Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

Accueil

Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

 

ANTIQUITE

1- Gorgias

2- Tragédie et Philosophie

La situation tragique (1)

La situation tragique (2)

La représentation tragique

Philosophie et tragédie

Le pardon tragique

Eschyle

Euripide

3- Platon

4- Aristote

5- Cicéron

6- Pline l'Ancien

7- Longin

8- Philostrate

ANTIQUITE TARDIVE

MOYEN AGE

RENAISSANCE

PHILOSOPHIE MODERNE

PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

 

Mis en ligne le 29 octobre 2007

La représentation tragique

            Qu’est-ce donc qu’un théâtre tragique ? C’est un lieu où tout ce qui paraît est vu d’un dieu, donc un lieu, sinon sacré lui-même, du moins dans la proximité du sacré, proche d’un dieu qui regarde. Le mot theatron signifie en grec « lieu d’où l’on regarde, lieu que l’on peut voir ». Le mot romain sera auditorium, mettant l’accent sur la voix de l’acteur plutôt que sur le spectacle. La scène est en effet visible de toutes parts, depuis les gradins en hémicycle sur lesquels le public est assis. Mais elle est aussi visible pour le dieu : un temple de Dionysos se trouve dans l’enceinte du théâtre ; la statue du dieu s’y dresse, qui a été promenée dans la cité avant les représentations (Baldry 40). Le théâtre est en plein air, souvent associé à un spectacle grandiose, en un site où les dieux sont présents. Ainsi le théâtre de Delphes, sur la hauteur du sanctuaire, et depuis lequel un phénomène d’écho permet d’amplifier et de magnifier la voix de l’acteur. Ou bien encore le théâtre d’Epidaure, le plus célèbre des théâtres antiques dont nous avons conservé les ruines, qui se trouve dans le sanctuaire d’Asclépios. En Sicile, à Ségeste, un magnifique théâtre donne pour décor à la scène le paysage des montagnes ouvert au loin sur la mer. La beauté du paysage et la grandeur du site sont les signes de la proximité du divin. En vérité, tous les théâtres dont nous avons conservé des traces sont postérieurs au Ve siècle, c'est-à-dire à la grande époque de la tragédie : ils étaient alors tous construits en bois, et ont par conséquent disparu.
            Le dieu est encore présent dans le théâtre tragique du fait que la représentation elle-même lui est dédiée. Les deux fêtes qui donnaient lieu à des concours de tragédies étaient en effet des fêtes religieuses, célébrées en l’honneur du dieu Dionysos : c’étaient les Lénéennes, vers la fin du mois de janvier (l’hiver interdisait aux étrangers de venir à Athènes, la mer Egée était trop difficile, et les Athéniens étaient donc entre eux) et surtout les Grandes Dionysies, au début du printemps. Elles attiraient une grande foule venue de tout le monde grec (qui comprenaient la Grèce elle-même, mais aussi les côtes d’Asie Mineure et l’Italie du sud), et de plus loin encore sur le bassin méditerranéen. Aristote nous apprend encore dans La Poétique (49a) que la tragédie est née du dithyrambe, qui est un chant religieux entonné en l’honneur de Dionysos (le solo du chef de chœur y alterne avec des refrains chantés par le chœur à l’unisson). En outre, la représentation tragique se joue devant le prêtre de Dionysos, assis sur un véritable trône sculpté dans le marbre qui se trouve au milieu de la première rangée des gradins. Enfin au centre même de l’espace où paraissait le chœur, s’élevait le thumêlê, c'est-à-dire un autel consacré à Dionysos sur lequel on sacrifiait au dieu, le jour de l’ouverture des grandes Dionysies, un porcelet. Les représentations, lors des Grandes Dionysies, duraient quatre jours : trois jours  pour les trois tétralogies (c'est-à-dire un ensemble de trois tragédies qui se font suite, suivi d’un drame satyrique) qui avaient été choisies par le magistrat, ou archonte, et le quatrième où l’on jouait cinq comédies (DL 42). C’est ainsi que les rares tragédies qui nous sont parvenues nous sont connues trop souvent hors de leur contexte, c'est-à-dire sans que nous possédions les deux autres avec lesquelles elles formaient une trilogie : ainsi le Prométhée enchaîné d’Eschyle était sans doute la première partie d’un développement qui s’achevait par un Prométhée délivré ; il est bien évident que le sens de la tragédie change complètement quand on la considère isolément, ou quand on l’intègre dans l’ensemble dont elle faisait partie (1). Quant au mot tragédie lui-même, son étymologie reste encore mystérieuse : il semble signifier « chant du bouc » de aeidô, chanter et tragos, le bouc. Il est vrai que cet animal est souvent associé au dieu Dionysos. Une inscription du Paros du IIIe siècle (DL 27) nous apprend qu’un bouc était le prix du concours théâtral à Athènes depuis le dernier tiers du sixième siècle, c'est-à-dire les années 530 (la tragédie n’est guère antérieure à cette date) (2). Horace, dans son Art poétique, fait allusion à cette coutume (3).
            Pourquoi le dieu de la tragédie est-il Dionysos, plutôt qu’un autre dieu ? Il est bien difficile de répondre à une telle question. Toutefois, contentons-nous d’indiquer ici que Dionysos, dieu du vin et de l’ivresse, est surtout le dieu de la possession inhumaine qui métamorphose l’humain en Ménades et Bacchants. Dieu de la possession, Dionysos incarne plus que tout autre l’irruption bouleversante du divin parmi les mortels, du sacré au cœur de la cité des hommes. Il est le dieu qui vient d’ailleurs, et dont la venue est toujours terrifiante. L’acteur, qui incarne un personnage qu’il n’est pourtant pas, n’est-il pas une sorte de « possédé » ? N’oublions pas que le masque qui recouvre son visage a, dans de nombreuses civilisations, une valeur magique et rituelle. Par ailleurs, être possédé, c’est être hanté par un absent. Toute la représentation tragique, par sa puissance « mimétique », rend présents les absents, et ces absents irrémédiables que sont les morts, elle fait revivre sous nos yeux les héros de la légende antique. Enfin, si la tragédie est ce conflit du profane et du sacré qui entraîne, à la suite de l’acte héroïque, l’irruption du divin parmi les mortels, alors Dionysos, le dieu qui arrive, est bien le dieu par excellence de la tragédie.
            Pour paraître en ce lieu sous le regard du dieu, il faut se distinguer du reste des hommes et se porter en avant, à ses risques et périls. C'est pourquoi le lieu tragique doit se scinder en deux parties : sur la première, exposée au regard de tous, se dresse le héros dans l’accomplissement de son exploit ; sur la seconde, de niveau inférieur, se serre la foule de ceux qui n’osent pas agir, qui demeurent prudemment en retrait. La première est ce que nous appelons la scène (qui vient du scaena latin, lui-même issu du grec skênê ; en vérité ce que nous nommons scène ne correspond pas à la skênê des Grecs, mais plutôt au proskênion), où l’acteur fait son apparition ; la seconde est ce que les Grecs nommaient l’orchestra, qui est le lieu où évoluent les danses et les chants du chœur, souvent composé de femmes ou de vieillards, qui commentent l’action mais ne sont pas en mesure d’infléchir son cours.
            La « scène » est à l’origine du théâtre grec une tente, ou une petite cabane dans laquelle les acteurs entreposent leurs costumes et leurs masques. C’est là qu’ils doivent pénétrer pour changer de rôle et se métamorphoser en un autre personnage. On suppose que très vite les acteurs cherchèrent à tirer parti de cet élément du décor, à l’intégrer dans la fiction dramatique. Au Ve siècle, la tragédie se joue devant un palais, et les portes de ce palais, quand elles s’ouvrent, s’ouvrent sur un autre monde, sur le monde terrifiant du sacré. C’est dans ce palais, véritable boîte noire du destin tragique (on ne voit jamais cet intérieur, on ne fait qu’entendre les cris terribles qui en proviennent), que l’Agamemnon d’Eschyle pénètre pour tomber sous les coups de son épouse Clytemnestre, et d’Egisthe son amant (ce palais dont Cassandre dit qu’il « sent le meurtre et le sang répandu », v. 1311) ; c’est dans ce même palais que l’Œdipe de Sophocle entre pour découvrir le cadavre de Jocaste pendue, sa mère et son épouse ; puis c’est de ce même palais qu’Œdipe sort horriblement mutilé, après s’être crevé les yeux. Et chez Euripide, c’est par exemple, dans Hippolyte, les portes ouvertes sur l’ordre de Thésée, qui découvrent le cadavre de Phèdre, une lettre au poignet accusant Hippolyte. Les Grecs avait même inventé l’ekkyklêma, une plate-forme roulante qui sortait de la skênê montrant aux yeux de tous le spectacle horrible que recélait le secret du palais. C’est ainsi que dans La Folie d’Héraklès d’Euripide, apparaît sur l’eccyclème Héraklès endormi entouré des cadavres de son épouse Mégara et de ses trois enfants, qu’il a lui-même, dans un accès de folie, mis à mort. On comprend alors que l’acteur tragique joue devant ces portes qui s’ouvrent sur l’au-delà, sur le parvis d’un palais qui semble surtout habité des morts. Le théâtre se dresse à la limite périlleuse qui sépare le sacré et le profane, et le sacré doit ici être compris, non pas comme ce qui ce qui est béni par la divinité, mais au contraire comme ce qui appartient en propre au dieu, qui est donc étranger à ce qui est humain, et qui paraîtra donc nécessairement, aux yeux des mortels, inhumain et terrible. Au sacré, appartiennent les aveugles et les devins (tels Tirésias et, à la fin de sa « passion », Œdipe lui-même, ou Cassandre chez Eschyle comme chez Euripide), les rebelles ou les fous, tous ceux qui s’excluent eux-mêmes du cercle de la cité, et de son ordre. Au sacré appartiennent encore les morts, qui ont émigré dans un autre monde, le royaume souterrain de l’Hadès, où les vivants ne pénètrent pas. Nous savons que la tragédie repose sur l’équilibre fragile des puissances divines du sacré et des puissances humaines de la cité. La scène où s’élève le héros transgresseur, qui par son acte fondateur va bouleverser cet équilibre précaire, doit donc se dresser sur la ligne de partage qui sépare le sacré du profane. C’est ainsi qu’un simple accessoire, le drap derrière lequel l’acteur change de costume, en est venu à symboliser l’autre monde, celui de l’invisible, où seuls règnent les dieux. Il faut se souvenir ici que les fêtes théâtrales, le jeu de la représentation et du mime, trouvent leur origine dans les concours organisés à l’occasion des grandes funérailles. Dans de nombreuses sociétés, la mise en scène de la mort donne lieu à des activités qui évoquent le théâtre : chœur des pleureuses, instrument de musique, chants alternés des chœurs des hommes et des femmes. L’un des premiers emplois du mot theatron (Hérodote, VI, 67) désigne une fête célébrée à Sparte en l’honneur des guerriers morts au combat (DL 14-15). C'est ainsi qu’on a souvent remarqué combien le chœur tragique est proche du thrène, le chant rituel entonné à l’occasion des funérailles. Sur la scène tragique, les morts ne sont jamais loin et il s’en faut de peu qu’ils ne deviennent des revenants. C'est ainsi que l’une des formes du chant du chœur tragique se nomme en grec « kommos », du verbe kopto, « frapper », parce que le kommos est au sens littéral le chant de deuil qu’on chante en se frappant la poitrine (DL 75). Comme le dit Aristote dans La Poétique (52 b) : « Le kommos est une complainte (thrênos) qui vient à la fois du chœur et de la scène ». Nicole Loraux a écrit un beau livre, La voix endeuillée (Gallimard, 1999), qui montre tout ce que le chant tragique doit aux lamentations funéraires. C'est ainsi que le héros qui monte sur la scène s’approche du seuil du monde des morts, interdit aux vivants. Il se risque jusque vers la limite qui sépare ce monde de l’autre monde.
            Un tel acte l’isole ; cet isolement est matérialisé par la scène, au sens traditionnel de ce mot, c'est-à-dire par une estrade élevée au devant de la skênê, et nommée pour cette raison  proskênion, qui met en évidence le jeu des protagonistes. Cette estrade étant en bois, il ne nous en reste aucune trace ; les auteurs anciens affirment qu’elle était élevée de trois mètres environ (B 66 et 68), mais cette hauteur est sans doute exagérée. C’est ce lieu que les Grecs ont nommé, après la période classique du Ve siècle, le logeion, c'est-à-dire le lieu d’où l’on parle, par opposition à l’orchestra, qui signifie le lieu où l’on danse, et qui est le lieu propre du chœur. Ces deux lieux sont rigoureusement distincts : jamais les acteurs ne descendent dans le cercle de l’orchestra, et jamais les membres du chœur ne montent sur le logeion. Oser agir, dans cette disposition théâtrale de l’espace, c’est donc oser prendre la parole : celui qui monte sur le « logeion » est aussi celui qui s’empare du « logos », qui est la parole libre revendiquée par un homme responsable de ses actes. Cette estrade, longue d’une dizaine de mètres, est sans doute peu profonde (guère plus d’un mètre ou deux) et ne permet guère à l’acteur d’évoluer : celui qui s’est risqué à monter sur cette hauteur ne peut plus avancer ni reculer, il n’est plus d’issue pour échapper à son destin. Le logeion se dresse devant les portes de l’au-delà, celle de la skênê devenu palais hanté par le sacré par la seule nécessité de la logique du drame tragique. Quant aux dieux eux-mêmes, s’ils sont spectateurs, ils ne paraissent guère et demeurent cachés. Quand ils parlent ce n’est pas, le plus souvent, en apparaissant eux-mêmes, mais par la gorge de leurs devins et prophètes, ainsi Tirésias par la voix duquel se fait entendre l’oracle du dieu Apollon ; ou bien encore par la voix d’un messager qui vient sur le devant de la scène raconter, horrifié, l’événement terrible par lequel le dieu a manifesté sa volonté aux yeux des mortels (ainsi le messager d’Antigone qui vient nous dire comment, Hémon, fils de Créon, s’est tué en embrassant le cadavre de la jeune fille pendue dans la tombe que le tyran lui avait réservée). Cependant, il arrive que les dieux en personne paraissent, et fasse connaître directement, et non par un medium, leur volonté. Le théâtre antique ménage alors pour cet effet un lieu sur le toit de la skênê, une sorte de terrasse depuis laquelle les dieux peuvent se manifester et prendre à leur tour la parole. On nomme ce lieu le theologeion, le lieu depuis lequel les dieux (theoi) prennent la parole (legein). Cependant l’intensité tragique est plus grande encore quand les dieux eux-mêmes gardent le silence. Aussi reprochera-t-on à Euripide, le plus moderne des grands classiques, de recourir trop aisément à l’intervention du deus ex machina, c'est-à-dire à l’apparition du dieu sur le theologeion, dont l’intervention, en prononçant le mot de la fin, met artificiellement un terme à l’affrontement tragique.
            L’acteur qui parait sur la scène est masqué, son masque est fait de tissu ou de bois, ce qui explique qu’il ne nous en est parvenu aucun : nous ne connaissons les masques du théâtre antique que par leur représentation sur les vases ou sur les monuments (ils apparaissent alors sculptés dans le marbre). L’acteur est toujours un homme, même pour les rôles féminins : le masque, qui recouvre toute la tête, suffit à la reconnaissance du personnage ; c’est un masque individualisé, à la différence des masques du chœur, qui sont identiques. Pas de jeu donc de physionomie, d’autant plus que les acteurs se trouvaient distants d’au moins dix-huit mètres des premiers rangs des spectateurs, et de près de quatre-vingt-dix mètres des derniers rangs (Baldry 86). On comprend ainsi que la dimension psychologique du drame est pratiquement absente de la tragédie antique : l’acteur est une figure symbolique plus qu’une incarnation réelle, tout le théâtre grec est plus symboliste que réaliste. C'est donc un contresens que d’interpréter la tragédie comme un conflit psychologique entre les personnes singulières, ou pire encore, d’assimiler Œdipe à son complexe. Ce sont plutôt des principes qui s’affrontent, des valeurs intemporelles : Antigone ne dit-elle pas elle-même qu’elle agit non selon les lois de la cité, dont Créon est le tyran, mais selon les lois divines et non écrites qui ont préexisté à la fondation des cités humaines ? Vêtu d’une longue robe aux couleurs éclatantes (pourpre et or), l’acteur est transformé en une sorte de marionnette sacrée qui vient prendre sa place, et s’y tient hiératiquement, sur l’échiquier tragique. L’acteur antique était surtout une voix (un peu à la façon de nos chanteurs d’opéra), mais la gestuelle théâtrale était réduite au minimum. Avec le temps, l’acteur tragique apparaîtra comme une sorte d’idole effrayante, le masque ouvrant de larges yeux fixes, la bouche béante, la figure étant exhaussée au moyen de cothurnes qui pouvaient aller jusqu’à vingt centimètres de hauteur. Visage sur lequel s’imprime la mimique de l’épouvante, et bien propre à inspirer l’épouvante aux spectateurs. Mais à l’époque classique, ces effets qu’Aristote aurait certainement jugés « grossiers » n’existaient pas encore, et les cothurnes, par exemple, étaient ignorés. Aristote (49a) nous apprend encore que, dans les tout premiers temps de la tragédie, il n’y avait qu’un acteur (de même que dans le chant du dithyrambe, le chœur ne répond qu’à une voix de solo) ; mais Eschyle aurait été le premier à porter ce nombre à deux et Sophocle, plus tard, aurait ajouté un troisième acteur. On distinguait ainsi entre le protagoniste, le deutéragoniste et le tritagoniste. Ceci ne signifie pas qu’il n’y a nécessairement que trois personnages dans une tragédie : les acteurs pouvaient jouer, et jouaient en effet toujours, plusieurs rôles à la fois, qui se succédaient sur la scène. Dans Les Trachiniennes de Sophocle, c’est le même acteur qui joue successivement Déjanire et Héraclès. Ce qui contraint l’auteur à faire sortir l’un de ses trois acteurs pour faire entrer en scène un nouveau personnage. Seuls le masque et la voix changeaient, et c’était par ces seuls indices que le public identifiait les divers rôles.
            Quant à l’orchestra, c’était une aire circulaire d’environ dix-huit mètres de diamètre (4), au centre de laquelle se trouvait l’autel de Dionysos, le thumêlê, et autour de laquelle s’élevaient les gradins des spectateurs, tandis que face aux gradins se dressaient, touchant au bord du cercle de l’orchestra, le logeion et la skênê. Sur cet espace, apparaissaient les quinze choristes (cinq rang de trois) qui, entre les « épisodes » où les acteurs prenaient la parole, commentaient les événements par un chant à l’unisson (le stasimon) accompagné du joueur d’aulos et mimé par une sorte de danse (choros est le mot grec pour « danse »). Les choristes, comme les acteurs, sont masqués, mais leur costume était sans doute moins voyant, moins éclatant que ceux des acteurs. Costumes et masques du chœur sont uniformes ; ceux des acteurs sont individualisés. Seul l’acteur revendique ses actes, lui seul s’individualise et se distingue. Le chant du chœur, en fait plutôt une déclamation rythmée, alternait strophes et antistrophes qui se répondaient exactement, accompagnées de figures de danse à la fois opposées et symétriques. Nous avons souligné la rigoureuse séparation de la scène, où l’acteur se risque à prendre la parole, et de l’orchestra, où le chœur commente les actes des héros : jamais le chœur ne monte sur la scène, jamais l’acteur ne descend parmi les choristes. Le chœur est conduit par un maître de chant, le coryphée, aux appels duquel il répond (un peu à la manière du dithyrambe, le chant à l’unisson faisant écho à la voix en solo). Il arrive que, malgré la séparation du monde de la scène et de celui de l’orchestra, le coryphée, tout en demeurant dans le cercle qui l’inscrit, s’adresse au héros, pour le célébrer ou bien au contraire pour le plaindre. Cependant le chœur est spectateur de l’action, il n’en est jamais le protagoniste. Sur les trente-deux tragédies qui nous sont parvenues des trois grands (Eschyle, Sophocle et Euripide), il y en a deux dans lesquelles le chœur est composé de femmes (Electre et Les Trachiniennes), trois dans lesquelles il est composé de guerriers (mais ce sont des inférieurs qui obéissent à leur chef : Ajax, Philoctète et Rhésos, ce dernier étant sans doute attribué par erreur à Euripide) ; dans vingt autres cas, le chœur est composé de vieillards : les femmes sont exclues de l’assemblée du peuple, les vieillards occupent des postes honorifiques et sont respectés, mais les unes comme les autres n’ont pas la véritable responsabilité du pouvoir (5). Les premières tragédies qui nous sont parvenues, celles d’Eschyle, sont désignées, non par le héros qui s’y illustre, mais par le chœur qui commente ses exploits : Les Suppliantes, Les Perses, Les Choéphores, Les Euménides. Chez Sophocle, la tragédie se nomme plus volontiers du nom du héros (Ajax, Antigone, Electre, Œdipe Roi, Philoctète), comme si l’individu isolé prenait le pas sur le groupe indifférencié. Cette tendance s’accentue encore avec Euripide, et l’on a remarqué que la part du chœur, dans la tragédie, va diminuant tout au cours du cinquième siècle (il y a il est vrai des exceptions, telles Les Troyennes, ou Les Bacchantes d’Euripide). Dans les premières tragédies, c’est ainsi l’âme commune de la cité qui est au centre de la représentation ; dans les plus récentes, et il est difficile de ne pas voir ici un symptôme de l’éloignement du sacré, c’est l’individu isolé qui est le véritable protagoniste du drame.
            La structure du développement tragique a été mise en évidence par Aristote, et obéit à un schéma rigoureux : on ouvre sur le « nœud » (desis), c'est-à-dire sur une situation ancienne qui n’a cessé de se tendre et, de jour en jour, semble ne pouvoir se résoudre que par une crise. C’est ainsi que la tragédie commence bien avant que sa représentation ne commence. Il y a depuis longtemps un refoulé qui veut revenir sur la scène, un « cadavre dans le placard » (Polynice sans sépulture ou Laïos assassiné par un inconnu) qui attend sa vengeance. Tôt ou tard le nœud finit par rompre, et l’événement tragique met fin au monde ancien et annonce, dans le séisme de ce qu’on peut nommer une « révolution », un monde nouveau. C’est là ce qu’Aristote nomme « peripeteia », qui n’est certes pas une péripétie sans importance mais le coup de théâtre qui est le pivot autour duquel tourne le drame, ou plutôt, selon les termes de La Poétique, « le renversement de l’action en sens contraire » (42 a). C’est ainsi qu’avant le séisme tragique, Œdipe est roi, et le premier d’entre les Thébains ; après la réalisation de l’oracle, il est chassé du trône et, selon ses propres mots, « le dernier des mortels ». La tragédie enseigne ainsi la prodigieuse instabilité des apparences, et le toujours possible renversement du monde. A l’origine de ce renversement, se trouve un acte de transgression qui a déstabilisé le partage toujours précaire du profane et du sacré, un acte dont la responsabilité incombe au seul héros qui s’est risqué jusqu’au péril de la limite. Le troisième temps du développement tragique est ce qu’Aristote nomme le « dénouement » (lusis) : sous l’effet du renversement amorcé par le coup de théâtre, les conséquences apparaissent au grand jour, et chacun, une fois tombé le voile trompeur des apparences, se reconnaît selon sa véritable valeur, ce que signifie Aristote quand il affirme que le dénouement est toujours accompagné de « reconnaissance » (anagnôrisis).
            La représentation de la trilogie occupait plus de quatre heures de la journée, et se faisait sans interruption. Il n’y avait pas de décor (à l’exception des portes du palais qu’était devenue la skênê, et dont nous avons vu la signification). Il est vrai qu’Aristote parle de skenographia (49a ; Sophocle serait le premier qui ait recouru à cet artifice), mais l’on pense qu’il s’agit simplement de formes architecturales peintes sur la façade de la skênê (Demont/Lebeau 54 et Baldry 69 sq). Les éléments scéniques sont mentionnés par les acteurs eux-mêmes sans être véritablement matérialisés sur la scène (Baldry, 69-73). C’est ainsi que l’Agamemnon d’Eschyle commence par l’arrivée du roi d’Argos entouré de porteurs de torches qui brillent dans la nuit : la représentation se faisait en plein jour, en plein air, et cette nuit était tout imaginaire.
            Enfin, on ne saurait trop insister sur la fonction politique de la représentation tragique. Si la tragédie se joue sous le regard d’un dieu, le drame qu’elle évoque concerne en premier lieu la cité tout entière. C’est même la meilleure question qu’on doit se poser à propos d’une tragédie grecque : en quelle mesure concerne-t-elle la cité tout entière ? La réponse n’est pas toujours évidente, et le terrible destin d’Œdipe a perdu à nos yeux sa dimension purement politique : la psychanalyse nous incite à chercher la vérité du drame dans les profondeurs de l’inconscient individuel, à faire d’Œdipe un « complexe », et non à deviner dans la figure du célèbre « turannos » l’incarnation symbolique de la cité antique. Ce serait un anachronisme que de discerner une quelconque contradiction entre la dimension religieuse de la tragédie et sa dimension politique : les dieux sont aussi les dieux de la cité, Athéna est la personnification de l’assemblée des citoyens, elle est la cité elle-même, et les Grandes Dionysies, comme les Panathénées, autre fête célèbre au cours de laquelle la cité célébrait sa propre puissance, sont d’abord un rassemblement de la cité tout entière par l’évocation des mythes fondateurs de son identité imaginaire. Mais il est vrai que les dieux qui se manifestent sur la scène tragique, à savoir essentiellement Dionysos et Apollon, ne sont pas des dieux de la cité, mais incarnent plutôt des puissances magiques que le cercle de la politique, qui se veut fondé sur le seul logos, refoule. Le dieu tragique menace la cohésion de la cité plutôt qu’il ne la fonde. Le théâtre en hémicycle est un lieu pour le rassemblement de la communauté des citoyens, qui se dit en grec ekklésia, et dont la circularité est semblable à celle de l’agora, lieu de rencontre et de libre et publique discussion, ou plus encore à celui de la Pnyx, qui faisait face à Athènes au théâtre de Dionysos, et qui était le lieu de rassemblement de l’ekklésia rassemblée pour sa plus haute dignité : l’expression et la légitimation des lois. La tragédie se jouait devant 15.000 à 17.000 spectateurs, nombre considérable qui impliquait une acoustique impeccable, et une ferveur commune : la représentation n’aurait jamais pu parvenir jusqu’à son terme si le public ne s’y était senti profondément impliqué. L’Etat prenait à sa charge le droit d’entrée des plus pauvres, marquant par là l’importance politique de la participation du peuple athénien aux grandes Dionysies. Les riches citoyens devaient participer, cela faisait partie des charges qui leur incombaient, à la formation et à l’entretien d’un chœur : c’est ce qu’on nomme la chorégie, et les chorèges, qui partageaient avec les acteurs le prix donnés par les dix juges (6), devenaient populaires et lançaient ainsi leur carrière politique (ainsi Périclès qui fut chorège des Perses d’Eschyle). La tragédie est donc une célébration profondément intégrée dans la vie politique de la cité antique ; toutefois, les puissances plus qu’humaines qu’elle invoque sont des puissances menaçantes et inquiétantes pour le salut des cités que les hommes seuls, par leur seule raison, gouvernent.
            Il faut enfin ajouter que sur le millier de tragédies qui furent composées et représentées, nous n’en possédons qu’une trentaine (7 d’Eschyle, 7 de Sophocle, 19 ou 18 d’Euripide, l’authenticité de Rhésos étant discutée). C'est peu : Eschyle avait composé en vérité 90 tragédies, Sophocle en avait écrit plus de 100 (Aristophane de Byzance en connaissait plus de 130, dont 7 passaient pour inauthentiques) et enfin Euripide était l’auteur de 92 tragédies. En outre, les tragédies qui nous sont parvenues sont souvent isolées : ne possédant pas l’ensemble de la trilogie en laquelle elles étaient insérées, il nous est d’autant plus difficile d’en interpréter le sens. De la grande floraison de l’art tragique dans l’Athènes du Ve siècle, il ne nous reste donc que de rares fragments.

 

NOTES


1- Toutes les tragédies que nous possédons appartenaient à des trilogies, à l’exception toutefois des Perses (Romilly, 36).

2- La première tragédie a été représentée par Thespis en 534 lors des Grandes Dionysies.

3- « Celui qui disputa avec un poème tragique un bouc de peu de prix, bientôt aussi montra nus sur la scène les agrestes satyres et, avec rudesse mais sans abdiquer sa gravité, il se risqua à la plaisanterie », Horace, v. 220-223. Wilamowitz, 2001, p. 38 : « Dans l’Erigone, Eratosthène écrivit que Dionysos aurait, en quelque sorte, lui-même fondé la tragédie. En effet, alors qu’il apprenait à Icarios la culture de la vigne, un bouc mangea la jeune pousse ; pour le punir, on l’abattit. Icarios et les siens enlevèrent sa peau, le gonflèrent et se firent un jeu de voir qui pourrait danser sur le boyau gonflé d’air ; la plupart tombèrent et le vainqueur reçut le boyau rempli de vin – de là naquit la fête attique de l’outre que la fin des Acharniens représente de façon si claire ; les danseurs reçurent en partage la viande rôtie et exécutèrent une danse en l’honneur du dieu autour de la viande. On nomma cette ronde "le chant du bouc" [Bockgesang] et de là naquit la tragédie, qu’un Icarien, Thespis, répandit dans toute l’Attique de nombreux siècles plus tard, parcourant la campagne (comme son ancêtre Icarios qui, lui, répandit la culture de la vigne), le visage peinturluré de lie de vin. De là est né le "jeu scénique de la lie" [Hefespiel], la tragôdίa, car c’est ainsi qu’on appelait la comédie dans l’ancien temps. » Wilamowitz montre par la suite que cette interprétation tardive d’Eratosthène, qui a eu une influence considérable, est sans fondement, et ne nous apprend rien sur l’origine de la tragédie.

4- Le cercle de l’orchestra ne fait sans doute que matérialiser la figure la plus élémentaire de la danse : la ronde (kuklios khoros).

5- Voir Vidal-Naquet, « Œdipe à Athènes », p. 21.

6- Un juge pour chacune des dix tribus qui composaient l’ensemble de la population de l’attique. Chacun inscrivait trois noms par ordre de préférence ; on plaçait les tablettes dans une urne et l’on en tirait cinq au sort. Le nom qui obtenait la majorité était celui du poète couronné (Demont/Lebeau 44).