Jacques Darriulat

 

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3- S'orienter dans la pensée

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5- La sentence isiaque

6- Kant, le fondateur

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Mis en ligne le 29 octobre 2007



KANT

Critique de la Faculté de juger, « Analytique du Beau »
Deug, mars-mai 2001

 

        INTRODUCTION : LE JUGEMENT REFLECHISSANT

            En 1790, Emmanuel Kant, professeur de philosophie à Königsberg, sur les bords de la Baltique, publie « Kritik der Urteilskraft », La Critique de la faculté de juger. Le jugement est une proposition qui relie un sujet singulier à un attribut général par la médiation de la copule : Socrate est mortel. La faculté de juger est la capacité, on pourrait presque dire le don, d’attribuer, à des objets que la sensibilité appréhende, donc toujours uniques, des concepts généraux, et même universels. Ce don, remarquait Kant dans un ouvrage précédent (Critique de la raison pure) est énigmatique, puisqu’il semble ne dépendre ni du savoir, ni de l’intelligence : c’est ainsi que de très grands savants, perdus dans leurs abstractions, sont incapables de se diriger dans la vie courante, et qu’inversement des esprits sans culture et sans grandes connaissances témoignent d’un esprit pratique qui leur permet d’apprécier sans faute les situations de la vie quotidienne. Parmi toutes les formes du jugement, le jugement qui paraît le plus énigmatique, parce que n’obéissant à aucune règle clairement formulable, est le jugement esthétique. Aussi parle-t-on de « goût », et même de « bon goût », pour qualifier l’aptitude de certains à discerner non le vrai du faux mais le beau du laid, laissant entendre par là que le jugement esthétique ne conclut nul raisonnement, mais dépend plutôt d’un « sixième sens », qui redoublerait le sens du goût : le goût gastronomique apprécierait la saveur interne des aliments que nous consommons et ingérons, tandis que le goût esthétique jugerait de la beauté extérieure des divers objets qui se proposent à notre vue (remarquons qu’avant de prendre ce sens, le goût désignait non seulement le sens de la saveur, mais aussi le penchant ou l’inclination amoureux). Aussi Kant avait-il d’abord projeté d’intituler la troisième critique : Critique du goût. Dans L’Anthropologie du point de vue pragmatique, Kant remarquera la suggestive origine du mot « saveur », ou plutôt de son équivalent latin : sapor et sapere sont de la même famille. La « saveur » que le jugement de goût apprécie est l’objet d’un « savoir », et l’appréciation esthétique d’une œuvre de l’art ou d’un paysage de la nature est une véritable connaissance.
            « Co-naissance », dira Claudel du savoir qui me fait goûter la beauté : gai savoir, qui me donne le sentiment de renaître avec la rencontre de la beauté, savoir qui exalte la vie plutôt qu’il ne la soumet à ses lois. Kant lui-même est bien conscient que, s’il existe une connaissance esthétique, elle doit être d’un genre très particulier : incapable d’énoncer les lois qui définiraient universellement le bel objet et permettraient de l’identifier sans risque d’erreur, la connaissance esthétique est l’effet d’un sentiment immédiat et non la conclusion d’une démonstration. Il faut donc penser que je ne sais pas, d’une forme, qu’elle est belle, de la même façon que je sais que 5 + 7 = 12. Il existe au moins deux formes du jugement : le jugement de connaissance, ou jugement spéculatif, et le jugement de goût, ou jugement esthétique. Kant les distingue alors par leur mode opératoire : le jugement spéculatif est déterminant, le jugement esthétique est réfléchissant.
            Un jugement est déterminant quand il soumet les données de la sensation aux formes de ses catégories. Les catégories sont les formes de l’entendement humain, elles structurent la logique de notre intelligence et constituent les éléments fondamentaux de toute opération logique, elles conditionnent par conséquent toute la théorie du jugement. Elles sont universelles et nécessaires — il n’est pas dans le pouvoir de l’homme de penser hors de ce cadre, ou de cette grammaire — elles sont encore a priori, c'est-à-dire qu’elles ne dérivent pas de l’expérience mais sont au contraire absolument premières, structure logique reçue par l’entendement humain et nullement construite par lui. Toutefois, leur nécessité est de fait, non de droit : les catégories n’ont nullement valeur de vérité, et ne sont que les formes contingentes et factuelles qui structurent les opérations de notre intelligence ; il faut donc les distinguer de ce que Descartes nomme les « idées innées », logées par Dieu dans l’intimité de notre raison, et qui sont des semences de vérité, ou des étincelles du feu divin, leur vérité étant garantie par la véracité de Dieu, qui ne saurait être trompeur. L'idée innée est la marque de l'infini dans l'entendement humain ; la catégorie détermine au contraire la finitude de notre esprit. Les catégories peuvent être aisément connues par l’entendement qui se rend attentif à lui-même, aux règles qui articulent ses propres raisonnements : Aristote, dans l’Antiquité, dans le traité Des Catégories, les avait déjà dénombrées approximativement. En présentant sa propre table des catégories, Kant ne prétend nullement innover : il se flatte seulement de mettre un peu d’ordre dans la liste selon lui décousue d’Aristote. Kant distingue donc quatre groupe de catégories, au sein desquels il dénombre chaque fois trois catégories, les deux premières étant entre elles contraires, et la troisième dépassant cette contradicition en en réalisant la synthèse : Quantité (unité, pluralité, totalité) ; Qualité (réalité, négation, limitation) ; Relation (substance et accident, cause et effet, communauté d’action réciproque) ; enfin Modalité (possibilité, existence, nécessité). Cette table structure l’entendement humain, et par conséquent toute la pensée de Kant, à tel point que dans une lettre de 1787, il confessait que chaque fois qu’il rencontrait une difficulté, « il me suffit de se reporter à ce catalogue général des éléments de la connaissance et des facultés de l’âme qui y correspondent pour recevoir des éclaircissements auxquel je ne m’attendais pas. »
            Revenons maintenant au jugement déterminant, ou jugement de connaissance : en ce cas, l’entendement applique ses catégories aux données de l’expérience, il part donc du général (le concept ou la catégorie) pour construire l’objectivité de l’expérience, c'est-à-dire pour donner forme objective au particulier de la sensation. C’est ainsi que la physique mathématique, depuis Galilée, détermine la réalité objective de l’expérience par le travail de l’expérimentation, c'est-à-dire par une théorie élaborée abstraitement qui donne lieu ensuite à une vérification par un dispositif de laboratoire. Dans le jugement déterminant, c’est donc le général qui est premier, et qui détermine le particulier sensible. Ici, la faculté de juger dépend de l’élaboration de la théorie et de l’adresse à construire un dispositif expérimental. L’adresse d’un esprit dans la construction des jugements déterminants est sans doute énigmatique (il existe un mystère du génie expérimental, comme de l’intuition scientifique) mais il est néanmoins compréhensible : le travail du concept, en enrichissant la théorie et en accumulant les connaissances, doit finir par mettre en évidence la réalité objective du monde de l’expérience. C’est ainsi que la précision croissante des calculs astronomiques devait fatalement détruire le système géocentrique (par l’addition de corrections de plus en plus complexes, épicycles et épicentres) et imposer « l’évidence » du système héliocentrique.
            Dans le jugement réfléchissant, c’est inversement le singulier sensible qui est premier, et le général — le sentiment de la beauté — qui est dérivé de cette rencontre unique. Le jugement esthétique en effet ne part pas d’idées a priori, il sait être réceptif à la qualité de la rencontre sensible, il se rend disponible aux jeux de la surprise et du hasard, il se place volontairement sous la dépendance de l’impression sensible. L’idée qui aspire à l’universel ne vient qu’ensuite, suggérée par le motif de la rencontre. Dans le jugement déterminant, l’entendement soumet le donné sensible à ses lois ; dans le jugement réfléchissant au contraire, l’intelligence se met à l’écoute de la sensation, elle se rend attentive à l’extrême singularité de la rencontre sensible. C’est ainsi que Kant écrit que le jugement : « toutes les roses sont belles » n’est pas un jugement esthétique, mais un jugement logico-esthétique, car il qualifie une abstraction, « toutes les roses » que nul n’a jamais pu percevoir (§ 8) ; seul le jugement « cette rose est belle » est un jugement esthétique, car il porte sur un objet unique, saisi ici et maintenant par la perception sensible. La beauté ne se laisse appréhender qu’à l’esprit qui se livre sans a priori à la qualité fugitive de l’apparence, en ce lieu, en cet instant à jamais unique. On dira donc qu’un jugement est déterminant quand il soumet le donné sensible à l’universalité des lois de l’entendement, et qu’il est réfléchissant quand il soumet l’entendement à la rencontre de la singularité sensible.
            Si le génie du jugement déterminant peut se laisser comprendre, en revanche, celui du jugement réfléchissant, ou jugement de goût semble bien davantage énigmatique : en effet, dans ce cas, le jugement n’est précédé d’aucun travail de connaissance, l’esprit qui se prépare à la réception de la beauté s’y rend au contraire d’autant plus sensible qu’il sait faire en lui le vide de ses a priori comme de ses connaissances. Rien ne le préparait au sentiment du beau que l’objet rencontré lui inspire soudainement. C’est pourquoi les raisons et les motifs du jugement esthétique paraissent impénétrables. Précisons ce qui fait énigme : dans la connaissance scientifique, qui est le domaine du jugement déterminant, l’esprit ne trouve dans l’expérience, c'est-à-dire dans le dispositif expérimental qu’il a lui-même construit, que ce qu’il y a mis lui-même. Comme l’écrit Kant lui-même : « Nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes. » En ce sens l’ordre que le physicien découvre dans la nature n’appartient pas à la nature elle-même, c’est l’entendement humain qui l’y a introduit par l’habileté de ses opérations. La loi de la gravitation universelle ne démontre pas le génie de l’architecte divin, mais plutôt celui de l’homme, Newton en l’occurence, qui réussit par la seule puissance de son intelligence à subsumer la totalité des expériences possibles, sur la terre comme au ciel, sous une loi simple et constante. En revanche, la beauté que le jugement esthétique appréhende dans l’objet n’est précédée d’aucune construction par l’entendement, d’aucun a priori que l’esprit aurait au préalable introduit dans l’expérience. Comment expliquer alors que cette forme, par son harmonie et ses proportions, me paraisse belle? On devine que la beauté provient ici d’une conformité entre les besoins de la connaissance et l’apparence de l’objet : la laideur serait alors un chaos qui ne semble obéir à aucune loi, tandis que la beauté me donne le sentiment que son ordre obéit à une loi secrète qui aurait une affinité avec les principes de l’intelligibilité de l’entendement humain. C’est ainsi, par exemple, que la coquille d’un nautile me paraîtra belle, parce que la spirale qui la dessine suit exactement la courbe de la spirale logarithmique, que le jugement déterminant peut exactement calculer. On comprend alors pourquoi Kant nomme « réfléchissant » le jugement réfléchissant : tandis que dans le jugement déterminant, l’entendement impose et dicte ses lois à la nature, dans le jugement réfléchissant il a le sentiment de les trouver déjà réalisées. Aussi peut-on supposer que la beauté n’est belle que parce que l’esprit réfléchit en sa forme la forme de sa propre logique, ou intelligibilité. Par le jugement déterminant, la science travaille à rendre le monde compréhensible ; mais par le jugement réfléchissant le monde semble se prêter de lui-même aux besoins de notre esprit. La beauté est ainsi comme le miroir de l’esprit, et c’est pourquoi nous avons le sentiment de nous retrouver en elle. Le jugement esthétique est donc bien un jugement réfléchissant.
            La Critique de la raison pure a élaboré la théorie du jugement déterminant et établi ainsi les conditions de possibilité de la connaissance humaine. La Critique de la faculté de juger est la théorie du jugement réfléchissant. Elle se divise en deux grandes parties. La première traite du jugement esthétique : comment pouvons-nous juger beau ou laid cet objet qui se dessine actuellement dans le champ de notre perception? La seconde traite du jugement téléologique (du grec telos, la fin) : comment pouvons nous juger que cet objet que nous percevons actuellement est le produit du hasard ou bien au contraire est ordonné selon une fin? Dans le § 64, Kant prend lui-même un exemple qui a une longue histoire, et qu’on trouvait déjà chez Cicéron et Vitruve : un voyageur qui débarquerait sur une île qui paraîtrait déserte et verrait sur le sable le dessin de figures géométriques, aurait toutes raisons de croire que cette île est habitée. C’est ainsi que les pièces de l’horloge sont agencées avec tant d’art qu’il y a tout lieu de croire que l’horloge est l’œuvre d’un horloger ; a fortiori, l’organisme vivant est d’une si extraordinaire complexité qu’il paraît impossible qu’il soit l’œuvre du pur hasard, et sa finalité est telle que l’entendement est naturellement conduit à supposer qu’il est l’œuvre d’un artisan divin. Il s’agit bien ici d’un jugement réfléchissant, car l’entendement est incapable de démontrer la thèse qu’il soutient, bien qu’elle s’impose immédiatement et irrésistiblement au sentiment. La critique du jugement téléologique porte donc essentiellement sur le problème de la finalité dans la nature, et tout particulièrement dans ce domaine où la finalité semble la plus spectaculaire : les organismes vivants.
            C’est ainsi que la Critique de la faculté de juger est divisée en deux grandes parties, la première traitant du sentiment esthétique (appréciations de la beauté des choses), la seconde traitant de la finalité du vivant. Ce lien entre l’art et la vie n’est pas fortuit, et ce n’est pas par hasard si la troisième Critique réunit ces deux concepts : le sentiment esthétique me fait éprouver intérieurement la vie qui est en moi, la beauté provoque « l’intensification de mes forces vitales », elle motive la joie de vivre, et c’est surtout par la rencontre de la beauté que je m’éprouve sensiblement vivant. Le jugement téléologique porte également sur la vie, non pas toutefois comme sentiment intérieurement éprouvé, mais comme objet susceptible d’une connaissance objective, et dont le domaine d’études est celui de ce qu’on nomme aujourd’hui la biologie. L’unité de la troisième Critique se trouve donc dans l’idée de vie, vécue subjectivement et intérieurement dans le sentiment esthétique, connu objectivement et extérieurement par le jugement téléologique (même si la finalité des êtres naturels ne saurait jamais être l’objet d’une connaissance objective : on ne saurait en effet, selon Kant, démontrer qu’un organisme vivant est disposé de telle façon qu’on puisse le considérer avec certitude comme l’œuvre d’un divin architecte).
            Nous porterons notre attention sur la première partie seulement, qui nous intéresse au premier chef en tant que nous sommes philosophes de l’art, celle consacrée au jugement esthétique. Plus exactement, nous étudierons dans la première partie la première partie de cette première partie, intitulée « Analytique de la faculté de juger esthétique ». Kant adopte en effet, pour les trois grandes Critiques (Critique de la raison pure, 1781 et 1787, Critique de la raison pratique, 1788, et Critique de la faculté de juger, 1790) un plan semblable. Il découpe son développement en deux grands moments, l’Analytique et la Dialectique. L’analytique est l’analyse des éléments qui entrent en jeu dans le jugement, qu’il soit spéculatif, moral ou esthétique ; la Dialectique — terme qui a toujours chez Kant, à l’inverse de chez Hegel, une signification péjorative : la dialectique est l’art sophistique de jongler vainement avec les idées sans jamais parvenir à une connaissance véritable — montre comment l’esprit peut se laisser entraîner dans des problèmes vains qui n’ont qu’une apparence logique et qui sont en vérité insolubles. La Dialectique fait toujours s’opposer deux thèses et montre que leur contradiction ne peut pas être dépassée. La Dialectique du jugement esthétique (§ 55 à 60) montre que l’antinomie fondamentale des jugements de goût est en effet indécidable : l’empiriste affirme de son côté que des goûts et des couleurs, on ne discute pas, et qu’à chacun selon son goût ; le dogmatique affirme quant à lui que la beauté ne se laisse pas réduire à une simple impression individuelle, qu’elle est donc universellement démontrable par concepts. Et il est vrai, remarque Kant, que le sentiment esthétique a une prétention à l’universalité, et que le beau se distingue par là de l’agréable : je vous accorde parfaitement le droit de ne pas aimer ce vin que j’aime, mais je n’accepterais pas que le chef-d’œuvre qui m’enthousiasme soit jugé par vous sans intérêt. Le sentiment esthétique suscite irrésistiblement le désir d’être communiqué, il veut être universellement partagé. Pourtant, selon Kant, l’opposition entre l’empiriste et le dogmatique est vaine, et n’aboutira jamais à une conclusion : leur dispute définit le terrain de la discussion esthétique, à laquelle seule la fatigue des participants peut mettre fin.
            Mais nous avons choisi de commenter l’Analytique du jugement esthétique, qui prétend être l’analyse des notions fondamentales qui sont en jeu dans un tel type de jugement. Or, cette Analytique est elle-même dédoublée en deux grandes parties : l’analytique du beau et l’analytique du sublime. En effet, depuis la Querelle des Anciens et des Modernes (fin XVIIe-début XVIIIe siècle), l’objet du jugement de goût, longtemps cru unique et traditionnellement nommé la beauté, s’est trouvé contesté par une esthétique nouvelle, celle du sublime. L’origine en est la traduction par Boileau en 1674 du Traité du sublime par le Pseudo-Longin. Les Modernes sont partisans d’une esthétique du Beau : la beauté est définie par l’harmonie de ses proportions, sa « summetria », son équilibre, le raffinement de ses moindres détails, la parfaite maîtrise dans l’exécution, l’achèvement et la perfection qui ne laissent rien dans l’indétermination. La beauté convient enfin à une forme parfaitement équilibrée, par conséquent majestueusement immobilisée et stabilisée. Les Anciens en revanche sont partisans d’une esthétique du sublime : le sublime se définit surtout par l’enthousiasme qu’il communique à celui qui le contemple ; démesuré et disporportionné, il transgresse l’échelle ordinaire et tend vers le gigantesque et le grandiose ; peu soucieux des règles que prescrivent les Académies ni des bienséances dont conviennent les gens de goût, il recherche la grandeur plutôt que la perfection, et se complaît dans l’inachevé où se laisse mieux pressentir l’élan qui le soulève. A l’inverse du beau, le sublime n’est pas en effet un équilibre qui s’immobilise sur la plus parfaite des proportions, il est au contraire un élan, un mouvement qui s’élève vers le surhumain. La beauté est toujours ordonnée, seul le sublime peut être chaotique et vertigineux. Tout au long du XVIIIe siècle, les deux esthétiques, celle du beau et celle du sublime, s’affrontent. Dans un texte pré-critique de 1764, Observations sur le sentiment du beau et du sublime, Kant avait lui-même apporté sa contribution à ce conflit du goût : le jour est beau mais la nuit est sublime, le paradis est beau mais l’enfer célébré par Milton est sublime, l’amour sexuel est beau, l’amitié est sublime, la comédie est belle, la tragédie est sublime, les goûts italiens et français se portent vers le beau, les goûts espagnols et anglais vers le sublime, le beau dégénère dans la joliesse et le sublime dans l’extravagance. Nous aurons l’occasion de voir comment cette opposition, pourtant rigoureuse, est sans doute dépassée dans la troisième Critique.
            C’est donc, dans l’Analytique du jugement esthétique, sur l’Analytique du Beau que nous porterons plus particulièrement notre attention. Pour analyser l’idée du Beau — mais il faudrait plus exactement parler de sentiment du beau, puisque nous avons vu comment, dans le jugement réfléchissant, le concept et l’idée laissent la place au sentiment immédiat inspiré par la rencontre sensible — Kant recourt à la logique fondamentale de l’entendement humain, c'est-à-dire à la table des catégories. Or, les catégories qui sont déterminantes dans le jugement spéculatif, puisqu’elle construisent la forme de l’objectivité que l’expérimentation vérifie et légitime, sont au contraire inadéquates dans le jugement esthétique, puisque ce jugement trouve son origine dans un sentiment individuellement ressenti, et non dans le travail du concept en vue de l’élaboration de la théorie. Comment conceptualiser le sentiment du beau qui précède précisément tout concept? Dans le second moment de l’Analytique, celui de la quantité, Kant écrira lui-même que « le beau est ce qui plaît universellement sans concept, ohne Begriff ». Pourtant, si ce que l’âge classique nommait le « je ne sais quoi » de la beauté échappe à toute détermination conceptuelle, à quoi bon tenter une analytique du beau qui vise précisément  à cette conceptualisation? Nous comprenons que l’analytique du beau sera approximative et nullement démonstrative : il s’agit pour Kant de réfléchir le jugement réfléchissant et d’approcher ainsi du mystère du jugement de goût, sans pour autant prétendre à énoncer les lois ni formuler les critères qui définiraient avec certitude la beauté elle-même. Nous ne pouvons penser la beauté qu’à l’aide des catégories qui structurent notre entendement, même si leur logique est nécessairement inadéquate à l’énigme du sentiment esthétique. Ce qui revient à dire que le jugement de goût ne peut jamais s’ériger en jugement de connaissance, ou encore qu’il est un sentiment nécessairement subjectif qui ne pourra jamais s’objectiver en règles démonstratives. Les prétentions de l’Académie, qui voulait légiférer les Beaux-Arts, sont donc vaines (1).
            Cependant, si la beauté ne saurait être connue, elle peut du moins être pensée : tel est bien l’objet de cette analytique du beau. Ce point est capital pour l’intelligence du texte kantien : Kant en effet ne parle jamais du Beau, moins encore de l’Idée du Beau — comme le faisait autrefois Platon, qui ne doutait pas un seul instant de la nature intellectuelle de la beauté — mais seulement du sentiment du beau, soulignant par là combien la beauté ne saurait être comprise comme une forme objectivement déterminable, mais seulement ressentie comme un sentiment nécessairement subjectif. Ce que Kant nomme le sentiment esthétique est alors le sentiment que le sujet éprouve de son propre état intérieur lorsqu’il ressent l’accroissement de l’élan vital qui le soulève à l’occasion de la rencontre de la beauté. Paradoxalement, l’analytique du beau ne sera jamais une analyse de la beauté elle-même, mais plutôt de l’état subjectif éprouvé par le sujet qui ressent en lui l’impression de la beauté. S’il en allait autrement, il serait possible d’objectiver le concept du beau, et le jugement esthétique serait un jugement déterminant et non un jugement réfléchissant. C’est encore la raison pour laquelle Kant parle toujours du sentiment (Gefühl) esthétique et jamais de sensation (Empfindung) esthétique. La sensation est en effet la sensation que le sujet a de l’objet, tandis que le sentiment est le sentiment que le sujet a de lui-même. Il ne  faudra donc pas espérer ici briser le cercle intérieur de la subjectivité, au sein duquel l’expérience esthétique est pour ainsi dire confinée. Ce qui ne signifie nullement, remarquons-le tout de suite, que le sentiment esthétique ne soit pas susceptible d’être universalisé : il se peut au contraire qu’il mette en jeu, dans la subjectivité humaine, des facultés qui sont universelles et que, tout subjectif qu’il soit, le sentiment esthétique puisse cependant être exactement partagé par tous les humains. Il n’y a pas en effet d’universalité qu’objective, scientifique et démonstrative ; il existe aussi une universalité subjective, sans doute indémontrable, mais que tout esprit sensible peut déceler en lui-même en se rendant attentif à la qualité de son propre sentiment.
            Kant va donc analyser la spectre de la beauté dissociée par le prisme des catégories. Il considérera en premier lieu le beau envisagé du point de vue des catégories de la qualité, puis de la quantité, puis de la relation et enfin de la modalité. L’ordre même de cet examen appelle un commentaire : pour ce qui concerne le jugement déterminant, le moment de la quantité est toujours premier. Il n’y a en effet de connaissance objective que du dénombrable et du mesurable. Or, il apparaît clairement que la mesure de la beauté ne saurait être aussi précisément déterminée que la mesure d’une longueur, d’une force ou d’une intensité. Dans le jugement esthétique, le moment de la quantité est donc second, et c’est le moment de la qualité qui est premier. La qualité définit la manière d’être propre de l’objet, ou plutôt du sujet (c'est la qualité de son sentiment esthétique qui sera alors analysée). Par son caractère unique et irremplaçable, elle s’oppose à la quantité, qui est au contraire toujours fondée sur la répétition d’une même unité. En construisant une esthétique de la qualité plus que de la quantitié, Kant est fidèle à son orientation : l'esthétique de la quantité prend appui sur la mesure et renvoie donc à une théorie des proportions et du canon de la parfaite beauté, tandis que l'esthétique de la qualité, renonçant à la détermination objective et quantitative de la forme idéale, se met à l'écoute du sentiment esthétique, et n'appréhende la beauté que par l'écho intérieur que sa rencontre provoque dans la sensibilité qui la reçoit. Mettre en avant le moment de la qualité, c'est donc référer la beauté au sentiment subjectivement ressenti et non à la forme objectivement mesurable. En outre, parce qu’elle se définit par elle seule et ne renvoie qu’à elle-même, la qualité s’oppose aussi à la relation qui ne définit un terme que par sa dépendance envers un autre. Il faut encore distinguer la qualité logique du jugement (selon qu’il est affirmatif ou négatif) des qualités de la perception sensible : le timbre du son, la vibration d’une couleur, le frappé d’un rythme... ce que Nietzsche, délaissant ce vieux terme scolastique de qualités sensibles, ou secondes, nommera des « valeurs ». C’est dans ce second sens de qualités sensibles qu’il faut entendre le premier moment de l’analytique du beau, celui de la qualité.
            L’analyse du sentiment du beau se construira donc selon les quatre moments de la qualité, de la quantité, de la relation et de la modalité. Selon le moment de la qualité, le jugement de goût suscite une satisfaction qui a ceci de particulier qu’elle est totalement désintéressée ; selon le moment de la quantité, le jugement de goût prend à la beauté un plaisir qui ne saurait être conceptualisé mais qui a pourtant une valeur universelle ; selon le moment de la relation, on reconnaît la forme de la beauté à ceci qu’elle obéit à une « finalité sans fin » ; enfin, selon le moment de la modalité, le jugement de goût reconnaît que la beauté est l’objet d’une satisfaction nécessaire (le sentiment esthétique est aussi le sentiment de sa propre nécessité), mais d’une nécessité qui ne se laisse pas conceptualiser.

 

ANALYTIQUE DU BEAU SELON LE MOMENT DE LA QUALITE

            A l’inverse du domaine spéculatif, fondé sur la mesure et dans lequel c’est par conséquent le moment de la quantité qui est premier, le domaine esthétique est d’abord concerné par la qualité de l’impression sensible : on ne saurait en effet le quantifier ni le réduire à une équation, mais seulement réfléchir l’intensité de la sensation, et la manière dont nous l’éprouvons. « J’ai examiné d’abord le moment de la qualité parce que c’est celui que le jugement esthétique sur le beau considère en premier lieu » (note du § 1).
            Dans le premier paragraphe, Kant met en évidence la nature nécessairement subjective du jugement esthétique. Il s’avère ainsi que le beau désigne moins la forme harmonieuse de l’objet que le sentiment intérieurement éprouvé par le sujet. C’est pourquoi il n’est susceptible que d’une analyse qualitative, et non quantitative, car cette dernière suppose la détermination objective de ce qu’elle se propose d’étudier.
            Que signifions-nous donc en effet quand nous jugeons, de telle ou telle forme, qu’elle est belle? On a longtemps pensé qu’un tel jugement esthétique portait en premier lieu sur la forme de l’objet, sur l’objectivité du phénomène, sa summetria, son eurythmie et la grâce qui en émane. Kant renverse cette apparente évidence, et met en lumière que le jugement esthétique est d’abord fondé sur le sentiment de plaisir que la beauté me fait éprouver : un « sentiment vital (Lebensgefühl), qu’on désigne sous le nom du sentiment de plaisir et de peine ». Il est en effet impossible de démontrer objectivement la forme de la beauté (la théorie du beau s’y est épuisée depuis Platon, et la définition du canon n’est jamais parvenue à formuler une règle universelle). Il faut donc cesser de chercher dans l’objet lui-même le secret de la beauté et, par un renversement qui est fondateur de ce que nous nommons depuis Baumgarten « esthétique », le chercher dans l’impression ressentie par le sujet. Quand nous disons : « C’est beau! », nous ne qualifions pas l’objet qui se propose à notre admiration, mais le sentiment de plaisir dont nous nous sentons affectés par la représentation de cet objet. Le beau est ce qui me plaît, c'est-à-dire qui m’inspire un sentiment de plaisir.
            C’est pourquoi le jugement esthétique ne sera jamais un jugement de connaissance, car il n’y a de connaissance que par la détermination de l’objectivité de l’expérience ; l’expérience esthétique demeure, quant à elle, nécessairement subjective, et fait l’objet d’une appréciation mais jamais d’une démonstration. En définissant le beau, ou plutôt le sentiment du beau (puisque la beauté n’est rien d’autre que le sentiment intérieur que nous éprouvons à l’occasion de sa rencontre) comme un phénomène simplement subjectif, Kant s’interdit de jamais la connaître et se résigne à simplement l’éprouver. Il faut donc distinguer le jugement logique, qui détermine démonstrativement son objet, du jugement esthétique, qui éprouve qualitativement le sentiment dont la représentation de l’objet l’affecte, sans qu’il soit possible de l’objectiver, c'est-à-dire d’en faire l’objet d’une démonstration logique.
            Dans le second paragraphe, Kant définit la qualité propre du sentiment esthétique. Un tel jugement, simplement subjectif et sans prétention à l’objectivité, est « désintéressé » (ohne alles interesse) quant à l’objet qui l’affecte. L’expression peut surprendre. En effet, si le beau est pour nous l’occasion d’éprouver un sentiment de plaisir, comme il a été dit au paragraphe précédent, alors nous ne saurions dire que nous sommes à son égard « désintéressés », car nul ne peut prétendre qu’il ne s’intéresse pas à son plaisir. Kant écrit en effet par ailleurs (au § 42) que « l’esprit ne peut réfléchir sur la beauté de la nature, sans se trouver en même temps intéressé » (133).
            Il faut toutefois distinguer entre l’intérêt que nous portons à l’objet lui-même, et l’intérêt que suscite le sentiment que nous éprouvons. Kant affirme alors que seul l’intérêt subjectif est esthétique, mais nullement l’intérêt objectif : la beauté m’intéresse parce qu’elle découvre en moi un sentiment nouveau, une existence esthétique que je goûte à son occasion, mais nullement par l’attachement qu’elle m’inspire pour la réalité objective de ce qui m’apparaît comme beau. Kant prend l’exemple d’un palais : quand je le juge beau, je suis parfaitement indifférent à son existence objective, et me contente seulement de jouir de son apparence, en simple spectateur, pour l’effet qu’elle suscite en moi. « Pour jouer le rôle de juge en matière de goût, il ne faut pas se soucier le moins du monde de l’existence de l’objet, mais bien au contraire y être totalement indifférent ». C’est ainsi par exemple que, si je découvre subitement que le palais que j’admire n’est qu’un mirage dans le désert, cela ne changera absolument rien au sentiment de beauté que la simple représentation m’avait fait éprouver (2). Dans le jugement esthétique, je ne me soucie donc pas de m’approprier la chose (savoir si ce palais est ou non confortable, et quelle utilité pourrait-il avoir pour un quelconque Robinson, ou pour un Iroquois de passage à Paris), ni même de porter sur elle un jugement moral (c’est ainsi que Rousseau verrait dans ce palais un monument de l’inégalité et de la corruption), mais seulement de la satisfaction que la simple représentation de l’objet me procure. Et si Kant prend ici l’exemple d’un palais, c’est qu’un palais est comme une figure du songe, une sorte de rêve matérialisé dans la pierre. Il n’y a de véritable palais que celui des mille et une nuits. Or, il se trouve que s’il n’était qu’un songe, l’hallucination d’un rêveur, cela n’ôterait précisément rien à sa beauté.
            C’est en ce sens que la faculté de juger esthétique doit être distinguée de la faculté de désirer : parce qu’il est désintéressé, le sentiment esthétique ne motive pas le désir de posséder ou de consommer. Par exemple, la beauté corporelle n’est jugée de façon purement esthétique que dans la mesure où l’on se satisfait de la simple représentation ; le désir de la possession sexuelle introduit un facteur étranger au pur jugement esthétique, celui de la jouissance, et suscite un désir de posséder étranger au sentiment du beau, parfaitement indifférent à l’existence, ou à l’inexistence de son objet. Par cette indifférence, le jugement esthétique démobilise le désir et se contente de la pure contemplation.
            Il existe donc un plaisir qui n’est pas simplement celui de la possession, qui est au contraire celui de la pure admiration. L’esthéticien ne désire que jouir de la simple apparence (par exemple, lorsque nous nous arrêtons pour jouir de la beauté d’un paysage) sans souci de propriété ni de domination (celui qui veut exploiter industriellement le même paysage n’aura en effet pas du tout le même regard que le pur esthète). On peut deviner que le plaisir esthétique pris à la nature sera plus pur que le plaisir pris à l’art. Car, s’il est possible de posséder une œuvre d’art, il est impossible de posséder la nature, et nous devons à son égard nous contenter d’être de simples spectateurs. C’est ainsi que le collectionneur d’art déprave le goût esthétique et le corrompt par son avidité de propriétaire : ce n’est pas le seul sentiment du beau qui le motive, mais la vanité du possesseur ou le besoin obsessionnel de compléter une série. On peut dire que, dans le sentiment esthétique, le plaisir se suffit à lui-même et ne se porte pas vers une fin qui lui est étrangère : bonheur et plénitude parfaits d’une existence qui jouit d’elle-même, c'est-à-dire du sentiment dont elle éprouve en elle la vitalité.
            Dans le paragraphe 3, Kant précise la nature étonnante, parce que désintéressée, du sentiment esthétique. Pour le mettre en lumière, il l’oppose au sentiment de l’agréable (Angenehm). Le jugement portant sur l’agréable est en effet, comme le jugement esthétique, un jugement de goût : si je juge que ce vin est agréable, je fais bien référence à son goût. Mais l’agréable n’est nullement désintéressé quant à l’existence de son objet, il détermine au contraire une inclination, ou un désir de jouir et de consommer l’objet qui lui paraît agréable : « il suscite par la sensation un désir pour les objets. » Kant est ainsi conduit à distinguer entre la sensation (Empfindung) et le sentiment (Gefühl) : la sensation est la sensation que le sujet a de l’objet, tandis que le sentiment est le sentiment que le sujet a de lui-même. Aussi faut-il parler, si l’on souhaite être exact, de la sensation de l’agréable et du sentiment du beau : le premier détermine le désir de jouir de son objet, le second se satisfait de la pure impression subjective que nous ressentons en sa présence. Il ne s’agit pas ici d’une différence de degré mais de nature : dès que le goût cesse d’être désintéressé, il cesse aussi d’être purement esthétique.
            On voit ainsi que le plaisir inclut des espèces qui sont radicalement différentes entre elles. Les philosophes sensualistes du XVIIIe siècle (Helvétius, d’Holbach, La Mettrie), qui jugent que seul le plaisir physique détermine les hommes à agir (« ceux qui ne se soucient que de jouissance — c’est là le mot qui désigne l’élément intime du plaisir — »), ignorent ces distinctions. On peut certes dire que « tous [...] tendent vers un même but, qui est le plaisir », mais c’est énoncer une généralité qui n’est qu’une confusion : il n’y a rien de commun en effet entre le plaisir de l’agréable, qui jouit de la consommation de son objet (l’unique plaisir que reconnaît l’hédonisme du XVIIIe siècle) et le plaisir du beau qui jouit de la seule apparence, sans être inquiété par le désir de la possession. Il faut donc conclure que l’esthète est différent du jouisseur.
            Dans le paragraphe 4, Kant distingue entre le beau et le bien, comme il vient de distinguer entre le beau et l’agréable. Il distingue en ce sens le bien relatif (« bon à quelque chose ») et le bien absolu (« bon en soi »). Le bien relatif est un bien en ce qu’il permet d’atteindre la fin que vise une volonté : il s’agit alors de l’utile, qui est un moyen en vue de réaliser la fin que nous nous proposons à nous-mêmes. Le bien absolu est, pour la volonté, non telle ou telle fin qu’elle se propose de manière contingente, mais elle-même, en tant qu’elle se fait autonome et inconditionnée, c'est-à-dire libre. La seconde Critique a montré qu’une telle volonté autonome, n’obéissant qu’à la loi qu’elle se donne à elle-même, n’est autre que la raison, qui est en nous le besoin de l’autonomie et de la liberté. C’est pourquoi « la raison ne se laissera jamais persuader que l’existence d’un homme qui ne vit que pour jouir (si grande que puisse être l’activité qu’il déploie dans ce but) ait une valeur en soi ». Ainsi, tandis que l’agréable se porte toujours vers un objet sensible, le bien peut s’élever à un idéal rationnel par lequel seulement l’homme réalise l’humanité qui est en lui.
            « Toutefois, abstraction faite de cette différence entre l’agréable et le bon, ils s’accordent en ceci qu’ils sont toujours liés à un certain intérêt relatif à leur objet », objet dont la consommation promet la jouissance dans le cas de l’agréable, et qui élève l’homme à l’idéal supra-sensible de la liberté dans le cas du bien moral. Ils s’opposent donc tous deux au sentiment esthétique, qui demeure désintéressé à l’égard de son objet, et ne cherche nullement à le posséder ni à l’atteindre. Le sentiment du beau est donc également différent de la jouissance des sens, qui se satisfait de la consommation de son objet, et de la moralité, qui ne saurait se fonder dans le sentiment mais seulement dans la raison. L’agréable comme le bien mobilisent la volonté en vue d’atteindre le but qu’elle se donne à elle-même ; le sentiment esthétique ne veut rien atteindre, et se contente de jouir de la satisfaction du moment présent.
            On remarquera encore que l’agréable, comme le beau, parce qu’ils se portent vers la fin qu’ils désirent, sont orientés par un concept, ou une idée de cette fin. Celui qui poursuit la jouissance se représente nécessairement l’objet qui sera en mesure de la lui procurer, et celui qui poursuit le bien moral se représente l’idée de la liberté, qui est autonomie de la volonté, qui seule a de la valeur à ses yeux. En revanche, écrit ici curieusement Kant, celui qui cherche la beauté ne se représente nullement son objet, il ne forme aucun concept préconçu de cette beauté et se contente de jouir de son spectacle, sans chercher davantage à déterminer la forme qui lui procure un plaisir esthétique. A l’apaisement de la faculté de désirer s’ajoute donc une certaine indolence de la faculté de concevoir : l’esthète se livre au pur plaisir du jeu des formes, sans éprouver le besoin de le déterminer par concept : « Des fleurs, des dessins libres, les traits entrelacés sans intention les uns dans les autres, et nommés rinceaux, ne signifient rien, ne dépendent d’aucun concept déterminé, et cependant plaisent » Ici encore, Kant est novateur : la tradition issue de Platon jugeait belle l’idée d’une forme intelligible qui venait se réaliser dans l’œuvre de l’artiste. Selon Kant au contraire, la beauté ne correspond à aucune idée, elle est un jeu gratuit et dépourvu de signification des formes entre elles, beauté abstraite qui n’exprime rien et n’imite rien, ni modèle sensible ni modèle intelligible. Pour le comprendre, il faut encore se référer à la nature plutôt qu’à l’art : une montagne couverte de neige ne signifie certes rien, non plus que les volutes d’un ruisseau (il est toujours possible, en revanche, de s’interroger sur l’idée qu’a poursuivie l’artiste dans la réalisation de son œuvre ; mais à quelle « idée » un paysage peut-il bien correspondre?), mais il sont pourtant les objets d’une satisfaction esthétique pure. On devine par là que le sentiment du beau, nécessairement désintéressé, plaît aussi nécessairement sans concept.
            Dans le cinquième et dernier paragraphe de ce premier moment, Kant résume les oppositions qu’il vient de développer dans les paragraphes précédents. Le beau comme le bien déterminent la volonté en vue d’atteindre la fin qu’elle juge elle-même désirable. Le sentiment esthétique est en revanche parfaitement étranger à la tension du désir, et se contente d’éprouver le plaisir que la simple représentation, et non la réalité, de l’objet lui inspire. « Le jugement de goût est seulement contemplatif ». Kant ajoute que l’agréable, qui veut jouir par la consommation d’un objet sensible, est connu des animaux dépourvus de raison ; que le beau n’a de valeur que pour les hommes, parce qu’il est à la fois sensible, puisque fondé sur un sentiment intérieurement éprouvé, et rationnel, parce que désintéressé à l’égard de l’objet (il réussit à se désengager du monde et à s’affranchir de la contrainte du désir), tandis que le bien a une valeur pour tout être raisonnable, c'est-à-dire susceptible de s’élever à l’idée de l’autonomie et de la liberté. Le domaine esthétique est ainsi le seul qui soit proprement humain, c'est-à-dire à la fois sensible et intelligible, appartenant en même temps au règne de la nature et à celui de la liberté. Le sentiment du beau réconcilie ainsi les deux natures qui divisent la condition de l’homme : la réceptivité de la sensibilité et la spontanéité de l’entendement, ou autonomie de la raison.
            Le sentiment de l’agréable est déterminé par l’objet de la convoitise (inclination). L’idée de la liberté est déterminée par la nature de la raison, qui dicte à notre volonté le devoir de réaliser son autonomie (respect). La liberté morale n’est en effet pas la liberté de choisir, elle obéit au contraire à la loi inconditionnée de la raison pure. Seul le jugement esthétique sera donc libre, c'est-à-dire indéterminé, puisque n’obéissant à aucune fin, qu’elle soit sensible ou rationnelle : « On peut dire qu’entre ces trois genres de satisfaction, celle du goût pour le beau est seule une satisfaction désintéressée et libre ». A l’inclination et au respect, la beauté oppose donc ce que Kant, de façon assez énigmatique, nomme la faveur (die Gunst), qu’on pourrait traduire aussi par « grâce » : en effet, la beauté n’étant pas une fin que la volonté se propose d’atteindre, elle ne peut être que donnée par hasard à la faveur d’une rencontre, don gratuit qui comble le sentiment vital sans que celui-ci ait cherché à l’obtenir. A la volonté apaisée, au regard simplement spectateur de l’esthète, la beauté fait la grâce d’un plaisir désintéressé, « qui ne fait que jouer avec les objets de sa satisfaction, sans s’attacher à l’un d’eux ».
            Ce premier moment se termine par la définition du beau selon la catégorie de la qualité : « Le goût est la faculté de juger et d’apprécier un objet ou un mode de représentation par une satisfaction ou un déplaisir, indépendamment de tout intérêt. On appelle beau l’objet d’une telle satisfaction. »

    

ANALYTIQUE DU BEAU SELON LE MOMENT DE LA QUANTITE           

            Dès le § 6, Kant peut déduire, du premier moment qui mettait en lumière la nature désintéressé du sentiment esthétique, sa nécessaire universalité. C’est en effet l’intérêt personnel qui me porte vers la possession ou la consommation de tel ou tel objet qui définit un goût et le place sous la dépendance du caractère empirique qui individualise le sujet. Mais si le sentiment esthétique est désintéressé, alors rien ne le rattache à mon individualité en tant qu’elle est irréductible à tout autre : le sentiment du beau est indépendant de mes inclinations personnelles, et je l’éprouve par conséquent comme un sentiment susceptible d’universalisation. Il y a là quelque chose qui s’apparente à l’universalité morale : le sujet égoïste, dans le sentiment esthétique, réussit à s’oublier lui-même, à s’ouvrir à la beauté par delà la sphère toujours limitée de ses intérêts particuliers, à se rendre sensible à une émotion qu’il ressent comme étant celle de tout homme, c'est-à-dire un animal à la fois sensible et rationnel, et non comme la sienne propre. Le sentiment esthétique affranchit l’individu des limites qui le particularisent, surmonte l’égoïsme de son cœur et l’ouvre à la dimension de l’universalité.
            Il importe pourtant de distinguer l’universalité esthétique de l’universalité logique (connaissance) et de l’universalité morale (action). L’universalité logique est objective, elle construit l’expérimentation qui soumet l’objet aux règles de l’entendement. L’universalité esthétique n’est au contraire que subjective : ce n’est pas la proportion qui est aperçue dans l’objet (« la structure — Beschaffenheit — de l’objet ») qui est ici universalisée, mais le sentiment que le sujet éprouve en lui-même. Quand je suis ému par la beauté, j’éprouve en même temps et nécessairement cette émotion comme pouvant être celle de tout homme en général, et par conséquent ne se rapportant pas à moi seul. Quant à l’universalité morale, elle est également désintéressée, puisqu’elle humilie l’amour-propre et contraint par respect le sujet à se penser lui-même dans la dimension de l’universalité, c'est-à-dire de l’humanité en général, et non pas selon son intérêt particulier. Cependant, l’universalité morale s’exprime par une loi de la raison, qui constitue un guide sûr quant à l’appréciation morale de chacune de mes actions. En revanche, l’universalité esthétique demeure irréductiblement subjective, simple émotion qui ne peut jamais se formuler en une loi de l’entendement ni de la raison.
            On comprend mieux, dès lors, comment Kant, dans le § 7, peut distinguer le beau de l’agréable et du bon du point de vue de l’universalité. En vérité, et malgré ce que promet son titre, le paragraphe est surtout consacré à la distinction du beau et de l’agréable. Il est en ce sens dirigé contre les esthéticiens empiristes, qui veulent réduire l’appréciation du jugement de goût  à un simple plaisir sensible individuellement éprouvé (Du Bos) ou à une norme sensible relative à la civilisation, au degré de raffinement atteint en matière de goût, aux appréciations reçues dans les cercles cultivés de la société (Hume).
            Le jugement de goût portant sur l’agréable reste purement individuel. Son objet est en effet la sensation brute que procure la présence de l’objet (goût d’un vin, couleur d’une fleur, son d’un instrument de musique). Or, cette sensation est un simple donné subjectif qui n’est pas susceptible, en tant que tel, d’être universalisé ; il faudrait pour cela qu’il soit objectivé par concepts, c'est-à-dire spéculativement construit (par exemple quand j’identifie la couleur à une longueur d’onde dans le champ magnétique, ou le son à une longueur d’onde dans l’air). Si, cependant, le jugement esthétique est susceptible d’être universalisé, c’est parce qu’il ne porte pas sur la sensation brute, mais sur le sentiment lui-même éprouvé par le sujet : l’émotion de la beauté ne m’appartient pas en propre, je la ressens immédiatement comme une émotion pouvant, et même devant être partagée par tout homme, c'est-à-dire par mon semblable : « il exige l’adhésion des autres ».
            Kant s’oppose ainsi à un certain sensualisme esthétique dominant au XVIIIe siècle depuis les Réflexions critiques sur la poésie et la peinture de l’abbé Du Bos, ouvrage publié en 1719. Selon ce penseur en effet, le jugement esthétique est un jugement de sensation, et le beau ne se distingue pas de l’agréable : « Vouloir persuader un homme qui préfère le coloris à l’expression en suivant son propre sentiment qu’il a tort, c’est vouloir le persuader de prendre plus de plaisir à voir les tableaux du Poussin que ceux du Titien. La chose ne dépend pas plus de lui qu’il dépend d’un homme, dont le palais est conformé de manière que le vin de Champagne lui fait plus de plaisir que le vin d’Espagne, de changer de goût et d’aimer mieux le vin d’Espagne que l’autre » (I, section 49 ; p. 164). Il faut cependant bien comprendre qu’en prenant cette position, Kant n’oppose pas son opinion à l’opinion de Du Bos : il prétend seulement mettre en lumière les caractères propres au jugement esthétique. Et il est bien vrai qu’on ne disputera pas sur la préférence pour le Bordeaux ou le Bourgogne (bien qu’on puisse discuter sur l’excellence relative de deux Bordeaux ou de deux Bourgognes), mais qu’on discutera à l’infini sur les beautés de l’art du Poussin ou de celui du Titien. L’art est l’objet d’un débat public auquel chacun souhaite participer et a le sentiment d’avoir quelque chose à dire, même s’il se trouve ensuite incapable de l’emporter par raisons démonstratives. Affirmer l’universalité du sentiment esthétique, ce n’est donc pas affirmer une thèse, c’est simplement constater cette propension à la communication qui fait l’originalité du sentiment esthétique.
            Mais on pourrait encore dire que le sentiment du beau est relatif, non seulement à la disposition de nos organes sensibles, qui nous font juger certains goûts agréables, certains autres désagréables, mais encore à l’éducation par la société de cette disposition naturelle : chaque société pourrait ainsi énoncer des règles générales concernant le beau, qui seraient relatives aux valeurs et aux conventions qui forment le lien social, ainsi qu’au degré de l’éducation de ses membres. Le jugement de goût appartiendrait alors à une élite sociale qui porterait au plus haut ce discernement, qui n’aurait pourtant de valeur que pour une société, selon ses coutumes et son « esprit », ou caractère national. Telle est la thèse que défend Hume dans Of the Standard of Taste (De la norme du goût, 1757). Kant objecte assez énigmatiquement que « il n’y a là que des règles générales et non des règles universelles ». Le jugement de goût pour Hume n’est qu’un accord entre gens cultivés qui se retrouvent dans la bonne société, appartenant au même monde, jouissant de la connivence qui les réunit dans un même cercle. On devine qu’un tel jugement dégénère aisément en snobisme, se conformant finalement aux critères qui sont en vigueur dans une élite, non parce que ces critères ont une valeur esthétique, mais seulement parce qu’ils valent comme signes d’appartenance à cette élite. Ce qui l’emporte alors, ce n’est plus l’appréciation de la beauté, mais plutôt le mépris de ceux dont on souhaite se différencier. Nous sommes donc loin de ce sentiment de l’universel qui inspire le jugement esthétique. Il y a véritablement, pour Kant, dans l’émotion de la beauté, une ouverture à l’humanité sensible en général qui transcende le cercle étroit d’une société particulière. On devine donc que le sentiment du beau est indépendant de l’éducation comme de la société (ce qui ne signifie pas qu’il ne soit pas susceptible lui-même d’éducation), dans l’espace comme dans le temps : la beauté qui m’a été transmise par les siècles passées, ou par des sociétés radicalement différentes de celle dont je suis membre, me touche à l’égal des autres. La valeur du sentiment esthétique n’est donc pas relative, mais absolue ; elle est universelle, et non simplement générale.
            Dans le § 8, Kant s’interroge sur cette paradoxale universalité esthétique : sentiment irréductible au concept, incapable de démonstration, il prétend pourtant à l’universalité que seule peut atteindre la raison dans sa législation (seul l’énoncé d’une loi vaut en effet universellement). Quelle est donc « l’origine » de cette prétention, et comment un sentiment qui demeure irréductiblement subjectif peut-il cependant prétendre à l’universalité? Cette question intéresse « le philosophe transcendantal », c'est-à-dire l’esprit qui réfléchit sur ce qui est originaire en lui, sur la source même de ses sentiments. Le jugement esthétique est en effet un jugement réfléchissant, c'est-à-dire un jugement qui porte non sur l’objet, mais sur le sujet lui-même, qui incite le sujet à réfléchir à ce qui se passe en lui. C’est ainsi que Kant distingue ici le goût des sens (Sinnengeschmack), qui se réfère à la sensation procurée par l’objet (le goût du vin), et porte donc sur l’agréable, du goût de la réflexion (Reflexiongeschmack) qui réfléchit et intériorise le sentiment, interrogeant la subjectivité elle-même plutôt que la nature ou la structure de l’objet.
            Que se passe-t-il donc dans le sujet quand il éprouve l’émotion de la beauté? Dans le § 8, Kant ne répond pas encore à cette question (qui n’est résolue que dans le § 9). Il se contente de l’approfondir en mettant mieux en lumière les différences qui séparent l’universalité esthétique de l’universalité logique (jugement de connaissance). Nous savons déjà que l’universalité esthétique n’est que subjective, tandis que l’universalité logique peut au contraire prétendre à l’objectivité. Mais Kant ajoute ici un nouveau critère de différenciation, qui est d’une grande importance pour l’intelligence de l’esthétique en général. En outre, ce critère rend la question posée (comment une universalité esthétique est-elle possible?) encore plus redoutable.
            Le jugement logique ne porte en effet jamais sur un objet singulier, mais toujours sur un nombre indéfini d’objets possibles : la loi de la chute des corps, par ex., vaut également pour tous les corps qui tombent sur la terre selon Galilée, et sur la terre comme au ciel selon Newton. Cette universalité objective est compréhensible, puisque c’est ici le concept, et les a priori de l’entendement, qui prennent les devants, et donnent forme intelligible à l’expérimentation, qui n’est que la matérialisation de la théorie. Dans l’expérimentation scientifique, l’objet ne compte jamais pour lui-même, tout ce qui l’individualise est éliminé, de même que tout ce qui peut fausser la mise en évidence de la loi élaborée par l’entendement (conditions de température et de pression, frottements, rugosité, etc.). La plume et la pièce de monnaie qui tombent dans le tube de Newton ne sont pas une plume et une pièce de monnaie, mais deux corps de poids différents qui mettent en lumière l’indépendance de la loi envers le lourd ou le léger. En revanche, écrit Kant, dans le jugement esthétique, c’est l’objet dans son extrême singularité, c'est-à-dire selon son apparence dans l’espace et dans le temps, ici et maintenant, qui est en jeu : « Soit cette rose que je vois ; par un jugement de goût j’affirme qu’elle est belle. » On peut s’étonner de cette soudaine prolixité de Kant au sujet de l’objet du jugement esthétique alors qu’il nous a répété dans les paragraphes précédents qu’un tel jugement, nécessairement subjectif, porte moins sur l’objet que sur le sujet lui-même, c'est-à-dire sur l’émotion esthétique qu’il ressent en lui. Pourtant, si l’objet esthétique est l’objet dans son extrême singularité (alors que l’expérimentation scientifique, qui atteint l’universalité logique, ne considère qu’un objet en général, et indifférencié), il faut reconnaître qu’un tel objet se caractérise par le fait qu’on ne peut rien en dire, et même rien en penser. Le langage et la pensée se font en effet par concept, et le concept  vise toujours le général, jamais le singulier. Il y a bien un nom pour la fleur, il y a un nom pour la rose, la tulipe, la violette ou la marguerite, mais il n’y a pas de nom pour cette rose que voici. L’infinie singularité de l’objet esthétique en fait un inconnu pour la pensée ; dès qu’on veut le conceptualiser, il se dissout dans le général : « Dès que l’on porte un jugement sur des objets uniquement d’après des concepts, toute représentation de beauté disparaît. » La beauté s’origine donc dans l’éclat le plus fugitif de l’apparence, expérience sensible plongée dans le temps et toujours évanescente. On comprend mieux ainsi ce que Kant entend par la nécessaire subjectivité du jugement esthétique. Il ne faut pas entendre qu’un tel jugement est dépourvu d’objet (ce qui serait évidemment un non-sens), mais plutôt que, de son objet, il n’est possible de rien dire, ni de rien penser : on ne peut que le percevoir (« soit cette rose que je vois »). L’universalité du jugement esthétique n’en est alors que davantage problématique : comment communiquer l’incommunicable, c'est-à-dire l’inexprimable ou l’inconceptualisable (l’ici-maintenant de l’apparence singulière), comment universaliser l’impression sensible irréductible à toute autre? On comprend mieux désormais comment l’universalité du jugement esthétique ne peut porter que sur l’état intérieur ressenti par le sujet, et en aucune façon sur l’objet lui-même qui n’est qu’un moment de la sensation, et ne saurait pas même être conceptualisé. C’est ce qui va être mis en lumière dans le § suivant.
            Comment le jugement esthétique, s’il porte toujours sur un objet infiniment singulier, peut-il être universalisable? C’est, répond Kant, que ce qui est alors universalisé, ce n’est nullement l’objet lui-même, mais le sentiment que nous éprouvons à l’occasion de sa rencontre. Comment définir alors plus précisément ce sentiment? Kant le définit comme « le sentiment du libre jeu de nos facultés représentatives (Vorstellungskraft) » (61). Une faculté représentative est une opération de l’esprit grâce à laquelle nous pouvons nous représenter le monde. La sensation n’est pas une faculté représentative : toujours multiple et toujours changeante, elle est incapable de construire la forme de l’objet ; par ailleurs, nécessairement singulière, elle ne peut donner lieu à aucun concept, et demeure inexprimable. On en arrive ainsi à ce paradoxe de l’esthétique kantienne qu’elle court-circuite la sensibilité, l’aisthêsis, pour ne prendre en compte que des opérations plus élaborées de l’esprit, susceptibles de construire une représentation du monde. Deux facultés interviennent en cette construction : l’imagination qui « compose le divers de l’intuition », c'est-à-dire qui donne forme à la rapsodie des impressions sensibles. C’est ainsi que la pure sensation en reste à la tache, au pointillisme de l’impression sensible. L’imagination, dans ce divers originaire, dessine des formes, elle devine des figures par une opération que Kant nomme, assez énigmatiquement, un « schématisme sans concept » (§ 35). On peut penser au conseil que donne Léonard à l’apprenti : considère les taches d’humidité qui sont sur les murs de l’atelier, et tu verras apparaître des figures, des paysages, des animaux de toutes sortes. Kant lui-même fait quelquefois allusion à ces fantasmagories de l’imagination. Par exemple, dans une note des Rêves d’un visionnaire expliqués par des rêves métaphysiques (1766) : « Quand, après avoir dormi, on regarde, dans un état de bien-être proche de l’assoupissement et avec des yeux perdus dans le vague, les divers fils des rideaux du lit ou de la literie ou les petites taches d‘un mur proche, on les transforme aisément en figures représentant des visages humains, et autres choses semblables » (Pléiade I, p. 61) (3).
            Cependant, ce jeu de l’imagination sur la matière originairement informe de la sensation, ne vaut esthétiquement que dans la mesure où il sollicite l’entendement, et que les formes ainsi nées du demi-sommeil de l’esprit donnent à penser. Ainsi des idées viennent à l’esprit de l’artiste, idées qui en retour modifient les figures enfantées par l’imagination, figures qui à leur tour produisent de nouvelles idées, et ainsi de suite selon le jeu indéfini de l’imagination et de l’entendement, de la rêverie et de la pensée, de la fantasmagorie et de la méditation. L’objet sensible, dans son infinie singularité, n’est donc que le motif, l’occasion, le thème à partir duquel l’esprit se livre à des variations, d’autant plus séduisantes qu’il est davantage doué de génie : « Ce qui incite (Belebung, de beleben, aviver, stimuler, animer) les deux facultés (l’imagination et l’entendement) à une activité non déterminée [...] c’est la sensation. » Ces variations procurent un sentiment de plaisir, car elles nous font éprouver une sorte d’harmonie entre nos libres facultés, imagination et entendement. Dans la connaissance, l’entendement détermine l’imagination pour se représenter le concept selon l’espace et le temps, par une opération que Kant baptise « schématisme de l’imagination » ; mais dans le jugement esthétique, c’est inversement l’imagination qui prend les devants et qui propose à l’entendement les figures nées de sa fantaisie, l’entendement ne faisant alors que réfléchir les formes imaginées. C’est donc seulement dans le jugement esthétique que l’imagination comme l’entendement sont libres de jouer par elles-mêmes, l’imagination de faire apparaître les figures à sa convenance, l’entendement de tisser autour d’elles une rêverie dont il n’a pas à rendre compte. Dans le jugement esthétique, imagination et entendement jouissent donc de cette liberté heureuse qui les harmonise, et c’est ce dynamisme de la rêverie qui suscite le plaisir esthétique. Un tel plaisir est parfaitement capable d’être universalisé, car il se résume au sentiment intérieur de la vie de l’Esprit. Le jeu esthétique des facultés nous délivre peu à peu du sommeil où s’enlise la sensation (à l’image du dormeur des Rêveries d’un visionnaire), et nous éveille à la vie en nous intéressant à l’apparence changeante et chatoyante du monde. Ce sentiment de la vie intérieure en nous n’a rien de personnel. A la fois sensible et intellectuel, il peut donc être partagé par tout vivant doué de sentiment et d’intelligence, c'est-à-dire par tout homme, il vaut : « pour quiconque est appelé à juger par l’entendement et les sens réunis (pour tout homme). ». Nous aurons en outre plaisir à le communiquer car, inobjectivable, non conceptualisable, il est cependant essentiel, puisque c’est par lui que nous prenons conscience de la vie qui est en nous, que nous ne sommes ni simples machines matérielles (en lesquelles il ne saurait y avoir de jeu, mais le seul schéma rigide du stimulus-réponse), ni purs esprits (puisque sollicités par la singularité sensible), mais véritablement hommes, c'est-à-dire vivant d’une vie à la fois intellectuelle et sensible. Ainsi est possible une universalité qui, certes, ne pourra jamais être objectivée par concepts, mais qui cependant, dans son désintéressement même (qui la conduit à se jouer de l’apparence de l’objet sans se soucier le moins du monde de sa réalité objective), est prodigieusement intéressante, puisqu’elle éveille en nous le sentiment d’exister et le plaisir de se sentir vivant. Tout cela se résume dans la formule un peu sèche qui conclut ce second moment de l’analytique du beau : « Est beau ce qui plaît universellement sans concept ».

 

ANALYTIQUE DU BEAU SELON LE MOMENT DE LA RELATION

            Le troisième moment, celui de la relation (§ 10 à 17 compris), est l’un des plus complexes de l’analytique du Beau. La relation ici considérée est celle qui unit l’objet à la fin pour laquelle il a été conçu, soit le moyen à la fin. Cette notion de finalité est étrangère aux catégories spéculatives de la relation (substance et accident, cause et effet, communauté d’action réciproque). Elle est en revanche essentielle à la Critique de la faculté de juger, puisqu’elle gouverne à la fois la partie esthétique (la finalité est alors subjective, et désigne l’accord des facultés représentatives, soient l’imagination et l’entendement, dans le sentiment esthétique) et la partie téléologique (la finalité est alors objective, et désigne l’organisation des parties dans la forme du tout). L’analyse du beau considéré sous le moment de la relation peut elle-même être divisée en deux parties : dans la première (§ 10 à 13), Kant entend montrer que la finalité de la beauté n’est que celle, subjective, des facultés de représentation dans le sujet, et qu’elle ne correspond à aucune proportion déterminable dans l’objet. Cette première partie se termine par un paragraphe qui déduit quelques conséquences ou exemples de ce qui vient d’être exposé (§ 14). Dans la seconde partie (§ 15 à 17), Kant s’emploie à distinguer la beauté de la notion de perfection formelle à laquelle on l’a si souvent identifiée, et réfute par là même toute théorie des proportions qui entreprendrait de définir un modèle, ou Idéal de beauté.
            Dans le paragraphe 10, Kant définit le plus généralement possible la notion de finalité. La finalité est une notion surtout pratique, dans la mesure où elle implique l’engagement d’une volonté, la visée d’un désir. Une forme nous paraît finale quand elle matérialise une représentation ou un concept qui en a visiblement précédé l’existence. Ce n’est alors pas la chose qui est à l’origine de l’idée (idée simplement empirique), mais inversement une idée qui est à l’origine de la chose (idée finale, fin que s’est proposée une volonté en vue de la réalisation de l’objet). C’est ainsi que dans le paragraphe 64, Kant, citant un exemple qu’on trouvait déjà chez Cicéron et Vitruve, et qui est repris par Fontenelle dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes, par Diderot dans l’article « Beau » de l’Encyclopédie et par Montesquieu dans L’Esprit des lois (XVIII, 15) prend l’exemple d’un voyageur qui débarquerait sur une île déserte (il s’agit d’Aristippe s’étant sauvé d’un naufrage sur les côtes de l’île de Rhodes) et verrait des figures de géométrie dessinées sur le sable : il déduirait aussitôt de ces formes finales, puisque supposant un concept à l’origine de leur production, que l’île est habitée par des êtres rationnels.
            Pourtant, Kant complique aussitôt cette notion de finalité, en précisant qu’une forme peut être jugée finale sans pourtant qu’on ne puisse la rapporter à aucun concept, partant à aucune volonté qui en aurait composé la forme. Il suffit pour cela de considérer la finalité non sous sa détermination positive (ce dont un concept, c'est-à-dire une représentation intelligente, a gouverné la construction), mais sous sa détermination simplement négative : ce dont il semble impossible de rapporter l’existence au simple hasard, ou à une causalité aveugle. C’est ainsi que nous dirons, par exemple, de la complexité d’un organisme vivant, qu’il semble obéir à une finalité, sans que nous soyons pourtant capables de préciser la fin en vue de laquelle une telle organisation a été conçue : l’extrême complexité du corps humain ne semble pas pouvoir être le fruit du hasard, mais il ne nous est pourtant pas possible de déterminer spéculativement en vue de quelle fin l’homme doit vivre. On aperçoit aussitôt que si la finalité positive est surtout celle des objets manufacturés, c'est-à-dire des produits de l’art humain qu’on peut rapporter au concept déterminable de leur fin, en revanche la finalité négative est surtout celle de la nature, en laquelle de nombreuses formes admirablement composées s’offrent à nos regards, sans que nous soyons en mesure de déterminer précisément en vue de quelle fin elles ont été composées. Une telle finalité négative, incapable de définir le concept qui la détermine, ne saurait donc être rapportée à une volonté ni à un entendement créateurs. Elle est donc une finalité sans fin, une composition qui fait gratuitement échec au hasard, sans que nous puissions démontrer qu’une intelligence a présidé à sa production.
            On remarquera le caractère arbitraire d’un tel jugement : une rose des sables est un pur produit du sable et du vent, et ne nous paraît échapper aux simples lois du hasard que par une illusion subjective. Ou bien encore la disposition admirablement géométrique d’un cristal de neige. Que la forme d’un objet puisse ou non s’expliquer par l’effet du seul hasard, c’est là un jugement subjectif, qui n’a jamais de valeur objective, et qui ne mesure que la facilité avec laquelle nous retrouvons en lui des relations ou des structures qui sont celles de notre intelligence, dans la mesure donc où nous nous retrouvons en lui. C’est bien ce point que vont mettre en lumière les paragraphes suivants.
            Le paragraphe 11 développe les paradoxes de la finalité sans fin de l’objet du jugement esthétique. La finalité esthétique ne saurait en effet correspondre à un principe subjectif qui trouverait une satisfaction empirique dans la consommation de l’objet, puisque le jugement esthétique est désintéressé (moment de la qualité) ; elle ne saurait davantage correspondre à un principe objectif, puisqu’un tel jugement est sans concept (moment de la quantité). Cette finalité sans fin, qui se donne comme une faveur ou un miracle de la nature, et semble déjouer le hasard ou l’aveugle nécessité, ne peut donc consister que dans la finalité subjective de nos facultés représentatives qui, à l’occasion de cette rencontre, jouent librement entre elles et restituent ainsi l’unité de ma nature. Kant déduit cette conclusion du simple fait que la finalité ne réside pas ici dans la matière de l’objet esthétique, mais seulement dans sa forme, c'est-à-dire dans sa structure ou agencement de ses parties dans le tout ; or, une forme ne saurait être saisie par la seule sensibilité, qui s’en tient à la réception de l’apparence, mais bien par l’imagination qui la dessine et par l’entendement qui en cherche la règle : la finalité esthétique, parce qu’elle est formelle, est donc subjective et spirituelle, et non objective ni matérielle, elle n’est pas dans l’objet lui-même mais dans l’esprit qui projette sur l’objet les formes schématisées de son intelligibilité. C’est pourquoi la finalité qui me fait croire qu’une forme fait échec au hasard n’est qu’une illusion de l’apparence, non une vérité objective : il est autant probable que le dé sorte six fois six que n’importe quelle série qui me paraîtra au hasard (par exemple, 2, 6, 1, 3, 3, 5..), mais la répétition du six semblera un coup de chance parce qu’elle correspond au besoin subjectif de trouver une loi d’ordre et de régularité dans les phénomènes, tandis que l’autre série semblera distribuée par le hasard. On en déduit que l’objet esthétique ne vaut que par la forme de son apparence (qu’il faut distinguer de l’objectivité du phénomène), forme qui ne peut être rapportée qu’aux facultés dynamiques de notre esprit, capables de construire une représentation (schématisme de l’imagination) et de formuler la règle de cette construction (synthèse de l’entendement).
            Le formalisme de l’esthétique kantienne met à l’écart la valeur de la pure sensation. Dans la troisième Critique, l’esthétique n’est plus la théorie de la seule réceptivité sensible, elle est la théorie du jeu créateur de l’imagination et de l’entendement. Le jugement esthétique est bel et bien un jugement, c'est-à-dire une activité de l’esprit et non le simple choc d’une réception sensationnelle. La matière de la sensation est incapable par elle-même de constituer la beauté ; le plaisir esthétique, qui naît de l’animation de mes facultés et du dynamisme de la rêverie, n’est pas le plaisir passif qui consiste à recevoir une « illumination » (Rimbaud), mais un jeu de l’esprit qui se renouvelle avec l’invention des formes.
            Le § 12 peut alors montrer comment le jugement esthétique se rapporte à des principes a priori qui en sont comme le fondement subjectif : le sentiment de la beauté est rendu possible par le plaisir que nous prenons à l’accord toujours renouvelé, à la façon d’un libre jeu qui se conserve en se transformant, de nos facultés, accord occasionné par la rencontre de la finalité sans fin dans la forme de l’objet. Ou, pour le dire autrement, la finalité sans fin dans l’objet n’est belle que parce qu’elle est l’occasion de cette autre finalité sans fin, subjective celle-là, qui fait entrer dans le même jeu l’imagination créatrice d’images et l’entendement poursuivant la règle de la forme engendrée. Ce jeu subjectif, qu’on pourrait appeler le jeu de la rêverie esthétique, n’a d’autre fin que lui-même, il fait éprouver au sujet qui s’y livre un plaisir qui est dû à « l’animation de nos facultés de connaître », c'est-à-dire au sentiment de la vitalité et du dynamisme de l’esprit, par l’acte duquel nous nous savons vivant. Et c’est parce que ce sentiment est source de plaisir (car c’est un plaisir de se sentir vivant, non comme une simple bête, par la faim ou la soif, mais comme un animal intelligent, capable de produire lui-même ses représentations, c'est-à-dire doué de spontanéité), qu’il tend à se conserver et que « nous nous attardons à la contemplation de la beauté ». Un tel plaisir est bien a priori, puisqu’il se fonde sur la nature de la subjectivité transcendantale et non sur les contingences de l’expérience : tout homme, en tant qu’il est à la fois sensible et intelligent, doit nécessairement connaître, lors de telle ou telle rencontre ou occasion, le plaisir pris à la beauté. De nature purement contemplative, et trouvant sa fin en lui-même, le plaisir esthétique se distingue donc de tout plaisir pratique, qu’il soit sensible dans l’agréable ou rationnel dans la moralité (il existe en effet un plaisir d’avoir agi conformément à la loi morale, même si un tel contentement reste problématique, puisque je ne pourrai jamais savoir si j’ai réellement agi par pur respect pour la loi de ma liberté). Kant oppose par ailleurs le sentiment esthétique au sentiment moral, puisqu’ils sont tous deux fondés a priori, le sentiment moral dans la reconnaissance de la loi de raison comme loi suprême de ma liberté, le sentiment esthétique dans l’harmonie subjective de mes facultés représentatives. Le sentiment moral — à savoir le respect — provient de l’effet sur la sensibilité de l’orientation morale de la volonté, déterminée à n’obéir qu’à une loi de raison, c'est-à-dire à la loi de sa propre autonomie ; en revanche, précise Kant, le sentiment esthétique ne présuppose aucune détermination du vouloir selon une fin, mais au contraire un état purement contemplatif qui démobilise la volonté, et se complaît dans la continuation toujours renouvelée du plaisir de se sentir vivant pour le seul plaisir de se sentir vivant. On comprend que l’effort et l’extrême tension de la moralité s’apaisent et se résolvent dans la jouissance esthétique : le sujet esthétique se reconnaît vivant par le plaisir plutôt que par le désir, par la jouissance d’être plutôt que par l’arrachement du devoir-être ou le dépassement du devenir.
            Le § 13 revient, pour le souligner, sur ce qui a déjà été acquis : l’objet du jugement esthétique ne vaut que par la forme de son apparence, et non par sa matière, puisqu’il n’est que l’objet d’une appréciation subjective qui porte sur les relations des éléments dans le tout, et non sur ces éléments eux-mêmes (ainsi la répétition du 6 six fois tirés par le dé). En outre, la forme n’est jamais une donnée de la sensibilité, mais un schématisme de l’imagination, et implique en tant que telle l’activité d’une faculté représentative : le jugement esthétique n’est ainsi pas abandonné à la simple passivité de la sensation, il implique une activité de l’esprit, un jeu dynamique dans l’invention des formes. C’est ainsi qu’on peut comprendre le formalisme, et même l’intellectualisme, de l’esthétique kantienne. Ce qui correspond en outre à la réaction néoclassique contre les mignardises du rococo, qui ne se refusait aucun stratagème pour plaire et pour séduire.
            Le jugement esthétique, selon Kant, doit se défier des « attraits » (Reiz) dans l’objet qui, par la couleur, le fard, cherchent à séduire et promettent l’agréable à la sensation ; il doit se défier encore de l’émotion dans le sujet, grandiose et renversante dans le sublime, qui nous fait désirer le grand frisson et corrompt en le déstabilisant le jeu toujours renouvelé dans le plaisir esthétique des facultés dynamiques de l’imagination et de l’entendement. On comprend ici que l’esthétique du sublime, loin de maximaliser l’esthétique du beau (comme tendra à le penser, par exemple, Schelling), en pervertit plutôt le bienheureux équilibre, en y introduisant le frisson du grandiose, qui bouleverse en nous le jeu continu de la vie par l’effroi d’avoir échappé au péril : le danger que nous fait entrevoir le sublime (par exemple le gouffre vertigineux d’un ravin) est un stimulant pour une sensibilité émoussée, et qui ne se réveille qu’excitée par de grandes émotions (c’est ainsi du moins que Burke interprétait le sentiment du sublime). Un goût qui aurait besoin, pour se rendre sensible à lui-même, des attraits et des émotions, serait, nous dit Kant un goût « barbare » : « Le goût demeure toujours barbare lorsqu’il a besoin du mélange des attraits et des émotions pour parvenir à la satisfaction ». A l’inverse du sauvage, qui se livre innocemment aux plaisirs de la rêverie et se satisfait de contempler la nature de manière désintéressée, le barbare, qui est un sauvage dont le désir a corrompu l’innocence, et qui n’est pas encore assez civilisé pour avoir la moindre conscience des limites morales que la raison peut dicter à sa sensualité, n’aime que ce qu’il peut posséder et consommer : aussi n’est-il sensible qu’à l’agréable, et nullement au beau, et cherche-t-il toujours de nouveaux stimulants pour maintenir, par la surenchère, sa sensibilité en un état de perpétuelle excitation. Mais ce que Kant nomme « le jugement de goût pur » n’a pas besoin de tels alcools : indépendamment du choc de l’émotion tout comme de la séduction racoleuse de l’attrait, il lui suffit d’éprouver l’esprit vivant en lui et jouant avec lui-même pour ressentir le plaisir de vivre, et le perpétuer sans jamais se lasser.
            Ce formalisme esthétique tend à épurer la beauté dans le seul dessin de la forme suggestive, qui éveille l’imagination et excite la curiosité de l’entendement. La beauté vaut surtout pour Kant comme un signe qui met l’esprit en activité et lui révèle la vie qui lui est propre, un signe qui ne signifie rien, puisqu’il ne correspond à aucun concept, mais qui a le pouvoir énigmatique de nous appeler à la vie. Un signe, et non un objet matériel qui ne vaudrait que par sa pure présence sensible, par la pure sensualité de sa présence : une telle matérialité, velouté de la pêche ou grain de la peau, promet une jouissance intéressée, mais nullement esthétique. Nous retrouvons ailleurs cette idée que la beauté doit valoir comme un signe indéchiffrable (« le langage chiffré par lequel la nature nous parle symboliquement dans ses belles formes », § 42, p. 133), et qui peut rappeler l’étrange expression dont use à plusieurs reprises Diderot dans la Lettre sur les sourds et les muets : l’hiéroglyphe de la beauté.
            Le paragraphe 14 développe par divers exemples les orientations qui viennent d’être désignées. Le primat de la forme nous indique, par exemple, que dans la peinture (jeu des couleurs) comme dans la musique (jeu des sons), ce ne sont pas les éléments eux-mêmes (couleurs ou sons) qui provoquent le plaisir esthétique, mais plutôt leur organisation, c'est-à-dire les relations formelles qu’ils entretiennent entre eux et dans la totalité de l’œuvre : composition du tableau ou mélodie du thème. Pourtant, si cela était vrai, on pourrait, sans porter atteinte au plaisir esthétique, transposer un tableau dans une autre gamme de ton ou un morceau dans une autre tonalité, ce qu’aucun peintre ni musicien ne saurait approuver. En outre, une mélodie jouée par un instrument conserverait toutes ses propriétés formelles quand elle serait jouée par un autre instrument, et le timbre de l’instrument serait donc indépendant du plaisir musical, ce qui est manifestement faux. Kant se voit donc contraint d’attribuer une certaine valeur esthétique à la « matière » même de l’œuvre d’art, couleurs dans le tableau, sons dans la mélodie. Il s’en tire en se référant à Euler, le plus grand mathématicien du XVIIIe siècle, qui avait élaboré une théorie (que la théorie ondulatoire de la lumière viendra confirmer au début du XIXe siècle) selon laquelle les couleurs comme les sons ne sont pas de simples sensations, mais l’effet sur la sensibilité d’une fonction périodique qui se prolonge régulièrement : de même que le son est un ébranlement de l’air — une vague qui se propage en fonction de la densité du milieu, et à la suite du choc d’un corps sonnant — de même la couleur est l’effet d’un ébranlement communiqué au milieu plus subtil de l’éther, et l’on peut ainsi faire correspondre à chaque couleur une longueur d’onde qui la définit avec précision (4). En conséquence, la couleur comme le son ne sont pas de simples sensations brutes, mais obéissent déjà à un certain formalisme, puisqu’elles sont l’effet d’un mouvement régulier qu’il est possible d’exprimer par une formule mathématique. Ainsi pourrait-on dire d’un son pur, d’une couleur pure, qu’ils sont beaux, mais non d’un son, d’une couleur composés, car en ce cas l’exactitude et la régularité de la période seraient corrompues par le mélange producteur de dissonances.
            Le primat de la forme conduit encore Kant à privilégier, dans les arts figuratifs, le dessin sur la couleur. Thèse défendue depuis longtemps, et particulièrement revendiquée par les artistes néoclassiques : le dessin serait le père de tous les arts plastiques, la primitive délimitation de la forme, également nécessaire aux trois arts qui en dérivent : l’architecture, la sculpture et la peinture. C’est ainsi que l’on pensait au XVIIIe siècle, à la suite de Pline l’Ancien, que les arts étaient nés de la délinéation de l’ombre pratiquée par les anciens Égyptiens, et l’on répétait la fable de la fille de Dibutade, sculpteur à Corinthe, qui dessina l’ombre de son amant sur le point de partir pour l’étranger, forme pure à partir de laquelle son père put sculpter en trois dimensions le corps du jeune homme, et suppléer ainsi à son absence par le simulacre de l’art. Le dessin est en effet plus intellectuel que les couleurs : ce contour tracé d’un trait de crayon est une invention de l’esprit, qui éprouve le besoin de schématiser ainsi les choses, tandis que les couleurs existent bel et bien dans la nature, et que l’esprit qui se contente de les enregistrer est simplement réceptif, et non pas aussi créateur que celui du dessinateur. Il ne faut pas s’y tromper : Kant a beau répéter que le jugement esthétique est simplement contemplatif, son esthétique est pourtant bien dynamique, et le libre jeu de l’imagination et de l’entendement est bien une activité de l’esprit et non simplement un éblouissement des sens. Dans la suite du paragraphe, en un passage particulièrement difficile, Kant ébauche un système des Beaux-arts, auquel il donnera un considérable développement plus loin, aux paragraphes 51 à 53. Kant se contente ici de distinguer la forme esthétique selon qu’elle se réalise dans l’espace ou dans le temps, selon le double a priori de la sensibilité humaine : la forme saisie dans l’espace est figure (Gestalt) et donne lieu aux arts du dessin (architecture, sculpture, peinture) ; la forme saisie dans le temps est jeu (Spiel) et donne lieu aux arts de la « composition » (mime, danse et musique). Quant aux couleurs, elles doivent être soumises à la mise en valeur de la forme. On peut penser ici à l’aquarelle, qui connaît une merveilleuse efflorescence au XVIIIe siècle, art dans lequel les couleurs ne sont posées que pour souligner et mettre en valeur le trait du crayon. De même, on remarquera que le costume du mime ou du danseur est blanc, comme si l’on souhaitait par cette absence de la couleur mieux mettre en valeur la beauté purement formelle du mouvement et du geste. S’oppose alors à ce purisme minimaliste du seul dessin de la forme la surcharge et l’ornement (parerga) qui contraignent la liberté du jugement esthétique en cherchant en quelque sorte à le forcer : c’est ainsi qu’un cadre doré nous désigne lourdement le tableau comme un chef d’œuvre devant être admiré (gâtant ainsi le pur miracle qu’est la grâce de la donation esthétique, que nous ne devons qu’à la « faveur ») ou bien encore que des colonnades solennelles (la place Saint-Pierre?) cherchent à contraindre notre jugement en nous désignant par avance tel édifice comme un édifice fastueux. On voit ainsi que rien ne doit faire obstacle au libre jeu des facultés représentatives, et que tout le génie de l’œuvre consiste à éveiller notre admiration par la considération de la pure forme. Un art qui chercherait à provoquer en nous des sentiments violents, à soulever la vague de l’émotion, serait encore un art qui recourrait aux attraits, et s’éloignerait ainsi de la pure considération des formes (le paragraphe 13 avait déjà condamné ensemble l’émotion comme l’attrait). Dans ces dernières lignes du paragraphe 14, évoquant « le sublime, auquel est lié le sentiment de l’émotion », Kant pense certainement à l’essai de Burke, qui considère dans l’esthétique du sublime une mise en scène de la terreur, qui vise à l’effet, et a surtout pour but de stimuler nos sens que la civilisation a émoussés. Kant, comme il le dit expressément à la fin de l’analytique du sublime (dernier alinéa du paragraphe 29, p. 113 éd. Philonenko), condamne cette esthétique du grand frisson comme un artifice grossier pour éveiller un goût incapable de produire la moindre « idée esthétique ». On sait en outre que, pour Kant, le sublime n’est pas cet alcool qui doit réveiller les sens que la civilisation a progressivement ensommeillés, mais au contraire un symptôme du progrès de la culture, et de l’audace par laquelle l’homme est capable de se mesurer aux forces déchaînées de la nature (sublime dynamique, moment de la modalité).
            A partir du paragraphe 15, et jusqu’au paragraphe 17 compris, l’analyse du beau sous le moment de la relation ne porte plus sur le jeu de l’imagination dans sa liberté et de l’entendement dans sa légalité (du côté du sujet), mais sur la notion de perfection, c'est-à-dire sur la détermination objective des proportions de la beauté (du côté de l’objet). Une longue tradition issue de l’antiquité, et d’inspiration pythagoricienne, prétendait en effet déterminer objectivement les proportions de la parfaite beauté : un sculpteur de l’antiquité, Polyclète, avait même réalisé une statue, dite le « canon » (du grec kanôn, qui signifie la règle), qui était censée représenter au repos la parfaite proportion de la beauté du corps humain (on identifie traditionnellement cette statue au Doryphore, ou porteur de lance, de cet artiste) ; il avait encore rédigé un traité, intitulé également le Canon, en lequel il développait la démonstration de la perfection de la belle forme.
            On a compris que l’orientation esthétique, donc subjective, de Kant s’oppose à toute tentative de ce genre. Dans le paragraphe 15, Kant introduit la notion de perfection formelle par la notion de finalité qui se trouve, on le sait, au cœur du moment esthétique de la relation. La finalité peut être externe : la fin de la chose est alors extérieure à la chose même, et elle se confond avec son utilité : la fin du couteau est l’acte de couper, et la fin du melon, selon Bernardin de Saint-Pierre, est d’être mangé en famille puisque ses nervures naturelles indiquent comment le partager en tranches égales. Il apparaît aussitôt que la finalité externe ne saurait avoir de valeur esthétique, puisqu’elle va à l’encontre du désintéressement esthétique, qui ne vise d’autre fin que le plaisir de la pure contemplation. Mais la finalité, continue Kant, peut être encore interne, et désigne alors la parfaite cohésion de la belle forme, la parfaite coordination de ses parties dans l’harmonie du tout. Pourtant une telle notion harmonique, par correspondance et symétrie des proportions, peut être démontrée objectivement, et relève donc davantage de la géométrie que de l’esthétique. C’est précisément pour parer à ce danger que « des philosophes célèbres » (Kant pense ici évidemment à Leibniz, et à son élève Baumgarten) ont précisément ajouté que le critère de la perfection formelle n’est esthétique qu’à la condition d’être d’une telle complexité que l’analyse géométrique soit incapable d’en venir à bout, et qu’à défaut de la calculer nous devions nous satisfaire de la ressentir, c'est-à-dire de la « penser confusément ». C’est ainsi que, selon Leibniz, les lois de l’harmonie qui composent la forme de la mélodie ne sont que confusément perçues et non distinctement pensées. Le plaisir esthétique pris à l’écoute de la musique est alors de nature logique plutôt qu’esthétique : la jouissance que nous procure l’harmonie est due au calcul inconscient que nous effectuons en l’écoutant. Si cette proportion était trop manifeste, elle relèverait d’un calcul des proportions et non plus du jugement de goût ; il faut donc qu’elle soit en quelque sorte devinée plutôt que discernée, pressentie mais non démontrée. C’est ainsi que Kant remarque plus loin qu’une symétrie trop évidente est fade et sans expression, et qu’il faut un peu de mystère dans les correspondances des proportions pour que celles-ci aient tout le charme de la beauté : « On trouvera qu’un visage parfaitement régulier, qu’un peintre désirerait volontiers avoir comme modèle, est d’ordinaire sans expression » (p. 76, note 1). C’est bien sur cette notion de finalité interne que les théoriciens de l’art ont cru, depuis longtemps, réussir à formuler les lois objectives de la beauté.
            Kant remarque aussitôt l’illusion, ou du moins la contradiction, d’une telle démarche : la finalité interne conduit à une théorie des proportions qui objective et conceptualise la perfection de la beauté : qualitativement, par l’harmonie qui fait se correspondre les parties entre elles, et quantitativement par le fait que toutes les parties sont une dans la forme de la totalité. Il devient alors possible de construire a priori un modèle théorique de la beauté, la forme objective d’un Idéal de beauté, à laquelle toute œuvre d’art effective doit se conformer : « Le concept de ce que cette chose doit être devra être préalablement posé ». Mais en ce cas, le jugement est un jugement théorique, ou de connaissance, et non plus un jugement esthétique : il suffit de constater si, oui ou non, l’œuvre se conforme aux proportions dictées par le modèle théorique, tout comme il est possible de juger de la conformité aux données du problème dans le cas de la solution d’une question de géométrie, par exemple. Or, nous avons vu que dans le jugement esthétique, le concept ne précède pas la rencontre sensible du phénomène, mais qu’il en procède au contraire, le beau plaisant universellement sans concept, mais suscitant, du seul fait de son apparition, des idées esthétiques qui viennent alors en foule (§ 49). Il faut conclure que, si la notion de finalité interne doit avoir une quelconque valeur dans le champ esthétique, ce n’est nullement en ce sens qu’elle se rapporte à la forme de l’objet (c'est-à-dire à la perfection théorique de la beauté), mais bien plutôt au sentiment que le sujet a de lui-même. Dans le sentiment esthétique, c’est le sujet qui s’éprouve lui-même comme vivant par le libre jeu de ses facultés représentatives, finalité sans fin subjective, non objective, qui ne se renouvelle que pour perpétuer le sentiment de sa vitalité. Du point de vue esthétique, la finalité interne n’a donc de sens que subjectivement,  comme sentiment de l’accord du sujet avec lui-même et du sentiment de son existence comme totalité une et indivisible : « Il ne subsiste dans l’esprit du sujet intuitionnant rien d’autre que la finalité subjective des représentations ». C’est seulement dans le jugement téléologique, non esthétique, que la finalité interne peut acquérir un sens objectif, en tant qu’elle se trouve représentée dans la totalité de l’organisme vivant, image sensible de l’autonomie supra sensible de la volonté libre.
            Kant prend ici l’exemple d’une clairière s’ouvrant dans la forêt. Exemple symptomatique de l’esthétique romantique, sensible au mystère sacré des forêts, en lequel on devinait l’origine naturelle de la voûte gothique — qui serait futaie pétrifiée — et qui considérait la clairière comme l’espace d’une clarté au sein du mystère, l’ouverture d’une révélation dans une profondeur envahie par l’ombre (on ne dit pas d’une forêt qu’elle est grande ou étendue, on dit plutôt qu’elle est profonde). A quoi tient, demande alors Kant, la beauté de la clairière? Certainement pas à la finalité externe, qui jugerait cet espace en fonction de sa capacité, par exemple, à accueillir un « bal campagnard » : que l’espace dégagé soit vaste et permette l’évolution des couples, qu’il soit bien éclairé par le soleil, etc., n’a rien à voir avec ce que nous nommons énigmatiquement sa beauté. Mais comment concevoir par ailleurs la finalité interne, du point de vue esthétique, de la clairière : il faudrait imaginer une clairière qui se conformerait au concept de la perfection de la clairière, par l’excellence de ses proportions et l’harmonie de sa composition. Mais on remarque alors, écrit Kant, qu’un tel concept est impossible à définir objectivement, et qu’il faut renoncer ici à conceptualiser la perfection esthétique de la forme objective (« Se représenter une finalité formelle objective sans fin [...] c’est une véritable contradiction »). Il faut conclure que le bal que la clairière appelle n’est pas objectivement déterminable, par une théorie des proportions, mais qu’il est plutôt l’image d’une autre danse, toute subjective et intérieure celle-là, qui est celle des facultés représentative se laissant aller à la pente de la rêverie : la clairière esthétique devient alors un motif qui provoque la fantasmagorie de l’imagination et l’invention de l’entendement, selon la danse des facultés qui, se renouvelant sans fin, nous font éprouver la vie de l’esprit qui nous anime. Toute beauté ressemble alors à cette clairière, évoquée ici par Kant, dans la mesure où elle ouvre dans l’espace dense de la causalité et de la nécessité, un champ libre où peut s’exerce le jeu de nos facultés, où l’imagination, libérée par la fantaisie du jugement réfléchissant, peut se donner libre cours, entraînant dans sa rêverie l’entendement, à la poursuite du concept toujours dérivé de la forme apparaissante. Kant peut alors conclure sur la séparation spécifique (de nature et non de degré) du jugement esthétique (jugement de goût), toujours à la poursuite de son concept jamais achevé, et du jugement logique ou spéculatif (jugement de connaissance), inversement toujours en mesure de définir a priori son concept avant d’en vérifier la conformité par l’expérience. On ne saurait donc dire, à la suite de Leibniz, que le jugement esthétique n’est qu’un jugement de connaissance simplement confus, et dont un travail d’analyse réussirait avec le temps à démontrer la conformité avec la norme, ou le modèle conceptualisé de sa perfection.
            Le paragraphe 16 approfondit cette opposition du jugement esthétique au jugement logique en distinguant entre la beauté libre, freie Schönheit, ou pulchritudo vaga, et la « beauté adhérente », anhängende Schönheit, ou pulchritudo adhaerens. La beauté libre est comme un jeu ou une danse des formes qu’aucun concept ne gouverne ni ne règle ; la beauté adhérente d’un objet est au contraire conformité au concept que l’on se fait de la perfection de cet objet. Il ne peut donc y avoir de beauté libre qu’à propos des objets qui nous semblent totalement dépourvus de finalité, et qu’on ne saurait subsumer sous un concept : tels sont, selon Kant, les fleurs, les oiseaux dont le plumage est décoratif (le perroquet, qui fut longtemps un luxe dont s’ornait les appartements des princes), le colibri, l’oiseau de paradis, tous oiseaux exotiques venus de ces îles des mers du sud dont les habitants, tels du moins que les imagine Kant sur la foi des récits de voyage de Bougainville, passent le temps, tels des bergers d’Arcadie, à paresser et à jouir, en esthètes, du spectacle d’une nature prodigue et somptueuse. La nature, plus que l’œuvre de l’homme, qui n’est que très rarement accomplie sans intention, correspond à cet idéal purement esthétique d’une beauté libre. Il est cependant des œuvres qui s’abandonnent à la fantaisie de l’imagination, sans concept ni idées préconçues : tels sont les motifs purement décoratifs (contre l’idéal de sobriété du néoclassicisme alors triomphant, Kant semble prononcer ici un éloge de l’arbitraire et de la gratuité de la décoration), comme des desseins à la grecque (une frise géométrique abstraite), des rinceaux pour les encadrements (on remarquera qu’au § 14 Kant avait condamné le cadre doré qui recommande l’œuvre à notre assentiment ; ce n’était pourtant pas l’encadrement lui-même qu’il condamnait, mais plutôt la vulgarité d’une richesse ostentatoire nullement dépourvue de finalité, mais au contraire étalée en vue de mettre en valeur les trésors du propriétaire), enfin l’improvisation musicale, art abstrait par excellence, pur jeu des sensations délivré de la pesanteur du « devoir signifier ». La beauté libre, pour être vraiment libre, ne doit donc « rien signifier, rien représenter en elle-même ». Kant semble se faire ici le défenseur d’un art quasi abstrait, pur enchaînement formel (les motifs décoratifs comme l’improvisation musicale sont enchaînement fluide de formes, développement dans le temps) qui entraîne à sa suite, dans sa danse, l’imagination qui éveille à son tour l’entendement.
            Il est peu de formes dans l’art humain qui se prêtent ainsi à ce bonheur gratuit (ce qui n’est pas sans rapport avec la grâce) de la finalité sans fin ; inversement, il en est peu dans la nature qui ne s’y prêtent pas. La manifestation de la nature, dans l’immédiate beauté de son apparence, semble en effet essentiellement dépourvue de finalité, et ne répondre par conséquent à aucun concept définissable. Ce n’est pourtant pas toujours vrai. C’est ainsi que l’homme est sans doute un être naturel, mais qu’il est aussi un être moral, ou du moins qu’il doit le devenir. C’est pourquoi on ne saurait traiter de la beauté du corps humain comme l’on traite de la beauté d’un motif décoratif. L’inconditionné en effet se joue dans la destination de l’homme, et l’homme « adhère » en quelque sorte à la loi morale en laquelle il reconnaît le terrible impératif de sa liberté. Aussi pourrait-on décorer un homme (comme le font les Néo-Zélandais avec leurs tatouages), si ce n’était un homme, de même qu’on pourrait enjoliver de motifs plaisants une église, si ce n’était précisément une église (on sait que l’église luthérienne, iconoclaste, est dépouillée de toute décoration). Parmi les êtres artificiels, un édifice en général, qui n’est pas pure forme gratuitement imaginée mais qui est soumis à des impératifs d’équilibre et de solidité, ne saurait correspondre à l’idéal de la beauté libre (l’architecture est un art asservi au besoin, non totalement libre) ; et parmi les êtres naturels, un cheval ne saurait non plus se prêter à ce pur arbitraire, car l’homme en le domestiquant a finalisé l’animal en vue de son utilisation, et juge de sa beauté en fonction de sa rapidité et de sa fougue. C’est ainsi que, pour les choses ou les êtres auxquels il est possible d’assigner une fin, par conséquent dont la beauté est adhérente et non libre, un idéal de beauté, ou de perfection, peut être conceptualisé. Ainsi pourra-t-on imaginer la beauté de l’homme en fonction de sa destination morale, c'est-à-dire de sa liberté (liberté que l’esthétique ne peut que représenter symboliquement dans le règne de la nature, par la jeunesse et la souplesse des membres, par l’agilité générale du corps et l’ouverture du regard et du visage), tout comme on pourra définir une beauté du cheval (celle du pur-sang frémissant prêt à prendre son essor). Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, certains peintres anglais, comme George Stubbs par ex. (1724 - 1806) sont spécialisés dans la représentation des chevaux, et l’on sait le culte que Géricault vouera, au début du XIXe siècle, à cet animal. C’est ainsi que le concept de fin, indéterminable pour le perroquet ou l’oiseau de paradis, est envisageable dans le cas de la beauté de l’homme ou du cheval. Kant entend ainsi justifier le fait que la théorie des proportions ait principalement porté, dans l’histoire des arts, sur le corps humain et, accessoirement il est vrai, sur l’anatomie du cheval. Il ajoute cependant que dans de telles occasions, le jugement de goût n’est pas pur, il est appliqué et comme contraint par le concept auquel adhère l’objet au sujet duquel on cherche à définir une norme de beauté. Les deux points de vue demeurent pourtant étrangers l’un à l’autre, et de nombreuses disputes esthétiques se dissiperaient si l’on reconnaissaient que les uns pensent à une beauté libre (richesse dans l’invention des formes) tandis que les autres jugent de la conformité de la forme à la fin qu’ils lui assignent (un bon cavalier juge d’un cheval en expert, et non simplement en artiste).
            Dans ce paragraphe, une grave question — qui est partout présente dans la troisième Critique, et particulièrement dans l’analytique du sublime — est évoquée : la beauté, finalité sans fin, ne paraît dans sa pureté que dans l’absence de toute destination, dans l’absence même du sens, et se trouve par là radicalement étrangère au bien moral, fin suprême d’une bonne volonté, qui n’entend agir que par une loi de raison, c'est-à-dire de liberté. L’art et la moralité se trouvent ainsi rigoureusement dissociés dans la beauté pure, ou libre ; ils ne se rencontrent que dans la beauté adhérente, par laquelle la destination morale, donc supra-sensible, de l’homme cherche à se représenter dans sa beauté naturelle. Cette participation du bien au beau, du supra-sensible au sensible, ne prendra toute sa dimension qu’avec l’esthétique du sublime : c’est dans l’effort sublime du héros, représenté dans le temps de son exploit, que la grandeur morale de l’homme réussit à se représenter esthétiquement. Aussi sera-ce surtout dans l’analytique du sublime que la distinction esthétique/moralité sera la plus problématique. C’est pourquoi Kant tiendra à distinguer alors avec une grande rigueur l’enthousiasme esthétique (Schwärmerei), qui n’est qu’un emportement de l’imagination, de l’obéissance par pur respect à la loi morale, qui est un impératif de la raison. La confusion est en effet possible, puisque c’est sur le sentiment esthétique élevé à la dignité d’une expérience métaphysique que la célèbre profession de foi du vicaire savoyard (Émile, livre IV) prend appui.
            Le § 17 développe longuement ces idées, et montre la nécessaire incertitude de toute norme (ou « critérium universel ») de perfection objectivement érigée à l’endroit de la beauté. Tout essai pour définir a priori une norme du goût, comme l’avait montré avant Kant le philosophe Hume (The Standard of Taste, 1757), est voué à l’échec : celle-ci ne peut que résulter de l’expérience, dépend de l’éducation, de la culture ou de la civilisation, et ne vaut donc jamais universellement. Aussi Kant distingue-t-il entre les Idées de la raison, qui définissent un inconditionné que la raison tend à réaliser, spéculativement par le progrès des connaissances, moralement par la persistance de la bonne volonté et l’obéissance à la loi morale, de l’Idéal de l’imagination, qui se représente esthétiquement par l’épanouissement d’une forme parvenue à sa plénitude, à son « maximum », et moralement par l’idée du bonheur, qui demeure empirique et contingente (Fondation de la métaphysique des mœurs, II). Cette interprétation esthétique de l’Idéal, maximum d’une forme parvenue à sa plénitude, est empruntée, ou du moins inconsciemment dérivée, de Winckelmann : pour l’historien d’art en effet, l’Idéal de la beauté avait été rigoureusement défini par les anciens Grecs, forme en laquelle s’incarnait l’Idée (Panofsky, Idea), et non copie réaliste d’un être naturel, type parfait que la nature approche plus ou moins dans les innombrables individus, toujours déviants en regard de la norme unique de la beauté, que la nature engendre. Kant remarque en premier lieu qu’un tel Idéal, objectivement déterminé par un canon ou théorie des proportions, ne vaut que pour la beauté adhérente, à laquelle on peut rattacher le concept d’une fin, mais nullement pour la beauté libre qu’aucun concept ne définit ni n’oriente : une fleur idéale est ainsi impensable (Gœthe, dans son essai sur La métamorphose des plantes, avait pourtant tenté de définir une plante-type, la forme archétypale de toute plante, ce qu’il nomme lui-même l’Urpflanz ; mais il est vrai que le modèle gœthéen prétend à une vérité spéculative — il renferme le secret de la loi de la croissance — et non esthétique). Même dans le cas de la beauté adhérente, Kant avance qu’il est impossible de définir un Idéal de beauté pour une demeure, un arbre, un jardin : un tel Idéal serait trop évidemment dépendant des circonstances qui l’ont vu naître, et ne réussirait jamais à s’élever à une détermination objective et universelle : c’est ainsi que le jardin à la française, que l’on tenait pour le plus beau au XVIIe siècle, s’est démodé au profit du jardin à l’anglaise qui paraît au XVIIIe siècle le plus beau. Il en va de même pour l’architecture, qui dépend trop évidemment de l’histoire du goût et de la conception de l’habitat. La perfection de ces différents objets adhère à une fin qui leur est extérieure (chaque époque, selon son goût, attend un plaisir différent de l’habitation ou de la promenade), se modifiant ainsi aisément et, par là même, la forme « idéale » de sa beauté. Seul un être qui posséderait sa fin en lui-même, qui serait donc autonome, serait susceptible d’échapper aux fluctuations de la mode et du goût et de s’élever à un Idéal qui vaudrait universellement, qui demeurerait au cours des temps. Or, il n’est qu’un vivant auquel on puisse attribuer l’autonomie, et c’est l’homme : « Seul ce qui a en lui-même la fin de son existence, l’homme [...] est capable d’un Idéal de beauté, tout de même qu’en sa personne comme intelligence l’humanité est capable d’un Idéal de perfection ». C’est pourquoi le corps humain a été l’essentiel sinon l’unique objet de la recherche d’une théorie des proportions de la parfaite beauté. Kant revient dans le dernier alinéa de ce paragraphe, sur cet Idéal du beau « qui consiste dans l’expression de ce qui est éthique ». C’est ainsi que Winckelmann avait montré que les statues des dieux de la Grèce antique incarnaient parfaitement les idées de souveraineté, de majesté, de sérénité et de force tranquille. Il s’agit alors, écrit Kant, de « rendre visible dans une expression corporelle » un idéal moral qui n’a de sens qu’au-delà du sensible. Et tel est bien le paradoxe du sublime, que de vouloir être une présentation sensible d’un Idéal supra-sensible.
            Pour l’établissement de ces proportions, deux critères sont nécessaires : le premier, qui peut être déterminé a priori et qui a un fondement métaphysique, est l’Idée de la raison, c'est-à-dire l’idéal supra-sensible auquel l’homme est destiné : la liberté. Ce principe métaphysique ne saurait se représenter sensiblement, mais il peut « se révéler comme par son effet dans le phénomène » : un beau corps doit donner le sentiment de son autonomie, de sa vigueur, de sa spiritualité qui marquent en tout le triomphe de la volonté sur la nature. Ce que nous recherchons inconsciemment dans la beauté, c’est la représentation sensible d’une dignité morale, un air d’indépendance et de liberté. Le second principe nécessaire à la définition des proportions de la perfection est simplement empirique, et résulte d’un Idéal de l’imagination, et nullement de la raison. Il définit pour une forme donnée (et non seulement pour l’homme, auquel seul convient le premier principe, celui, métaphysique, de sa destination morale) un « étalon universel », ou encore un « type », ou encore « une image modèle », qui est la forme moyenne qui sert de règle à la technique de la nature : pour chaque espèce, il est ainsi possible de tracer le modèle d’un individu idéal, « qui a été mis au fondement par la technique de la nature et auquel seule l’espèce dans son ensemble est adéquate, et non tel ou tel individu particulier » ; « la nature l’a choisie comme prototype de ses productions dans une même espèce, mais ne semble pas l’avoir réalisée complètement dans un individu ». Grâce à cette mesure-type, l’art peut compléter ce que la nature pressent, mais laisse inachevé : Kant retrouve donc ici l’ancienne idée d’Aristote, selon laquelle il appartient à l’art d’achever ce que la nature laisse inachevé. Une telle « mesure-type », c’est ce que Kant nomme l’Idée-norme (Normalidee), qui peut certes être définie par l’entendement, au moyen d’une estimation de la moyenne des proportions de tous les individus d’une même espèce ; cependant, ce calcul fastidieux est considérablement simplifié par une opération de l’imagination, capable en son dynamisme d’induire, d’un grand nombre d’individus, la forme-type qui détermine leur norme : « elle fait venir une image sur un autre et obtient par la congruence de plusieurs images d’un même genre, un type moyen qui servira de mesure commune pour toutes ». C’est là un « effet dynamique » de l’imagination, une opération « pour nous tout à fait incompréhensible » qui, par la seule intuition, fait l’économie de la recherche laborieuse de l’entendement, et discerne immédiatement la forme idéale qui se rêve, sans jamais se réaliser adéquatement, dans l’infinie diversité des individus d’une même espèce. Une telle Idée-norme vaut pour tout être naturel, non seulement l’homme, mais encore le chien ou le cheval. C’est pourquoi le célèbre canon vaut aussi bien pour l’homme — le Doryphore de Polyclète — que pour la bête — la Vache de Myron. Tout se passe comme si l’imagination participait intuitivement au secret de la « technique de la nature », sans doute par affinité, les formes naissant en la fantaisie de l’esprit selon un processus semblable à la création des formes vivantes dans le sein de la nature. C’est ainsi que c’est surtout par l’imagination que le génie excelle, le génie qui ne reçoit la règle de la beauté que de la seule nature, et qui n’écoute que son imagination, faculté qui est en quelque sorte l’invention de la nature travaillant dans le règne de l’esprit. C’est ainsi que la plaisante boutade de Merleau-Ponty, selon laquelle le génie produit des œuvres comme le pommier produit des pommes, se révèle très exactement vraie.
            Une note intéressante marque la différence de la norme à l’individu. Il faut en effet comprendre que la norme n’est pas réductible à l’idée de moyenne : la moyenne est la forme dont les individus sont, en leur ensemble, les plus proches ; la norme est au contraire un idéal — Normalidee — qui exclut tout individu réel dans l’anormalité, c'est-à-dire dans le pathologique. L’esthétique néoclassique de la perfection est une esthétique terroriste qui est en droit de soupçonner tout individu d’être déviant, dissident, c'est-à-dire monstrueux. L’individualité se définit alors comme écart à la norme, ce que Kant nomme une « caractéristique » : le visage normal, « parfaitement régulier, qu’un peintre désirerait volontiers avoir pour modèle, est d’ordinaire sans expression. C’est qu’il ne contient rien de caractéristique... » Kant remarque aussitôt que l’affirmation du caractéristique conduit à la caricature qui, comme on le sait, connaîtra un formidable développement au XIXe siècle. La caricature est une affirmation de l’individualité, et la dénonciation, par le rire, du dogmatisme de la norme, c'est-à-dire d’un idéal de perfection dans l’art. L’idea platonicienne, ou plutôt néoplatonicienne, qui a si longtemps régné dans le domaine des arts, apparaît alors comme une fade abstraction, et sa destitution est aussi la révélation de la formidable diversité du vivant dans les individus toujours dissemblables. Dans la mesure où la norme de la perfection constituait depuis longtemps un impératif esthétique, son déclin est aussi un déclin de l’Idéal et le découvrement corrélatif de l’inépuisable richesse du réel. Ce qui ne s’accomplit pas toutefois sans un certain sentiment de culpabilité, car la caricature n’est pas loin de la hantise du monstrueux, et le monstre est ici celui qui s’est égaré loin de l’idole, ayant perdu jusqu’à l’idée même de la forme parfaite.
            Kant conclut cette analyse par la définition de la beauté selon le moment de la relation : « la beauté est la forme de la finalité d’un objet, en tant qu’elle est perçue en celui-ci sans représentation d’une fin. »

 

ANALYTIQUE DU BEAU SELON LE MOMENT DE LA MODALITE

            § 18. Les catégories spéculatives de la modalité sont le possible, qui ne contredit pas les lois de l'expérience, le réel, ce qui, de l'expérience, est donné à la sensibilité, et enfin le nécessaire, qui est le réel dont on a démontré l'accord avec les lois de l'expérience possible en général. Mais nous nous trouvons ici dans le domaine esthétique, en lequel il ne saurait y avoir de lois, ni même de concepts, qui soient aptes à discerner le beau du laid. Si l'on peut donc parler d'une nécessité esthétique, ce ne sera pas en tant que le jugement sera en mesure de démontrer sa conformité avec les règles générales du Beau, formulées dans un Canon (nécessité théorique) ou, dans le cas de la moralité, la conformité de l'action avec la loi morale qui vaut universellement (nécessité pratique). Sans concept, le sentiment esthétique demeure une conviction intime, un sentiment réfléchi qu'on ne peut démontrer de façon déterminante. Le sentiment esthétique est ainsi en même temps le sentiment subjectif de sa propre nécessité : lorsque je ressens l'émotion de la beauté, je la ressens non comme un sentiment empirique qui ne vaut que pour moi, mais au contraire comme un sentiment qui ne m'engage pas, moi en particulier, comme sujet empirique, et qui doit donc avoir valeur universelle. Un tel sentiment ne peut être érigé en loi par celui qui l'éprouve (il se ferait alors le dictateur du goût, puisqu'il serait incapable de démontrer objectivement la vérité de son jugement), mais il a cependant une valeur exemplaire bien que subjective : cette beauté toujours infiniment singulière qu'il m'a été donné d'appréhender, par une faveur de la nature, je la perçois pourtant comme « un exemple (Beispiel) d'une règle universelle que l'on ne peut énoncer ».
            Cette nécessité demeure pourtant subjective, et il est bien rare qu'elle se réalise objectivement, c'est-à-dire qu'il y ait en effet une authentique unanimité des jugements quant à la valeur esthétique d'un même objet. Peu importe, puisque le point d'appui de l'estimation est intérieur et non extérieur : d'un point de vue esthétique, chacun juge légitimement de la beauté qu'il est pourtant seul à avoir perçue. Kant se situe ici dans le courant des Lumières issu de Lessing qui, en réaction contre le supposé dogmatique des Académies des beaux-arts instituées par la monarchie française, affirme l'autonomie du goût et la liberté de juger selon son sentiment propre, et non par conformité aux règles établies par l'autorité de quelques soi-disant doctes. Il retourne ainsi le sens du mot « exemple » qui, dans le domaine des arts, désigne ordinairement les modèles d'atelier, presque toujours des moulages de l'antique, qui sont proposés à l'imitation des artistes débutants. L'exemple esthétique, selon la tradition, c'est l'Apollon du Belvédère ou le Laocoon. Certes, en substituant aux modèles « classiques » la conviction intime ou nécessité subjective du jugement de goût, Kant lui accorde une valeur illimitée qui semble ne pouvoir poser aucune limite au délire de la présomption : mon jugement est véritable, même si j'avais l'humanité entière contre moi, quitte à penser que la postérité rendra justice à l'œuvre dont les contemporains n'ont pas su goûter le génie : « C'est pourquoi un jeune poète demeure persuadé que son poème est beau en dépit du jugement du public ou de celui de ses amis » (§ 32). Bien que la philosophie morale de Kant soit sans indulgence pour la prétention qui érige son sentiment personnel en loi universelle, dans le domaine esthétique, en revanche, il reconnaît une certaine légitimité à cette affirmation du goût intérieurement ressenti mais réclamant, exigeant même la reconnaissance de tous. Bien davantage, il critique la règle académique de l'imitation des Anciens (§32, 118), qui tend à faire de l'artiste un imitateur et non un créateur, et affirme que la première « propriété » du génie doit être son originalité (§46). Pourtant, « on peut louer à bon droit les œuvres des anciens comme des modèles et on peut nommer leurs auteurs "classiques" » (118), dans la mesure où ils ne sont pas proposés pour modèles qu'il faut répéter (l'imitation n'est alors qu'une « singerie » : §49, 147), mais plutôt comme des exemples de création originale, d'une démarche dont le véritable artiste doit retrouver le dynamisme et la spontanéité : « non pour que leurs successeurs deviennent de simples imitateurs, mais pour en mettre d'autres sur la voie par leur méthode, afin qu'ils cherchent en eux-mêmes les principes, et suivent ainsi leur propre démarche souvent meilleure » (§32, 118). « Le goût ne prétend qu'à l'autonomie » écrit encore Kant quelques lignes plus haut. Seul est en effet « exemplaire » le sentiment intérieurement éprouvé, et non les canons dictés par les autorités académiques. Pourtant, cet individualisme est immédiatement contredit par l'exigence d'universalité impliquée dans tout jugement esthétique : le jeune poète a raison contre tous les autres, mais il ne peut pas non plus renoncer à la reconnaissance des autres, même si celle-ci doit avoir lieu dans un avenir lointain. Ainsi se fonde une société esthétique, chacun éprouvant le besoin de convertir le jugement d'autrui à son propre sentiment, société en effet, puisque c'est l'approbation sincère qui est ici demandée, et non la reddition par violence. Cette socialisation du jugement de goût, qui est l'effet de sa nécessité subjective, donne alors lieu à une éducation esthétique, la discussion civilisant les enthousiasmes, enseignant à chacun à se rendre attentif au jugement d'autrui, et établissant ainsi progressivement, sinon une unanimité, du moins une certaine généralité dans la reconnaissance des œuvres de génie. Pourtant, si autrui peut être mon éducateur esthétique, ce n'est pas en tant qu'il me dicte des règles ni qu'il est l'héritier d'une tradition, mais c'est seulement dans la mesure où il affine mon goût sans en aliéner l'autonomie, où il m'apprend à discerner des qualités que je n'avais pas d'abord aperçues dans le sentiment esthétique que j'éprouve par moi-même. Éduquer esthétiquement, c'est aider autrui à conquérir sa propre autonomie : il se peut en effet que je croie juger par moi-même, et que je sois en vérité tributaire de la mode, des préjugés ou du snobisme. L'exemple des grands génies, qui ont su avoir l'audace de l'originalité, peut alors m'aider à devenir ce que je suis. C'est donc toujours au critère de la satisfaction esthétique, seule « exemplaire », que je dois m'en remettre, et non à l'autorité d'un modèle extérieur. Ce qui n'implique nullement le reniement de la culture et le culte de la spontanéité, car les œuvres du passé sont là pour me montrer ce que peut le génie de l'homme, et me mettre en demeure de rivaliser avec elles. De même dans le domaine moral qui est, plus encore que celui du goût, le royaume de l'autonomie, un « exemple de vertu ou de sainteté » (118) n'est pourtant pas inutile, non pour que je l'imite servilement, mais pour que je tente de recréer intérieurement en moi l'idéal qui s'incarne en lui. Tel est le sens de L'Imitation de Jésus-Christ (ouvrage du XVe siècle, de Thomas a Kempis, qui eut au XVIe une immense influence dans les pays de la Réforme) : il ne s'agit évidemment pas de singer le Christ mais de faire revivre en soi la grâce qui rayonnait en lui. D'un tel élève, Kant dit alors qu'il n'est pas l'imitateur de son modèle, mais plutôt son successeur (Nachfolge). De même que le chrétien est appelé à prendre la succession du Christ, de même l'artiste doit prendre la succession des génies qui l'ont précédé, par la force de leur originalité et non par leur conformité avec la tradition.
            Le thème de l'exemplarité nous a conduit à élargir le texte du § 18. Du moins avons-nous ainsi défini le champ dans lequel se situe le moment de la modalité : communicabilité du sentiment esthétique du fait de sa nécessité subjective, élaboration d'un modèle commun, d'une sensibilité commune qui puisse garantir un certain accord entre des goûts pourtant essentiellement autonomes.
            § 19. Il s'agit ici d'expliciter l'hypothèse latente qui est contenue dans tout jugement de goût : sa nécessité subjective prétendant à l'assentiment de tous, il postule en autrui la possibilité d'une émotion identique à celle qui me touche intérieurement. Le sentiment esthétique implique ainsi une certaine idée d'autrui comme un être sensible semblable à moi. L'universalité des catégories a priori de l'entendement humain implique une idée logique d'autrui (pour tous les hommes d'entendement, 2 + 2 = 4), celle de l'impératif catégorique implique une idée morale d'autrui (ne jamais traiter autrui, être de raison, comme un moyen mais toujours comme une fin, membre de la république des libertés), celle enfin du sentiment esthétique une idée à la fois intellectuelle et sensible d'autrui, être d'entendement et d'imagination, susceptible donc de partager avec moi le sentiment du beau dont je n'éprouve pourtant la nécessité que subjective. Que signifie une telle postulation? Quels sont les fondements de la société esthétique?
            Dans le § 20, pour commencer de répondre à cette question, Kant avance l'idée d'un « sens » qui serait  « commun » à tous les hommes (Gemeinsinn). En reprenant cette expression de sensus communis, Kant se réfère à une longue tradition, non pour la continuer mais au contraire pour en transformer le sens. Depuis le De Anima d'Aristote, le sensus communis désigne l'instance qui synthétise les sensations issues des cinq sens dans l'unité d'une perception ; il ne s'agit pas chez Kant de coordonner les cinq sens au sein d'une même subjectivité, mais de faire se communiquer sur le plan esthétique diverses subjectivités entre elles. Le sens commun a désigné encore un certain bon sens fondé non sur la spontanéité de l'entendement mais seulement sur l'opinion majoritaire et la tradition (c'est ce qu'on nomme, comme Kant le remarque ici lui-même, « l'entendement commun, Gemeiner Verstand ») » : ce n'est bien évidemment pas le sens où l'entend Kant, qui affirme l'autonomie du goût et critique une éducation esthétique qui serait fondée sur la seule imitation des Anciens. Ce que Kant nomme « le sens commun » est « l'effet du libre jeu des facultés de connaître » : sentiment de la réflexion, par lequel le sujet esthétique ressent le plaisir que la rêverie esthétique suscite en son intérieur. Le moment de l'universalité nous avait conduit à postuler la communicabilité universelle du libre jeu des facultés (§ 9), qui est le fondement a priori (en ce sens qu'il est constitutif de la subjectivité humaine en tant que telle et non le produit du hasard ou de l'éducation) du sentiment esthétique. C'est l'exigence de cette communicabilité qui conduit maintenant Kant à poser une sensibilité à la beauté qui serait commune à tous les hommes. Kant reconnaît ainsi sa dette envers l'école écossaise et surtout envers son fondateur, Francis Hutcheson, qui posait en principe, en 1725, dans sa Recherche sur l'origine de nos idées de la beauté et de la vertu, que tout homme porte naturellement en lui un « sens interne » qui le rend sensible à la beauté, et un « sens moral » qui le rend sensible à la vertu, ces deux sens étant par ailleurs corrélés l'un à l'autre dans l'amour de l'harmonie du tout (Shaftesbury). Le sens commun kantien correspond alors au sens interne hutchésonien : il ne porte pas en effet sur l'objet extérieur, mais sur l'état affectif intérieurement éprouvé. La communicabilité du sentiment esthétique ne permet nullement de savoir si nous parlons du même objet (jugement spéculatif déterminant) mais seulement si, à l'occasion de la rencontre sensible de cet objet dont nous ne considérons pas la vérité, mais seulement l'apparence, nous ressentons le même sentiment. « Un sens commun : par là nous n'entendons pas un sens externe, mais l'effet résultant du libre jeu des facultés de connaître » (78). Ainsi la modalité du sentiment esthétique me conduit à poser, non qu'autrui vit dans le même monde que moi, mais qu'il éprouve dans ce monde les mêmes sentiments que moi.
            Le § 21 va montrer la nécessité d'un tel sens commun en prenant appui non sur le jugement esthétique (car il est toujours possible de nier l'universalité du sentiment de la beauté, et l'arbitraire avec lequel Hutcheson pose en principe son sens interne n'est pas fait pour dissiper cette ambiguïté) mais, de façon inattendue ici, sur le jugement déterminant spéculatif, c'est-à-dire sur le jugement de connaissance. C'est un fait que nul ne saurait nier : les lois de la science font l'unanimité dans la cité des savants et sont universellement communicables, tant du moins qu'elles n'ont pas été réfutées. Kant s'interroge alors sur cet accord sans faille pour voir s'il n'est pas transportable dans le domaine esthétique. L'universalité du jugement spéculatif repose d'abord sur la pratique de la vérification : chacun peut recommencer l'opération ou refaire l'expérience, et constater ainsi que le jugement est bien adéquat, pour lui-même comme pour les autres, à son objet. Une telle vérification est inapplicable pour le jugement esthétique qui opère sans concept, demeure en conséquence irréductiblement subjectif et se révèle incapable de construire son objet (il n'y a pas de canon objectif de la beauté). Mais l'universalité du jugement de connaissance a aussi une dimension subjective : en entrant dans l'intelligence de la démonstration, je suis en effet intimement persuadé, tandis que la simple conformité de la loi à l'expérience n'est qu'une vérification extérieure qui n'exige pas de moi une adhésion intime, c'est-à-dire le sentiment de la nécessité de la loi. Il existe donc une conviction logique dans la justesse des lois scientifiques qui, comme toute conviction, a ses fondements dans la subjectivité humaine. Certes, privée de la vérification objective, cette intime conviction pourrait laisser croire que la loi logique n'est qu'une rêverie subjective, et donner ainsi prise au scepticisme, la connaissance scientifique s'apparentant alors à un rêve collectif plutôt qu'à un savoir objectif (telle fut, dans une certaine mesure, l'astronomie géocentrique). Pourtant, cette nécessité objective ne serait pas déterminante si elle n'était pas accompagnée de l'intime conviction, c'est-à-dire de la nécessité subjective qui me conduit à reconnaître la vérité de la loi : aucun scientifique n'est prêt à reconnaître une loi dont il ne comprend pas la démonstration, même si elle est conforme aux résultats de l'expérience. Or, cette intime conviction, le jugement esthétique la partage avec le jugement logique, elle est même dans le sentiment esthétique assez intense pour que le sujet soit conduit à postuler son universalité et sa nécessité. Dans le cas du jugement déterminant, quel est le fondement d'une telle conviction? C'est répond Kant, que la démonstration permet à mon esprit de s'accorder avec lui-même, de composer une suite cohérente, et cet accord consiste, dans le cas du jugement logique, dans l'activité de l'imagination qui, par le schématisme, compose le divers de la sensation, et dans celle de l'entendement qui unifie sous des concepts le tableau construit par l'imagination : « un objet donné par l'intermédiaire des sens suscite l'activité de l'imagination qui en compose le divers, et celle-ci à son tour suscite l'activité de l'entendement afin qu'il l'unifie dans des concepts ». Or, comme les paragraphes précédents l'ont montré, c'est le même accord entre les facultés représentatives (Vorstellungskraft, § 9, 61) qui se produit dans le sentiment esthétique. Dépourvu de vérification objective, le sentiment esthétique n'en est donc pas moins subjectivement assuré que la démonstration logique. Il faut même dire davantage : la nécessité subjective du sentiment esthétique est supérieure et non égale à celle de la persuasion logique : en effet, dans le jugement déterminant, l'entendement soumet le travail de l'imagination aux a priori de la catégorie, l'imagination étant alors liée et non libre ; la conviction est donc emportée au prix d'une certaine contrainte. En revanche, dans le sentiment esthétique, l'imagination prend les devants et rêve librement, l'entendement se satisfaisant de s'associer à ce jeu. L'esprit n'obéissant alors qu'à son harmonie interne, sans qu'aucune contrainte ne s'effectue en son sein, est pleinement et entièrement convaincu : ce qui signifie que nous adhérons de façon beaucoup plus intense à l'admiration de la beauté qu'à la rigueur de la loi scientifique. Nous constatons la rigueur de la loi, nous sommes enthousiasmés par le spectacle de la beauté. Si donc la conviction logique est universellement partagée dans la cité scientifique, comme tous les savants le reconnaissent eux-mêmes, a fortiori le sentiment esthétique est en droit de postuler son existence en autrui puisqu'il est, du point de vue du sentiment, supérieur au jugement logique. L'hypothèse d'un sens commun, que posait implicitement l'expérience subjective de la nécessité esthétique, est donc parfaitement légitime.
            Le § 22 met alors en lumière l'apparente contradiction entre un sens commun esthétique fondé sur la nécessité subjective de l'appréciation, et l'incapacité qui est la nôtre de réaliser ce sentiment commun en un objet déterminé qui procurerait nécessairement une satisfaction. Le paradoxe de l'esthétique, c'est que nous sommes tous d'accord sur la beauté sans jamais être capables de dire sur quelle beauté nous sommes tous d'accord. Seul est exemplaire le sentiment personnellement ressenti, tandis qu'aucune œuvre singulière, pas même les chefs-d'œuvre des Anciens, ne peut prétendre être objectivement conforme à la parfaite beauté. La beauté nous rassemble, fédérant les sentiments dans l'unité d'une humanité sensible, sans que nous ne puissions jamais épuiser par le concept ce qui, dans la beauté, nous rassemble. Le sens commun esthétique ne contredit donc pas la critique de l'Idée-norme de la beauté qui a été développée au § 17 : la norme demeure subjective, et nous échouons à l'objectiver.
            Ce n'est pourtant pas le désir qui nous en manque, puisque toute société esthétique, c'est-à-dire fondée sur le sentiment de l'amitié, ne s'établit que par le partage, dans la discussion et non dans la dispute, du sentiment du beau ; elle s'efforce donc d'élucider le sentiment partagé, à défaut d'être en mesure de le déterminer objectivement. Ainsi se constitue ce qu'on nomme une culture, l'échange affinant le goût c'est-à-dire éduquant en chacun la faculté de discerner plus subtilement la qualité du sentiment que la beauté lui inspire. L'appendice final de la troisième Critique, intitulé « De la méthodologie du goût », posera, de façon assez allusive, la question de l'éducation esthétique, et de la méthode pour l'enseignement des beaux-arts : elle dépend surtout selon Kant d'une culture fondée sur le sentiment universel de sympathie que les hommes ont les uns pour les autres, culture qui a été nommée pour cette raison, par les humanistes de la Renaissance, les humaniora (sic), ce qu'on nommait autrefois les « humanités ». Il apparaît par là que l'homme, en tant que sujet esthétique, est susceptible de progrès, et que la culture a pour tâche d'instituer l'humanité en l'homme, non l'humanité morale dont la valeur est inconditionnée, mais toutefois l'humanité à la fois rationnelle et sensible, qui est à la mesure de notre condition. Ce qui rend possible une telle éducation, qu'on peut bien dire humaniste, c'est le bon niveau des échanges et de la communications des idées, c'est-à-dire de leur publicité : le despotisme qui cultive le goût du secret et vise à contrôler les rumeurs, maintient les hommes dans la barbarie ; la république, qui ouvre à tous le débat public, dissipe par le fait de cette publicité même les ténèbres de la superstition et ouvre les esprits à l'examen rationnel. Ainsi s'éduque et se perfectionne le sens commun qui réunit tous les hommes dans un même horizon à la fois sensible et intellectuel ; il résulte donc de « l'art de la communication réciproque des idées entre les classes les plus cultivées et les plus incultes, l'adaptation du développement et du raffinement des premières à la simplicité naturelle et à l'originalité des secondes » (177).
            En ouvrant ainsi les hommes à une sociabilité non seulement légale, mais de sympathie, l'éducation esthétique rend attentif à autrui et prédispose au comportement moral. Comme le laissent entendre les dernières lignes du § 22, le sens commun esthétique semble donc avoir surtout une valeur propédeutique en vue de convertir les hommes, sinon au respect inconditionné de la loi morale, qui pose cette universalité non plus dans un sentiment incapable de s'objectiver mais dans la loi de la raison pure pratique, du moins dans une sociabilité qui civilise le sentiment en le rendant attentif à autrui. Au § 40 de la troisième Critique, Kant énoncera les règles de cette sociabilité humaniste qui, sans peut-être s'élever à la dignité de la moralité, permet toutefois d'établir une paix entre les hommes et leur donne l'occasion de cultiver leurs talents. Les maximes du sens commun s'énoncent alors ainsi : 1)- « Penser par soi-même (Selbstdenken) », puisque le sentiment esthétique ne doit jamais être rapporté à un modèle extérieur mais à sa nécessité subjective intérieurement ressentie. Pourtant, si l'on en restait là, le sentiment esthétique serait exposé à tomber dans le délire de la présomption (j'ai seul raison contre le monde entier) ; il est donc bon qu'il se frotte au sentiment d'autrui, puisqu'il ne peut s'empêcher de solliciter son assentiment, et qu'il se polisse par cette confrontation. La seconde maxime sera donc 2)- « Penser en se mettant à la place de tout autre ». Pour que l'échange soit possible, et le sentiment esthétique exige cette communication, il est nécessaire que je cesse d'exprimer mon sentiment et que je fasse l'effort d'entrer dans les raisons d'autrui, même si c'est dans le but avoué de les réfuter. Pourtant, la condition du dialogue qui s'établit ainsi, c'est que chacun se prononce authentiquement, c'est-à-dire conformément à son sentiment propre, et non par flatterie ou par snobisme. La troisième maxime sera donc 3)- « Toujours penser en accord avec soi-même ». On voit que les maximes du sens commun visent à établir une dialectique entre moi et autrui, qui peut être la source d'un échange infini, puisque aucun concept ne saurait objectivement y mettre fin. Il ne s'agit pas encore d'une universalité morale puisque, au bout du compte, je ne passe par la médiation d'autrui que parce que j'ai besoin de le convaincre pour m'assurer de la légitimité de mon sentiment esthétique. Ce n'est donc pas en tant que personne morale qu'autrui est ici pris à parti, mais seulement en tant que mon semblable par l'intelligence et par la sensibilité, avec lequel je dois en conséquence partager des valeurs esthétiques communes. Le fruit d'un tel échange, plus que la morale, ce sera donc la culture qui dissipe la superstition et participe au progrès de l'Aufklärung (128). Est-ce à dire qu'une telle pratique, cultivant les « humanités », nous prédispose « à un principe encore plus élevé de la raison » (80)? La société esthétique peut-elle préparer les voies de la conversion morale?
            Kant cependant ne fait ici que formuler cette hypothèse sans répondre ni trancher : « C'est ce que nous voulons, ni ne pouvons encore examiner maintenant » (80). Hutcheson posait en principe l'équivalence du sentiment moral et du sentiment esthétique, et se fondait en cela, plus de soixante ans avant Kant, sur le caractère désintéressé d'un tel sentiment. Kant pour sa part, même si certains textes sont ambigus de ce point de vue, maintiendra une opposition radicale entre le sentiment esthétique, issu du jeu de l'imagination et de l'entendement, et la loi morale, dictée inconditionnellement par la raison, qui ne saurait en aucun cas être assimilée à un simple sentiment. Poser le contraire serait aliéner la moralité au raffinement du jugement esthétique, et par conséquent soumettre l'inconditionné aux conditions de l'espace et du temps, c'est-à-dire de l'histoire. Il est vrai que dans Les premiers principes de la doctrine de la vertu, publiés en 1797, Kant semble reconnaître le sentiment moral comme une sorte de « prénotion esthétique au concept du devoir » (III, 681). Il désigne par ce terme le sentiment moral proprement dit (le plaisir d'avoir agi conformément à la loi), la conscience, l'amour du prochain et le respect de soi-même, ou l'estime de soi : « Elles sont toutes des dispositions d'esprit esthétiques et préalables, mais naturelles (prædispositio), à être affectés par les concepts du devoir » (681). Elles suivent donc seulement la représentation de la loi morale, et ne sont nullement en mesure de la produire. Elles ne sont donc que l'écho subjectif et sensible du commandement moral, mais non son fondement même. La morale kantienne, ou métaphysique des mœurs, demeure fondée en raison, et non dans le sentiment. L'humanisme du sens commun peut ainsi s'élever jusqu'à être une esthétique de la moralité, il ne saurait être moralité lui-même.

 

            Remarque générale

            La Remarque générale qui conclut l'Analytique du Beau porte sur la nature de l'objet du jugement esthétique. Elle comble une lacune sans cesse refoulée par l'Analytique qui avait délaissé la question de l'objet en mettant au contraire l'accent sur la stricte subjectivité, incapable de s'objectiver par concept, d'un tel jugement. Cette lacune laissait une certaine gêne dans l'esprit car, quelque subjectif soit le jugement esthétique, il faut pourtant un objet pour le provoquer, et cet objet auquel on concède l'attribut de la beauté ne semble pas être indifférent ni quelconque mais au contraire, magnifié par sa beauté, extraordinaire et très remarquable. Kant prétend pourtant qu'il doit demeurer indéfinissable, et que l'entendement ne sera jamais en mesure d'en définir les propriétés ni d'en formuler le critère.
            Kant ici encore se réfère à l'Inquiry de Hutcheson (1725) qui définissait la beauté comme « uniformité au sein de la variété » ou « régularité au sein de la diversité ». Cette beauté, qui est « formelle », c'est-à-dire inscrite dans la structure même de l'objet, lui appartient en propre, indépendamment de sa ressemblance avec un modèle, sensible ou idéal. D'où le primat, chez Hutcheson, de la musique, art non imitatif, qui doit sa beauté au pur développement de sa structure harmonique. Kant entreprend alors de montrer, contre Hutcheson, que des formes parfaitement régulières et harmonieuses, c'est-à-dire formant un tout cohérent, par exemple des figures géométriques, telles un cercle, un carré ou un cube, ne sont ni belles ni laides mais doivent plutôt être dites finales. Elles correspondent en effet aux besoins de l'entendement humain, qui retrouve aisément en elles la loi logique de leur production. Ainsi le voyageur qui, débarquant sur une île déserte, aperçoit tracées sur le sable des figures de géométrie (§ 64, 189), ne s'extasie pas devant leur beauté mais juge aussitôt que l'île est habitée par des êtres raisonnables, c'est-à-dire qu'il induit, de la forme logique de ces dessins, l'existence d'un entendement semblable au sien qui en serait l'auteur. Il ne faut donc pas dire, de ces figures, qu'elles sont belles, mais seulement que notre entendement peut immédiatement se les approprier et les rapporter à ses propres règles. Elles sont donc conformes aux fins de la connaissance, mais non au plaisir esthétique qui s'origine au contraire dans la surprise d'une faveur de la nature et non dans une forme que l'entendement est en mesure de s'approprier sans effort. Hutcheson avait donc confondu la beauté avec la finalité de la forme. En voulant définir l'objet esthétique, il s'est inévitablement fourvoyé en un autre domaine.
            Que faut-il donc dire de cet objet, dont on ne saurait pourtant contester l'existence? Rien, sinon qu'il demeure nécessairement dans l'indétermination. Tout au plus peut-on démontrer, par le recours à l'expérience, c'est-à-dire à l'histoire du goût, que les critères d'harmonie, de régularité, de symétrie avancés par Hutcheson sont exactement contraires au phénomène esthétique ; car, s'ils peuvent être facilement subsumés sous une règle de notre entendement, ils nous ennuient pourtant bientôt par leur monotonie et le principe de répétition qui les gouverne : « Toute raideur dans la régularité (qui se rapproche de la régularité mathématique) est en elle-même contraire au bon goût : c'est qu'on ne se promet point de s'occuper longuement en sa contemplation, car elle ennuie » (82). Certes, cela n'est pas démontrable, mais pourtant l'histoire du goût témoigne pour cet ennui et pour ce dégoût. En 1785, Horace Walpole publia dans une édition bilingue français/anglais, un Essai sur l'art des jardins modernes. Il y critique fortement les jardins à la française, qui loin de donner à la nature l'occasion de s'épanouir, la dénaturent au contraire, imposant au mouvement de l'eau la ligne droite du canal, édifiant des fontaines monumentales, taillant des labyrinthes géométriques de verdure, tirant les allées au cordeau. William Kent, architecte du jardin du roi en son château de Richmond, est aux yeux de Walpole le premier génie qui sut mettre fin à cette barbarie. C'est lui qui inventa le Ha! Ha!, série de fossés qui permettent de limiter le terrain sans enclore le jardin, l'insérant ainsi dans le sein de la nature, à l'inverse de la grille qui l'isole. C'est là, selon Walpole, l'invention première, et tout le reste s'ensuit. Plus rien ne s'interposant entre le jardin et la nature, la nature entre dans le jardin et le jardinier devient un paysagiste qui sait varier les essences, qui laisse couler l'eau selon le mouvement naturel de son serpentement, qui bannit la ligne droite dont la nature a horreur, met en valeur enfin le sentiment naturellement suggéré par le paysage en y ajoutant discrètement quelques folies, un pont romain en ruines, une abbaye gothique ou un pavillon chinois. Kant a peut-être lu l'essai de Walpole, et la défense qu'il fait ici du jardin anglais semble s'en inspirer : « dans les jardins d'agrément [...] la régularité, qui se révèle comme contrainte, doit être autant que possible évitée ; de là le goût des jardins anglais, le goût du baroque pour les meubles... » (82). Voici qui réfute Hutcheson, qui faisait au contraire de la régularité l'attribut cardinal de la beauté. Si l'on peut aisément définir les règles de la géométrie du parc à la française, l'entendement étant ici déterminant, il est beaucoup plus difficile de les formuler pour le dessin d'un jardin à l'anglaise, car le paysagiste se laisse ici conduire par la nature au lieu de la soumettre à ses lois. Les formes infiniment variées de la nature excédant de beaucoup les pouvoirs de l'entendement humain, celui-ci doit alors abdiquer et laisser la place à l'imagination, le paysage devenant alors le motif d'une rêverie pour un promeneur solitaire, et non plus un décor végétal fastueusement disposé en hommage au pouvoir absolu du monarque et de ses lois. Le jardin français est un jardin d'entendement, le jardin anglais un jardin d'imagination. Et si un tel objet indéterminé, et livré au hasard et aux caprices de la nature, est plus susceptible qu'un autre de fournir au sentiment esthétique l'occasion de s'exercer, c'est encore et surtout parce qu'en libérant la nature des contraintes que l'artifice humain fait peser sur elle, il offre une image de la vie qui librement s'épanche en nous, et dont l'intensité se rend sensible par le dynamisme du libre jeu de nos facultés. Au jeu, libre de toute règle et de toute contrainte, de l'eau, du rocher et de l'arbre, répond le jeu intérieurement ressenti de l'esprit vivant en nous. Tout ce qui tend à fixer cette fluidité est donc contraire à la spontanéité du sentiment esthétique. Dès lors la forme de l'objet esthétique se dissout dans les variations infinies d'un jeu qui ne se soumet à aucune règle. A l'inverse d'Hutcheson qui posait que la beauté doit être conforme aux besoins de notre entendement, Kant situe la beauté dans le changement et la surprise, dans un mouvement perpétuel dont aucune intelligence ne saurait déterminer la raison. La beauté apparaît alors comme un miracle qui réduit au silence notre entendement, et qui ne nous demande que d'agréer à la faveur qu'elle nous fait. Le chant du rossignol, les volutes du ruisseau ou la danse des flammes sont plus beaux que toute œuvre faite de main d'homme, parce qu'elles ont la grâce naïve d'une invention toujours renaissante.
            On notera enfin qu'à la limite de cette poétique de la liberté et de l'élan vital, la poésie doit apparaître logiquement comme le premier de tous les arts. Et c'est en effet ce que Kant nous dit au début du § 53 : « Le premier rang revient entre tous à la poésie (qui doit presque entièrement son origine au génie et qui se laisse le moins guider par des préceptes et par des exemples) » (154). Cette affirmation peut étonner quand on considère combien la métrique et l'alternance des rimes sont codifiées par la tradition. En vérité, le primat de la poésie tient à ce que cet art est producteur de son propre objet. Dans les autres arts (excepté il est vrai la musique, dont Kant n'a pas su comprendre la grandeur) l'imagination est en effet limitée dans son invention par la forme de l'objet qui lui donne l'occasion de s'exercer, par ce qu'on pourrait nommer la contingence de la rencontre : « Bien que dans la saisie d'un objet des sens donné, l'imagination soit liée à une forme déterminée de cet objet et dans cette mesure n'ait pas un libre jeu (comme dans la poésie), on comprend néanmoins fort bien que l'objet puisse lui fournir une forme comprenant une composition du divers telle que l'imagination, si elle était livrée à elle-même, serait en état de l'esquisser avec la légalité de l'entendement en général » (remarque générale, 80). Que l'objet soit donné, c'est donc une limitation tout autant qu'une occasion de l'invention esthétique. A la limite de cette pensée, la création de l'imagination ne sera jamais aussi libre que lorsque aucun objet donné ne viendra orienter son libre jeu et que, devenue parfaitement autonome, elle sera elle-même productrice de l'objet de sa rêverie. L'imagination esthétique tend donc de son propre mouvement à s'affranchir du donné et à s'élever à l'autonomie. L'objet esthétique n'est donc qu'un pur néant qui, à la limite de cette méditation, s'annule et disparaît.


NOTES

1-« On transpose et fait entrer de force un cadre logique pour l’imposer à une structure non logique, à une structure qui ne concerne plus essentiellement un rapport à l’objet comme objet de connaissance. Le jugement esthétique, Kant y insiste, n’est pas un jugement de connaissance. Le cadre s’ajuste mal […] Kant applique donc une analytique des jugements logiques à une analytique des jugements esthétiques au moment même où il insiste sur l’irréductibilité des uns aux autres. Il ne justifie jamais cet encadrement, ni la contention qu’il impose artificiellement à un  discours sans cesse menacé de débordement. » Jacques Derrida, « Parergon », in De la vérité en peinture, Flammarion, 1978, p. 80-81.

2- Remarquons toutefois que si nous découvrons que le palais en question n’est qu’un décor en carton, la supercherie gâtera la pureté du sentiment esthétique, de même que nous serons déçus lorsque nous découvrirons que le bouquet qui nous charmait est de papier ou que le chant du rossignol qui nous ravissait est en vérité l’imitation d’un habile simulateur. Notre déception vient alors du fait que la malice humaine est venue s’immiscer dans un spectacle qui nous semblait d’une parfaite pureté. C’est pourquoi, si le palais est mirage ou songe, nul n’en est à blâmer puisqu’il n’y a pas volonté de tromper, mais un phénomène naturel auquel on ne peut prêter la moindre intention ; si en revanche le palais est décor, le chant contrefaçon et la fleur ersatz, alors le truquage de l’apparence en déflore l’innocence et déçoit le sentiment du beau premièrement éveillé en nous. On comprend alors que le sentiment du beau est d’autant plus intense qu’aucune intention, de la part d’un être intelligent, ne vient s’interposer entre le spectacle et celui qui le contemple. Il est aisé d’en conclure, la signification étant la marque certaine de la téléologie de l’entendement humain, que la beauté est d’autant plus belle qu’elle ne signifie rien.

3- Plus encore qu’à Léonard, il faudrait se référer à la Nouvelle méthode pour secourir l’invention dans le dessin des compositions de paysages que publie Alexandre Cozens à Londres en 1785, cinq ans avant la publication de la troisième Critique.

4- Le texte d’Euler auquel Kant fait ici allusion est le Tentamen novæ theoriæ musicæ de 1739. Diderot s’inspire du texte d’Euler dans ses Principes généraux d’acoustique (le premier des quatre Mémoires sur différents sujets de mathématiques, parus en 1748). Voir J. Chouillet, L’Esthétique des Lumières, PUF, 1974, p. 95 et 98-103. Diderot, Lettre sur les aveugles ; Lettre sur les sourds et muets, prés. M. Hobson et S. Harvey, Flammarion, GF, 2000, p. 224, n. 5 : « Le Journal des savants de novembre 1747 avait dans un compte rendu comparé la théorie du mouvement vibratoire du son d’Euler avec la “suite des impressions successives” produite par le corps lumineux. »