Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mis en ligne le 24/5/2020

 

 

 

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Heidegger
Temps et Etre
Lecture (1)

Conférence prononcée le 31 janvier  1962 à l’Université de Fribourg, dans Questions IV (in Questions III et IV, « Tel », Gallimard, 1996, p. 192-227) ; suivie du Protocole d’un Séminaire sur la conférence Temps et Etre (11-13 septembre 1962, p. 228-268). La conférence Temps et Etre a été une première fois traduite en français par François Fédier dans L'Endurance de la pensée. Pour saluer Jean Beaufret, Plon, 1968, p. 12-71 (avec le texte allemand). Je suis dans ma lecture la traduction de Jean Lauxerois et Claude Roëls dans Questions IV.

Les références à Etre et Temps correspondent à la pagination de l’édition Max Niemeyer, Tübingen, 1963. Cette pagination est indiquée dans la marge de gauche de la traduction que j’ai utilisée, celle d’Emmanuel Martineau (hors commerce). Cette pagination est également indiquée dans la traduction de François Vezin chez Gallimard.

Chaque paragraphe du texte de la conférence Temps et Etre est numéroté de 1 à 88. Les références indiquent le numéro du paragraphe, puis, après une virgule, le numéro de la page (même convention pour le prologue : après le numéro du paragraphe – les paragraphes sont numérotés de 1 à 7 – on lit le numéro de la page). L’édition utilisée est la suivante : Heidegger, Questions III et IV, « Tel », Gallimard, 1996.

La conférence de Heidegger joue sur les correspondances qui lient entre eux l’Etre, le Temps, la Présence et le Présent. A ces quatre figures originaires viennent s’ajouter la Parousie et  l’Ouvert, et enfin l’Ereignis. Ces sept figures sont les personnages principaux de la Légende de l’Etre telle que Heidegger en a construit la trame. Quand ils sont pris dans ce sens, je les orthographie toujours avec une majuscule  initale.

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Table des matières
Préambule
Prologue
Origine du Temps et de l’Etre
La donation
Absence et présence
Le destinement de l’Etre
Etre et Temps : présence et présent
La résonance du Présent
Présent de la réflexion et Présent de la Présence
Le Présent dans l’Etre
Le Temps héberge l’Etre

 

 

Préambule

            En 1927, avec la publication d’Etre et Temps (Sein und Zeit), Heidegger fait une entrée fracassante sur la scène philosophique. L’ouvrage est sans précédent par le ton – parcouru sans relâche d’une tension brûlante et impérieuse – comme par l’orientation : en rupture avec la tradition philosophique qui, de Platon jusqu’à Hegel, prenait appui sur l’esprit conscient de lui-même, cette « terre natale de la vérité » (Hegel), Heidegger place au cœur de la pensée, au lieu du cercle de la conscience, l’extase de l’Etre. Qu’il y ait quelque chose et non pas plutôt rien, telle est la question qui nous appelle à penser : non la clarté intime de l’esprit réminiscent, qui s’exerce à se rendre attentif à lui-même, mais l’éclat transcendant de l’Etre qui arrache la chose pensante à la paix de son intériorité et la jette dans le lointain de l’espace comme dans le possible du temps. L’Etre, qui est partout et nulle part, fait également en chaque chose acte de présence. Il transproprie dans l’étant la persévérance de l’Exister. Il appelle à penser, mais ne pense pas lui-même. Il inspire la parole et le chant, mais garde le silence. Il donne à l’existence son élan, la projette vers son possible, au risque de la mort, mais demeure lui-même, immobile et massif, dans l’inquiétante étrangeté de sa subsistance. Il est le Sphinx colossal dont l’homme seul, dans l’univers sourd et muet, entend la question. Ce pourquoi l’homme n’est plus un « sujet » – prenant appui sur lui-même et posant le monde devant lui, comme un objet donné pour son étude – mais un Dasein – l’être-là, l’Existant jeté sur la terre, dans l’angoisse qui l’expose à l’énigme de l’Etre, qui le met en demeure d’authentiquement vivre et l’abandonne à son destin.
            Dans Etre et Temps, parvenu au terme de son introduction : « L’exposition de la question du sens de l’Etre » (§ 8), Heidegger annonce le plan de son ouvrage. Vaste programme ! L’auteur prévoit deux parties. La première est consacrée à ce qu’il nomme lui-même, de façon provocante, « la destruction de l’histoire de l’ontologie » (§ 6), ce qu’il faut toutefois entendre, non comme un anéantissement pur et simple, mais comme une refondation sur une orientation radicalement nouvelle. Cette première partie est elle-même divisée en trois sections : une analyse existentiale du Dasein dans sa relation à l’être, qui est aussi une réflexion générale sur la condition de l’homme, et le monde qui est le sien ; une analyse existentiale du Dasein dans sa relation au temps, qui sera surtout une éthique (même si elle se refuse à le reconnaître), entre la voie large et confortable de l’inauthenticité et celle, héroïque et périlleuse, de l’authenticité ; une troisième section est encore annoncée, sous le titre étrange (puisqu’il inverse le titre même de l’ouvrage qui le comprend) : « Temps et être ». Quant à la seconde partie, elle passe de la philosophie générale à l’histoire de la philosophie, relisant les grands penseurs à l’aune de l’ontologie réformée de Sein und Zeit : il est prévu de réinterpréter en ce sens la « doctrine kantienne du schématisme », donc de relire le premier chapitre de l’ « Analytique des principes » de la première Critique ; de penser autrement les fondements du cogito sum (1) de Descartes ; enfin de reprendre, sur des bases nouvelles, les thèses avancées par Aristote sur le temps dans le quatrième chapitre de sa Physique.
            De cette entreprise – d’une ambition démesurée – seules les deux premières sections de la première partie seront réalisées. La deuxième partie, pour ce qui est de la théorie du schématisme chez Kant, donnera lieu, deux ans après la publication d’Etre et Temps, à un remarquable ouvrage – Kant et le problème de la métaphysique (1929) – qui, il est vrai, lit Kant, non pour Kant lui-même, mais pour l’annexer à la pensée de Heidegger. Pour ce qui est de Descartes, s’il donne lieu à de nombreuses piques dans les textes de Heidegger, nous n’aurons jamais droit à une lecture approfondie des Méditations métaphysiques. Quant à Aristote, Heidegger consacre quelques leçons d'un cours essentiel (Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie) professé à Marbourg pendant le semestre d'été 1927, donc tout de suite après la publication d'Etre et Temps (février de la même année), à un commentaire approfondi du texte si difficile sur le temps qu'on lit en Physique IV, 10-14 (on lira ce commentaire aux pages 281-308 de la traduction française par J.-F. Courtine, chez Gallimard, 1985).
            Demeure l’énigmatique section de la première partie : « Temps et Etre », jamais rédigée. Pourquoi ce renversement ? Il n’est rien, dans Etre et Temps, pour en rendre compte. Il est vrai que la nomination de Heidegger à la chaire de Husserl de l’université de Fribourg précipita la publication de l’ouvrage. Il était cependant parfaitement possible de remanier l’annonce du plan à la fin de l’Introduction, et de donner ainsi une apparence d’achèvement à un ouvrage pourtant fondamentalement inachevé. Si Heidegger s’y refuse, c’est parce qu’il veut maintenir dans sa pensée l’ouverture d’un avenir encore impensé. En publiant Etre et Temps dans son inachèvement manifeste, Heidegger s’assigne à lui-même le destin de réaliser un jour Temps et Etre. L’Histoire passera par là : la mégalomanie de l’épisode du rectorat (1933-34), Heidegger prenant la pose du prophète de la nouvelle Allemagne, lui qui est aveugle pour les jeux qui se trament en coulisses et, pour cette raison, bientôt évincé par plus manœuvrier que lui ; l’effondrement de l’Allemagne ; la retraite anticipée décrétée par la commission de dénazification ; puis la naissance en France d’une communauté de dévots. Ces épisodes tourmentés ne contribuent certainement pas à la rectitude du chemin de pensée. Mais c’est plus encore la difficulté intrinsèque du projet qui retarde sa réalisation. Ce que Heidegger avait d’abord conçu comme une simple « section » d’Etre et Temps lui apparaît progressivement comme le fondement d’une autre philosophie, centrée cette fois sur l’Etre même, indépendamment de l’étant, indépendamment même de cet étant privilégié qu’est le Dasein, pourtant seul vivant pour lequel l’Etre fait question, pour lequel « il y va de son être ». C’est le Dasein qui se trouve au centre d’Etre et Temps, en tant qu’il est appelé par l’Etre à l’héroïsme qui monte à l’assaut, pleinement lucide de sa mort possible, et fait ainsi le pari d’une vie authentique. Mais c’est l’Etre qui, dans Temps et Etre doit se trouver au centre, dans l’insurmontable majesté de son énigme, son inhumaine splendeur, tandis que le Dasein, relégué dans la marge, n’est plus que  le témoin – le « gardien », ou le « berger » – de l’Etre, de son incompréhensible avènement (Ereignis). Il fallait donc, pour achever Etre et Temps, non le compléter, mais le laisser de côté pour commencer un autre ouvrage. C’est ainsi que les auteurs n’écrivent jamais qu’un seul livre, mais qu’il faut toujours recommencer quand le précédent en est venu au point où devient manifeste que, pour parvenir à l’achèvement, il faut l’abandonner et entreprendre un autre ouvrage. Car « la dernière chose qu’on trouve en faisant un ouvrage est de savoir celle qu’il faut mettre la première » (2). La nécessité d’un tel « tournant » apparaît clairement à Heidegger dès la Lettre sur l’humanisme (1946) ; elle est nommée par son nom : die Kehre, pour la première fois dans une conférence prononcée en décembre 1949 (3). Ce nouveau renversement de l’ontologie – qui est en vérité le renversement du renversement, ce qui ne signifie nullement qu’on revient au point du départ – trouve sans doute sa source dans les cours que fit Heidegger sur les Hymnes de Hölderlin (1934-35), en ce sens où la parole poétique, qui se veut célébration plutôt que questionnement, est pour la première fois posée comme l’invocation la plus authentique, plus authentique que la philosophie elle-même, et par conséquent la mieux capable de tourner la pensée vers le rayonnement de l’Etre. Cette nouvelle orientation illumine les écrits de l’après-guerre, et culmine avec la conférence de 1962, Temps et Etre, qui pose enfin un texte sur la lacune restée béante par l’inachèvement d’Etre et Temps. Ce texte est d’une exceptionnelle densité, et d’une très grande difficulté. Il donne à penser l’épanouissement ultime d’une méditation dont les prémisses sont à chercher en deçà d’Etre et Temps, sans doute dès le cours  de 1923 sur l’herméneutique, dans lequel Heidegger, lisant Dilthey, est à la recherche de sa propre pensée. Je propose ici une lecture suivie de la conférence Temps et Etre

 

COMMENTAIRE

Prologue

            Dans un « Prologue » ajouté après la conférence, Heidegger place son texte sous le patronage de trois icônes : une aquarelle (Heilige aus einem Fenster : « Saint à une fenêtre ») et une huile (Tod und Feuer : « Mort et Feu ») de Paul Klee, deux œuvres réalisées en 1940, l'année même de la mort du peintre ; et un poème de Georg Trakl : Siebengesang des Todes (« Septuor de la Mort »). Il ajoute que ces trois références ne se prêtent pas à « toute prétention à l’intelligibilité immédiate ». Ce qui est aussi, remarque-t-il aussitôt, le cas de toute théorie scientifique, comme l’est par exemple la théorie physique de Werner Heisenberg, prix Nobel en 1932 pour son théorème du principe d'indétermination, qui pose les fondements mêmes de la physique quantique. Ces deux images, le poème de Trakl et la naissance de la physique quantique semblent former pour Heidegger un ensemble qui renvoie à quelque chose d’encore énigmatique, qui ne se donne certainement pas à une compréhension « immédiate », mais qui est le signe « avant-coureur » de quelque chose qui vient.
            L’allusion à Heisenberg surprend. Heidegger n’affirme-t-il pas, à plusieurs reprises et comme un leitmotiv de sa méditation, dans son cours de 1951-52 publié sous le titre Qu’appelle-t-on penser ? : « La science de son côté ne pense pas et ne peut pas penser » (4) ? Quel intérêt pourrait-il donc accorder à l’un des fondateurs de la physique quantique, sans doute le plus éminent avec Niels Bohr : Werner Heisenberg ? Il y a ici l’indice d’un refoulé : l’hostilité réciproque de l’épistémologie et de la « métaphysique », de la philosophie de la science telle que l’entendait, par exemple, le Cercle de Vienne, et, de l'autre côté, de la refondation tentée par Heidegger – par un retournement de la philosophie qui, de pensée de la pensée, doit se convertir à la pensée de l’Etre – a eu pour conséquence, au mieux une réciproque cécité, au pire une mutuelle détestation. Cette très réductrice « dispute » a conduit les uns comme les autres à ignorer, ou bien à passer sous silence, le profond intérêt que Heidegger accordait aux résultats de la physique contemporaine, et tout particulièrement aux travaux de Heisenberg. On ne sait pas assez que lorsque Heidegger prononce à Munich, le 18 novembre 1953, sa célèbre conférence : « La Question de la technique (Die Frage nach der Technik) », il le fait dans la même salle où Werner Heisenberg avait, la veille, devant le même auditoire, prononcé une conférence également célèbre, publiée dès l’année suivante, sous le titre : « L’Image de la nature dans la physique contemporaine (Das Naturbild der heutigen Physik) », dans un ouvrage collectif où figure également le texte du philosophe. Ces deux textes dialoguent entre eux, et ce n’est pas un hasard si Heidegger fait référence, dans sa conférence, nommément et à deux reprises, à la conférence de Heisenberg. Les deux hommes se connaissaient depuis longtemps : dès l’automne 1935, par l’intermédiaire de l’oncle de Carl Friedrich von Weizsäcker – celui-ci, physicien, deviendra par la suite un familier du philosophe – Heisenberg vient à la rencontre de Heidegger, avec lequel il s’entretient longuement dans le chalet de Todtnauberg. Une caricature répandue, celle d’un penseur hostile à la science pour ce qu’elle se détourne de l’Etre et ne prête attention qu’à l’étant déterminé en son objectité, fait oublier combien Heidegger s’intéressait en vérité aux paradoxes de la physique quantique : le principe d’indétermination – dont Heisenberg est précisément le père – introduit un certain jeu – les physiciens parlent « d’amplitude de probabilité » – dans la rigidité du lien causal tel qu’il était interprété par la physique classique ; l’ambivalence onde-particule trahit les troubles de l’identité qui s’emparent de la théorie quand elle prétend accéder à la connaissance objective, dans le champ ontique de la représentation, de l’être de l’étant. La physique quantique remet en question l’être même de son objet : la particule élémentaire. Celle-ci en effet, selon Bohr comme selon Heisenberg, n’a pas d’existence propre, elle n’accède à l’existence que par l’opération de la mesure qui la manifeste en l’affectant. Ce n’est donc pas sans raison que Heidegger pouvait penser – avec d’autres en son temps – que la mécanique quantique atteignait ici les limites mêmes de la connaissance scientifique, puisqu’elle allait jusqu’à remettre en question l’objectité de l’étant, qui est pourtant la condition de l’assujettissement de la chose à la mesure comme au calcul. Tout se passe comme si la connaissance scientifique faisait, avec la théorie des quanta, l’expérience de ses propres limites. Ne serait-ce pas là le seuil critique, peut alors demander le philosophe, au-delà duquel le savoir de la science (Wissenschaft) – sourd à la question de l’être pour n’avoir voulu considérer que l’étant en son objectité – fait retour sur lui-même et se convertit en méditation (Besinnung), qui remet en mémoire l’énigme de l’être, depuis si longtemps occultée ? Wissenschaft und Besinnung, tel est précisément le titre d’une conférence que Heidegger avait prononcé en août 1953 – soit seulement trois mois et demi avant la conférence sur « La Question de la technique » – et dans laquelle, déjà, il portait une attention approfondie aux travaux de Heisenberg comme aux apories de la physique quantique (5).
           Si la science contemporaine met en doute l’existence de l’objet, l’art quant à lui rend fantomatique l’existence du sujet. Dans les deux images, comme dans le poème que Heidegger place en frontispice de sa méditation, il y a quelque chose comme l’annonce d’une présence qui se rapporte vaguement à l’humain, d’une personne douée d’un visage : visage fantastique d’une sorte d’extra-terrestre à forme humaine dans l’aquarelle de Klee, visage grimaçant qui fait songer aux premières figurations du visage humain dans l’art préhistorique dans l’huile de Klee, enfin visage pâle comme un mort dans le poème de Trakl : sein schneeiges Antlitz, « son visage de neige », qu’il nomme encore « l’Etranger blanc » : Der weiße Fremdling, avant d’invoquer une « forme humaine décomposée » (O des Menschen verweste Gestalt). Je ne crois pas que Levinas ait pris conscience de cette ébauche d’un visage défiguré en ouverture de la conférence Temps et Etre.
           Dans les dernières lignes de ce prologue, Heidegger précise le thème de sa conférence, ou du moins son intention : il s’agit d’une « tentative qui pense l’Etre sans égard pour une fondation de l’Etre à partir de l’étant » (6, 193). En d’autres termes, il s’agit de penser l’Etre par l’Etre lui-même, et non en relation à l’analytique du Dasein, comme cela a été fait dans Etre et Temps. Il ne sera plus ici question de l’homme, mais du Temps lui-même et de l’Etre lui-même, indépendamment de la condition humaine, au-delà des limites de l’horizon existential du Dasein (6). L’être pour la mort disparaît. Demeure le mystère de l’Etre pensé pour lui-même. Cette « tentative » est devenue nécessaire parce que l’homme s’est aujourd’hui éloigné de l’Etre, qu’il n’y a plus nulle part de site pour le signe de l’Etre. L’homme contemporain se pense dans le cercle étroit de la préoccupation, et non plus comme le répondant à l’appel de l’Etre : « La tentative de penser l’Etre sans l’étant devient une nécessité, parce que sans cela, à ce qu’il me paraît, il n’y a plus aucune possibilité de porter en propre au regard l’Etre de ce qui est aujourd’hui tout autour du globe terrestre – sans parler de déterminer suffisamment le rapport qui tient et porte l’homme jusqu’à ce qui jusqu’ici se nommait “êtreˮ » (6, 193). Ce vers quoi faisait signe la note qui précède le prologue, quand elle énonçait que la question qui fait le thème de la conférence est la « plus étrangère à l’esprit de l’époque actuelle » (p. 191). Les hommes s’étant détournés de la « résolution devançante » du Dasein héroïque de Sein und Zeit, ils ont perdu tout rapport à l’Etre, et si l’on veut tenter de parler encore de l’Etre, il faut parler de l’Etre lui-même, et non plus dans sa relation au Dasein. Ce que dit le poème de Trakl : l’homme n’est plus aujourd’hui le Dasein, il est un pâle fantôme à peine humain qui erre la nuit comme un revenant, visage pâle qui ressemble à celui des morts, forme « décomposée (verweste) » qui glisse en silence parmi les ombres tandis qu'autour de lui se trame obscurément une chasse sanglante et barbare.
           Heidegger ne professe pas beaucoup d’admiration pour « l’art moderne », et son goût ne le porte pas, pour la peinture, bien au-delà de Cézanne : « Je voudrais dire clairement que je ne vois pas quel chemin indique l’art moderne, surtout dans l’obscurité où l’on est quant au lieu où il aperçoit, ou du moins cherche, ce qui fait le propre de l’art » (7). Le penseur accorde toutefois à l'art de Paul Klee une attention toute particulière : dans les années 1950, Heidegger remplit plusieurs pages de notes en lisant les textes de l'artiste et en 1959 il a visité, avec un grand intérêt, la collection Klee de l'industriel américain David Thompson, alors exposée à la galerie Ernst Beyeler de Bâle. On mesure mieux la force de l'attrait qu'exerçait sur Heidegger l’œuvre de Klee quand on sait, par le témoignage de Petzet, que l’exposition de Bâle fut pour Heidegger l’occasion d’une prise de conscience : il y avait quelque chose d'encore inachevé dans son texte sur L’Origine de l’œuvre d’art. C’est cette visite qui le persuada qu’il fallait ajouter au texte de 1935-36 une seconde partie, égale à la première, et dont les tableaux de Klee auraient été le point de départ. Ce projet, auquel Heidegger ne renonça jamais et dont il parlait encore bien des années plus tard, ne fut pas réalisé (8). Cette double référence – au peintre comme au poète – est donc riche de sens, et mérite d'être approfondie. Heidegger ne veut-il pas tendre un miroir à son lecteur ? Voici l’ombre d’homme qu’il est devenu, un fantôme qui n’a plus grand-chose d’humain, non le Dasein, mais sa forme décomposée dans le spectre de la modernité, défigurée par l'angoisse, ou par l'oubli de ce qui donne à penser.


 Paul Klee, Heilige aus einem Fenster (« Saint à une fenêtre »), 1940
Aquarelle, 29,5 x 20,5 cm, Musée des Beaux-arts de Berne, Suisse


 Paul Klee, Tod und Feuer (« Mort et Feu »), 1940
Huile sur papier, 46,7 x 44,6 cm, Musée des Beaux-arts, Berne, Suisse

Siebengesang des Todes, poème de Georg Trakl (1887-1914)
Ce poème fait partie du recueil Sebastian im Traum (« Sébastien en rêve »), publié par Georg Trakl en 1915 (posthume), qui comporte quatre cycles de poèmes et se conclut sur un dernier poème en prose  : Traum und Unmachtung (« Rêve et Démence »), un texte halluciné et fascinant. Le poème auquel se réfère Heidegger est le quatorzième du troisième cycle, composé de quinze poèmes, et intitulé lui-même Siebengesang des Todes, « Sept chants de Mort » (ainsi nommé parce que le poème est composé de sept strophes). Trakl est un poète saisissant et, une fois qu’on l’a rencontré, inoubliable. On le croirait revenu du pays des morts, émigré errant parmi des vivants anémiés pour leur montrer d’un signe, en silence, dans la nuit bleue l’or du temps qui scintille en secret dans une très antique demeure. Sur ce poète, Heidegger a composé deux méditations, qui comptent – mais ceci n’engage que moi – parmi les plus beaux textes du philosophe. Toutes deux se lisent dans le recueil Acheminement vers la parole, « Tel », Gallimard, 1981 [1976] : « La Parole » (1950, trad. F. Fédier) : p. 13-37, et « La Parole dans le poème » (1953, trad. Beaufret et Brockmeier) : p. 41-83. Voici une traduction française du poème de Trakl évoqué par Heidegger dans le prologue de Temps et Etre :

Georg Trakl (1887-1914)
Septuor de la mort / Siebengesang des Todes
traduction par Jacques Legrand, dans Trakl, Poèmes II, prés. d'Adrien Finck, « GF », Flammarion, 2019 [Aubier, 1993], p. 250-253.

Bleuâtre lueur crépusculaire du printemps ; sous des arbres qui l'aspirent
Une âme obscure va vers le soir et vers les profondeurs,
Tendant l'oreille au chant plaintif et doux du merle.
La nuit muette apparaît, sanglant gibier  

Qui lentement s'affaisse au flanc de la colline.

Dans l'air humide se balancent les branches fleuries du pommier,
Des étreintes argentées se dénouent,
Se mourant de la nuit des regards ; chute d'étoiles,

Tendre chant de l'enfance.

Plus lumineux le dormeur dévala le bois noir,
Et chuchotait la source bleue dans la combe,
A tel point qu'il leva, celui-là, légères ses paupières blêmes
Sur sa face de neige ;

Et la lune chassa une bête rouge
De sa tanière ;
Et mourut en soupirs la sombre plainte des femmes.

Plus rayonnant l'Etranger blanc leva les mains
Vers son étoile ;
Muette, une vie morte abandonne la maison écroulée.

O la forme dissoute de l'homme : assemblage de métaux froids
Nuits et terreurs de forêts englouties
De la brûlante sauvagerie de la bête

Accalmie de l'âme.

Sur une barque noirâtre celui-là descendit des fleuves chatoyants,
Pleins de pourpres étoiles, et s'inclina
Sur lui paisiblement le branchage verdi,
Pavot chu d'un nuage d'argent.
 
 

Origine du Temps et de l’Etre

            Heidegger ouvre sur le lien intime de l’Etre et du Temps. Dans « la pensée européenne-occidentale », l’Etre est lié dans notre esprit à la notion de présence, Anwesen, ou de Parousia (2, 194) : ce qui est paraît dans le jour de la Présence (ce que Heidegger nomme « avancée-de-l’Etre » : 2, 194), et se manifeste dans le champ des phénomènes. Or, remarque Heidegger, la Présence (Anwesenheit), qui nomme l'acte par lequel l'étant fait son apparition dans le monde, n’a de sens qu’en tant que Présent (Gegenwart), qui est une modalité de la temporalité, avec le passé et le futur. Ce lien entre la Présence et le Présent est le thème que propose d’emblée à la méditation la conférence de Heidegger. Il se fonde à la fois dans le sens de ces deux notions le moment « présent » étant en quelque sorte la fenêtre dans le cadre de laquelle se manifeste la « présence » des choses et dans la polysémie du mot (non en allemand, qui a recourt à deux mots Anwesen et Gegenwart mais en français, qui n'en utilise qu'un seul pour désigner le moment où l'actuel, entre passé et futur, se réalise dans le temps) : l'objet du don offrir un « présent » et l'acte de présence accompli par l'étant qui se manifeste dans le Temps c'est ainsi, par exemple, que je réponds « présent » à celui qui m'appelle par mon nom. La conférence prend donc son origine dans l'apparentement du Temps présent et de l’acte de présence, et l’on devine que la démarche de Heidegger va tendre à penser le Temps comme la dimension de la présentation de l’Etre, l’éclaircie qui donne le jour à la manifestation. Le Temps est donc, au-delà de ses trois dimensions passé-présent-avenir, le lieu d’une constante épiphanie, d’une éclosion sans fin, d’une donation énigmatique.
            Ce que le Temps fait advenir dans la Présence, ce n’est pourtant pas tel phénomène, singulier, ici et maintenant, c’est l’Etre lui-même, non la chose déterminée (l’étant), mais sa « présence » qui se conserve, toujours avec la même insistance, dans les divers phénomènes qui défilent sur la scène de la représentation. L’Etre n’est pas un étant, mais ce qui donne à l’étant sa présence, ce par quoi l’étant est porté dans l’existence : « Chaque chose a son propre temps. Mais l’Etre n’est pas une chose, n’est pas dans le Temps » (5, 195). L’étant – l’homme, par exemple, qui est mortel – est dans le Temps, mais l’Etre n’est pas un étant, il n’est donc pas dans le Temps. Ce qui est dans le Temps passe et s’évanouit, mais le Temps ne passe pas, ne s’évanouit pas. Le Temps n’est donc pas dans le passage (pas plus que l’Etre n’est dans l’étant), le Temps demeure, il est la dimension constante au sein de laquelle tout est inconstant : « Demeurer signifie : ne pas s’évanouir, donc : avancée de l’Etre, c'est-à-dire être dans le mouvement d’approche qu’est l’entrée dans la Présence » (6, 195). L’Etre n’est pas l’étant, le Temps n’est pas le passage (ce qui est dans le courant passe, mais le fleuve lui-même demeure). L’Etre et le Temps sont comme deux dieux tutélaires qui veillent sur le mystère de la Présence, toujours renouvelé. Heidegger conclut : l’Etre n’est pas une chose (question : qu’est-ce que c’est ?), le Temps n’est pas une chose, ce qui revient à dire que l’Etre n’est pas dans l’Etre (il n’est pas le fruit d’une donation ontologique) ni le Temps dans le Temps (il ne passe pas : 7 et 8, 195-196). Tous deux sont originaires. Etre et Temps sont ainsi apparentés, sans se confondre toutefois, ils « se déterminent réciproquement, mais de telle sorte que celui-là – l’Etre – ne peut pas être déclaré temporel, pas plus que celui-ci – le Temps – ne peut être déclaré étant » (9, 196, également 15, 197). Le Temps n’est pas un étant parmi les autres, puisqu’il est l’horizon au sein duquel tout étant fait son entrée dans la Présence, la scène sur laquelle l’Etre accomplit l’acte de la Présence, tout en demeurant toujours lui-même en retrait.
            Ces formules, constate Heidegger, peuvent sembler contradictoires : le Temps n’est pas dans le Temps, l’Etre n’est pas dans l’Etre. La pensée dialectique (10, 196) consiste à faire jouer la contradiction pour permettre de la dépasser. Inversement, la pensée de Heidegger ne veut rien dépasser, elle cherche plutôt à approfondir des affinités. Il ne s’agit pas de faire jouer le travail de la pensée, d’être un virtuose du concept, mais plutôt de se mettre à l’écoute de l’Etre, d’écouter l’affinité qui apparente l’Etre au Temps, sans pourtant jamais le confondre avec lui. Heidegger choisit d’approfondir le même plutôt que de chercher à se hisser en surplomb. Il s’agit moins de supprimer la question (« die Sache » : 13, 197), que de la creuser avec constance, d’en approfondir l’énigme : « Etre – une question, et présumons-le : la question de la pensée. Temps – une question, et présumons-le : la question de la pensée, si tant est que dans l’Etre comme parousia parle quelque chose de tel que le Temps » (13 et 14, 197).

La donation

            Si le Temps se différencie de l’Etre, on ne saurait dire sans contradiction que le Temps est ; si l’Etre n’est pas, on ne saurait dire davantage que l’Etre est. Comment peut-on dire alors l’existence du Temps comme de l’Etre ? On recourt à une formule étrange, qui donne son thème à la réflexion. On dit : « il y a être, et il y a temps » (16, 197). En allemand : « es gibt » : cela donne. Quel est ici le sujet du verbe « donner (geben) » ? Quel est cet « Il » ? Heidegger interprète aussitôt : « … cet Il qui donne être et temps » (17, 198). Heidegger pense en allemand, il pense allemand. Il va donc tout de suite dans le sens de la donation, du don, alors que, dans la formule française, « il y a », le verbe avoir désigne plutôt le sens d’habiter, habitat, habitation… (de habere latin). Cette notion d’habitat – pourtant centrale dans la pensée de Heidegger – n’est pas aperçue, tant le thème de la donation accapare la pensée. Heidegger pense à partir des mots, non des notions, à partir du mot en tant qu’il fait signe vers le concept, et non à partir du concept lui-même, saisi dans sa définition. Selon Heidegger, la pensée se met à l’écoute des suggestions du langage, elle ne s’approprie pas la notion par la formulation de sa définition adéquate. Ce n’est pas elle qui pense par le langage, c’est le langage qui se pense en elle. La pensée n’est pas philosophique, ni scientifique, elle est poétique. Elle ne cherche pas à dire ce qu’elle conçoit bien (Descartes), mais plutôt à méditer ce qu’elle dit sans le savoir. C’est ainsi qu’à tout instant, nous usons des mots dont nous méconnaissons le sens. Je dis : « l’Homme ». Mais qui sait ce que c’est qu’être humain ? L’avoir de « il y a » orienterait la réflexion vers une puissance souveraine, propriétaire du domaine du temps comme de celui de l’Etre, un habitant des territoires de l’Etre comme du temps, donc vers la pensée de l’appropriation, tandis que le don à l’inverse fait signe vers l’offrande. L’appropriation en effet, dans le sens de faire apparaître ce qui appartient en propre, le fonds le plus authentique (et non au sens de « dominer », de « faire sien par la violence »), trouvera sa place au centre de cette méditation. Au point où nous en sommes, les deux expressions, la française par l’avoir et l’allemande par le donner, s’opposent comme la visite et réception, la maîtrise et l’accueil, la domination et l’hospitalité, l’appropriation et la salutation, la possession et la séduction. En pensant le Temps et l’Etre comme les fruits d’une donation (Gegebenheit), Heidegger en féminise l’origine. Il précise aussitôt que ce « Il » qui « donne » Temps et Etre est une instance auguste et solennelle, qu’il faut l’écrire donc avec une majuscule, ce qui traditionnellement est le privilège des noms propres, soient les noms des étants qui sont en mesure de répondre à l’appel qu’on leur adresse, le nom qui leur appartient en propre, et c’est pourquoi on les appelle singulièrement par leur nom : « Nous tentons de porter au regard le Il et son donner, et nous écrivons le “Ilˮ avec une majuscule » (17, 198). Faut-il en conclure que l’instance donatrice de l’Etre comme du temps est une Personne ? Serait-ce le nom de cet énigmatique visage qui se profile dans le prologue ? Heidegger joue au chat et à la souris avec son lecteur, comme s’il laissait croire qu’il montre et dévoile en même temps le visage d’un Dieu. Il attise le désir d’un Dieu. D’une déesse plutôt, ou d’une Déesse-Mère. La donation de l’Etre comme du temps fait songer au geste de la mère qui présente le sein à l’enfant. Il y a dans l’Etre de la magnificence et de la prodigalité. Ceux qui conçoivent l’Etre comme « le plus vide des concepts vides » (25, 199 : Hegel, Logique) restent dans l’abstraction, faute de s’être élevé, en pensée, du donné à la donation, de la chose à l’origine.
            Dans cette présentation, il y a la grâce d’une offrande, d’une Puissance – non d'une Personne – qui donne, mieux : qui se donne. La donation du Temps comme de l’Etre est presque une avance érotique, qui semble s’abandonner à l’étreinte mais se retire aussitôt, en un jeu ambigu d’approche et d’éloignement, qui se livre et se refuse en même temps. On voit comme une chair qui s’incarne et s’offre à l’attente ardente : « … l’avancée du déploiement de l’Etre fait son apparition comme “laisser se déployer dans la Présenceˮ » (21, 198). Les obstacles, les voiles se soulèvent, l’offrande se donne nue, elle se libère de toute réserve : « Laisser être le déploiement dans la Présence veut dire : libérer du retrait, porter à l’Ouvert. Dans “libérer du retraitˮ se joue un donner… » (21, 198). Pour que l’apparition se produise, il faut une scène, non un espace géométrique, mais un « lieu », c'est-à-dire une aire où se manifeste l’événement de la Présence. Pour que la Présence advienne, il faut qu’un lieu lui soit donné : « … il s’agit de penser en propre ce laisser-se-déployer-dans-la-présence, c'est-à-dire la mesure dans laquelle est donné lieu au déploiement en présence. Donner lieu, c'est-à-dire laisser être le déploiement de l’Etre, cela fait apparaitre ce qui lui est propre en ceci qu’il le porte au non-retrait » (21, 198). Il sera plus loin question de « défaire les couvertures ». La phénoménologie selon Heidegger est le strip-tease de l’ontologie. Ainsi ce qui donne également l’Etre et le Temps ouvre un lieu – on pourrait l’appeler « l’intervalle de présence » – sur la scène duquel s’accomplit l’avancée de la donation. Double mouvement : celui de la donation qui se porte au devant, qui se déploie dans la Présence, mais aussi le geste de la réception de celui qui reçoit, la gratitude de celui qu’on comble de grâce. On pense au mouvement dansant de salutation, d’avance et de retrait, de l’Annonciation. Je mime mon retrait en tirant ma révérence devant le donateur qui s’avance pour présenter l’offrande.
            Qu’est-ce alors qui est donné ? Cet étant, répondra-t-on, ou cet autre… L’Etre n’est pas ce qui est donné, il est la donation elle-même : « L’Etre, en tant que donation de cet Il y a, a sa place et est à sa place dans le donner » (24, 199). L’Etre n’est pas l’étant, il est l’acte de la donation qui donne lieu au déploiement de l’étant. Ce qui est donné, dans l’Etre, c’est l’événement de la donation, le geste, le mouvement de la présentation qui toujours éclot sous les yeux de la pensée. C’est l’oblation plus encore que l’offrande elle-même. Si bien, pourrait-on dire, que l’étant se donne d’autant plus pleinement, plus magnifiquement qu’il mime le geste qui le donne, en se dévoilant progressivement, non pas en étant simplement là, mais en jouant le drame de son apparition, en s’offrant lentement dans la lumière, comme s’il devenait ce qu’il est, naissait au lieu où nous l’attendions. Ici encore on pense à la scène de l’Annonciation, la Vierge semblant naître par la grâce de la salutation de l’ange (9). L’offrande ne vaut pas par son objet, mais par ceci qu’il y a de l’offrande, que j’ai été élu pour recevoir une donation, qu’on – je ne sais qui – me comble de largesses. Le donateur demeure énigmatique, le don lui-même est indifférent, mais le donataire est comblé de grâces, il est le centre, le roi devant lequel s’agenouillent les mages qui viennent lui présenter l’or, l’encens et la myrrhe. Qui est-il ? Non le Dasein, héros d’Etre et Temps, que rien ne fait trembler, pas même le péril de la mort possible ; mais absent de Temps et Etre, pour avoir été congédié dès le Prologue. Nous pensons ici « l’Etre sans l’étant ». Quel est donc le donataire de l’avance gratifiante ?  Un soleil se lève au centre, vers lequel affluent toutes les richesses de la terre. Nous n’en connaissons pas encore le nom.

Absence et présence

            La méditation fait un pas supplémentaire en s’étonnant de l’association, devenue évidente à nos yeux, de la donation avec la Présence « Anwesenheit » : « D’où prenons-nous alors le droit de caractériser l’Etre comme Anwesen ? » (28, 200). Bien entendu de cet oubli de l’Etre, comme d’un lointain que nul ne peut s’approprier (Anwesen signifie également « propriété », « fonds »), faisant déchoir l’Etre dans l’étant, et la Présence dans l’outil qui tombe dans la main, dans l’utilité de ce que nous gardons toujours à portée de main. Oubliant la présentation, nous ne considérons plus que la Présence. L’oubli de l’Etre dans la présence de l’étant, c’est ce qui donne lieu à son appropriation par la « technique et l’industrie » (28, 200). Cela remonte aux Grecs, qui soumettent l’Etre au dicible, qui soumettent l’Etre au logos, lui mettent la main dessus et se pensent ainsi comme maîtres et possesseurs de la nature : « Depuis le début de l’emprise de la pensée occidentale chez les Grecs, tout dire de l’“êtreˮ et du “estˮ se maintient dans la mémoire d’une détermination de l’Etre qui lie la pensée – la détermination de l’Etre comme Anwesen (parousia). Cela vaut aussi pour la pensée qui mène la technique et l’industrie la plus moderne » (28, 200). Aussi la terre a-t-elle cessé d’être pour nous la scène sacrée où s’accomplit perpétuellement le mystère de la donation ; elle n’est plus qu’un stock de matières premières, une boule dont nous faisons le tour, une richesse qu’il appartient à notre travail d’exploiter (28, 200-201). Thème constant chez Heidegger depuis la Lettre sur l’humanisme (1946), et plus encore depuis les Chemins qui ne mènent nulle part (1950). Remarquer ici l’allusion aux satellites, qui se souvient du vol de Gagarine (Levinas argumentera sur ce thème, contre Heidegger, en  un article célèbre) qui eut lieu l’année précédente, en avril 1961 : « … la moderne technique a installé son extension et sa domination sur toute la terre, il n’y a pas que les satellites artificiels et tout ce qui s’ensuit pour tourner autour de notre planète… »  (28, 200). Comprendre : la pensée calculatrice, pour qui la terre n’est qu’un entrepôt de matières premières, croit aussi pouvoir « faire le tour de la terre », la circonscrire et la posséder. On se souvient que, dans Qu’appelle-t-on penser ? (1951), Heidegger, à la suite de Husserl, souligne combien, pour le phénoménologue, ce n’est pas la terre qui tourne, mais bel et bien le soleil qui se lève (10). Pour l’astronaute enfermé dans son habitacle, le soleil ne se couche ni ne se lève : décentré, déraciné, il a perdu tout repère. Il n’est pas pour autant exclu de l’émerveillement devant la magnificence incompréhensible de  l’Etre (« l’immense opulence inquestionnable » : Rimbaud, Illuminations, « Solde ») : rien de plus admirable, de plus étrange, que le spectacle de l’univers aux yeux de celui qui erre dans l’espace. La pensée de Heidegger est terrestre, son émerveillement ne naît pas d’un exil, d’un décentrement, elle suppose au contraire un enracinement, l’habitation d’un lieu, d’un Heimat. On pourrait s’en étonner, tant il est dit que l’Etre est lointain, à la fois nulle part et partout, tandis que l’étant, quand il est considéré par la pensée oublieuse de l’Etre, proche, à tel point qu’il semble tomber dans la main, entrer en notre possession. Au Dasein enraciné dans sa patrie, tout est routinier, objet de la préoccupation et du bavardage, et le lointain, qui se fait entendre dans l’appel de l’Etre, est oublié. C’est pourtant l’inverse qui est vrai : c’est l’enraciné qui pense l’Etre, et le déraciné qui l’oublie. Comment est-ce possible ? C’est que le déraciné, le « cosmopolite », voit la terre comme un tout, d’un regard qui tend à niveler les différences. Aussi peut-on dire qu’à ses yeux, il n’y a plus d’ailleurs. Toute totalité est une fermeture. Rien de nouveau sous le soleil. Le propriétaire a fait le tour de sa propriété, il ne reste plus qu’à l’exploiter jusqu’à épuisement complet. A l’inverse, l’enraciné qui n’a guère quitté son village de Messkirch a bien entendu parler de la ville lointaine, mais il ne la connaît que par ouï-dire, et quand il contemple ses champs, le soir, après la moisson, fumant sa pipe sur le banc du chemin de campagne, il sait qu’au-delà de l’horizon, il y a un ailleurs qu’il ne connaît pas, et qui le fait rêver. Il n’y a de véritable présence que frangée d’absence. C’est parce que son horizon est encore ouvert sur l’inconnu que l’homme du terroir est sensible à l’appel de l’Etre, que la terre lui est une ressource inépuisable et non un stock de matières premières dont on a dressé l’inventaire, un magasin qu’il faut apprendre à « gérer ». Du temps où, sur les cartes, figuraient encore les Terrae incognitae, la Terre exerçait un attrait merveilleux sur les esprits audacieux. Tout paysage rayonnait alors, le soleil à son horizon, dans l’attrait de l’inconnu. Depuis que l’homme moderne a fait le tour de la terre, depuis qu’il est entré dans l’ère du monde fini (Valéry), il ne sait plus s’en étonner, et c’est pourquoi il pense moins. Il faut que le monde soit ouvert pour appeler à penser. Dans un monde totalisé, il ne reste plus qu’à instrumentaliser et profiter.
            Que toute présence soit comme frangée d’absence, c’est cela qui nous prévient contre l’oubli de l’Etre. Car si toute présence n’était que présence, plus rien ne serait présent, tout s’aplatirait dans l’excès de clarté. C’est l’absence qui révèle la Présence comme donation, comme énigme de l’éclaircie, de même que c’est l’ombre qui révèle la forme qui apparaît, qui fait son apparition dans la lumière. Il faut la réserve pour donner à voir l’offrande, et c’est pourquoi l’absence elle-même est nécessairement présente dans la Présence, comme les Terrae incognitae sont présentes à la rêverie de l’horizon inclinée vers l’ailleurs. Un monde totalisé, réduit dans l’omniprésence de son occupation, serait aussi un monde sans présence, un simple cahier des charges pour l’exploitation d’un domaine cadastré. C’est pourquoi l’absence est toujours présente dans la Présence, le silence se fait promesse d’une parole, la maison déserte se fait promesse d’une visite : « L’ampleur de portée de ce déploiement-en-présence de l’Etre, voici qu’elle se montre à nous de la façon la plus pressante lorsque nous méditons que l’absence elle aussi – et précisément elle – reste déterminée par un déploiement-en-présence de l’Etre parfois élevé à la plus haute puissance de l’inhabituel » (29, 201). L’inhabituel, c’est lorsque le familier devient étrange, d’une inquiétante étrangeté (Unheimlichkeit). Or, c’est précisément dans le désœuvrement ennuyé de l’absence que les choses familières deviennent obsédantes présences, dépouillées des significations qui les soumettent à nos usages, purs être-là dans l’énigme de leur persistante factualité. Quand la Présence se fait présente, l’absence devient aussi sensible. C’est donc que toute présence émerge de l’absence et que toute absence se fait sentir dans l’excès de la Présence. C’est pourquoi l’Etre se rappelle à nous, en ce qu’il se fait énigme par son émergence depuis l’absence, par son éclosion depuis le retrait, et qu’inversement la Présence elle-même, par son insistance même, appelle à penser l’absence. C’est ce double mouvement du retrait et de la monstration, de l’absence et de la Présence, qui détermine l’histoire de l’Etre, comme saisie de ce qui se retire, ou comme diverses tentatives d’exposer dans le jour de l’Etre cette part d’absence qui demeure dans le retrait.

Le destinement de l’Etre

            C’est ainsi que, depuis le commencement de la philosophie, l’Etre a pu être pensé comme l’Un recueilli dans le logos (Plotin : 30, 201), l’idea, l’ousia (Platon), l’energeia (Aristote) la substantia, l’actualitas (la scolastique médiévale), la perceptio (l’empirisme) la Monade (Leibniz) ; en tant qu’objectivité (Critique de la raison pure), volonté de raison (Kant), d’amour (Kierkegaard), d’esprit (Hegel), de puissance (Nietzsche) (30, 201) : chaque fois, il s’agit de tenir l’Etre dans le jour de la pensée, comme l’entomologiste tient le papillon en l'épinglant dans les cases de sa taxinomie. Ainsi pourrait-on croire qu’il y a une histoire de l’Etre, ce qui reviendrait à déterminer l’Etre comme un objet, comme un étant qui tombe dans la détermination du temps. Mais « l’Etre n’a pas d’histoire comme une ville ou un peuple a une histoire » (30, 202). Même la formule de Parménide, qui promettait pourtant une autre voie, selon laquelle esti gar einai, « Il est à vrai dire de l’Etre », formule posée, selon la Lettre sur l’humanisme (11), au principe de la pensée, est encore impensée : nous confondons l’Etre et l’étant, la donation avec la pure et simple présence : « Tout ce dont nous disons qu’Il est, le voici représenté comme quelque chose d’étant. Mais l’Etre n’est rien d’étant » (31, 202). Les Grecs pensaient pourtant l’acte de présence, le mouvement de la donation, de l’apparition de l’apparaître, par l’idée de puissance, d’être capable de… Telle est la modalité de l’Etre sur le théâtre de la phusis. Les Grecs donnaient ainsi à penser l’absence depuis laquelle la Présence vient dans l’éclaircie de l’Etre, le mouvement de son éclosion. Le esti de la formule de Parménide est alors à comprendre comme un « Il est capable de… » (31, 202), en ce sens qu’en tant qu’absence, il est en puissance (dunamis) de présence : « Etre capable d’être signifie : obtenir et donner être » (31, 202). Cet avènement de la puissance de l’Etre, c’est là ce que Heidegger nomme un « destin », une « destination », et c’est par là seulement qu’il est possible de penser une « histoire de l’Etre ». Histoire historiale et non historique, ontologique et non ontique, qui installe le Temps au cœur de l’Etre par le geste de l’apparaître, de la Présence qui se soustrait et émerge depuis l’ombre de l’absence. L’histoire de l’Etre (rien à voir avec la liste des thèmes avancés successivement par les philosophes au cours de âges) gît tout entière dans l’énigme de sa donation : « Un donner qui ne donne que sa donation, mais qui, se donnant ainsi, pourtant se retient et se soustrait, un tel donner, nous le nommons : destiner. Si nous pensons ainsi le donné, alors l’Etre qu’Il y a est bien le destiné » (32, 203). « Un donner qui ne donne que sa donation » se réduit au pur geste de l’offrande, indépendamment de l’objet présenté. L’intermittence de la présence et de l’absence oriente la temporalité, elle ouvre une histoire, un « destinement », à la façon du phare qui, faisant signe par éclairs depuis la côte, oriente le cap du navire. Il y aura donc « histoire de l’Etre », non selon les différents systèmes par lesquels les philosophes tour à tour tentent de fixer le secret de l’Etre sous le jour du concept, dans la présence de la détermination totale ; mais selon que le mouvement propre de la donation, dans son indépassable énigme, sera plus ou moins sensible à la méditation des penseurs, selon qu’il se rappelle, de façon plus ou moins instante, à leur bon souvenir. Aussi peut-on distinguer des « époques », non pas selon la suite des systèmes philosophiques, mais selon que l’acte de la Présence, soit le donner de la donation, sort de l’oubli et appelle, dans les moments les plus féconds de la pensée, à penser : « Faire halte se dit en grec : epokhê. D’où la locution d’époques de la destination de l’Etre. Epoque ne veut pas dire ici une période de temps dans le cours de ce qui arrive, mais bien le trait fondamental du destiner, à savoir : chaque fois faire halte et se retenir en faveur de la perceptibilité de la donation, c'est-à-dire en faveur de l’Etre – dans le regard dirigé sur la fondation de l’étant » (33, 203). Epokhê est ici évidement emprunté à Husserl, et désigne donc une mise entre parenthèse, mais non, comme chez Husserl, mise entre parenthèse du monde objectif pour que, par ce retrait, le monde subjectif comme flux des états vécus, comme moi pur, parvienne à la conscience ;  mais dans ce tout autre sens où l’epokhê retire la pensée de son enlisement dans la préoccupation de l’étant le plus proche, et l’oriente ainsi vers le lointain, soit la pensée de l’Etre. Comme le dit Heidegger, l’epokhê « fait halte », elle marque un temps d’arrêt dans l’affairement stupide qui nous divertit de la pensée de l’Etre, et dans cette trêve, ce silence retrouvé, elle se ressouvient de l’énigme originaire : qu’il y a de l’Etre, et non pas plutôt rien. De l’Etre, et non seulement de l’étant.
            On pourrait dire qu’en rendant sensible à la pensée son double mouvement d’apparition et de retrait, de donation et de soustraction, l’Etre invite à sa recherche, il appelle la pensée qui sait se rendre attentive à la dramaturgie de l’apparaître phénoménal. Il donne jour ainsi, dans le champ de la Présence, à l’Ouverture d’une destination. L’histoire de l’Etre est donc l’histoire du découvrement et du recouvrement de la donation de l’étant, tantôt oubli, tantôt remémoration de l’acte originaire qui donne lieu à la Présence. La tâche de la pensée ne consiste pas à dresser l’inventaire de ces époques (à l’inverse de ce que croit le plus souvent l’historien de la philosophie), ni à dénombrer leur accumulation, mais au contraire à ôter toutes les couvertures qui cachent ce qu’elles prétendent montrer, à revenir à la nudité de l’Etre dans la plénitude de sa première, de sa pure et simple donation : « Ces époques se recouvrent dans leur succession, si bien que la destination initiale de l’Etre comme ousia est recouverte de plus en plus de diverses manières. Seul défaire ces couvertures – c’est cela que veut dire la “destructionˮ – pourvoit la pensée d’un regard avant-coureur dans ce qui alors se dévoile comme destinement de l’Etre » (33 et 34, 203-204). La destruction de l’ontologie, annoncée au § 6 de l’Introduction de Sein und Zeit, n’est pas une simple mise à bas, mais une mise à nu, ôter ce qui recouvre pour que l’énigme de la donation puisse paraître en toute majesté. C’est ainsi que tantôt l’Etre se découvre, et tantôt se recouvre. Aux époques qui aident à son découvrement correspondent les diverses interprétations que les philosophes donnent alors à ce mouvement de dévoilement, les diverses manières dont le « il y a  être » (35, 204) se manifeste. L’histoire n’est donc pas l’histoire des systèmes – qui ne sont que des réactions diverses et ontiques au véritable événement du dévoilement (Heidegger les énumère à nouveau : Platon interprète le dévoilement comme idea, Aristote comme energeia, Kant comme positio – il faut sans doute entendre par là l’apposition de la catégorie à la matière de la sensation – Hegel comme concept absolu, Nietzsche comme volonté de puissance : 35, 204), elle est fondamentalement l’histoire de l’Etre, selon qu’il se montre ou qu’il se retire, c'est-à-dire selon le geste de la « destination » qui appelle à penser : « … l’Etre lui-même se libère et s’ouvre pour prendre la détermination qui lui est propre – autrement dit à partir du : Il y a être. Le donner du “Il y aˮ s’est montré comme destiner » (35, 204).

Etre et Temps : présence et présent

            On revient sur la mystérieuse parenté suggérée par la langue, et déjà évoquée au début de ce texte : le Présent – qui est une modalité du temps – est proche de la Présence – qui est une modalité de l’Etre. On devine qu’ainsi le Temps serait pour l’Etre le laisser-se-déployer-dans-la-présence, et la Présence serait ce que le « il y a » donne dans le Temps : « De là, il n’y a qu’un pas à présumer que le Il, qui donne être, qui détermine l’Etre comme approche de l’Etre et comme laisser-l’Etre-se-déployer-en-présence, pourrait bien se laisser trouver en ce qui, dans le titre Temps et Etre, se nomme “Tempsˮ » (36, 204-205). Par l’absence qui dessine en creux la forme de la Présence, le Temps comme temps de l’apparition, processus de la phénoménalité, agit en vue de la venue du phénomène. Le Temps est le processus du déploiement au cours duquel l’étant vient s’exposer dans l’éclaircie de la Présence. Ce processus, qui est à la fois celui du découvrement et du retrait, nous l’avons nommé le destinement de l’Etre, et c’est là le geste, ou la manière qui appartient en propre à l’Etre : « Le tout à fait propre de l’Etre, ce en quoi où il a sa place et où il reste retenu, cela se montre dans le “Il y aˮ, dans son donner, entendu comme destiner » (37, 205). Il faut donc penser qu’il existe une sorte d’affinité, ou de parenté, entre le geste de la donation par lequel l’Etre fait acte de présence, et le Présent dans le Temps, qu’il faudrait donc concevoir comme une extension, un élargissement de la succession temporelle qui donnerait lieu à la clairière où se manifeste la Présence de l’Etre – ce que j’ai nommé plus haut un « intervalle de présence », ce que Heidegger nommera plus loin « un espace libre ». Le Présent ne se réduit donc pas à l’abstraite ponctualité du maintenant, non-lieu d’une grandeur évanouissante qui ne vaut que pour marquer les dates sur les pages de l’agenda, absurde entassement des rendez-vous affairés, fuite en avant que seule propulse l’esquive de la pensée (12). Pour qu’il y ait authentiquement Présent, il faut que le Temps se débonde, qu’il ouvre en se répandant une aire de repos, une « pause » qui donne prise à la pensée, qui lui laisse le Temps de la réflexion. C’est alors, et alors seulement, qu’Il y a être, que le Temps laisse à l’Etre le temps de prendre le Temps d’advenir dans la Présence. Le Présent dans le Temps est le suspens (epokhê) de la scène où l’Etre célèbre le mystère de sa Présence.
            Pourtant, remarque aussitôt Heidegger, ce n’est pas seulement au Présent qu’on rapporte le Temps, mais également à ses trois dimensions que sont le passé, le présent et l’avenir (38, 205). Un temps qui ne serait que présent ne serait plus un temps, mais une éternité. Pourtant, le Présent donne bien lieu à la manifestation de la Présence, il offre la scène où s’accomplit l’acte de la Présence : « Mais présent veut tout aussi bien dire être-présent, se déployer en présence, parousia, Anwesenheit » (39, 206). Heidegger donne en exemple la formule suivante : « En présence de nombreux invités, la fête a été célébrée ». Il faut sans doute comprendre que la « célébration » – remarquer la solennité de ce mot – de la fête de l’ek-sistence, de la « panégyrie » à laquelle la nature et l’univers tout entier convient les Mortels, en tant qu’ils répondent à l’appel de l’Etre, cette fête est non seulement une fête de la Présence, du rassemblement de l’Etre dans la donation phénoménale, mais encore une fête du Présent, en tant qu’il est l’expansion par laquelle le Temps se dispose à recevoir la donation de la Présence. Heidegger pense sans doute à l’« Hymne » de Hölderlin intitulé Fête de paix, auquel il a consacré, dès le milieu des années trente, cours et discours (13) ; et plus encore aux trois dernières strophes de l’« Hymne » Le Rhin, longuement commentées par Heidegger dans ses cours sur Hölderlin pendant le semestre d’hiver 1934-35 (14). Se référant alors à Physique IV, Heidegger suggère que, selon Aristote, le maintenant est déploiement du temps : « ce qui, du temps, est, c'est-à-dire avance en se déployant, c’est le maintenant de chaque fois » (39, 206). De même que l’Etre, selon ses époques, ménage un lieu où il peut advenir dans la Présence, de même le Temps, selon son ordre et sa succession, ménage un espace de déploiement pour qu’en son sein la Présence puisse advenir, pour que la Fête puisse être célébrée. Un tel temps doit être dit ontologique, c'est-à-dire ni objectivable ni mesurable comme l’est l’étant. Le Temps n’est pas un étant, même si on le donne comme tel par réflexion quand on le représente – c'est-à-dire qu’on le pose comme un objet – par la ligne droite de la succession des maintenant (Kant : « Il n’a qu’une seule dimension » : 39, 206), ou qu’on le représente par le cadran de la montre, ou de l’horloge, le rendant ainsi disponible à l’opération du calcul, à la maîtrise de la gestion (39, 206-207). C’est là la temporalité de l’existence inauthentique, affairée dans le cercle étroit de la préoccupation, absorbée par l’usage des étants qui lui tombent sous la main, incapable de s’arracher à l’horizon étroit de son perpétuel affairement, et se précipitant toujours de maintenant en maintenant, assujettie à l’unidimensionnalité d’une temporalité qui, à l’inverse de la résolution devançante, n’envisage jamais le risque de la mort.
            Les paragraphes 80 (le Temps de la préoccupation) et 81(genèse du concept vulgaire de temps) de Sein und Zeit développent longuement ce thème. Ils montrent comment le Temps de l’horloge est un temps instrumentalisé, mis à la disposition de la préoccupation affairée, et d’autant plus déchu qu’il déchoit en outil destiné au seul usage calendaire. C’est ainsi que le Temps du « Dasein primitif » (§ 80, p. 415), est ouvert sur l’immensité, en ce sens qu’il se réfère au parcours du soleil. En ce cas, certes, l’astre du jour est instrumentalisé, mais néanmoins la mesure du temps suit-elle le rythme des travaux et des jours, elle met en relation l’existence du Dasein en tant qu’il est assujetti au travail, avec le mouvement d’un astre, entre le ciel et la terre. Il ouvre ainsi l’horizon de la terre sur l’illimité du ciel, et par conséquent il découvre la terre sur le fond d’un au-delà, qui est un mode de l’absence. Aussi demeure-t-il encore sensible à la venue de la Présence dans l’éclaircie de l’Etre. Il n’en va pas de même avec le « Dasein avancé » (ibid.), qui tend à réduire cette ouverture sur le lointain, ce transport de la terre dans le ciel où passe l’astre solaire (15), en sa projection à portée de la main, soit l’ombre du style sur le cadran solaire (16). Mais le cadran solaire lui-même est encore en relation avec les temps astronomiques, aussi doit-il laisser la place au bracelet-montre, qui présentifie une temporalité maniable et sous-la-main. Une telle temporalité, continue Heidegger dans Etre et Temps, est au service d’un « temps du maintenant » (§ 81, p. 421), en une suite de maintenant qui chaque fois tombent sous-la-main, ce pourquoi Platon peut se croire autorisé, dans le Timée, à dire du temps qu’il est une icône de l’éternité (p. 423), « éternité » qu’il faut entendre ici comme répétition absorbée et obsessionnelle du même dans l’affairement toujours recommencé. La formule de Platon ne serait donc qu’une expression du concept vulgaire du temps, selon Heidegger qui semble ici bien superficiel… Dans cette temporalité qui n’est qu’une succession de maintenant affairés, « le On ne meurt jamais » (17) (c’est sans doute pourquoi Heidegger se croit autorisé à identifier cette temporalité inauthentique à l’éternité, ce qui revient à confondre l’éternité avec l’immortalité).

La résonance du Présent

            A l’inverse de cette analyse, Heidegger, dans Temps et Etre, s’efforce de penser une temporalité qui prend en quelque sorte de l’épaisseur, qui se densifie en s’élargissant pour donner lieu à la donation de la Présence. Le maintenant n’est alors plus un point évanouissant qui tend vers un autre maintenant, mais un « présent » véritable qui s’accomplit dans une sorte de « pause » de la successivité. Le Présent ontologique n’est pas un point qui file, mais une clairière qui s’ouvre pour l’accueil de la Présence, qui est donation de l’Etre. On se souviendra que le fils du tonnelier de Messkirch, le village de l’enfance et de l’adolescence, héritait souvent de son père sacristain la charge de faire sonner les cloches. Le jeune homme, avec ses camarades, montait au clocher et, tirant sur les cordes, aimait faire résonner dans tous les environs le timbre profond du bronze (18). Le son de la cloche vibre et se propage dans l’espace, il transforme l’heure en aire de vibration, il lui donne de la consistance, il fait advenir le Temps au sein de la Présence, rendant ainsi présent l’absence même, et les morts parmi les vivants : « Derrière le château, se souvient Heidegger, se dresse la tour de l’église Saint-Martin. Avec lenteur, presque avec hésitation, les onze coups de l’heure s’égrènent et s’effacent dans la nuit. La vieille cloche, aux cordes de laquelle les garçons ont eu leurs mains rudement chauffées, tremble sous les coups du marteau, dont nul n’oublie la silhouette amusante et sombre. Avec le dernier coup, le silence s’approfondit encore. Il s’étend jusqu’à ceux qui ont été sacrifiés prématurément dans deux guerres mondiales. Le Simple est devenu encore plus simple. Ce qui est toujours le même dépayse et libère. L’appel du chemin de campagne est maintenant tout à fait distinct. Est-ce l’âme qui parle ? Est-ce le monde ? Est-ce Dieu ? » (19). Et c’est ainsi que le Temps lui-même se rend sensible à l’enfant qui le fait vibrer dans le monde de la Présence, que le Temps se rend lui-même présent dans le Présent de l’heure qu’il célèbre. Est-ce l’âme, le Dasein lui-même qui se rend attentif à l’écoute du présent ? Est-ce l’Etre qui résonne harmoniquement aux coups retentissant du battant ? Ou bien est-ce le Temps lui-même qui s’épanouit par l’expansion de l’onde sonore ? On se souvient que le texte de Heidegger fait « la tentative de penser l’Etre sans l’étant » (195). C’est donc dans l’Etre, ou dans le Temps, non dans le Dasein qui n’est ici qu’un témoin secondaire, presque un intrus, que s’accomplit l’avènement phénoménal du Présent dans la Présence. Mais il est vrai que, par la pensée comme par les sens, le Dasein vibre à cet appel. L’heure présente est source d’une expansion qui libère un site pour l’accueil de l’Etre, et le cérémonial de cette réception a son écho dans le vivant-pensant qui en est le témoin. Ecoutons Claudel : « De l’Heure. Elle sonne et je retentis. A cette explosion du timbre, moi-même et toutes les choses qui existent, nous avons derrière nous la même quantité de passé, telle masse soustraite au possible est adjugée qui désormais ne peut être différente, tel titre sur le futur. C’est un coup qui m’éveille ? Je prends conscience de ce qui m’entoure ; la marée de l’univers a atteint telle marque disposée d’avance. Je suis ? Je suis, mais quoi ? Je suis, mais je suis où ? Quelle heure donc est-il, en moi et hors de moi, suivant que je me clos ou m’ouvre ? J’entends mon cœur en moi et l’horloge au centre de la maison » (20). Selon Claudel, l’heure sonne au centre de l’intérieur.
            Selon Heidegger, c’est le Temps lui-même qui se prépare à recevoir la Présence dont l’Etre est le donateur. La cloche est une coupe renversée, elle est un vase et le vide qui la creuse se dispose à recevoir la sève vivante, vibrante de l’heure qui résonne. La forclusion du sujet est ici pourtant troublante, car la cloche résonne-t-elle encore quand il n’est plus personne pour l’écouter ? Le texte de Heidegger se situe mais en allant à l'encontre dans une longue tradition qui dépose l’énigme du présent dans la conscience intime du temps, son secret le mieux celé. Tel est le sens de la leçon de Husserl, encore prisonnier de l’horizon transcendantal de la conscience, et incapable de s’en affranchir pour s’élever vers l’Etre. Tel encore le beau texte de Proust, dans la Recherche, sur les heures heureuses que le Narrateur consacre à la lecture sous le marronnier du jardin de Combray, écoutant sonner les cloches de Saint-Hilaire et le son se répandre dans l’espace comme une donation quasi mystique qui célèbre le mystère du Temps, et la béatitude du présent. Pendant ces longues heures de lecture, rapporte le Narrateur, « … je trouve des plaisirs d’un autre genre, celui d’être bien assis, de sentir la bonne odeur de l’air, de ne pas être dérangé par une visite et, quand une heure sonnait au clocher de Saint-Hilaire, de voir tomber morceau par morceau ce qui de l’après-midi était déjà consommé, jusqu’à ce que j’entendisse le dernier coup qui me permettait de faire le total, et après lequel le long silence qui le suivait semblait faire commencer, dans le ciel bleu, toute la partie qui m’était encore concédée pour lire jusqu’au bon dîner qu’apprêtait Françoise et qui me réconfortait des fatigues prises, pendant la lecture du livre, à la suite de son héros. Et à chaque heure il me semblait que c’était quelques instants seulement auparavant que la précédente avait sonné ; la plus récente venait s’inscrire tout près de l’autre dans le ciel et je ne pouvais croire que soixante minutes eussent tenu dans ce petit arc bleu qui était compris entre leurs deux marques d’or. Quelquefois même cette heure prématurée sonnait deux coups de plus que la dernière ; il y en avait donc une que je n’avais pas entendue, quelque chose qui avait eu lieu n’avait pas eu lieu pour moi ; l’intérêt de la lecture, magique comme un profond sommeil, avait donné le change à mes oreilles hallucinées et effacé la cloche d’or sur la surface azurée du silence. Beaux après-midi du dimanche sous le marronnier du jardin de Combray, soigneusement vidés par moi des incidents médiocres de mon existence personnelle que j’y avais remplacés par une vie d’aventures et d’aspirations étranges au sein d’un pays arrosé d’eaux vives, vous m’évoquez encore cette vie quand je pense à vous et vous la contenez en effet pour l’avoir peu à peu contournée et enclose  tandis que je progressais dans ma lecture et que tombait la chaleur du jour – dans le cristal successif, lentement changeant et traversé de feuillages, de vos heures silencieuses, sonores, odorantes et limpides » (21).

Présent de la réflexion et Présent de la Présence

            Pour que cet intervalle d’éternité (Heidegger n'aime ni l'idée ni le mot, qu'il croit abstrait ; il préfère parler de « la clairière de l'Ouvert »), qui donne à l’Etre le lieu et l’occasion de manifester sa présence, s’échancre et éclose, il faut que l’esprit soit recueilli dans l’attention de la pensée. Tel est l’exercice de la lecture, tel est celui de la méditation. Heidegger, qui veut construire une pure ontologie de la temporalité, ignore cette dimension proprement subjective, l’introspection d’un esprit qui sonde sa propre intériorité. Ce n’est pas le sujet, recueilli en lui-même, qui découvre en lui la paix du présent de la réflexion, c’est le Temps lui-même qui, par son affinité avec l’Etre, ouvre la scène où les représentants de la Présence font leur apparition, la cour où les ambassadeurs de l’Etre produisent leurs titres de créance. Nous verrons dans la suite du texte, à divers indices, comment le sujet recueilli en son intériorité est à la fois supposé et forclos, conscience intime du temps en laquelle seulement peut avoir lieu l’avènement d’un présent comme Présence, mais qui cependant doit s’effacer pour recevoir ce dont elle est l’unique témoin. Ce qui fait penser qu’un autre texte, fondamental celui-là, se devine en filigrane dans le texte de Heidegger, un architexte que Heidegger, à la différence du texte de Proust, connaissait bien : il s’agit de la célèbre analyse du temps qu’on lit au livre XI des Confessions d’Augustin d’Hippone. Pour Augustin, l’extase de la temporalité s’ouvrant pour recevoir en son sein la Présence est ouverture de l’âme à Dieu, le miracle d’une extension temporelle de l’esprit dans le Temps, distentio animi (chap. 14 et 26). Le Présent est en ce sens l’or du temps, l’unique « événement » dans l’horizon duquel se célèbre le mystère de la temporalité, ce pourquoi il ne faut pas compter trois dimensions dans le Temps, mais une seule : le Présent, qui se décline selon qu’il est présent du passé, présent du présent et présent du futur. On trouvera dans ce site un long commentaire de ce texte (22). Cette extase de l’éternité, c'est-à-dire du divin, qui est de pure spiritualité, n’est pourtant pas sans représenter son image dans le sensible : cette image, c’est ce que nous percevons lorsque, attentifs, nous écoutons le déploiement de la musique. Le chapitre 27 de ce même livre XI  se met à l’écoute d’un vers de saint Ambroise qui est aussi un article du Credo : « Deus creator omnium », et Augustin montre magnifiquement comment l’hymne ambrosien ne se dissipe pas en instants sonores, mais est reçu au contraire par la conscience dans sa présence réelle, comme une totalité, chaque moment de l’exécution se rapportant à tous les autres. C’est par ce recueil que l’âme se rend disponible à l’écoute et se met en mesure de recevoir, c'est-à-dire d’entendre, la musique. C’est de façon semblable, même s’il forclôt l’acte de la conscience réceptive, que Heidegger affirme que la Présence du présent n’est pas simplement celle du maintenant ponctuel qui s’évanouit dès apparu, mais demeure dans le Présent de son avènement, ce qui annonce l’enjeu fondamental de ce texte, qui est le thème de l’Ereignis : « … la Présence au sens de l’Etre-déployé est de si loin distincte de la Présence entendue au sens du maintenant que la Présence (en tant que être-déployé-en-présence) ne se laisse en aucune façon déterminer à partir du présent comme maintenant. C’est plutôt l’inverse qui paraît possible (Etre et Temps, § 81). S’il en était bien ainsi, alors c’est la Présence comme parousia et tout ce qui appartient à un tel présent, qui devrait se nommer proprement le Temps, même si alors le Temps n’a immédiatement en lui plus rien de la représentation courante du temps (comme coup sur coup de la suite calculable des maintenant) » (40, 207).
            Comment penser alors cette présence qui fait son apparition au cœur de la temporalité, dans cet ajour que ménage le Temps pour l’accueil de l’Etre, comme des bras s’ouvrent pour mieux étreindre l’hôte qui se présente ? On dira peut-être que le Temps fait durer l’instant, distend l’intervalle de la durée pour que l’Etre y établisse sa demeure. La durée – que Heidegger entend dans le Wesen de Anwesen, proche de Währen qui répond au manere latin, soit : demeurer, résider dans la per-manence (41, 208) – serait donc l’événement qui, dans le Temps, laisse faire à l’Etre l’acte de sa présence. Mais nous reconnaissons là l’intuition de la durée selon Bergson, qui transpose la venue de l’Etre, ou plutôt de l’Exister, dans la conscience intime du temps, et régresse ainsi dans l’horizon de la philosophie transcendantale. C’est inversement, selon Heidegger, en vue de l’Etre, non du sujet, que le Temps s’évase pour recevoir l’épanchement de la Présence. Ce n’est donc pas par l’intuition subjective de la durée qu’il faut penser l’avènement de la Présence, mais comme un acte de l’Etre lui-même, dont certes le Dasein, et lui seul, est témoin, seul digne de recevoir un tel dépôt, unique destinataire de cette parousie, mais témoin seulement, non acteur ni participant. Ce pourquoi ce ne peut être la durée – dont le bruissement se fait entendre dans l’intériorité – qui définit l’essence de la Présence, mais le regard, qui pose à l’inverse la Présence dans l’extériorité. « Regard » – qui a la valeur, comme c’est trop souvent le cas ici, d’une interprétation, ou même d'une glose, plutôt que d’une traduction – n’est pourtant pas si mal choisi, en ce sens où l’on nomme aussi « regard » une ouverture ménagée pour permettre la visite d’une cavité aveugle et difficile d’accès. Le Présent ménage dans le Temps un « regard » pour recevoir la visite de la Présence, qui est le re-présentant de l’Etre. Mais le regard est aussi ce qui fait face, ce qui questionne, parfois ce qui affronte. Le regard est à la fois rencontre et accueil, confrontation et réception, extériorité et intériorité. Ce qui se manifeste dans la Présence, ce qui vient résider dans le séjour du présent, c’est un « regard », au sens de ce qui me concerne et m’aborde (angehen) : « L’avancée du déploiement de l’Etre s’avance en venant à nous (ce venir-à-nous étant ce qui nous importe, ce qui nous regarde (An-wesen geht uns an : « ce qui nous concerne ») ; présent (Gegenwart), cela veut dire : venir séjourner à notre rencontre (uns entgegenweilen) – à nous, les hommes » (41, 208). Ce n’est pas au plus intime de lui-même que le Dasein trouve l’Etre, c’est dans l’ex-tase, comme hors de lui-même, qu’il le rencontre, destin inoubliable en ce sens que toute circonstance à venir viendra désormais se loger dans l’horizon de cet événement fondateur. Car tel est le destin du Dasein qui répond au « destinement » de l’Etre : croiser le regard de la Présence, répondre à l’appel de l’Etre qui m’aborde et me concerne. « Si l’homme n’était pas constamment celui qui accueille la donation venant du Il y a parousia ; si ce qui, dans la donation, est dirigé et tendu vers lui n’atteignait pas l’homme, alors, avec le défaut de cette donation, l’Etre ne resterait pas seulement en retrait, pas seulement non plus renfermé – l’homme resterait exclu de l’ampleur du règne du : Il y a être. L’homme ne serait pas homme » (43, 208-209). L’homme ne saurait être la mesure de toutes choses, car il lui faudrait alors être la mesure de lui-même. Or ce n’est pas en lui-même que l’homme trouve sa mesure, c’est à la rencontre de l’Etre que se mesure l’homme, qu’il donne sa mesure, dans la croisée de son regard, par la révélation que c’est à lui que l’Il y a s’adresse. Cela, il est vrai, était déjà pensé dans Sein und Zeit. Mais ce qui n’était pas encore pensé, c’était l’acte lui-même de la présentation, les noces du Présent et de la Présence, non plus l’analytique existentiale du Dasein (qui n’est que dépositaire de ce secret, non acteur ni donateur), mais l’ontologie de l’Etre même, par une sorte de bégaiement qui reconnaît implicitement qu’on touche ici à la limite du concevable.

Le Présent dans l’Etre

            Il faut donc revenir au déploiement de la Présence dans le Présent : « On dirait qu’avec ce renvoi à l’homme nous nous sommes écartés du chemin sur lequel nous voudrions penser en suivant le Temps dans ce qu’il a de propre. Dans une certaine mesure c’est exact » (44, 209). En effet, puisque c’est seulement dans la pensée de l’Etre que l’homme peut trouver sa vraie mesure. Mais qu’en est-il de l’Etre lui-même ? S’il est cette présence qui advient dans la clairière du présent, alors il nous faut reconnaître dans le Temps un mouvement semblable à celui qui procède à l’avènement de l’Etre. Or, nous savons que, si l’Etre se manifeste par la Parousie, par l’avènement de la Présence, cette présence contient aussi en elle l’esquive de l’absence, puisque c’est seulement en émergeant de l’absence, qui a puissance de présence, que la Présence fait acte de présence. L’absence est en effet, non le contraire de la Présence, mais une modalité de sa manifestation, non seulement parce que c’est dans l’absence que se révèle l’inquiétante étrangeté du familier, mais aussi parce que l’absence est comme le double virtuel de la Présence, le révélateur au sein duquel la Présence fait son apparition. C’est pourquoi, tout autant que la Présence, l’absence nous concerne, nous aborde, nous regarde et s’adresse à nous : « Mais tout aussi souvent, c'est-à-dire perpétuellement, l’absence vient à nous comme ce qui nous regarde » (45, 209 : stets geht uns auch das Abwesen an, « l'absence nous concerne toujours », qui répond à ce qui avait été écrit quelques lignes plus haut : An-wesen geht uns an, « la présence nous concerne », traduit par « ce qui nous regarde », 41, 208). Ainsi notre mort, pourtant toujours absente, ne cesse-t-elle de nous hanter. Nous hantent encore les fantômes de notre passé, pourtant relégués dans l’absence de l’avoir-été, revenants qui nous regardent depuis l’exil où nous les avons irréversiblement perdus : « … même cela qui n’est plus présent se déploie immédiatement à notre rencontre dans son absence – en effet, suivant le mode de l’avoir-été en tant qu’être du passé, qui comme tel vient à nous comme ce qui nous regarde » (45, 209). L’absence des disparus engloutis dans le révolu, l’absence des trépassés convoqués par le lent tintement du glas, l’absence de notre mort, imminente dans l’avenir. L’absence n’est plus alors la servante de la Présence, qui apprête son apparition, elle est une modalité du temps, à la fois comme l’avoir-été du passé qui ne passe pas et le « venir-sur-nous » (46, 210) d’un futur qui nous attend sans que nous puissions nous y attendre. Nous trouvons donc dans le Temps une structure affine à la donation qui s’accomplit dans l’énigme du « es gibt » : dans l’un comme dans l’autre, le Présent dans le Temps comme la Présence dans l’Etre, ce qui advient est frangé d’absence, dans une sorte d’alternance qui fait émerger la lumière de l’ombre qui la révèle, puis plonger la lumière dans l’ombre qui l’éteint, reproduisant dans le Temps comme dans l’Etre le rythme des jours et des nuits. Dans le Temps comme dans l’Etre – incommensurables entre eux mais qui se font pourtant écho – ce qui apparaît est ainsi comme distendu entre l’absence où s’annonce l’apparaître et l’absence où l’apparaître s’ensevelit. Entre l'émergence et la dissipation. Cette fois encore, cette distension – qui est extension et expansion – n’est pas sans rappeler la distentio animi d’Augustin, au sein de laquelle la pensée s’ouvre et se rend disponible à l’écoute du temps. Mais cette distension n’est plus, selon Heidegger, celle de l’esprit – animus – mais celle de l’Etre lui-même, comme celle du Temps lui-même. Pour dire cette distension qui donne lieu à l’offrande de l’apparaître, qu’il soit ontologique ou historial, Heidegger recourt au verbe reichen, donner, offrir, mais aussi s’étendre, et qui renvoie encore à l’idée de prodigalité, de largesse qui vient combler tout besoin. C’est ainsi que le Reich est l’empire qui nous accueille, le royaume qui nous donne notre vraie demeure. Pour nous autres hommes qui sommes les témoins et les répondants de l’Il y a, notre Royaume est tout entier du Présent tel qu’il s’offre dans le Temps, de la Présence telle qu’elle apparaît dans l’Etre.
            Pour dire cette ouverture d’un lieu qu’il est possible d’habiter, d’une durée où il nous est permis de vivre, les traducteurs (Jean Lauxerois et Claude Roëls), pour rendre les divers sens du verbe reichen et de ses dérivés, recourent à un mot rare, emprunté au lexique de la liturgie catholique : la « porrection », du latin porrigere, se porter en avant, étendre, allonger, mais aussi présenter et offrir – ne faut-il pas tendre la main pour présenter l’offrande ? Ce maniérisme est parfaitement étranger au mot allemand, d’usage courant, et surtout il introduit dans le texte une référence sacramentelle qui n’est nulle part – du moins explicitement – formulée. La « porrection » est un rite du cérémonial de l’ordination, qui consiste à présenter à celui qui se destine à la prêtrise les instruments du pouvoir surnaturel qui lui est accordé : la patène et le calice, l’étole et la chasuble qui confèrent à celui qui les reçoit la dignité de célébrer l’eucharistie. L’ordinand touche ces instruments qu’on lui présente, et par là étend magiquement son éminence sacerdotale jusque dans la sphère sacrée du mémorial et de la transsubstantiation. Ce thème exclusivement catholique introduit dans le texte un sens qui lui est totalement étranger. L’opération vise à la récupération bien davantage qu’à la traduction. Il est peut-être vrai que, depuis Nietzsche, il y a, dans tout philosophe, quelque chose comme un prêtre mis au chômage par la mort de Dieu. Ce qui signifie précisément que la messe est dite, et que le philosophe n’est en aucun sens convié à la célébrer. Ce mélange des genres est foncièrement déplaisant, mais à défaut de le pardonner, on peut comprendre l’intention du traducteur : l’offrande du Présent dans le Temps et de l'Etre dans la Présence nous ouvre les portes d’un royaume qui étend la sphère de notre exister bien au-delà de l’instant infinitésimal, du maintenant toujours évanouissant. Cette grâce est comme un don surnaturel qui étend notre empire sur la terre, ouvrant une clairière en laquelle il nous est offert d’établir notre résidence. La tentation théologique est constante chez Heidegger, « l’Etre est le transcendens par excellence » (23), son domaine est le sacré et l’on sait le mot du penseur dans l’entretien qu’il avait accordé au Spiegel : « Seul un Dieu peut encore nous sauver ! » (24). Il est donc inutile d’en rajouter, et de sacraliser un texte déjà assez pesamment solennel par lui-même. Nous traduirons désormais « reichen » par s’étendre, et « reichung » par extension, même si n’est ainsi formulé, il est vrai, qu’une faible partie du spectre sémantique.

Le Temps héberge l’Etre

            Dans le Temps comme dans l’Etre, le Dasein éprouve un mode d’approche, de venue vers nous qui s’apparente au geste de l’offrande, comme une main qui s’ouvre pour que nous puissions saisir, non la main elle-même, car ni le Temps ni l’Etre ne sont des étants, mais ce qu’elle contient, et qui fait ainsi acte de présence : le phénomène dans l’horizon de l’Etre, le Présent dans l’horizon du Temps. C’est ainsi que ce qui se manifeste, dans le Temps comme dans l’Etre, émerge semblablement de l’absence pour se porter au devant de nous, selon « la venue à nous qui nous regarde et nous atteint » (210, 47) : le Présent se présente dans le Temps comme la Présence se présentifie dans l’Etre. Le Présent ouvre dans le sillage du Temps une zone de lumière, une éclaircie, ou bien encore un « regard » dont l’extension se dispose pour la réception de l’Etre, soit : « l’avancée du déploiement d’être ainsi procurée. Avec elle s’éclaircit ce que nous nommons l’espace libre du temps » (49, 211). Cet espace temporel n’est certes pas mesurable comme est mesurable l’espace géométrique. Il est le site ontologique où s’accomplit l’avènement de l’Etre. L’amplitude de l’Ouverture du présent dans le Temps ne saurait faire l’objet d’un calcul, pour cette simple raison qu’il n’est pas un objet : le Présent, qui est une modalité du temps, n’est pas plus un étant que ne l’est le Temps lui-même. Que chacun consulte son intuition : le Présent, fenêtre ouverte sur la Présence, n’est pas un point mathématique qui s’abolit sitôt posé : il dure, il laisse en nous une trace profonde, il est une plénitude d’être passionnément goûtée. Combien de temps dure-t-il ? Essayez donc de compter ! Je prends un chronomètre. Top ! Le Présent nous glisse entre les doigts, il échappe à la mesure. Le Temps n’est pas dans le Temps, « le Temps n’est lui-même rien de temporel » (49, 211), pas plus que le Présent ne se laisse mesurer comme on mesure par exemple la largeur de la scène sur laquelle l’acteur fait son apparition. Car la scène est devant moi, alors que je suis moi-même dans le Temps.
            Ce que Heidegger nomme « l’espace libre du temps », soit : l’Ouverture qui rend disponible le Présent à la réception de la Présence, n’a rien à voir avec l’espace-temps de la relativité. Il ne s’agit pas d’un espace temporalisé par la vitesse du mouvement, engendrant, quand la vitesse se porte à de certaines limites, des courbures et des déformations dans les géodésiques qui mesurent également le temps comme l’espace. Le Temps spatialisé dans le Présent est au-delà de toute mesure : il est l’extension et l’Ouvert, le regard par lequel s’engouffre la lumière pour ménager le jour où séjourne le Présent, émergeant de la double absence du révolu et du possible. Un tel espace n’est pas un objet que nous pourrions soumettre à nos arpentages. Il est le site où s’accomplit l’événement de la donation : « “Espace libre du tempsˮ nomme maintenant l’Ouvert, qui s’éclaircit dans l’extension qui porte et apporte les uns aux autres l’avenir, l’Etre-passé et le Présent. Seul cet Ouvert – et lui seul – accorde à l’espace tel que nous le connaissons habituellement tout son espacement possible. L’éclaircissante extension qui porte et rapporte les uns aux autres l’avenir, l’avoir été et le Présent est elle-même pro-spatiale ; seulement ainsi elle peut accorder place à l’espace, c'est-à-dire le donner » (49, 211). Dans ce cercle de lumière seulement, il nous est donné de construire le Temps unidimensionnel comme l’espace tridimensionnel, tous deux mesurés par des nombres. Mais il n’est pas de nombre pour mesurer « l’éclaircie de l’Ouvert » (51, 212 : die Lichtung des Offenen), car il ne s’agit plus ici de distance, mais plutôt de tension, non dans l’étant, mais au sein de l’Etre lui-même, tension qui maintient l’élargissement du présent entre le reflux du passé et le flux de l’avenir, les trois temps du passé, du présent et de l’avenir se rassemblant dans l’unité « quadri-dimensionnelle » (54, 213) du temps véritable : « Ce jeu de tension s’avère comme la véritable extension, celle qui joue dans le propre du temps, donc en quelque sorte comme la quatrième dimension » (53, 213). Les trois dimensions du temps en forment ainsi une quatrième qui les unit et les rassemble dans un même geste, celui de la tension et de l’extension, du retrait et de l’offrande, de la réserve et de la présentation. En cette éclaircie, qui est le nœud qui assemble les trois actes de la présentation, la clé qui maintient l’arc – qui est une arche – de la voûte du temps, s’accomplit l’avènement de la Présence, qui est le rayonnement du lointain dans le prochain de l’apparaître : « C’est pourquoi cette première, cette initiale et au sens propre du mot entre-prenante extension – où repose l’unité du temps véritable – nous la nommons : la proximité approchante (Nahheit un nom ancien encore employé par Kant). Mais elle approche l’avenir, l’avoir-été, le Présent les uns des autres dans la mesure où elle libère et déploie un lointain » (54, 213). La tension rassemble les trois dimensions dans l’unité temporale de l’apparaître, tels les rites successifs d’une liturgie, ou tels les trois actes d’un drame, mais elle les dissocie encore pour en marquer distinctement le rythme, repoussant le passé comme l’avenir hors de la zone d’émergence du Présent : car « elle [la « proximité approchante », l’extension qui ouvre l’éclaircie du présent] tient ouvert l’avoir-été tandis qu’elle empêche sa venue comme présent. Cet approchement de la proximité tient ouvert le survenir depuis l’avenir en ce que, dans le venir, elle réserve la possibilité du présent. La proximité approchante a le caractère de l’empêchement et de la réserve » (ibid.).
            La temporalité originaire apparaît ainsi comme l’instance qui donne lieu à l’Etre, comme l’Etre est l’instance qui donne lieu à l’étant. Le Temps est le donateur originaire, puisque c’est lui encore qui donne lieu à l’Ouverture « pro-spatiale » (56, 214) en laquelle il nous est loisible de construire tout espace mesurable. Car c’est toujours au sein d’un espace qui le précède que le géomètre construit  et cadastre son espace. C’est ainsi que les géométries non-euclidiennes ont ouvert, dans la mathématique du XIXe siècle, une crise des fondements. Pourtant, Riemann a bientôt pu montrer que toutes les géométries possibles étaient une par la variation de la courbure de l’espace considéré, courbure nulle pour la géométrie euclidienne, négative pour la géométrie lobatchevskienne et positive pour la géométrie riemanienne. C’est donc au sein d’une même spatialité, originaire et qui précède la mesure, que le géomètre construit ses coordonnées et se donne des repères. Quelle que soit la courbure de l’espace en lequel le géomètre effectue ses mesures,  les divers espaces mesurables viennent tous se loger dans un espace-mère dont tous dérivent également, et qui, lui, ne s’offre plus à nos mesures. Ce que Heidegger nomme « l’espace libre du temps » est ainsi l’Ouvert dans la clarté duquel le géomètre dessine l’ombre de la forme. Et l’Ouvert, qui est le nœud où s’exerce la tension qui fait l’unité du temps, entre le recueil du présent et sa dissémination dans la double absence du passé et de l’avenir, l’Ouvert qui héberge et offre séjour au présent, où l’Etre à son tour établit sa demeure, l’Ouvert est la donation de la donation, ou bien encore le présent du Présent qui seul donne lieu à la distension temporale : « Nous nommons le donner qui donne le Temps véritable : l’extension éclaircissante-hébergeante. Dans la mesure où le régir de cette extension est lui-même un donner, il s’héberge dans le Temps véritable le donner d’un donné » (56, 214). « Temps véritable » qui, à l’évidence, n’a plus rien de commun avec ce que nous nommons ordinairement le Temps, que l’homme croit pouvoir soumettre à sa mesure, par le décompte et le calcul, comme s’il appartenait à l’homme d’être le « donateur du Temps » (56, 214). « Temps véritable » incommensurable au temps compté, comme « l’espace libre » est disproportionné à l’espace mesurable. Le Temps véritable est sans commune mesure avec les combinaisons de nos calculs, il est l’Ouvert qui laisse battre en son sein le cœur vivant du Présent, entre passé et avenir qui le menacent et le provoquent à la fois, dans l’éclaircie duquel advient la proche présence dans le rayonnement du lointain : l’Etre.

 

NOTES
 

1- Il faudrait plutôt dire avec Descartes : ego cogito, ego sum.

2- Pascal, Pensées, L 976. Cette formule est approximativement citée dans Sein und Zeit, dans une note du § 1 (p. 4).

3- Die Kehre : il s’agit de la dernière des quatre conférences prononcées au Club de Brême, le 1er et le 2 décembre 1949.

4- Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, trad. A. Becker et G. Granel, PUF, 1973, p. 26.

5- En effet, et contrairement à une opinion répandue, l’intérêt que Heidegger manifeste pour la science, classique comme contemporaine, remonte aux premières œuvres et se maintient avec constance. Dès 1915, sa Leçon d’habilitation, Le Concept de temps dans la science historique, comprend une longue première partie consacrée à la conception du temps dans les sciences physiques, de Galilée à Einstein. Le cours de 1925, Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, reprend et approfondit ces analyses, et le cours de 1935-36, Qu'est-ce qu'une chose? (« Die Frage nach dem Ding ») consacre un long développement à l'examen des principes fondamentaux de la physique mathématique, de Galilée et de Newton. Déjà, dans le cours de 1930, De l'essence de la liberté humaine, Heidegger, citant Max Born et Pascual Jordan, s'interroge sur la radicale remise en question, par les principes mêmes de la physique quantique, de la notion de causalité telle qu'elle avait été pensée par Kant dans la deuxième analogie de l'Analytique des principes (§ 15). A l’automne 1935, Werner Heisenberg et Viktor von Weizsäcker, accompagné de son neveu Carl Friedrich, qui deviendra physicien et philosophe, se rendent dans le chalet de Todtnauberg, où ils s’entretiennent longuement avec Heidegger. Carl Friedrich, qui par la suite fréquentera régulièrement le penseur, jouera un rôle d’intermédiaire entre Heidegger et le monde de la physique théorique  (Carl Friedrich von Weizsäcker, « Rencontres sur quatre décennies », dans Martin Heidegger, sous la direction de Michel Haar, « Cahiers de l’Herne », éditions de l’Herne, 1983, p. 156-160). A l’été puis à l’automne 1953, dans les deux conférences successives Science et Méditation et La Question de la technique (toutes deux publiées dans le recueil Essais et Conférences), Heidegger fait à plusieurs reprises références aux questions que pose la théorie des quanta, non de façon superficielle, mais approfondie, surtout dans la première de ces deux conférences. Il y eut même, à l'occasion de la préparation de la conférence de Munich sur « La question de la technique », une courte correspondance entre Heidegger et Heisenberg au sujet de la théorie quantique et de la rupture ontologique qu'elle accomplit, puisqu'elle n'accorde d'existence à la particule élémentaire que dans la mesure où celle-ci se concrétise dans l'appareillage qui l'enregistre. C'est à Cathryn Carson qu'on doit la découverte de cette correspondance trop longtemps ignorée (“Science as Instrumental Reason. Heidegger, Habermas, Heisenberg”, Continental Philosophical Review, 2010, 42, p. 483-509). La mention de Heisenberg dans le prologue de la conférence Temps et Etre, prononcée en 1962, montre combien les questions soulevées par la révolution quantique ont accompagné la méditation du philosophe bien après la Kehre, et jusque dans le dernier mouvement de sa pensée. Sur ce dialogue, crucial et pourtant refoulé, entre science et philosophie, qui accompagne le chemin de pensée de Heidegger, on lira avec le plus grand profit les introductions, riches et approfondies, de Catherine Chevalley dans son édition du texte de la conférence de Werner Heisenberg, La Nature dans la physique contemporaine, Folio-Essais, Gallimard, 2000 ; ainsi que dans son autre édition de quelques grands textes de Niels Bohr, Physique atomique et connaissance humaine, Folio-Essais, Gallimard, 1991. Egalement l'indispensable article de la même Catherine Chevalley, « La Physique de Heidegger », Les Etudes philosophiques, juillet-septembre 1990, n° 3 consacré à Heidegger, p. 289-311.

6- Ce qu’indique cette note de Heidegger (on la trouve à la fin de Zur Sache des Denkens, p. 91) en préambule du texte de la conférence : « Le titre Temps et Etre caractérise dans le plan proposé pour le livre Etre et Temps la troisième section de la première partie de l’œuvre annoncée. L’auteur n’était pas alors de taille pour une élaboration suffisante du thème que nomme le titre Temps et Etre. La publication de Etre et Temps fut interrompue à ce point précis. Ce que contient aujourd’hui le texte de la conférence, établi trente-cinq ans après Etre et Temps, ne peut plus être mis en connexion directe avec le texte de Etre et Temps. En vérité, la question directrice est bien toujours la même, mais cela veut seulement dire : la question s’est fait encore plus questionnante et par là encore plus étrangère à l’esprit de l’époque actuelle » (191).

7- M. Heidegger, Réponses et questions sur l’histoire et la politique, Entretien accordé au Spiegel en 1966, traduction par Jean Launay, Mercure de France, 1977, p. 73.

8- Quand Heidegger découvre l’art de Paul Klee au lendemain de la guerre, cette rencontre est pour le philosophe un événement, source d’un attachement profond et jamais démenti. En témoignent les souvenirs d’un ami fidèle, Heinrich Wieland Petzet (1909-1997), fragments récoltés au cours d’un demi-siècle et rassemblés dans un recueil qui se veut aussi un hommage : H. W. Petzet, Auf einen Stern zugehen. Begegnungen und Gespräche mit Martin Heidegger, 1926-1976, Societäts-Verlag, Francfort, 1983 ; traduction française : Le Chemin de l’étoile. Rencontres et causeries avec Heidegger, 1929-1976, trad. Cl.-N. Grimbert et Ph. Arjakovsky, éditions du Grand Est, Paris, 2014. C’est à Bâle, en 1959, lorsque le galeriste Ernst Beyeler exposa la collection Thompson qu’il venait d’acquérir – soit près de quatre vingt-dix pièces, dessins, aquarelles et huiles, de Klee – qu’eut lieu la première rencontre entre le peintre et le philosophe. On en lira le récit dans l’ouvrage de Petzet, p. 170 à 174 de la traduction française. Pendant une journée entière le philosophe se pencha avec la plus grande attention sur les énigmatiques hiéroglyphes de Klee. Il croyait y voir, plus que la sympathie cosmique que revendique l’artiste dans les textes qu’il a consacrés à son art, le symptôme d’une grande « mutation » qui se trame dans le destin de l’œuvre d’art, déjà annoncée par Hegel dans ses Leçons d’esthétique. Dans une lettre à Hildy Beyeler, il écrira plus tard que les deux œuvres citées dans la conférence Temps et Etre – Saint à une fenêtre et Mort et Feu – avaient dans son esprit valeur d’un hommage en souvenir de sa visite de Bâle. Il écrivait encore que les œuvres de Klee étaient selon lui, non des tableaux, mais « de véritables états de choses ». Saint à une fenêtre, ajoutait-il, « apportait avec lui un monde tout entier. Moins son œuvre était pensée comme un objet, plus elle était “apparaissante” (au sens du phanesthai grec) » (Petzet, 174). Quand, l’année suivante, en 1960, Heidegger travaillait au séminaire qu'il devait faire à Brême sur le thème « Image et mot », il demanda à ses auditeurs de s’y préparer en lisant quelques textes dont il fournissait la liste, et parmi ceux-ci, « De l’art moderne » de Paul Klee, conférence prononcée à Iéna en 1924 (Petzet, p. 74 ; on lit le texte de Klee dans un précieux petit recueil : Paul Klee, Théorie de l’art moderne, Gonthier, « Médiations », 1971, p. 15-33). L’intérêt pour le peintre s’enrichit encore d’une visite à la Fondation Klee de Berne, au cours de laquelle Heidegger crut apercevoir le lien qui rattachait cet art à celui de Cézanne, un peintre qui l’inspirait et dont il se sentait également très proche (Petzet, p. 174). Sur ce thème, on pourra encore consulter l’article de Guillaume Fagniez, « Une "mutation" de l'art ? Martin Heidegger et Paul Klee », Cahiers de philosophie de l'université de Caen, Presses universitaires de Caen, 2018, p. 75-93 (en ligne). Depuis la traduction anglaise de l’ouvrage de H. W. Petzet en 2002, de nombreux articles ont été publiés sur l’affinité de la pensée de Heidegger avec l’art de Paul Klee. Parmi ceux-ci on accordera une attention toute particulière à celui de Stephen H. Watson, « Paul Klee, and the Origin of the Work of Art », The Review of Metaphysics, vol. 60, n° 2, décembre 2006, pp. 327-357.

9- Je pense surtout à l’extraordinaire Annonciation de Fra Angelico et de son atelier dans le couvent Saint-Marc, à Florence, cellule 3 (vers 1438-1450) : Marie semble littéralement naître et émerger de la blancheur pour répondre à l’appel de l’Ange, et recevoir sa salutation. On lira à ce propos, sur l’iconologie comme sur la théologie de l’Annonciation, les magnifiques analyses de Georges Didi-Huberman, Fra Angelico, Dissemblance et Figuration, « Champs », Flammarion, 1995.

10- « Pour la science, il n’y a plus, depuis Copernic, de lever du soleil ni de coucher du soleil. Scientifiquement, il est clairement établi que de semblables choses sont des erreurs des sens. Selon les conjectures de l’opinion courante, le pas encore garde, du point de vue du soleil levant, sa vérité aussi bien à minuit qu’à l’aube. Mais cette vérité ne se laisse jamais fonder scientifiquement, et ce pour cette raison que la quotidienne attente matinale du soleil a un caractère qui ne laisse pas de place pour les démonstrations scientifiques » (Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, PUF, 1973, p. 191). L’origine de cette pensée est à chercher dans un texte remarquable de Husserl, L’arche-originaire Terre ne se meut pas, publié avec d’autres textes se rapportant au même thème dans La terre ne se meut pas, trad. D. Franck, D. Pradelle et J.-F. Lavigne, Minuit, 1989.

11- « Dire de l’Etre qu’il “estˮ, sans autre commentaire, c’est le représenter trop aisément comme un étant sur le mode de l’étant connu qui, comme cause, produit et, comme effet, est produit. Et pourtant Parménide dit déjà au premier âge de la pensée : esti gar einai, “Il y a en effet de l’êtreˮ. Dans cette parole se cache le mystère originel de toute pensée […] L’esti gar einai de Parménide n’est pas encore pensé aujourd’hui » (Heidegger, Lettre sur l’humanisme, dans Questions III ; Questions III et IV, « Tel », Gallimard, 1996, p. 92-93).

12- « Et ainsi le Temps se montre à la compréhension vulgaire du temps comme une suite de maintenant constamment “sous-la-mainˮ, passant et arrivant à la fois. Le Temps est compris comme un l’un-après-l’autre, comme “fluxˮ des maintenant, comme “cours du tempsˮ » (SuZ, § 81, p. 422).

13- « Fête de paix », dans Hölderlin, Œuvres, sous la direction de Ph. Jaccottet, « Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1967, p. 858-863.

14- « C’est une fête alors où se fiancent les dieux et les hommes, / Une fête des vivants universelle, / Et pour un temps est abolie / L’inégalité des destins » (Le Rhin, dans Hölderlin, Œuvres complètes, sous la direction de Ph. Jaccottet, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1967, p. 854). Les pages correspondantes des cours de Heidegger – et surtout le commentaire des strophes XII et XIII : « Les noces des hommes et des dieux, et l’indétournable nuit » – se trouvent dans : Heidegger, Les Hymnes de Hölderlin, La Germanie et Le Rhin, Gallimard, 1988, p. 253 et sq.

15- Car c’est bien le soleil qui se lève, et le Temps du travail avec lui, et non la terre qui tourne : « Le “lorsˮ de la préoccupation est daté à partir de ce qui se tient avec l’avènement de la clarté dans la connexion de tournure la plus proche qui soit au sein du monde ambiant : le lever du soleil. Lorsqu’il se lève, il est temps de… » (SZ p. 412).

16- « Quant au cadran solaire public où un rai d’ombre opposé au cours du soleil se meut sur une pierre chiffrée, il serait superflu de le décrire plus en détail. Mais pourquoi, à chaque emplacement qu’occupe l’ombre sur ce cadran, trouvons-nous quelque chose comme du temps ? Ni l’ombre, ni son trajet gradué ne sont pourtant le temps lui-même, et tout aussi peu leur relation spatiale réciproque. Où est-il donc ce temps que nous lisons ainsi directement sur l’“horloge solaireˮ, mais aussi sur toute montre de poche ? » (SZ, p. 416).

17- « Jeté-échéant, le Dasein est de prime abord et le plus souvent perdu dans ce dont il se préoccupe. Mais dans cette perte s’annonce la fuite recouvrante du Dasein devant son existence authentique, qui a été caractérisée comme résolution devançante. Dans la fuite préoccupée est impliquée la fuite devant la mort […] Le On ne meurt jamais parce qu’il ne peut pas mourir, dans la mesure où la mort est mienne et ne peut être existentiellement comprise de manière authentique que dans la résolution devançante. Le On, qui ne meurt jamais et mé-comprend l’être pour la fin, n’offre pas moins à la fuite devant la mort une explicitation caractéristique ? Jusqu’à la fin, “on a encore le tempsˮ » (SZ, p. 424-425).

18- Ceci est fort bien évoqué dans la biographie de Guillaume Payen, Heidegger, Catholicisme, révolution, nazisme, Perrin, 2016, première partie, « Un destin catholique » : « Une enfance entre église et école ». Sur la poétique de la sonnerie des cloches dans le monde rural, on lira le bel ouvrage d'Alain Corbin, Les Cloches de la terre. Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXe siècle, Albin Michel, 1994.

19- « Le Chemin de campagne », in Question III : Questions III et IV, « Tel », 1996, p. 15.

20- Paul Claudel, Art poétique, « Connaissance du temps », III : « De l’Heure », dans Œuvres poétiques, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1967, p. 141.

21- Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, « Du côté de chez Swann », I, II (éd. publiée sous la direction de J.-Y. Tadié, tome I, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1987, p. 86-87).

22- Voir sur ce site : Auteurs > Augustin > Confessions, livre XI.

23- Sein und Zeit, § 7, p. 38. La formule et reprise et réaffirmée dans la Lettre sur l’humanisme, dans Questions III (Questions III et IV, « Tel », Gallimard, 1996, p. 95). Elle demeure donc inébranlable, avant comme après le « tournant ».

24- M. Heidegger, Réponses et questions sur l’histoire et la politique, Entretien accordé au Spiegel en 1966, traduction par Jean Launay, Mercure de France, 1977, p. 49.

 

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