bien que demeurant par lui-même une entité abstraite (« république » ou « monarchie »). En revanche, l’inconditionné ne se représente pas dans le monde (c’est la raison pour laquelle il n’y a pas de schématisme moral, mais seulement ce que Kant nomme une « typique »), et n’est pas susceptible d’être symbolisé. C'est pourquoi la représentation symbolique du divin ou de l’absolu est nécessairement pour Kant un délire de l’imagination, et tombe dans l’anthropomorphisme. Comment, dès lors, la symbolisation du bien moral peut-elle être possible ? Il faut entendre ici que l’hypotypose n’est nullement objective, c'est-à-dire susceptible de prendre forme dans l’extériorité sensible, mais nécessairement subjective : le bien moral ne s’accomplissant pleinement que dans une volonté parfaitement autonome et perpétuellement active et créatrice, c'est-à-dire dans la vie de Dieu, il se représente symboliquement par le sentiment de plaisir que nous éprouvons intérieurement par l’intensification de nos forces vitales, effet du libre jeu de l’imagination et de l’entendement, facultés dynamiques et représentatives qui s’euphorisent et se stimulent réciproquement dans le jugement esthétique. Le symbolisme de l’absolu, chez Kant, est sans doute sensible, mais il ne peut qu’être intérieur et subjectif, nous offrant comme un avant-goût de la félicité divine ; il déchoit aussitôt en s’extériorisant dans l’objectivité de la représentation, et sombre alors dans la superstition et l’anthropomorphisme. A l’inverse, le symbolisme hégélien s’objective dans l’œuvre d’art et se représente effectivement dans le monde.
            Au paragraphe 39 de sa Philosophie de l’art, Schelling reprend et développe ces diverses notions. Schelling distingue à son tour le schème, que signifie le particulier par la médiation de l’universel (c’est ainsi que le mot, qui ne peut signifier que le général et non le singulier sensible, me permet pourtant de désigner cet objet qui se présente à ma perception ; « le langage n’est rien d’autre qu’un schématisme continué » p. 100) ; l’allégorie, qui inversement signifie l’universel par la médiation du particulier (c’est ainsi que cette femme, un bandeau sur les yeux, tenant de la main droite un glaive et de la gauche une balance, signifie l’idée de la Justice). Le schématisme comme l’allégorie sont des opérations de la signification, ils réfèrent un signifiant (général dans le schématisme, particulier dans l’allégorie) à un signifié (particulier dans le schématisme, général dans l’allégorie), et par conséquent maintiennent séparés les deux éléments, simplement référés l’un à l’autre. Dans le symbolisme au contraire, l’universel ne fait mystérieusement plus qu’un avec le particulier, la relation est d’identité et non plus de signification, et il y a, selon les termes mêmes de Schelling, « indifférence absolue entre l’universel et le particulier » : la forme symbolique est l’Idée vivante elle-même, et l’Idée se pense dans le symbolisme par la présence immédiate d’une forme sensible. Aussi la présentation de l’Idée dans le symbole ne saurait être la présentation d’une Idée quelconque : le symbole est toujours, du moins quand le génie poétique réussit à réaliser ce miracle, la présentation de l’Absolu, c'est-à-dire de l’Etre en lequel toute différence s’abolit, et auquel seule l’intuition peut accéder. C’est pourquoi le symbole est toujours originaire : il présente incompréhensiblement mêlés le sensible particulier et l’intelligible universel que l’esprit d’analyse dissocie dans le schème comme dans le symbole. Il est « la présentation de l’Absolu par l’indifférence entre l’universel et le particulier dans le particulier ». Le symbole ne saurait donc être la traduction chiffrée d’un concept de l’entendement (critique de Heyne, qui prétendait déchiffrer en ce sens la mythologie homérique) ; il précède au contraire la connaissance de l’entendement, et l’inspiration symbolique meurt quand l’esprit tombe dans l’allégorie : « La fin des mythes grecs est l’allégorie fameuse d’Amour et de Psyché » (102). On comprend en ce sens que le symbole est l’expression de la plus haute connaissance, celle de l’Absolu (le symbolisme est toujours une connaissance de l’infini, jamais du fini), qui s’accomplit poétiquement dans la mythologie, et spéculativement dans la philosophie : « La philosophie est, parmi les sciences, la science symbolique » (p. 103), puisqu’elle seule est connaissance de l’absolu tandis que toutes les autres sciences sont des connaissances du fini et du limité.

            Cette apologie du symbolisme comme connaissance intuitive de l’infini ne sera certes pas du goût de Hegel : loin d’être la suprême connaissance, le symbolisme n’est pour lui que le premier moment, encore inconscient, du mouvement de l’esprit s’acheminant vers la claire conscience de la rationalité qui est en lui. Le symbolisme de Schelling est proprement mythologique, il donne chair au mythe d’un âge d’or originaire au cours duquel le divin se donnait mystérieusement à connaître dans l’immédiateté de l’intuition : « Ces poèmes [les poèmes homériques]  exhalent en quelque sorte la nature comme un doux parfum, ils donnent aussi l’impression d’un brouillard qui laisserait transparaître l’époque lointaine du monde primitif et quelques grandes formes évoluant sur son arrière-fond obscur. Tout le reste nous convainc que l’actuel genre humain n’est que de seconde main, que, sans aucun doute, ce qui vit dans les poèmes de la mythologie a effectivement existé jadis, et qu’une race des dieux a précédé la race actuelle des hommes » (104). Schelling se souvient sans doute ici de Giambattista Vico qui, dans La Science nouvelle (1725 et 1744), faisait se succéder les trois grandes ères des dieux, des héros et des hommes, attribuant à la première la connaissance poétique du divin que l’âge de la réflexion nous aurait fait irréversiblement perdre dans les temps modernes. En revanche, Schelling prend le contrepied de l’Essai sur l’allégorie publié par Winckelmann en 1766 : pour l’historien de l’art antique, les sculptures de la Grèce sont des idéalités matérialisées dans le marbre, et « le pinceau que manie l’artiste doit être plongé dans l’intelligence, comme on l’a dit du stylet d’Aristote » (Réflexions sur l’imitation…, 1754, p. 201). A cette intellectualisation de l’esthétique néoclassique, Schelling oppose l’intuition symbolique qui, dans la poésie comme dans la philosophie, ouvre un accès immédiat à la connaissance de l’absolu.
            Schelling se réclame d’un traité que Karl Philipp Moritz publie lors de son retour d’Italie, où il a souvent accompagné Goethe : Sur l’allégorie (1786) : « Moritz sembla avoir été le premier, en somme, à avoir présenté aux Allemands la mythologie dans l’absoluité poétique qui la caractérise […] Peut-être y devinera-t-on l’ombre de Goethe qui a toujours exprimé ces idées dans ses propres œuvres et les aura sans aucun doute inspirées à Moritz » (104). On lira cet « essai » (il n’excède pas trois pages) dans le riche recueil des écrits de Moritz présentés par Philippe Beck sous le titre du plus célèbre d’entre eux : Le concept d’achevé en soi et autres écrits (1785-1793), PUF, 1995. Contre Winckelmann, l’auteur condamne l’allégorie dans l’art pour ce qu’elle aliène l’œuvre d’art à l’extériorité d’une signification surajoutée, et en nie ainsi la beauté propre, qui veut que l’œuvre soit une totalité qui se suffise à elle-même et ne signifie que sa propre présence : « Le vrai beau consiste en ceci qu’une chose se signifie simplement elle-même, se désigne elle-même, se contient elle-même, et donc en ceci qu’elle est un Tout achevé en soi » (191 ; selon l’éditeur, l’essai doit être daté de 1789 et non 1786). L’aliénation allégorique introduit au contraire dans l’œuvre un principe qui lui est étranger et qui en dissocie la belle unité : il en est ainsi par exemple de l’allégorie de la Justice, figure absurde car, lorsqu’on brandit un glaive, on ne saurait en même temps tenir de l’autre main une balance, et qu’en outre de tels attributs exigent qu’on ait les yeux bien ouverts, et non dissimulés sous un bandeau. La figure perd ainsi sa cohérence et son unité par l’interférence d’une logique allégorique qui lui est étrangère, et qui en corrompt nécessairement la beauté. Il se pourrait en effet que ces réflexions soient tributaires des conversations que Moritz eut en Italie avec Goethe. On trouve en effet dans les Maximes et réflexions de Goethe l’opposition de la froide allégorie, qui ne fait qu’illustrer l’idée universelle dans l’exemple particulier, et du vivant symbole, qui incarne mystérieusement l’universel dans la présence sensible d’un particulier. L’allégorie est didactique, elle traduit en image une idée consciente d’elle-même ; le symbole est poétique, il présente à l’intuition une pensée qui sommeille encore dans l’inconscience. C’est pourquoi l’allégorie est stérile, car l’illustration n’ajoute rien au concept ; tandis que le symbole est fécond, car il donne à penser et stimule l’esprit à produire poétiquement le concept : « Il y a une grande différence entre le poète qui descend de l’universel vers le particulier, et celui qui regarde l’universel dans le particulier. La première démarche produit l’allégorie, dans laquelle le particulier ne possède qu’une valeur d’exemple, d’illustration de l’universel ; la seconde correspond à la véritable nature de la poésie, elle énonce quelque chose de particulier sans penser à l’universel et sans y renvoyer. Celui qui comprend ce particulier de manière vivante recueille en même temps l’universel, sans s’en apercevoir, ou alors seulement sur le tard […] Dans le véritable symbole, le particulier représente l’universel, non comme rêve ou comme ombre, mais comme révélation vivante et instantanée de l’inexplorable […] L’allégorie transforme l’apparition en concept, le concept en image, mais de telle manière que le concept dans ses limites et son intégralité puisse être sauvegardé et exprimé dans l’image. Le symbole transforme l’apparition en Idée, l’Idée en image, de telle manière que dans l’image l’Idée reste infiniment agissante, inaccessible et inexprimable, fût-elle exprimée dans toutes les langues » (Maximes et réflexions, dans Ecrits sur l’art, GF, 1996, n° 15, 17, 108 et 109, p. 310 et 324). Il faudrait encore ajouter à ce dossier les textes théoriques d’August Schlegel, dont la théorie du symbolisme poétique a exercé une grande influence sur Schelling ; et le grand ouvrage de Friedrich Creuzer, qui fut le collègue de Hegel à l’université de Heidelberg : Symbolique et Mythologie des peuples anciens, et plus particulièrement des Grecs, explicitement cité par Hegel (p. 411), qui se méfie pourtant d’une interprétation qui devine dans la mythologie antique l’expression d’une connaissance supérieure mais voilée (1). Sur toutes ces questions on lira le chapitre du beau livre de Tzvetan Todorov, Théories du symbole, Seuil, 1977, chap. « Symbole et allégorie », p. 235-260.
            Remarquons enfin qu’en faisant du symbolisme la terre natale de la beauté et l’acte de naissance de l’expression artistique, Hegel n’inscrit pas seulement sa réflexion dans la philosophie romantique de la mythologie, il annonce encore ce qui se révélera par la suite comme l’une des plus riches orientations de l’histoire de l’art, celle de l’interprétation « iconologique » de l’œuvre d’art. C'est Emile Mâle (1862-1954), dont l’érudition réussit, dans la première moitié du XXe siècle, à déchiffrer la théologie contenue dans les sculptures qui ornent la cathédrale gothique, qui ressuscita dans un article l’ouvrage oublié de Cesare Ripa, Iconologia (1593), un répertoire de figures allégoriques destiné aux artistes comme aux amateurs d’emblèmes, et démontra son importance dans l'art de la Contre-Réforme (« La clef des allégories peintes et sculptées au XVIIe et au XVIIIe siècle. I- En Italie », Revue des deux mondes, 1er mai 1927, p. 106-129). Dans l’introduction de ses Essais d’iconologie (1939), Erwin Panofsky se réclame de la même autorité. L’interprétation iconologique de l‘œuvre d’art démontre ainsi, par la haute érudition des plus grands historiens d’art, la fécondité de la pensée symbolique dans la création artistique. Il se trouve que l’ouvrage de Ripa doit lui-même beaucoup à un ouvrage publié en 1505 à Venise par Aldo Manuzio, mais qui circulait sous forme de manuscrit en Italie dès le XVe siècle, Les Hiéroglyphes attribués à un certain Horapollon, grammairien égyptien du Ve siècle de notre ère, qui enseigna à Alexandrie et à Constantinople et qui fut victime de la persécution des chrétiens. Cet ultime païen tentait dans ce recueil de sauvegarder, contre le christianisme dominant, la sagesse de l’Égypte ancienne en proposant une lecture symbolique de l’écriture hiéroglyphique. Ce texte nourrit, jusqu’au déchiffrement scientifique de Champollion (1824, Précis du système hiéroglyphique des anciens Egyptiens), une vaste rêverie dont le prétexte est une hypothétique sagesse ésotérique des anciens Egyptiens. Il est remarquable en ce sens que ce soit précisément à l’Egypte ancienne qu’il revient d’accomplir aux yeux de Hegel avec la plus grande perfection le moment de l’art symbolique. L’Egypte est le lieu de naissance de l’éternel mystère, et nulle figure ne saurait mieux incarner la vocation qui lui est propre que celle du Sphinx, selon Hegel ce « symbole du symbolisme lui-même ».

            Reste à poser les divisions essentielles du développement du symbolisme. La propriété constante du symbolisme est que la forme et le contenu, c'est-à-dire l’apparence et la signification, le signifiant et le signifié, non seulement ne coïncident pas mais se contredisent l’un l’autre sans parvenir à former une unité homogène. Le symbolisme est en ce sens l’expression nécessairement inadéquate de l’Absolu, c'est-à-dire de l’esprit vivant, ou de la conscience de soi : « … ce qui caractérise essentiellement la division de la forme symbolique […] c’est un combat entre le contenu encore opposé à la vraie notion de l’idéal et la forme qui ne lui est pas plus homogène » (419). Ce divorce entre l’idée et son expression sensible peut cependant être plus ou moins profond, selon le degré de conscience qui élève l’idée à la connaissance d’elle-même : en premier lieu, l’image peut être l’expression d’une pensée encore inconsciente, incapable de se formuler clairement, comme on le voit dans les images du rêve. C’est ce que Hegel nomme « la symbolique irréfléchie » ou « la symbolique inconsciente : Die unbewußte Symbolik. En ce cas l’esprit, incapable de s’énoncer adéquatement dans un énoncé spéculatif ni de produire une œuvre qui soit conforme à la signification qu’il veut délivrer, ne peut éviter l’expression symbolique. C’est ainsi que le langage du rêve est celui des symboles, et qu’il ne saurait en tenir aucun autre. C’est pourquoi seul ce moment est digne de l’art, en ce sens qu’il appartient à la manifestation nécessaire de l’absolu encore inconscient de lui-même. En devenant conscient de lui-même, le symbolisme n’est plus qu’un jeu, l’illustration accidentelle d’une pensée parvenue à la conscience de soi, simple comparaison qui n’a plus de nécessité autre que pédagogique ou de divertissement. Le symbolisme devenu conscient de lui-même n’est plus qu’un jeu arbitraire qui tend à se supprimer lui-même : par cette forme, que Hegel nomme « la symbolique réfléchie de la forme de l’art fondée sur la comparaison : Die bewußste Symbolik der vergleichenden Kunstform », le symbolisme renonce à la nécessité qui lui donne la dignité de l’œuvre d’art, n’est donc plus une expression de l’absolu et devient un jeu gratuit en renonçant à tout sérieux (c’est le cas par exemple du rébus, de l’emblème ou de l’énigme). Entre ces deux formes extrêmes, le symbolisme nécessaire et le symbolisme ludique, il y a un symbolisme conscient de la contradiction qui le meut (contradiction entre la forme et le contenu) mais qui, incapable de la résoudre, ne réussit à la dépasser qu’en supprimant l’un ou l’autre des deux termes. L’opposition du sensible et du spirituel, du monde et de l’esprit se résout ou bien par l’absorption du spirituel dans le sensible : Dieu s’identifie alors au monde sensible ou à la Nature, et l’individu ne peut le connaître qu’en s’abîmant dans la contemplation de cette immensité. Tel est le panthéisme oriental. Ou bien inversement c’est le sensible qui est supprimé par le purement spirituel, et l’Absolu est alors au-delà de ce monde qui se retrouve rejeté dans la contingence et la vanité : tel est le Dieu d’Israël, qui ne reconnaît rien dans le sensible qui soit digne de le représenter, et condamne toute image qui, aliénant l’absolu au visible, s’expose au risque de l’idolâtrie. Ce moment est, selon Hegel, celui de « la symbolique du sublime, Die Symbolik der erhabenheit » car le sublime, comme Kant l’avait déjà compris, est bien cette expression de l’esprit qui se sait inadéquat à toute manifestation sensible de lui-même. Aussi la symbolique du sublime ne saurait-elle se matérialiser dans une œuvre plastique : elle ne trouve son expression que par la médiation du Verbe, c'est-à-dire dans le monde de la poésie, et même au-delà de la poésie, dans l’indicible de l’extase mystique.
            Tels sont donc les trois moments du développement de la forme symbolique : le symbolisme inconscient, le symbolique du sublime et le symbolisme conscient. Avant de commencer son exposé proprement dit, Hegel en détermine plus précisément les degrés successifs.
            Le symbolisme inconscient, seule figure du symbolisme qui peut se manifester dans les arts plastiques, est en premier lieu expression immédiate de l’absolu : l’esprit s’y manifeste non sous une forme visible déterminé, mais simplement par la condition universelle de toute vision, c'est-à-dire par la lumière. Dans cette transparence encore indifférenciée, l’œuvre ne voit pas encore le jour et c’est le jour lui-même, en son infinie clarté, qui est alors l’expression de l’absolu de l’esprit. Dieu est Lumière. Telle est la religion mazdéenne de la Perse antique. Il s’agit ici en effet d’une religion plutôt que d’un art, puisque l’œuvre ne peut pas encore apparaître, refoulée par la pureté abstraite de la substance divine.
            Puisque le purement spirituel nie ici la détermination du phénomène sensible, la figure qui contredit cette première expression affirmera au contraire la diversité infinie des formes naturelles, qu’elle considérera comme les multiples métamorphoses du divin, ses masques infinis et variés, et niera par cette multiplicité l’unité pure de l’esprit qui veut être un et revenir à lui-même dans la réflexion et la conscience. La nature est alors le théâtre du divin qui donne lieu aux apparitions les plus insolites, « des créations fantastiques d’une imagination qui, saisie de vertige, forme un mélange grossier et bizarre des éléments les plus disparates », « un monde de riches fictions, de merveilles et de prodiges ». Tel est l’art de l’Inde ancienne.
            L’accomplissement de l’idée de l’art symbolique doit donc dépasser cette double contradiction, celle de la négation du sensible par le pur spirituel (la religion de la lumière) et celle de la négation du spirituel dans le divers des phénomènes (la fantasmagorie indienne). Il faut pour cela que l’esprit, refusant de se représenter par la négation du phénomène comme par sa prolifération déréglée, construise une forme en laquelle il puisse réfléchir l’absolu qui est en lui. Pourtant, encore inconscient de lui-même, l’esprit symbolique ne saurait objectiver cette forme. Aussi ne peut-il ériger qu’un monument qui exprime l’immensité de l’énigme qu’il est pour lui-même, et plus que la représentation du divin, la représentation de l’énigme inconcevable que l’esprit pressent en lui sans la connaître encore. Cet art de l’énigme monumentale (« cette image se présente comme une énigme qui demande que l’on devine son sens intérieur et caché », 421) est celui de l’Egypte pharaonique.
            On remarquera que, dans cet exposé de la production des formes artistiques issues du symbolisme inconscient de l’esprit, on ne trouve ni la Chaldée ni la Mésopotamie (Sumer et Babylone), que Hegel connaissait mal (il leur consacre pourtant quelques pages, purement documentaires et historiques, sans la moindre allusion à l’art, dans sa Philosophie de l’histoire), ni surtout la Chine à laquelle il consacrera pourtant un très long et documenté développement dans les Leçons sur la philosophie de l’histoire (2). Il est vrai que la Chine ne saurait, selon Hegel, donner lieu à un art véritable : l’empereur, dont la toute-puissance s’exerce par une administration omniprésente et dévouée à son maître, est un père despotique qui règne sur ses sujets infantilisés. Ainsi aliéné, l’esprit ne saurait s’élever à une expression libre de lui-même ni produire une véritable œuvre d’art. La Chine n’a enfanté que des images grotesques (« ce sont d’affreuses idoles qui ne sont pas encore l’objet de l’art parce que rien de spirituel n’y paraît », Philo. de l’histoire, p. 104), ou bien des copies conformes qui singent leur modèle avec une servilité dépourvue d’esprit (« Le peuple chinois n’a pas encore réussi à représenter le beau en tant que beau, car en peinture il ne connaît ni perspective ni ombre, quoique le peintre chinois copie bien les images d’Europe, comme tout du reste, quoiqu’il sache exactement combien d’écailles a la carpe, combien d’incisions sont aux feuilles ; comment est la forme des différents arbres et la courbure de leurs rameaux, le sublime, l’idéal et le beau, tout cela n’est point l’objet de son art, ni de son habileté technique » Philo. de l’histoire, p. 107) (3).
            Le second moment, celui de la symbolique du sublime, se divise lui-même, nous l’avons vu, en deux moments contradictoires : dans le panthéisme oriental (poésie indienne et « mahométane »), le spirituel s’abolit dans le sensible, non toutefois dans un objet déterminé du monde (ce serait sombrer dans le fétichisme et identifier l’absolu à une chose) mais dans le monde lui-même, compris à la fois comme infini et comme totalité : « Dieu apparaît alors en cette immanence comme réellement présent en toutes choses, et il est représenté par le sacrifice volontaire que l’individu fait de lui-même, par son absorption extatique dans la substance universelle » (423) ; dans la révélation mosaïque (« la poésie hébraïque »), c’est inversement le monde qui est anéanti, c'est-à-dire déprécié comme un pur néant, devant la majesté purement suprasensible de la divinité.
            Enfin le troisième moment est celui de la symbolique réfléchie, qui est aussi celui de la dissolution de l’œuvre d’art symbolique dans l’arbitraire de la figuration ou de l’illustration, qui n’apporte à l’idée qu’un supplément contingent. Hegel distingue trois degrés, selon la soumission de plus en plus grande de la forme au contenu, de la représentation sensible à l’idée qu’elle illustre. Dans la fable, le pittoresque du récit l’emporte sur la leçon ou sentence morale qui est énoncée en conclusion ; dans l’allégorie au contraire, la composition de l’image est subordonnée à l’exigence complexe du concept, et cela jusqu’au mépris de la vraisemblance par l’accumulation des attributs symboliques. Enfin, dans le poème didactique, tel par exemple de De rerum natura de Lucrèce, la forme poétique n’est plus qu’un ornement extérieur qui vient agrémenter gratuitement l’expression de la pensée. Le symbolisme n’est plus alors qu’un simple procédé d’exposition, une rhétorique extérieure à l’essence de la pensée.

I- La symbolique inconsciente (Die unbewußte Symbolik)

La religion de Zoroastre (4)
            « Dans la religion de Zoroastre, la lumière telle qu’elle existe dans la nature, le soleil, les étoiles, le feu avec son éclat et sa flamme, sont regardés comme l’Absolu lui-même ; Dieu n’est pas séparée de la lumière » (427). L’esprit se connaît, ou plutôt se représente sensiblement, comme substance, non encore comme conscience. Déjà, dans La Phénoménologie de l’esprit, Hegel commençait le chapitre sur « La Religion », qui précède l’ultime moment du « Savoir Absolu » par la religion de la Perse ancienne, le culte de la lumière manifestant la première incarnation, encore inconsciente, de la lumière toute spirituelle qui éclaire l’intelligence quand elle parvient à la connaissance. Pour la première fois, l’esprit ne s’appréhende pas lui-même par la médiation d’un l’objet, mais dans son immédiateté pure, comme pure puissance lumineuse, ou de l’Aufklärung, pur épanchement qu’aucun obstacle, aucun phénomène singulier ne vient offusquer, émanation abstraite d’une illumination qui vaut par elle-même, et non encore par les connaissances déterminées qu’elle fait apparaître en son sein : « L’esprit a l’intuition de soi-même dans la forme de l’être […] Cet être rempli du concept de l’esprit est donc la figure de l’esprit se rapportant simplement à soi-même, ou il est la figure de l’absence de figure. En vertu de cette caractéristique, cette figure est la pure essence lumineuse de l’aurore qui contient et remplit tout, et qui se conserve dans sa substantialité sans forme » (trad. Hyppolite, II, 215).
            Ce premier moment spéculatif du développement de la religion, dans La Phénoménologie de l’esprit, devient dans l’Esthétique le premier moment paradoxal de la philosophie de l’art : en effet, la religion de Zoroastre, qu’on peut en effet considérer comme une esthétique de la lumière, en tant que l’esthétique est la représentation de l’Absolu, et non d’un quelconque phénomène, est une esthétique sans œuvre. Seule ici représente le divin, c'est-à-dire la rationalité encore inconsciente de l’esprit, la clarté sans objet : l’œuvre, en sa singularité, ne peut que corrompre « la pure essence lumineuse de l’aurore ». On mesure mieux ainsi la circularité de la dialectique hégélienne : la négation de l’œuvre d’art – ce que la Phénoménologie nomme « la figure de l’absence de figure » - se trouve au commencement du développement de l’Idée du Beau comme à sa fin, lorsque le sublime romantique, qui veut l’esprit purifié du sensible, conduira à la « dissolution (Auflösung) » de l’œuvre d’art. L’histoire de l’art apparaît ainsi comme une sorte de représentation théâtrale, nécessairement finie dans le temps, et qui s’accomplit dans la pure clarté de l’esprit, qui seule est présente au commencement, et qui seule devient consciente d’elle-même à la fin du processus dialectique. Ce que gagne l’esprit à refermer ainsi son cercle, c’est précisément ce que la figure du cercle signifie, à savoir le mouvement réflexif de la conscience de soi, le retour sur soi de la réflexion : la religion de Zoroastre adore inconsciemment la lumière, sans y reconnaître la représentation de l’esprit ; inversement, avec la dissolution de l’œuvre d’art romantique, c’est consciemment que l’esprit se connaît maintenant comme conscience de soi, c'est-à-dire comme subjectivité, et plus encore comme raison, qui seule a pouvoir de construire le réel et d’en énoncer les lois.
            On sait par ailleurs que le prologue du Zarathoustra de Nietzsche (qui est un autre nom pour Zoroastre) s’ouvre par un hymne au soleil et à la lumière. On peut comprendre (mais il est vrai que l’interprétation de ce texte est fort périlleuse) que l’esprit, lassé du travail de la réflexion en lequel Hegel voyait l’accomplissement de son essence, revient à une adoration solaire de l’apparence, au culte païen de l’apparence illuminée par le soleil méridional. Il s’agit bien pour Nietzsche de passer de la vénération apollinienne du soleil intelligible, conforme à la philosophie de la réflexion de Platon à Hegel, à l’amour dionysiaque du monde sensible, à l’ivresse des sensations, qui est ouverture extatique à l’extériorité et non réflexion spéculative dans l’intériorité.
            Quelles sont les sources de Hegel, d’où proviennent ses connaissances sur la religion de l’ancienne Perse ? Il connaît les textes sacrés de cette religion de Zoroastre par les traductions d’Anquetil-Duperron (1731-1805), étonnant voyageur qui part en Inde au milieu du XVIIIe siècle à la recherche des livres sacrés de la religion mazdéenne. Il rencontrera dans la région de Bombay la communauté des Parsis, qui sont les descendants des anciens Perses émigrés en Inde, fuyant le christianisme puis l’Islam. Ils conservent le livre sacré de la religion mazdéenne, réformée par Zoroastre, l’Avesta et son commentaire, le Zend (Hegel se réfère ici à « la religion de l’ancien peuple Zend, dont les idées et les institutions nous ont été conservées dans le Zend-Avesta » 427). Anquetil-Duperron se fait alors expliquer le texte par les sages de la communauté, et publie à son retour une traduction en 1771. Ce texte, réputé très ancien, et duquel se réclament les philosophes des Lumières pour critiquer la chronologie biblique, sera enrôlé au service du théisme, ou religion de la morale naturelle, dans la lutte contre la superstition et le dogmatisme des Eglises, et principalement du catholicisme romain. Le Sarastro de La Flûte enchantée incarne ce sage philosophe et déiste que la religion dans les limites de la simple raison aimait à voir en Zoroastre. En vérité, les traductions d’Anquetil-Duperron, qui n’ont bien entendu rien à voir avec les articles de la religion naturelle, décevront les philosophes qui n’y verront qu’un « abominable fatras qu’on attribue à Zoroastre » (Voltaire). De son voyage en Inde, Anquetil-Duperron rapporta encore cinquante Upanisads, dont la traduction parut à Strasbourg en 1802, ouvrage qui enthousiasma l’Allemagne romantique (l’esprit des Lumières n’étant plus à la mode) et qui sera le livre de chevet de Schopenhauer. Les Upanisads sont les premiers textes sanskrits dont l’Europe eut connaissance, et ce fut surtout à travers la traduction d’Anquetil-Duperron que le XIXe siècle connut la religion de l’Inde brahmanique.
            Mais il est encore une autre source, moins savante, de la spéculation hégélienne. Dans l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations que Voltaire rédige de 1741 à 1743, mais dont il révise le texte jusqu’en 1778, l’année de sa mort, deux chapitres sont consacrés aux anciens Persans et à la religion de Zoroastre (chap. IX de l’Introduction – « Des Babyloniens devenus Persans » et le chapitre V de l’ouvrage lui-même, « De la Perse au temps de Mahomet le Prophète, et de l’ancienne religion de Zoroastre » : éd. Garnier, I, 39-44 et 246-254). Voltaire souligne l’antiquité de ce peuple, auquel il attribue de véritables « lumières » : très avancé dans la science de l’astronomie (ce qui, compte tenu de la très haute antiquité de cette civilisation, suppose une longue évolution culturelle et met en doute la trop courte chronologie biblique), il est le premier à fonder une religion sur la morale naturelle, croit à la récompense des justes et au châtiment des méchants, c'est-à-dire au paradis et à l’enfer, et affirme l’immortalité de l’âme : « Ce sont là les principaux dogmes des anciens Perses. Presque tous sont conformes à la religion naturelle de tous les peuples du monde ; les cérémonies sont partout différentes ; la vertu est partout la même » (I, 252). Voltaire invente ici un peuple très antique de sages philosophes, et refuse simplement de considérer la complexité des textes rapportés par Anquetil-Duperron : « Nous passons tout ce qui concerne des cérémonies inutiles pour nous, liées à des usages que nous ne connaissons plus. Nous supprimons aussi toutes les amplifications orientales, et toutes ces figures gigantesques, incohérentes et fausses » (ibid.). C’est précisément cette superstition répudiée par Voltaire qui fera l’objet, mais elle est alors devenue « mythologie », de la curiosité passionnée des romantiques.
            Dans sa Philosophie de l’histoire, Hegel considère lui aussi ce qu’il nomme « le peuple Zend » comme l’éveil de la rationalité dans le développement de la pensée. La doctrine de Zoroastre lui apparaît comme une purification des diverses formes du fétichisme ou de l’idolâtrie des religions antérieures : « Ce qui nous intéresse ici principalement, c’est  la doctrine de Zoroastre. Au lieu de la misérable stupidité de l’esprit des Indiens, il nous vient des conceptions perses un souffle pur, une brise spirituelle. L’esprit s’y élève au-dessus de l’unité substantielle de la nature […] Ce peuple eut en effet conscience que la vérité absolue doit avoir la forme de l’universalité, de l’unité ». A la multiplicité des idoles, qui sont autant de figures de l’imagination qui fascinent la pensée et font obstacle au travail du concept, le Zend-Avesta oppose « l’absence de figure » de la pure lumière, milieu homogène et indifférencié dont la pureté n’est troublée par aucune singularité empirique, essence universelle qui, au-delà du visible ou du divers des phénomènes, s’élève jusqu’à la condition de toute visibilité elle-même, au principe de la phénoménalité. Aussi cette religion est-elle la première qui s’arrache à la fantasmagorie de la superstition (c’est pourquoi Hegel soulignait, dans la citation qu’on lit plus haut, qu’il s’agissait d’une doctrine, et non d’une superstition), non certes en s’élevant jusqu’à la pleine conscience de l’absolu qui est en l’esprit, à savoir la raison, mais en le représentant pour la première fois d’une façon qui n’en est pas tout à fait indigne : « Cet universel n’est pas assurément encore l’Un libre de la pensée, il n’est pas encore adoré en esprit et en vérité, mais il est encore revêtu de la forme lumineuse. La lumière cependant n’est ni lama, ni brahmane, ni montagne, ni animal, ni telle existence particulière, mais c’est l’universalité physique même, la simple manifestation. La religion perse n’est donc pas superstition, elle ne vénère pas les objets particuliers de la nature, mais l’universel même » (ibid.).
            Toutefois, cette unité indifférenciée trouve aussitôt en elle-même le principe de son opposition, de même que la raison trouve en elle le travail de la négativité : la lumière ne peut naître que des ténèbres, et meurt en revenant à la nuit. « La pure essence lumineuse de l’aurore », qu’évoquait La Phénoménologie de l’esprit, illumine la nuit qui la précède. L’unité indifférenciée de la substance lumineuse trouve donc en elle l’opposition de la lumière et des ténèbres, que l’Avesta personnifie sous les noms d’Ormuzd et Ahriman : le premier incarne le principe de vie qui donne naissance et santé à toute existence naturelle, végétale, animale ou humaine : « Car tout ce qui renferme en soi et répand la prospérité et la vie, tout ce qui conserve l’ordre, est une réalisation de la lumière, et par là, représente Ormuzd lui-même » (Esthétique, I, 428-29) ; le second au contraire reconduit l’être au néant dont le principe lumineux l’avait tiré. Il y a donc un combat perpétuel et jamais résolu entre l’empire de la lumière et l’empire des ténèbres. La religion des Parses est ainsi essentiellement un rituel de la catharsis, de la purification : ce peuple, dont Voltaire nous apprend qu’il fut le premier à pratiquer le baptême, cherche par ses rituels à rétablir en toutes choses le principe lumineux, et à expulser la part de l’ombre : « Il cherche à purifier la nature, à l’anoblir, à répandre partout la lumière de la vie et une heureuse fécondité » (431). Le symbolisme de cette purification demeure toutefois inconscient, l’acte rituel demeure purement physique sans jamais s’élever jusqu’à l’idée de sa signification spirituelle : « Dans l’imagination du Parse lui-même, la séparation de l’existence visible et de ce qu’elle représente, n’existe pas ; car pour lui la lumière est bien réellement la lumière » (431). Il est toutefois permis de se demander dans quelle mesure le culte mazdéen de la pure lumière appartient bien à l’histoire de l’art : religion sans idoles, il est une admiration, esthétique sans doute, mais qui doit rester sans œuvres. La religion de Zoroastre ne saurait donner lieu à une œuvre d’art plastique, c'est-à-dire à une forme déterminée dont la réalité ferait obstacle à la substance pure et abstraite de la lumière encore indifférenciée. En revanche, l’art peut s’exprimer ici sous la forme de la poésie, celle-là même que Hegel devine dans les textes traduits par Anquetil-Duperron : « Comme le caractère symbolique manque à tout ce système religieux, on y chercherait vainement celui qui appartient à l’art proprement dit. On peut y trouver une certaine poésie ; car les objets de la nature et les actes de la vie humaine ne sont pas envisagés dans leur réalité insignifiante, mais considérés comme lumière, d’après leur essence, dans la lumière de l’absolu » (433). Poésie qui, comme l’ajoute aussitôt Hegel, « reste dans le vague et le général » (434), mais qui fait apercevoir cependant en toutes choses l’invisible divinité de la lumière au sein de laquelle apparaît le visible phénomène de la réalité. Ici encore, on remarquera le parcours circulaire du parcours de l’esprit : de même que le premier moment du développement esthétique de l’Idée du Beau ne peut s’incarner que sous une forme poétique, de même l’art romantique dépassera la matérialité des arts plastiques et culminera dans la musique puis dans la poésie. La poésie est ainsi l’alpha et l’oméga de la phénoménologie esthétique de l’absolu selon Hegel.
            On remarquera enfin que, dans les Leçons sur la philosophie de l’histoire comme dans les Leçons sur la philosophie de la religion, et encore ici, dans l’Esthétique, Hegel consacre toujours quelques paragraphes, dans son exposé de la religion de Zoroastre, au culte de Mithra. Ce dieu « tauroctone », qui égorge un taureau mythique dont le sang doit régénérer le monde (un serpent et un chien sucent le sang jailli de la blessure, tandis qu’un scorpion pince les parties génitales du taureau), trouve en effet son origine dans l’Iran ancien. Il est peut-être antérieur à la réforme monothéiste, bien que dualiste, de Zoroastre, qui en fait un dieu sage et juste, « dieu de l’aurore qui se lève sur le mont Harâ » (EU, « Mithraïsme »). Son culte connaîtra une grande diffusion à l’époque hellénistique et surtout sous l’empire romain. Le sacrifice du taureau dans la religion de Mithra est un objet de méditation pour les comparatistes, qui voient dans ce rite une sorte de préfigure païenne de la mort et de la résurrection du Christ (EU : « Antiquité et christianisme », paragraphe « La religion et les mystères »). Hegel y fait ici allusion lorsqu’il se risque à interpréter le sacrifice du taureau comme l’expression symbolique de la victoire de l’esprit sur la nature : « On peut considérer le taureau comme le principe de la nature, sur laquelle l’homme, l’esprit, remporte la victoire » (433). Mithra apparaît ainsi comme un dieu « médiateur » – donc une figure christique, le Christ étant le « médiateur » par excellence – qui par l’acte sacrificiel nie la matière et s’élève jusqu’à l’esprit (ainsi le Christ par sa mort et sa résurrection) : « Que l’idée d’une semblable révolution, celle du triomphe de l’esprit sur la nature, soit renfermée dans ce mythe, c’est ce qu’indique encore le nom de Mithra, du médiateur, principalement à une époque plus récente, lorsque s’élever au-dessus de la nature devient déjà un besoin des peuples » (433). Cette rapide allusion dépasse toutefois le domaine de la philosophie de l’art et concerne exclusivement celui de la philosophie de la religion. Signe supplémentaire que ce premier moment se trouve à la lisière de l’art et de la religion : n’est-ce pas, en effet, dans un chapitre intitulé « Religion », que La Phénoménologie de l’esprit traite de la religion mazdéenne de la pure lumière ?

L’art indien

            La poétique de la religion de la lumière, le zoroastrisme persan, conduit à l’admiration esthétique d’une pure clarté que ne vient offusquer aucune matière, un monde sans objet où la puissance du dieu peut se déployer librement, sans rencontrer d’obstacle. Le moment de l’Inde ancienne représente, aux yeux de Hegel, la figure exactement inverse : la pensée de l’unité du divin, de sa pure homogénéité, est niée radicalement, et c’est au contraire dans la diversité infinie des formes, non celles rencontrées effectivement dans la nature mais celles enfantées par une imagination en délire, que l’âme indienne croit rencontrer l’Absolu. A l’iconoclasme de la mystique mazdéenne succède donc l’idolâtrie de l’âme indienne, s’imaginant rencontrer partout la puissance du sacré, jusque dans les singes et les vaches. C’est ainsi qu’avec les deux premiers moments, celui de la Perse et celui de l’Inde, l’esprit pose la contradiction qu’il lui faudra surmonter : en tant que conscience, c'est-à-dire retour sur soi de la pensée et mouvement de la réflexion, il exige le principe de son unité et ne saurait se perdre dans la pure multiplicité sans renier l’absolu qui est en lui ; mais en revanche, en tant qu’il est un dans le cercle de la conscience de soi, il ne saurait non plus demeurer en cette unité abstraite, dépourvue de tout contenu et de réalité, sans renoncer au savoir qui peut seul réaliser sa richesse substantielle. En s’enfermant dans le jardin clos de son intériorité, telle la belle âme qui se met en retraite du monde, l’esprit se condamne à la stérilité, incapable de se réaliser sans se mesurer à son autre, c'est-à-dire au monde, et à sa diversité. C’est pourquoi l’unité de l’esprit n’est concrète que dans la mesure où il surmonte la diversité phénoménale en la pliant sous le joug de ses lois : l’esprit qui s’en tiendrait à la pure unité de sa lumière, selon le symbolisme mazdéen, serait voué à l’abstraction ; mais l’esprit qui se perdrait dans la multiplicité sensible, selon le symbolisme indien, retomberait dans la nuit de l’inconscient et se renierait ainsi lui-même. La Perse et l’Inde sont ainsi les deux moments d’une contradiction qui ouvre la phénoménologie esthétique de l’Esprit, et commencent nécessairement l’histoire de son effectuation.
            Quand nous parlons de « l’art indien » – puisque c’est à l’art que revient l’honneur de développer le premier moment du savoir absolu, c'est-à-dire l’expression de l’essence du divin, qui est l’esprit, dans le sensible – il faut préciser ce que Hegel pouvait entendre par là : il s’agit en effet essentiellement de la poésie, les premières traductions de la Bhagavad-Gîta, des Lois de Manou, de Shakuntalâ (5), du Mahabhârata ont été réalisées dans les premières années du XIXe siècle, et Hegel, dont la curiosité est insatiable, les connaît ; il a lu d’autre part les Upanishads dans la traduction qu’en a donné en 1801-1802, Anquetil-Duperron d’après la version persane. Pour ce qui est des arts plastiques (peinture et sculpture, sans parler de la musique…), il est totalement ignorant (6). A l’inverse de l’Egypte, que l’on connaissait par la riche documentation et les nombreuses gravures qui s’étaient répandues depuis l’expédition de Bonaparte, il n’y a pour l’Inde, à l’époque où écrit Hegel, aucune documentation qui permettait de se faire une idée de son art. Pourtant, quand on lit les pages que l’Esthétique de Hegel consacre à l’Inde, on ne peut s’empêcher de penser que, s’il avait eu connaissance de l’art indien, il se serait cru confirmé dans son point de vue plutôt que réfuté : ces temples couverts de statues qui paraissent, aux yeux d’un Européen, bizarrement grimaçantes et monstrueuses, ces sculptures taillées dans des falaises et ces falaises entières recouvertes de sculptures (comme la descente du Gange à Mahabalipuram), ces temples excavés qui sont sculptures plutôt qu’architectures, tout cela correspond tout à fait à l’idée que Hegel se faisait de l’imagination déréglée et devenue folle de l’âme indienne : une création plastique qui a perdu toute mesure et qui se développe en un jeu de métamorphoses illimité, à la façon d’un rêve, ou plutôt d’un cauchemar enfanté par la fièvre. Si dans l’esthétique mazdéenne l’esprit se maintient dans l’unité abstraite de sa pure essence, avec l’Inde l’esprit se perd vertigineusement dans la fantasmagorie illimitée des monstres enfantés, selon la légende de la célèbre gravure de Goya (1797), par « le sommeil de la raison » (El sueno de la razon produce monstruos, planche n° 43 des Caprichos, 1799). C’est pourquoi Hegel intitule son chapitre « De la symbolique de l’imagination », qui est donc celui de la diversité absolue, comme le chapitre consacré à Zoroastre était celui de l’unité absolue (« Unité immédiate de la signification et de la forme sensible »). Ici, « l’esprit humain est, en quelque sorte, dans un état d’ivresse et de vertige » (436) ; « l’imagination saisie de vertige est incapable de maîtriser l’essor de la pensée, s’égare dans le fantastique, ou n’enfante que des énigmes qui n’ont aucun sens pour la raison » (444). Cette analyse de Hegel n’est pas sans portée polémique. Friedrich Schlegel avait publié en 1808 un livre curieux, intitulé Sur la langue et la philosophie des Indiens. Schlegel y enseignait que le sanskrit était la plus ancienne de toutes les langues – détrônant donc l’hébreu qui jouait ce rôle depuis le moyen âge et l’âge classique – mais encore la plus spéculative, et que la philosophie indienne, selon lui d’une profondeur insoupçonnée, se trouvait à l’origine de la philosophie grecque, et par conséquent de toute la pensée européenne ; il affirmait en outre que la spiritualité hindoue trouvait sa forme la plus achevée dans le catholicisme et l’ascétisme chrétien, auquel l’auteur décidait de se convertir. L’Inde de Schlegel est le pays de la révélation primitive, et la source de toute poésie : « C’est en Orient qu’il nous faut rechercher le romantisme suprême », écrit Schlegel dans le Discours sur la mythologie (dans le Dialogue sur la poésie, 1800) (7). L’ouvrage de Schlegel sur la sagesse indienne est à l’origine de la fascination exercée sur les esprits européens par la mystique de l’Orient, cette indomanie romantique qui est déjà bien sensible chez Schelling, et qui devient explicite et envahissante chez Schopenhauer. C’est précisément contre cette fascination exercée par la pensée indienne que Hegel rédige son chapitre (8). Contre le retour d’une spiritualité qui prétend s’affranchir du monde matériel, contre le mythe de la haute mystique hindoue, Hegel fait le portrait contraire d’une Inde qui ne pense pas, qui est incapable de penser tant elle succombe à l’hypnose de ses propres fantasmes. Selon Hegel, l’Inde ne pense pas, elle ne fait que rêver (9). L’Inde est la passion de l’esprit supplicié par la multiplicité illimitée du sensible.
            L’âme indienne et l’âme chrétienne sont ainsi deux formes contraires de la conscience malheureuse. Le malheur de l’âme chrétienne est dans son exil du monde sensible, la retraite de la « belle âme » qui ne veut pas se compromettre avec le cours du monde ; le malheur de l’âme indienne consiste inversement en sa chute vertigineuse dans la multiplicité sensible. Il y a dans l’Inde, selon Hegel, une damnation de l’esprit envouté par des idoles monstrueuses et perverti par la zoolâtrie (10). C’est ainsi que l’opposition biblique de l’Egypte et d’Israël, du polythéisme et du monothéisme, de l’idolâtrie et de l’iconoclasme, se trouve déplacée chez Hegel en une autre opposition, celle de l’Inde et de la Grèce, l’esprit absorbé dans le divers des phénomènes d’une part, et de l’autre l’esprit devenu conscient de lui-même et affirmant son autonomie. L’inde est possédée par les délires de l’imagination ; la Grèce seule parvient à l’âge de raison.
            Il ne faudrait cependant pas croire que l’Inde n’est, pour Hegel, que le pur naufrage de l’esprit. Il y aurait alors dans la phénoménologie esthétique de l’absolu une incompréhensible régression, puisque le moment antérieur, l’adoration de la pure lumière dans la religion de Zoroastre, posait l’absolu de l’esprit, non certes comme conscience de soi, mais comme spiritualité abstraite et encore dépourvue de contenu. Les délires et les rêves de l’âme indienne ne doivent donc pas être compris comme un simple renoncement à la pensée ; il faut au contraire penser que l’esprit, dans la fantasmagorie orientale, fait l’épreuve de ses forces, non en tant qu’il se pose lui-même comme raison, mais en tant qu’il joue avec lui-même comme imagination.
            Le chapitre consacré à l’art indien est ainsi intitulé « De la symbolique de l’imagination ». L’esprit se connaît donc encore lui-même, mais comme imagination déréglée et folle, incapable de se fixer dans une forme déterminée, entraînée par la perpétuelle métamorphose des figures qui la possèdent. Il existe donc une profonde ambivalence de l’âme indienne : d’une part, en tant que l’esprit se perd dans les divagations d’une imagination sauvage, il produit un nombre illimité de formes également monstrueuses et grimaçantes. Tel est le domaine propre à l’œuvre d’art. Nulle part plus qu’en Inde, le beau est toujours bizarre, c'est-à-dire étranger à l’esprit, totalement indifférent à la logique du concept : « Nous ne devons donc pas chercher le caractère de la véritable beauté dans ces informes et confuses conceptions. Car, au milieu de ces sauts brusques et inconsidérés, de ce passage continuel d’un extrême à l’autre […] nous voyons l’être universel, l’absolu, précipité dans les formes les plus ignobles du monde sensible […] L’imagination étend indéfiniment les dimensions de la forme, s’égare dans des créations gigantesques caractérisées par l’absence de toute mesure ; elle se perd dans le vague et l’indéterminé […] La pensée se laisse aller aux chimères les plus monstrueuses que puisse créer l’imagination » (437-438).
            Mais d’autre part, l’âme indienne, par la prolifération indéfinie de son rêve, fait en quelque sorte l’expérience de son pouvoir illimité de création, et réalise ainsi, par une intuition qui ne s’élève pourtant pas encore à la claire conscience d’elle-même, l’infini qui est en elle ; elle s’éprouve elle-même comme la puissance abstraite et indéterminé – puisqu’elle ne saurait se reconnaître dans une forme singulière, mais ne sait encore se réfléchir au contraire que sur le jeu illimité de la métamorphose – être suprême sans contenu propre, sans attributs définissables, et dont le monde est le rêve perpétuellement changeant. Ce principe suprême et abstrait, pur néant de détermination, infini sans contenu, les Indiens le nomment Brahm. C’est ainsi qu’à la prolifération déréglée du délire de l’imagination dans les œuvres de l’art s’oppose une mystique du néant, l’absorption de l’esprit dans le vide et l’indéterminé : « S’unir à la divinité, c’est perdre le contenu de soi-même, de l’univers et de sa propre personnalité. Faire le vide en soi-même, s’anéantir, se réduire à l’hébétude la plus absolue est donné comme l’état le plus élevé, qui rend l’homme égal au dieu suprême, et l’identifie avec Brahman » (439). On comprend ainsi que, d’un côté comme de l’autre, qu’on le conçoive selon l’imagination artistique ou selon l’extase mystique, l’esprit de l’Inde est porté aux extrêmes (11), c'est-à-dire au vertige qui l’anéantit soit dans l’infinité du multiple sensible (l’art), soit dans l’infinité contraire de la spiritualité abstraite et sans contenu (la religion).
            Hegel développera donc la contradiction qui déchire l’âme indienne, entre la fantasmagorie multiple de l’art et l’absorption dans le néant de la spiritualité : « L’imagination indienne, quoique tout occupée à tourmenter la forme sensible, pour créer une multitude de dieux telle que nul autre peuple n’en a produit une aussi prodigieuse variété, d’un autre côté […] reste toujours absorbée par cette contemplation abstraite du dieu suprême, vis-à-vis duquel toute existence particulière et visible apparaît comme dépourvue de tout caractère divin, incapable d’atteindre jusqu’à lui, et, par là, doit être regardée comme un véritable néant » (451).
            Pour l’art, il se réfère surtout à la poésie, et principalement au Ramayana (12). Le poème, selon lui, illustre parfaitement sa thèse : « Nous vivons au milieu de représentations extraordinaires enfantées par l’imagination dans ce passage alternatif d’un extrême à l’autre. Il semble que nous assistions à une scène d’évocations magiques et de sorcellerie, où les images les plus bizarres et les plus monstrueuses se succèdent sans aucune fixité, passent d’une forme à une autre, et affectent les apparences les plus contraires ; s’enflent, s’étendent et prennent des proportions gigantesques et démesurées » (439). Faisant allusion au livre IV du Ramayana, au cours duquel Rama fait alliance avec le roi des singes, Kiskindhakanda, et le rétablit sur son trône, Hegel remarque les pouvoirs surhumains qui sont attribués à la bête par l’imagination indienne : « Chez les Indiens, le singe reçoit les honneurs divins, et il existe toute une ville des singes. Ainsi, dans le singe comme être réel et individuel, est contemplé l’absolu. Cet animal est divinisé. Il en va de même pour la vache Sabala (épisode des expiations des Vismamitras), qui paraît investie d’une immense puissance » (440) (13). L’esprit s’abîme alors dans la zoolâtrie, et se perd lui-même par la fascination pour la complexité du vivant et pour la diversité des espèces animales. Le sens symbolique est absorbé par le sens littéral : « Ce n’est pas encore là, à proprement parler, une conception symbolique […] Pour l’imagination indienne, le singe, la vache, le Brahmane, ne sont pas des symboles de la divinité ; ils sont considérés comme la divinité elle-même, comme une existence qui lui est adéquate » (441). Il y a pourtant dans cette démesure, dans cet attrait pour le colossal et le monstrueux, une expression sublime, bien que tout à fait inconsciente, de l’infinie puissance que l’esprit pressent en lui-même. Aucune forme ne saurait satisfaire durablement l’imagination indienne, qui est ainsi précipitée dans une sorte de paroxysme de la création, suscitant toujours de nouvelles créatures, toutes plus fantastiques les unes que les autres : « Dans cet anéantissement de toute forme précise, et dans la confusion qui résulte de ce que toujours le contenu le plus élevé est déposé dans des phénomènes incapables, par leur nature finie, de l’exprimer, on peut chercher ici un reflet du sublime plutôt que le symbole véritable. » (443). Sublime négatif, qui exprime la négation de la multiplicité sensible par l’acte indivisible de l’esprit non par cet acte lui-même, mais paradoxalement par la multiplication indéfinie de cette même multiplicité en laquelle l’esprit ne peut se reconnaître.
            Quant à la spiritualité, qui, il est vrai, relève davantage de la philosophie de la religion que de la philosophie de l’art, Hegel montre comment l’esprit s’y représente inconsciemment, malgré son absorption extatique dans l’infinité vide et abstraite, dans « l’hébétude » brahmanique. L’absolu ne se connaît par là que par sa puissance indéfinie, non encore déterminée selon les moments de sa réalisation effective. Pourtant, le rythme par lequel l’esprit engendre dialectiquement l’infinité du concept, qui se représente symboliquement dans les diverses religions par la figure de la Trinité, n’est pas ignoré des Indiens (la Trimourti : p. 446). Le dieu Brahm exprime la pure puissance, simplement virtuelle et encore indéterminée, de la pensée. Cette entité suprême se divise alors en trois moments : Brahmâ incarne « l’activité productrice et génératrice, le créateur de l’univers, le souverain des dieux » (446) ; Vishnou (ou Krishna) est le dieu qui conserve en son être tout ce qui est, qui le maintient dans l’existence ; Shiva est le dieu destructeur, de la corruption et de la mort. Pourtant ce syllogisme de l’affirmation, de la conservation et de la destruction ne saurait représenter adéquatement la vie de l’esprit : Shiva en effet détruit l’œuvre de Brahmâ, qui doit donc toujours suppléer par une création nouvelle au néant toujours actif dans l’œuvre de Shiva (14). La figure trinitaire ne revient donc pas sur elle-même, selon le mouvement de la réflexion sans lequel la négativité, qui est le moteur dialectique de l’esprit, tombe dans la  pure et simple négation : la Trimourti indienne n’est que la succession sans fin de la création et de la destruction, sans qu’il n’y ait jamais d’issue à ce cercle infernal : « Dieu est esprit, et l’esprit consiste essentiellement dans ce dédoublement et ce retour à soi-même. Or, dans la Trimourti, le troisième dieu n’est pas un tout concret, c’est seulement une face, un simple côté, une abstraction par rapport aux deux autres dieux ; ce n’est pas un retour de la pensée sur elle-même, mais seulement un passage d’un mode d’existence à un autre, un changement, une transformation, la génération et la destruction dans leur mode alternatif » (447). Et Hegel de mettre en garde contre toute assimilation, souvent faite par les mythologues et les comparatistes, tels Creuzer à la suite de Friedrich Schlegel, entre la Trimourti indienne et la Trinité chrétienne : la première est une création perpétuellement vouée au néant, la seconde conduit au règne de l’Esprit, qui s’incarne dans le Verbe : « On doit bien se garder de vouloir trouver, dans une telle conception, la plus haute vérité, et parce que, sous le rapport du nombre, elle présente une analogie avec la Trinité qui constitue la base du christianisme, d’y reconnaître le dogme chrétien » (447). Et c’est précisément parce que le procès divin de la Trimourti est incapable de faire retour sur lui-même qu’il se perd aussitôt, emporté par l’imagination déréglé des Indiens (« L’imagination de ce peuple est inépuisable en ses fictions », p. 448), en une multitude innombrable de dieux subalternes, auxquels se rattachent les légendes les plus grossières et les plus aberrantes. Hegel n’en veut pour preuve que l’étrange épisode de la descente du Gange, au livre I du Ramayana, qui raconte comment l’étreinte sexuelle de Shiva avec Uma, qui dura plus d’un siècle, s’acheva, pour éviter que la trop grande puissance sexuelle du dieu ne trouble l’équilibre du monde, ou plutôt ne s’acheva pas, puisque Shiva consentit, à la demande des dieux effrayés d’une telle vitalité, à laisser sa semence se perdre dans la terre. « L’obscénité est poussée à son dernier degré » commente Hegel, tout en rapportant cet épisode passé pudiquement sous silence par le traducteur anglais comme par Friedrich Schlegel, qui en avait proposé une traduction partielle.

L’art égyptien

            Avec l’art égyptien, le développement de l’Idée passe du symbolisme de l’imagination indienne, fascinée par le sensible, au symbolisme proprement dit, qui est le symbolisme de l’esprit se représentant sensiblement l’énigme spirituelle, et non plus simplement sensible, que son infinité est pour lui-même. L’art égyptien nous montre les figures symboliques de l’esprit lui-même s’étonnant de la puissance infinie qu’il pressent encore inconsciemment en lui, donnant ainsi le jour à des formes qui incarnent dans sa plénitude l’idée du symbolisme, jusque là contenue dans la pure abstraction des deux principes opposés d’Ormuzd et Ahriman, ou bien au contraire dans la diversité seulement matérielle des phénomènes en perpétuel devenir, selon la loi de la Trimourti indienne. Pour que cet affranchissement du symbolisme, qui s’élève avec l’Egypte à l’expression de sa plus haute spiritualité, soit possible, il faut en premier lieu que le sensible comme tel, auquel se borne le cycle toujours recommencé de la naissance et de la mort, de Brahma et de Shiva, soit nié en tant que sensible, pour laisser la place à la considération de l’esprit pour lui-même. La mort est cette négation du sensible, et c’est pourquoi l’Egypte sera, selon Hegel, en premier lieu l’exaltation de l’empire des morts. Tandis que la mort dont Shiva est le principe entre dans le cercle perpétuel de la destruction et de la renaissance, la mort telle que l’Egypte en réfléchit le mystère prend la valeur d’un véritable dépassement, la négativité, et non la pure négation, qui surmonte le sensible pour s’élever au purement spirituel : la mort en Egypte a le sens d’une initiation, elle devient l’épreuve mystérieuse et le rite de passage de l’esprit, du monde sensible au monde purement spirituel, où il rencontre pour l’éternité son essence. C’est pourquoi, tandis que la mort indienne est comprise dans l’horizon de l’immanence, inscrite dans le cercle de la répétition dont nul ne s’évade, la mort égyptienne à l’inverse est révélation de l’éternité, accession de l’esprit à l’absolu qui sommeille en lui. C’est aussi pourquoi l’Egypte est la patrie de l’esprit accédant à l’intuition encore inconsciente de lui-même, la connaissance comme somnambulique de son immortalité. C’est en Egypte, répète Hegel d’après le livre II (§ 123) de l’Histoire d’Hérodote, que la pensée s’est élevée pour la première fois à l’idée de son immortalité, affirmant ainsi l’absolu dans l’intériorité de la réflexion, et non dans l’extériorité sensible : « Hérodote dit des Egyptiens qu’ils ont été les premiers à enseigner que l’âme de l’homme est immortelle. Aussi, chez eux, apparaît pour la première fois, sous cette forme élevée, la distinction de l’élément physique et du principe spirituel, puisque seul le second conserve son existence après la mort. » (461). L’esprit symbolique ne s’élève pas ainsi à la claire conscience de soi – ce moment appartient au Grecs qui réaliseront avec l’art classique le plus haut accomplissement de l’absolu dans le monde sensible – mais il affirme cependant son autonomie par rapport au sensible et, dans cet affranchissement, s’achemine vers la conscience de soi, c'est-à-dire la conscience de soi-même en tant que liberté : « L’immortalité de l’âme est étroitement liée à la liberté de l’esprit, parce que le moi  se conçoit comme indépendant de la forme physique, de l’existence réelle, et ne relevant plus que de lui-même ; or, avoir conscience de soi est le principe de la liberté » (462). On peut ainsi dire que, tandis que le moment grec réalise la conscience de l’esprit devenu conscient de lui-même, de son essence propre comme liberté, le moment égyptien réalise la conscience de l’esprit encore inconscient de lui-même, et ne pouvant se représenter ainsi que par la médiation du symbolisme, par l’énigme d’une figure sensible qui ne se montre que pour signifier sa négation et son dépassement.
            On ne pourrait pourtant réduire l’avènement de la spiritualité égyptienne au seul culte des morts ni aux rites funéraires. On retomberait alors dans la pure abstraction du principe lumineux personnifié chez les Parses par le dieu Ormuzd, qui est lumière, ni dans l’anéantissement du brahmane dans le principe divin qui est au-delà de la Trimourti elle-même (Brahma, Vishnou, Krishna), le dieu originaire Bram lui-même : « comme l’individu en s’identifiant avec le Dieu suprême, laisse anéantir sa volonté, sa conscience et tout son être » (452). Ce qui frappe au contraire, quand on considère la merveilleuse civilisation de l’Egypte ancienne, c’est son amour de la vie dans sa forme la plus quotidienne, comme si, pour la première fois, l’exigence de la spiritualité ne conduisait pas à l’anéantissement de toute beauté sensible, mais au contraire, et paradoxalement, à son exaltation : « L’Absolu sort, pour la première fois, de l’existence abstraite pour devenir un dieu vivant et réel qui se détermine et se développe librement » (453). En effet, en situant le moteur de la négativité au sein même de l’esprit, et non dans une puissance transcendante au sein de laquelle il doit se perdre et s’anéantir, la spiritualité égyptienne triomphe du nihilisme indien comme de l’abstraction parse. Elle est la première qui s’élève à l’idée de la vie à la conscience d’elle-même. Qu’est-ce en effet que vivre ? Ce n’est certes pas survivre, qui n’est que la fermeture de la substance sur elle-même qui espère ainsi échapper à la menace de la mort qu’elle pose alors en dehors d’elle-même, c’est tout au contraire accepter le risque de la mort pour mieux renaître, par delà l’épreuve, plus fort et plus vivant. Selon la leçon du célèbre poème de Goethe, « Selige Sehnsucht, Bienheureux désir » : « Meurs et deviens ». « Je veux louer le Vivant/Qui aspire à la mort dans la flamme » commence Goethe, achevant son poème par la mort du papillon consumé dans le feu où il se jette lui-même : « Et enfin, amant de la lumière/Te voilà, ô papillon consumé./Et tant que tu n’as pas compris/Ce : Meurs et deviens !/Tu n’es qu’un hôte obscur/Sur la terre ténébreuse » (1814). La vie n’est donc pas vivante parce qu’elle se maintient en vie en se préservant de la mort – ce n’est là pas vivre, mais survivre et végéter – la vie n’est vivante qu’en renaissant plus vivante au-delà de sa mort. Cette vérité poétique, l’esprit de l’Egypte fut le premier à l’élever à la représentation. Hérodote raconte comment la légende du Phénix naquit pour la première fois en Egypte (II, 73). Pourtant le Phénix n’est chez Hérodote que l’oiseau qui porte le cadavre de son père, qu’il a préalablement déposé dans un œuf de myrrhe comme les Egyptiens le mort dans son sarcophage, au Temple du Soleil. Mais c’est chez Ovide et Tacite qu’on trouve le mystère de la mort et de la résurrection du Phénix, cet oiseau fabuleux qui renaît de ses cendres depuis le brasier où il s’est lui-même jeté, et c’est à cette légende que pense ici Hegel : « Comme symbole général qui désigne ce moment, nous devons placer au point le plus élevé l’image du Phénix qui se consume lui-même et renaît de ses cendres, rajeuni par la flamme du bûcher qui a été son tombeau » (459). C’est pourquoi dans le symbolisme égyptien l’esprit est vivant : parce qu’il intègre la mort comme un moment de son accomplissement propre, et ne la rejette pas comme un principe simplement négatif, préfigurant ainsi la vérité de l’esprit vivant qui ne peut produire le concept qu’en surmontant la contradiction féconde qui le fait mourir à lui-même, et ainsi se nier lui-même pour revivre en l’autre. En affirmant la mort au sein même de la vie, l’Egypte, dont la religion est pourtant tout entière tournée vers l’empire des morts, affirme pourtant la vie et non la mort, car la vie est mort surmontée et non repli frileux sur soi-même : « par cette conception plus large, l’absolu sort, pour la première fois, de l’existence abstraite pour devenir un dieu vivant et réel » (453) (15). L’absolu n’est plus en effet l’infinité vide, toujours identique à elle-même (la pure lumière sans objet de la religion de Zoroastre, le néant infini en lequel s’abîme la conscience du brahmane), il est histoire et développement du concept, négation et dépassement de lui-même : « L’absolu devra donc être conçu comme devant passer par le moment négatif qui appartient à son essence, et entrer dans la voie de la destruction et de la mort. Aussi, nous voyons la glorification de la mort et de la souffrance comme anéantissement de la nature sensible, apparaître dans la conscience des peuples. La mort de l’existence naturelle est sentie comme un moment nécessaire de l’absolu » (454). Et cette mort n’est pas anéantissement, mais au contraire résurrection : « C’est la destruction de son existence visible, le fait de disparaître et de périr, mais aussi un retour à lui-même, une résurrection, une immortalité divine » (454).
            Dans ce mouvement du devenir de l’esprit, qui réalise son essence par la double épreuve de la mort et de la résurrection, l’esprit surmonte la forme individuelle en laquelle il s’incarnait jusque là, et s’élève à l’universalité d’une forme idéale, éternisée dans une beauté non pas seulement sensible, mais à la fois spirituelle et sensible, réalisant ainsi l’essence et la perfection de l’art symbolique. Tandis que l’Inde ne reproduit que l’individu sensible en sa singularité, l’Egypte s’élève à la représentation d’une forme universelle et stylisée, elle réalise, pour la première fois sur la terre, l’idée toute spirituelle de la beauté, expression sensible de la conscience de soi qui est le véritable cercle de l’absolu et le principe de la liberté. Et c’est parce que la forme de la beauté est ainsi spiritualisée, qu’elle apparaît précisément comme « symbolique », c'est-à-dire comme faisant signe vers un au-delà de sa simple immédiateté sensible, comme le hiéroglyphe d’une signification sans doute encore inconsciente d’elle-même, mais dont l’esprit comprend pourtant qu’elle est en lui, plutôt que dans le monde matériel. A quel obscur pressentiment, à quelle connaissance encore inconsciente d’elle-même, l’esprit de l’Egypte parvient-il par la représentation de la belle forme ? Précisément à cette pensée du devenir qui est résurrection par delà la mort, pensée en laquelle il appréhende sa vérité la plus intime. Tout l’art et toute la religion de l’Egypte ancienne sont la célébration de ce rythme qui fait alterner la mort et la résurrection, la corruption et la renaissance : « Ainsi les plantes sortent de leur semence, elles germent, fleurissent, portent des fruits : le fruit se corrompt et produit de nouvelles plantes. De même le soleil est abaissé sur l’horizon en hiver, il remonte au printemps, jusqu’à ce qu’en été il ait atteint le sommet de sa course. Il répand alors ses bienfaits sur la terre, ou bien ses rayons brûlants exercent une influence funeste et destructive ; mais ensuite, il entre dans son déclin. Pareillement, les différents âges de la vie » (456). L’Egypte est le pays de ce rythme vital qui fait advenir à la conscience de soi le « meurs et deviens » qui est au principe de toute vie ; elle est, selon la célèbre formule d’Hérodote, « un don du Nil », ce fleuve dont la crue inexpliquée, qui survient avec le lever de la canicule, rythme les travaux et les jours : « Cette idée trouve ici un théâtre qui lui est parfaitement approprié, dans une contrée spéciale : en Egypte, elle est représentée par les phénomènes de l’accroissement et de la décroissance du Nil » (456). Et cette respiration de l’absolu, nous la retrouvons dans la religion, par le culte de la mort et de la résurrection d’Osiris, que Hegel, à la suite d’Hérodote, assimile à Adonis, qui revit comme dieu des morts et préside le tribunal divin pendant la pesée du cœur. Osiris-Adonis apparaît alors comme la forme déifiée du mystère du Phénix, et c’est à la suite des lignes qu’il consacre à l’oiseau fabuleux que Hegel fait allusion au culte d’Osiris, aimé d’Isis (ici assimilée à Vénus) : « Tels sont les mythes d’Adonis, de sa mort pleurée par Vénus, les fêtes funèbres dont elle est l’objet, représentations qui avaient lieu sur les côtes de Syrie. Le culte de Cybèle, chez les Phrygiens, a la même signification » (459). La Rome impériale identifiera en effet la figure de Cybèle, mère des dieux et personnification de la fécondité de la nature, à Isis, épouse fidèle d’Osiris et veuve inconsolable qui, par son amour, fera renaître son époux défunt. La mort et la résurrection d’Adonis est alors la transcription fabuleuse, dans le domaine de la représentation religieuse, de la crue et de la décrue du Nil, ou du lever et du déclin du soleil : « Osiris est le soleil, et son histoire est un symbole de la révolution annuelle de cet astre ; ensuite, il signifie la crue et la décroissance des eaux du Nil qui doit répandre la fertilité sur toute l’Egypte » (465-466). Mais le symbole divin n’est lui-même que le symbole du symbole, puisque lever et coucher pour le soleil, crue et décrue pour le fleuve, n’ont de dignité, aux yeux de l’esprit, que parce qu’ils s’élèvent eux-mêmes à la signification du symbole, exprimant le mouvement de l’esprit qui s’affirme en se niant lui-même, et renaissant régénéré de cette négation. « Ainsi Osiris, conclut Hegel, dans les diverses phases de son existence, est aussi bien la vie dans la nature que dans le monde de l’esprit » (466).
            L’Egypte est ainsi le pays fabuleux où le rythme vital se fait pour la première fois sensible, où ce que Goethe nommait la diastole et la systole de l’esprit s’incarne merveilleusement dans les eaux du fleuve. L’Egypte raconte les aventures de Sophie, la sagesse dont le philosophe est amoureux, au pays des merveilles. « L’Egypte a été de tout temps le pays des merveilles, et l’est aujourd’hui demeuré », écrit Hegel dans sa Philosophie de l’histoire, au chapitre qu’il consacre à cette civilisation (Gibelin, 153). Sa documentation se fonde surtout sur le livre II de l’Histoire d’Hérodote, mais encore sur les documents rapportés par les savants qui accompagnaient Bonaparte dans l’expédition d’Egypte (16), et également sur les travaux de Champollion et sur le tout récent déchiffrement des hiéroglyphes auquel le philosophe fait allusion dans ce même chapitre de sa Philosophie de l’histoire (p. 154) (17). Mais malgré cette documentation scientifique et moderne, on sent que l’idée que Hegel se fait de l’Egypte s’enracine surtout dans les légendes merveilleuses que rapporte Hérodote au cinquième siècle avant notre ère, créant ainsi le mythe égyptien, qui serait celui du rêve, par opposition au mythe grec, qui serait celui de la raison : « Les histoires qu’Hérodote raconte sur les Egyptiens ressemblent fort aux contes des mille et une nuits » conclut-il à la fin de son chapitre sur l’Egypte dans la Philosophie de l’histoire (Gibelin, p. 166). Et la merveille qui s’accomplit dans ce moment de l’histoire, c’est la mise au monde de la beauté elle-même, comme le monument colossal que l’esprit érige pour célébrer l’énigme infinie qu’il pressent en lui-même. Ce monument, en lequel s’accomplit aux yeux de Hegel la perfection de l’art symbolique, c’est le sphinx de Gizeh, et plus généralement tous les sphinx muets qui gardent le seuil du mystère, à l’entrée des grands sanctuaires. La forme non humaine du sphinx signifie que l’esprit se reconnait dans la présence taciturne et muette de la bête plutôt que dans le bavardage vain de l’homme ignorant, et tout bavardage est vain pour ce moment de l’esprit qui ne peut se représenter l’absolu que dans le silence de l’inconscience. Le culte des animaux est en effet au cœur de la religion égyptienne. Il y a une magie dans leur pure présence, et plus encore dans celle du chat qui a de tous temps passé pour une figure cardinale de l’énigme : « Les animaux sont muets et taciturnes. On ne sait ce que cachent ces bêtes, écrit Hegel dans la Philosophie de l’histoire, et l’on ne peut se fier à elle. Un chat noir, aux yeux ardents, tantôt rampant, tantôt bondissant à vive allure, passait jadis pour révéler la présence d’un être malin, d’un fantôme incompris qui se renferme en lui-même […] Les animaux sont effectivement l’inintelligible » (Gibelin, p. 161). Le chat est un animal symbolique. Et si l’on dit qu’il faut appeler un chat un chat, c’est précisément parce que le chat fait toujours signe vers un au-delà de lui-même. Comme le dit Lewis Carroll, le chat n’est pas un chat, il est le sourire qui persiste lorsque l’animal s’est enfui. C’est pourquoi l’animalité, dans l’esprit de l’Egypte, l’animalité dont le chat est peut-être la plus parfaite incarnation, est immédiatement spiritualisée en une figure symbolique, et jamais représentée dans son individualité matérielle. Aussi les dieux eux-mêmes peuvent-ils prendre forme animale, puisque l’animalité devient dans l’esprit des Egyptiens une sorte de hiéroglyphe du mystère, le symbole muet et taciturne de l’éternelle énigme : « Les Egyptiens ont aussi employé symboliquement la forme des animaux. Alors celle-ci n’a plus sa valeur en elle-même ; elle est destinée à représenter quelque chose de plus général […] Une pareille tête d’animal exprime autre chose qu’elle-même, elle a un sens plus général et différent » (464). C’est pourquoi la zoolâtrie même de la religion égyptienne, en laquelle la loi de Moïse verra la pire perversion de l’esprit, n’est pourtant pas exempte de spiritualité, puisque l’animal ne vaut pas ici pour lui-même, mais par le symbolisme de son énigmatique présence. Comme le sait le poète (18), le chat est un sphinx, et le sphinx lui-même est un chat colossal, le monument écrasant de l’énigme que l’esprit est pour lui-même. Le « colossal » ici ne vient pas de la taille physique de la statue elle-même, mais plutôt de l’infini qui se représente symboliquement en lui, et qui se fait sensible par le sentiment encore inconscient de l’absolu présent au cœur même de l’esprit. C’est pourquoi le sphinx sera aux yeux de Hegel l’expression la plus haute et la plus exacte de l’art symbolique : « Les ouvrages de l’art égyptien, dans son symbolisme plein de mystères, forment une vaste énigme, l’énigme par excellence. Nous pouvons donner, comme symbole de cette signification de l’esprit égyptien, le sphinx. Le sphinx est, en même temps, le symbole du symbolisme lui-même » (468). Le sphinx égyptien fait vivre, sous forme animale, ce que représentent encore, mais plus abstraitement, les labyrinthes, que les architectes creusaient, selon le témoignage d’Hérodote, au sein des pyramides ou dans les soubassements des sanctuaires. Le labyrinthe est comme l’énigme inconsciente qui creuse et structure les fondements de l’esprit : « Nous avons ici sous les yeux une double architecture, l’une qui s’élève à la surface de la terre, l’autre souterraine : les labyrinthes creusés sous le sol, ces excavations d’une étendue prodigieuse, ces chemin d’une demi-lieue, ces pièces dont les murs sont couverts d’hiéroglyphes, ouvrages travaillés avec un soin si minutieux ; puis, au-dessus, ces constructions qui nous étonnent par leur grandeur colossale, et parmi lesquelles il faut principalement distinguer les pyramides » (462). Le labyrinthe de l’inconscient creuse souterrainement l’architecture de la conscience. Il est comme le rêve du sphinx, le labyrinthe infini que l’esprit est pour lui-même. Quant à la forme qui s’élève dans la clarté du jour, la pyramide, elle est un polyèdre régulier, un volume géométrique qui n’a d’existence que dans et par l’esprit, et qui ne se rencontre guère dans la nature. C'est ainsi que l’esprit reconnaît dans la beauté du cristal la forme de sa géométrie, et le pouvoir qui est le sien d’engendrer un monde intelligible, de créer le système de la science : « Ce sont  d’énormes cristaux, renfermant dans leur intérieur quelque chose de caché qu’ils entourent d’une forme extérieure produite par l’art ; de sorte qu’ils apparaissent comme isolés de la pure nature » (463). Pourtant la pyramide, emblème de la puissance conceptuelle de l’esprit, ne cache que la momie, le cadavre du roi, qui symbolise le sommeil de l’esprit enseveli dans l’inconscience de lui-même, la chrysalide de la raison. Et c’est pourquoi encore les statues de l’Egypte antique semblent pétrifiées en une immobilité somnambulique, comme si elles n’avaient pas encore accédé au mouvement de la vie comme à la liberté de la conscience. Toute statue est ainsi momifiée dans l’inconscience : « A cause de cette absence de liberté, la figure humaine reste encore sans véritable expression, sans sérénité, colossale, sérieuse, pétrifiée. Les jambes, les bras et la tête ne se dégagent pas du reste du corps : il sont fixés, serrés, sans grâce, sans mouvement et sans vie » (467). L’énormité de la grande pyramide, qui gardent en son sein le secret de la momie, fait écho à la silhouette colossale du sphinx, l’énorme et le colossal n’exprimant que l’immensité de l’énigme qu’est, pour l’esprit, l’infini résidant en lui-même.
            Tel est du moins le sphinx égyptien. Ce monument de l’énigme est énigme pour l’esprit lui-même, et non simplement, comme on l’a longtemps cru, pour les non-initiés auxquels n’aurait pas été révélée la sagesse ésotérique que la caste des prêtres gardait jalousement secrète. Nul ne connait, pas même les Egyptiens, la signification du sphinx géant : « Les énigmes de l’art égyptien étaient des énigmes pour les Egyptiens eux-mêmes […] Leurs monuments restent encore aujourd'hui mystérieux et muets, sans voix et sans mouvement, parce qu’ici même, l’esprit n’a pas encore trouvé la vie qui lui est propre » (460). Pour que le sphinx parvienne à la conscience de lui-même, pour qu’il sorte de son songe, il faut qu’il reconnaisse l’énigme de l’absolu, non dans la forme animale, que vénérait l’idolâtrie égyptienne, mais dans la forme humaine, qui est le temple de l’absolu et le sanctuaire de la pensée. C’est pourquoi l’énigme du sphinx porte sur la connaissance que l’homme a de lui-même. Tant que l’homme ne sait pas reconnaître dans le corps mourant et rampant qui est le sien la forme organique en laquelle l’esprit a établi sa résidence, et qui est le sanctuaire de l’infini, le sphinx demeurera dans le mutisme de l’énigme colossale qu’il était pour les Egyptiens. Mais quand les Grecs sauront résoudre l’énigme, et reconnaîtront en l’homme le vivant appelé à la dignité de la conscience de soi, de la connaissance de soi-même, alors l’énigme du sphinx sera résolue et dissoute dans la clarté de la réflexion, dans la lumière de la raison : « C’est dans ce sens que le Sphinx, dans le mythe grec, que nous pouvons expliquer symboliquement, apparaît comme le monstre qui pose des énigmes. Le Sphinx posait cette question énigmatique : Qui est-ce qui le matin marche sur quatre pieds, à midi sur deux, et le soir sur trois ? Œdipe trouva cette explication fort simple : c’est l’homme ; et il précipita le monstre du haut des rochers. L’explication du symbole se trouve dans la signification de l’absolu : dans l’esprit. C’est ainsi que la fameuse inscription grecque dit à l’homme : connais-toi toi-même. La lumière de la conscience est le flambeau qui laisse apercevoir clairement le contenu à travers sa forme sensible, et l’esprit se reconnaît lui-même dans sa manifestation extérieure » (468). Œdipe, qui incarne ici l’esprit grec, est ainsi celui qui apprend à l’homme à marcher, qui le libère de l’immobilité pétrifiée de la momie égyptienne. Par la connaissance de lui-même, par le mouvement réflexif de la conscience de soi, l’esprit acquiert l’autonomie et la liberté. Le colosse égyptien ne sent vivre en lui l’absolu que comme une énigme insoluble, un mystère qu’il ne fait que pressentir dans l’inconscience, et qu’il n’est donc pas en mesure d’intérioriser pleinement. C'est pourquoi l’esprit peut tout aussi bien lui apparaître comme une puissance extérieure à lui-même, à l’appel de laquelle il répond mécaniquement, sans que sa liberté n’ait à entrer en jeu, comme si le concept naissait dans l’esprit, non par l’esprit lui-même, mais par une puissance transcendante qui le gouverne et le commande. Ainsi le dormeur croit-il que son rêve lui est étranger et que sa source est en un autre. Tels sont, selon Hegel, les colosses de Memnon, deux statues géantes élevées par Amenotep III sur la rive occidentale de Thèbes, et dont une légende rapporte que, lorsque les premiers rayons du soleil frappaient les colosses, ceux-ci répondaient, comme pour saluer joyeusement le lever du dieu, par un son harmonieux (19) : « Ces Memnons, d’une grandeur colossale, sont très remarquables : immobiles, les bras et le corps enveloppés, les pieds comme scellés l’un contre l’autre, raides, fixes et sans vie, ils sont tournés vers le soleil, attendant le rayon qui doit les frapper, les animer et leur donner la voix » (465). Le Memnon est ainsi le paradigme de toute la statuaire égyptienne : son immobilité provient de ce que la figure humaine ne s’est pas encore approprié la vie de l’esprit, qu’elle reçoit servilement d’un Autre, et qu’elle est encore incapable de faire vivre en elle-même. C’est pourquoi il revient aux Grecs d’animer la statue égyptienne, de l’arracher à son immobilité somnambulique, de l’éveiller à la vie de l’esprit : « C’est à Dédale qu’est attribué l’art d’avoir, le premier, dégagé les bras et les pieds, et d’avoir donné le mouvement au corps » (467). On se souvient que dans l’Euthyphron (11 b-c), Socrate prétend descendre de Dédale : comme lui, il a libéré l’esprit de l’opinion qui le maintient dans une fixité somnambulique, pétrifiée par l’inconscience, et il a appris à l’esprit à mettre en marche l’argumentation, à enfanter le progrès dialectique. Mais ceci est une autre histoire, qui appartient à la Grèce et non plus à l’Egypte.

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NOTES

1- Voir par exemple la lettre de Hegel à Creuzer du 6 mai 1823, en laquelle le philosophe de l’art reconnaît sa dette envers le mythologue : « J’ai l’hiver dernier beaucoup vécu en votre compagnie, et il en sera de même cet été ; mes cours sur la philosophie de l’histoire du monde, l’hiver dernier, ainsi que la reprise prévue de mes cours sur l’esthétique pour cet été, ont tellement de points de contact avec votre Symbolique que j’y puis trouver d’abondants matériaux et que j’ai, à de multiples égards, des motifs de vous en être reconnaissant » (Correspondance, t. III, Gallimard, 1967, p. 325).

2- On remarquera toutefois que dans le cahier de notes de Victor Cousin publié par Alain Patrick Olivier (Vrin, 2005, p. 127), il y a, entre parenthèses, une rapide allusion à la musique chinoise : « La musique chinoise se distingue par la quantité de ses instruments et parce qu’elle n’observe que la mesure, vu qu’elle tourmente l’oreille européenne par des disonances horribles » (cette remarque ne figure pas dans l’édition d’Hotho).

3- Ce portrait très négatif de la Chine n’est pas original. Il vient de Rousseau, qui s’oppose sur ce point à Voltaire, pour lequel la Chine est une nation de philosophes, sagement gouvernée.  Il suffit de citer, par exemple, la célèbre lettre de Saint-Preux qui décrit le tour du monde par lequel l’amant malheureux tente en vain d’oublier sa Julie (Nouvelle Héloïse, IV, 3, Pléiade, OC, II, p. 413-414) : « J’ai vu la plus nombreuse et la plus illustre nation de l’univers soumise à une poignée de brigands ; j’ai vu de près ce peuple célèbre, et je n’ai plus été surpris de le trouver esclave. Autant de fois conquis qu’attaqué, il fut toujours en proie au premier venu, et le sera jusqu’à la fin des siècles. Je l’ai trouvé digne de son sort, n’ayant pas même le courage d’en gémir. Lettré, lâche, hypocrite et charlatan ; parlant beaucoup sans rien dire, plein d’esprit sans aucun génie, abondant en signes et stériles en idées ; poli, complimenteur, adroit, fourbe et fripon ; qui met tous les devoirs en étiquettes, toute la morale en simagrées, et ne connait d’autre humanité que les salutations et les révérences. »

4- Le titre correspondant est : « Unité immédiate de la signification et de la forme sensible ». L’immédiateté est en effet la caractéristique du symbolisme inconscient, l’esprit s’identifiant réellement à la lumière, sans passer par la médiation du concept ni par le travail de la réflexion.

5- Il s’agit d’un drame populaire de Kalidasa écrit au IVème siècle, qui raconte l’histoire d’une fille séduite puis abandonnée par le roi, puis enfin retrouvée et épousée. Les romantiques, qui l’ont découvert en 1789 dans la traduction de William Jones, avaient une profonde admiration pour cette grande fresque qu’ils jugeaient digne de Shakespeare (Hulin, p. 108)..

6- Voir Michel Hulin, Hegel et l’Orient, Vrin, 1979, p. 108.

7- L’Orient au miroir de la philosophie. Une anthologie, textes présentés par Marc Crépon, Pocket, « Agora », 1993, p. 259 ; Roger-Pol Droit, L’oubli de l’Inde, une amnésie philosophique, PUF, « Perspectives critiques », 1989, p. 128.

8- Hulin, Hegel et l’Orient, p. 101. Hegel, La Raison dans l’histoire, trad. Kostas Papaioannou, Editions 10/18, 1965, p. 252 : « On parle beaucoup de l’intelligence supérieure de l’homme à l’état primitif, qui serait attestée de façon fragmentaire, comme le soutient Schlegel, par la sagesse des anciens Hindous en matière d’astronomie, et ainsi de suite. Mais, en ce qui concerne cette sagesse des Hindous, nous avons déjà remarqué que leurs traditions se sont révéles parfaitement misérables, et que leurs mathématiques ne sont que des fabulations vides. »

9-« Ce n’est pas le rêve d’un sujet empirique avec sa personnalité déterminée… mais celui de l’esprit illimité lui-même. L’Indien qui rêve est ainsi, d’une part, tout ce que nous appelons réalité finie et singulière mais, d’autre part, comme universel infini et illimité, il est en lui-même quelque chose de divin… Ces rêves ne sont pas des contes vides, un simple jeu de l’esprit ; il ne plane pas au-dessus de ses imaginations mail il y est perdu et ces rêves constituent son sérieux. Ballotté en tous les sens par ce qui est réel pour lui, il est en proie à ces réalités finies dont il fait ses maîtres et ses dieux » (cité par Hulin, Hegel et l’Orient, p. 103).

10- « L’Inde apparaît comme une figure maudite, un nouvel avatar de la conscience malheureuse », Hulin, p. 112.

11- « L’imagination va d’un extrême à l’autre, s’élevant très haut pour retomber plus bas encore, errant sans appui, sans guide et sans but, dans un monde de représentations à la fois grandioses, bizarres et grotesques » (436) ; « L’art indien cherche la solution de ce désaccord dans l’absence de mesure qui caractérise ses représentations. Les figures, pour atteindre à l’universel et l’exprimer, se perdent dans le colossal, ou tombent dans le grotesque » (441). « Hegel semble avoir été fasciné par cette civilisation indienne qui s’est, d’emblée, portée aux extrêmes. Il est clair que toute sa conception de l’Orient s’est construite autour de cette figure privilégiée. Cette figure est essentiellement tragique. L’Extrême-Orient forme un monde paisible » (Hulin, Hegel et l’Orient, p. 112)

12- Le Ramayana, ou « Geste de Rama », est un immense poème épique, sans doute contemporain des débuts de l’ère chrétienne, qui s’est répandu en de multiples versions et variantes, et qui a exercé une très grande influence sur la littérature indienne.

13- Il se pourrait que Hegel ait connu la vache Sabala par le troisième tome, publié en 1827 chez Béchet Aîné, de l’ouvrage de Benjamin Constant : De la religion considérée en sa source, ses formes et ses développements. Page 196 et suivantes, Constant oppose le génie de la poésie indienne à celui de l’épopée homérique, et compare à cette fin la séparation d’Achille et de Briséis, évoquée en deux vers dans l’Iliade, et la longue élégie qui dit la douleur de la vache Sabala, délaissée par le sage dont elle fut la compagne. Cette plainte lyrique, qui exprime les pleurs d’une épouse délaissée, conviendrait à une princesse injustement répudiée ; elle devient comique, aux yeux des contemporains de Hegel, lorsqu’elle se rapporte à une vache.

14- « Le troisième est Shiva, Mahadeva ; il devrait, selon la vérité du concept, représenter proprement le retour à l’unité […] mais ici les moments tombent en dehors les uns des autres, aussi n’est-il que le devenir, le changement en général et plus précisément la vie, la force procréatrice […] La détermination fondamentale de Shiva est, d’une part, la force vitale immense, d’autre part le principe corrupteur, dévastateur » Philosophie de la religion, cité par Hulin, Hegel et l’Orient, p. 105. On consultera également la 23ème leçon de Schelling, dans sa philosophie de la mythologie, concernant la Trimourti : la force destructrice incarnée par Shiva n’est pas seulement  nihiliste, elle est un moment nécessaire de la vie de l’Absolu : La philosophie de la mythologie de Schelling, d’après Charles Secrétan (Munich, 1835-36) et Henri-Frédéric Amiel (Berlin 1845-46), publiée et annotée par Luigi Pareyson et Maurizio Pagano, Mursia, Milan, 1991, p. 85-88 (vingt-troisième leçon, du 19 janvier 1836).

15- Hérodote raconte (Histoire, II, 78) comment « aux banquets des riches, à la fin du repas, un homme promène parmi les convives une figurine de bois qui représente un mort dans un cercueil, peinte et sculptée avec la plus grande exactitude et de la taille d’un ou deux coudées. Il l’exhibe à chacun des convives en lui disant : regarde et maintenant bois et réjouis toi, car tu seras comme lui quand tu seras mort ». Ainsi remarque Hegel dans sa Philosophie de l’histoire, mais la mort n’est pas en Egypte négation de la vie, mais plutôt le principe de son affirmation : « L’idée de la mort n’a nullement répandu le deuil parmi eux. Aux festins, se trouvaient des images des défunts, ainsi que le raconte Hérodote, avec cette exhortation : Mange et bois, tu deviendras tel quand tu seras mort. Ainsi la mort était pour eux une invitation à jouir de la vie » (Gibelin, p. 165).

16- Dominique Vivant Denon publie en 1802 son Voyage dans la Haute et la Basse Egypte, bientôt suivi en 1809 de l’ouvrage collectif Description de l’Egypte, véritable inventaire du pays.

17- L’écriture hiéroglyphique est, aux yeux de Hegel, doublement symbolique : les hiéroglyphes sont d’abord représentations figurées de l’idée, et les caractères de cette écriture sont autant d’images allégoriques. Pourtant, Hegel sait aussi que la clé du déchiffrement des hiéroglyphes a précisément consisté à découvrir que parmi les hiéroglyphes symboliques, s’insèrent des hiéroglyphes phonétiques : « Le célèbre Champollion le jeune a tout d’abord rendu attentif à ceci que les hiéroglyphes phonétiques sont mêlés à ceux qui désignent des idées » (Philo. de l’histoire, p. 154). Mais même en ce cas le hiéroglyphe phonétique reste symbolique, puisqu’il n’est pas un pur signe conventionnel mais l’image d’un objet dont le nom comprend le son qui est ici indiqué : « L’écriture hiéroglyphique des Egyptiens est en grande partie symbolique : elle cherche à faire connaître des significations par la représentation d’objets réels, qui ont de l’affinité avec elles et ne doivent pas être pris en eux-mêmes. Dans les signes appelés phonétiques, cette écriture exprime les lettres et les syllabes par le dessin d’un objet dont le nom, dans le langage parlé, commence par le même son » (Esth., Bénard, I, 464). C’est seulement avec l’aniconisme juif que l’écriture, d’alpha à oméga, surmontera toute tentation représentation symbolique pour entrer dans le domaine purement spirituel du signe conventionnel.

18- Baudelaire, « Les Chats », Les Fleurs du Mal, n° 66 : « Ils [les chats puissants et doux] prennent en songeant les nobles attitudes/Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,/Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin ;/Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques,/Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin,/Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques ».

19- Hegel attribue la légende à Hérodote. Mais le Dictionnaire de mythologie de Grimal ne mentionne pas Hérodote à l’article « Memnon ». La légende doit être plus tardive, et on la trouve sans doute chez Plutarque et chez Pline.

 

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