Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

ARISTOTE

1- La Poétique

a- Imitation

b- Imitation d'un acte

c- Catharsis

d- Appendice: le pardon

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Mis en ligne le 29 octobre 2007

 

 

 ARISTOTE
LA POÉTIQUE

(5)

(Lycée Henri IV, classe de Lettres Supérieures, 1996)

            Ceci est le dernier chapitre du commentaire de La Poétique d'Aristote.

 

APPENDICE

La faute (hamartia) et le pardon chez les Grecs

            Ni vengeance, ni châtiment, “reconnaissance” et non rejet, la catharsis tragique s’approche de ce qu’on pourrait nommer le “mystère du pardon”.
            Il existe en effet un mystère du pardon. L’hamartia est à l’origine de la crise ; la souillure qu’elle entraîne est “purifiée” par le dénouement et la reconnaissance. Comment cette catharsis elle-même est-elle possible? Comment peut-on pardonner les offenses dont la faute tragique est la cause première?
            Si la question se pose, c’est que le pardon est en nous davantage un événement vécu qu’un geste volontaire. Le contrat social est une convention arbitraire, qui ne dépend que de la libre volonté des contractants. Le pardon est au contraire une reconnaissance nécessaire, qui ne dépend pas seulement d’une décision arbitraire de la part de l’offensé, ni d’une simple demande de la part de l’offenseur. En ce sens, il n’est pas en mon pouvoir d’accorder le pardon, comme il n’est évidemment pas en mon seul pouvoir de l’obtenir.  Tel est le mystère du pardon : de quoi dépend-il, s’il ne dépend pas de la seule volonté de l’offensé ni de celle de l’offenseur?
            On comprend en ce sens que le pardon est reçu plus encore que décidé, qu’il est un don plutôt qu’un travail, une grâce plutôt qu’un effort. Pardon, du latin médiéval “per-donare”, où le “per” a la valeur d’un préfixe intensif : le pardon est un don superlatif. En deux sens :
            — Le pardon accorde la grâce au coupable, et la grâce est la gratuité du don. Le pardon surmonte ainsi la loi de l’échange, qui associe à tout don un contre-don. Le pardon donne à celui qui n’a pas donné, pire encore : il donne à celui qui a offensé. Le pardon n’a donc pas de  prix, c'est-à-dire pas d’estimation sur le marché de l’échange. On peut acheter mon oubli (nous nous estimerons alors “quitte”), mais on ne peut pas acheter mon pardon.
            — Mais le pardon est encore un don superlatif, parce qu’il est non seulement un don qu’on accorde, mais encore un don qu’on reçoit. Chacun sait par expérience qu’il ne suffit pas de pardonner avec les lèvres pour pardonner avec le coeur, c'est-à-dire pour pardonner vraiment. Seul peut accorder son pardon celui qui a surmonté l’offense, et n’en ressent plus la morsure, remords ni ressentiment.
            La rémission n’est authentique que si l’offense est réellement oubliée, par une sorte de régénération qui substitue le nouveau à l’ancien. Mais comment peut-on oublier une offense? Non par distraction : il est clair que le pardon est un engagement réel, et non une simple concession distraite. Pas davantage par refoulement : le pardon n’est véritable que s’il est une effective reconnaissance, et non une simple mise à l’écart. Chacun sait combien on continue de parler longtemps de ce qu’on a cru d’un geste mettre à l’écart : « N’en parlons plus »...
            Nietzsche, Généalogie de la morale, deuxième dissertation : « La “faute” et la “mauvaise conscience” », § 1 et sq. A l’inverse de ce qu’avance Platon, l’oubli n’est pas défaillance de l’âme, mais vertu de la volonté, victoire de la vie sur le poids du passé. « L’oubli n’est pas une vis inertiæ, comme le croient les esprits superficiels, c’est bien plutôt une faculté d‘inhibition active, une faculté positive dans toute la force du terme ». L’oubli n’est pas l’effet mécanique de l’effacement du passé, mais un acte de la volonté (volonté de puissance, et non volonté de vouloir, qui est la volonté de la moralité) qui manifeste par là son pouvoir de se régénérer. En ce sens l’oubli est une vertu de la mémoire : une conscience qui n’oublierait rien (hypermnésie) serait une conscience qui oublierait tout (amnésie), puisqu’elle serait aussi une volonté qui n’affirmerait rien, pour laquelle tout serait égal, et rien n’aurait de sens. C’est en ce sens que toute mémoire vivante est mémoire d’avenir, et non du passé, autodéfinition du sujet en tant qu’il est projet, et donc indissociablement souvenir (où s’enracine l’identité du sujet, qui est fidélité à soi-même, “promesse”) et oubli (qui “digère” le passé et rend ainsi possible son dépassement). Le pardon est en ce sens l’œuvre de l’oubli, non du refoulement, ni du ressentiment. L'oubli est alors l'acte le plus haut de la mémoire, qui surmonte la brûlure de l'offense, purifiée par le pardon. Il n'y a d'oubli véritable que l'oubli qui n'oublie jamais le pardon qui l'a rendu possible. La vengeance enferme la volonté dans un passé irrévocable, elle déprime la vie qui se meurt par indigestion d’un passé qui ne passe plus. C’est ainsi que la passion de l’histoire est un symptôme du nihilisme, ou de la fatigue de vivre (Seconde Intempestive). Inversement, le pardon régénère la volonté et rétablit l’innocence de l’avenir. L’événement cathartique, que la tragédie met en scène, est la sauvegarde de la jeunesse du monde.
            On comprend ainsi combien le pardon exige une véritable métamorphose, une régénération radicale, ou seconde naissance, seule capable de laver la souillure, qui est le poids de l’irrémissible. Comment penser l’énigme de cette métamorphose? Il semble qu’il y ait deux philosophies du pardon, l’une païenne, l’autre chrétienne : la reconnaissance dionysiaque, ou tragique ; et l’absolution dont la confession est le prix

1- Le pardon chrétien

            Il s’enracine dans la subjectivité, c'est-à-dire dans ce secret intérieur dont l’exercice de la confession découvre l’inépuisable complexité. « Me voici devenu pour moi-même, sous vos yeux [sous les yeux de “domine deus meus”], un problème ; et c’est là précisément mon mal ; in cujus oculis mihi quæstio factus sum, et ipse est languor meus », déclare l’âme qui se connaît elle-même par le mouvement indéfini de la confession (Confessions, X, 23).
            En effet, seule la confession, qui est l’aveu du plus secret, du plus intime, peut accorder l’absolution, et la rémission des offenses. Le pardon porte alors, non sur l’acte lui-même ni sur les conséquences qu’il provoque dans le monde, mais sur l’intention qui le motive. C’est ainsi qu’un acte involontaire (par ex. le parricide œdipien) ne saurait être considéré comme une faute qui appelle une purification ; mais c’est ainsi encore qu’une intention mauvaise, même si elle n’est pas passée à l’acte, constitue pourtant une faute qui doit être confessée, et absoute.
            Le pardon chrétien prend donc appui sur l’intériorité de l’âme — ce secret très intime dont la confession fait l’aveu — et non sur l’extériorité du monde. Il s’enracine dans une disposition subjective, non dans une situation objective. La métamorphose, sans laquelle le pardon est lettre morte, est donc ici métamorphose intérieure, ou régénération du cœur : le repentir en est le signe, qui est l’intention de dénoncer l’intention précédente. La dénonciation de son acte par l’acteur lui-même suffit à laver la faute, et à obtenir le pardon. C’est ainsi que le repentir manifeste la vertu active de l’oubli, tandis que le remords exprime au contraire la résistance douloureuse d’un passé qui reste présent.
            Bien entendu, l’aveu de la confession ne vaut que s’il est engagement total, et non simple formule d’excuse : c’est pourquoi la confession ne peut s’accomplir que sous le regard d’un dieu (“domine deus meus”), c'est-à-dire d’un juge qui ne se paie pas de mots, et sonde le secret de l’intention. Il ne suffit pas de dénoncer son acte du bout des lèvres, il faut le renier de tout son cœur. Ce qui suppose encore un cœur susceptible de métamorphose, c'est-à-dire de régénération. Les larmes sont le signe de ce miracle intérieur, elles font couler, depuis la source vive du coeur, l'eau du baptême. La conscience morale, à l’instar de certains animaux capables de métamorphose, peut dépouiller en elle le vieil homme, et renaître à nouveau. Cette métamorphose est exactement ce qu’on nomme une conversion. Et c’est pourquoi la confession est nécessairement le récit d’une conversion.
            Tout intérieur, enseveli dans le secret de l’intention, le pardon chrétien peut définir une liturgie, mais il ne peut en aucun cas mettre en scène une tragédie. Le théâtre au contraire, qui divertit l’âme du secret inépuisable qu’elle est devenue pour elle-même, la livre à l’extériorité, qui est l’empire de la concupiscence des yeux. Le secret du confessionnal est nécessairement caché, dérobé aux regards, il est un anti-théâtre. Le christianisme rend incompréhensible le pardon païen, qui est événement cathartique représenté sur la scène de la tragédie.

2- Le pardon païen

            Il prend inversement appui, non sur la pureté du cœur, mais plutôt sur l’ordre du monde. Il rétablit l’accord, non du cœur avec lui-même, mais de l’homme avec l’univers, il rétablit l’équilibre cosmique que la transgression avait déstabilisé. C’est pourquoi la reconnaissance tragique porte sur la situation plutôt que sur l’intention. Le pardon est objectif, plutôt que subjectif. Il est vrai, comme nous l’avons montré, que la reconnaissance d’Ulysse par Pénélope — l’Odyssée est, selon Aristote, le véritable poème de la reconnaissance — naît d’une sorte de régénération du cœur, un acte de mémoire qui fait renaître à la vie un passé lointain. Mais il s’agit là d’une reconnaissance épique, et non tragique, puisque Ulysse n’a commis aucune faute pour laquelle il demande le pardon. La reconnaissance tragique suppose au contraire que soit oublié l’acte de la transgression qui est à l’origine du renversement de la péripétie. La reconnaissance n’est tragique que par le dépassement de la faute.
            La faute tragique, cela se dit en grec “hamartia”. Hamartia, de hamartanein, signifie en vérité erreur plutôt que faute. Hamartanein c’est, certes, commettre une faute, mais c’est aussi manquer le but, faire fausse route. La faute est donc ici objective plutôt que subjective, elle réside dans le chaos provoqué par l’acte tragique plutôt que dans les intentions de son auteur. Sans doute Œdipe ne savait-il pas que Laïos était son père ; mais la peste qui décime Thèbes est une menace bien réelle. La catharsis tragique n’a nullement le pouvoir de modifier les intentions d’Œdipe, mais elle a bien celui de mettre fin à la peste. Elle n’a pas le pouvoir de modifier l’intention, elle n’en a pas davantage le désir : si le pardon païen n’admet pas l’excuse de l’intention, il n’exige pas davantage le reniement de l’acte. En grec, pardon est suggnômê, de gnômê, sentiment, avis, mais aussi sentence, décision. Suggnômê : se prononcer pour, se mettre du côté de. C’est ainsi que, dans les Euménides, Athéna se met “du côté” d’Oreste. Suggignôskô, signifie pardonner, c'est-à-dire ici reconnaître ensemble, tomber d’accord, convenir d’un même principe ; katagignôskô signifie au contraire condamner. Le pardon chrétien se réfère au mystère intérieur de la grâce, ou métamorphose de la conversion. Le pardon païen se réfère au contraire au verdict d’un tribunal, à la sentence d’un juge extérieur. Le pardon est la sentence qui restaure l’accord.
            Pourtant, dans le secret du confessionnal chrétien comme dans la publicité de la scène païenne, seul un dieu peut accorder le pardon, c'est-à-dire effacer la faute, non pas cependant en sondant le cœur, mais en transformant le monde. De l’autre côté de la péripétie, un autre monde s’annonce où la faute n’est plus, qui a contribué à la destruction de l’ancien monde. La métamorphose n’est pas ici conversion d’un cœur mais révolution d’une situation.
            Il existe deux grandes scènes païennes du pardon. L’une, épique : l’entrevue de Priam et d’Achille au chant XXIV de l’Iliade. L’autre, tragique : la purification d’Oreste dans les Euménides d’Eschyle.

Le pardon épique: le chant XXIV de l'Iliade

            Priam vient implorer le pardon d’Achille — l’homme de la colère — pour que lui soit cédé le cadavre de son fils Hector, auquel il veut rendre les honneurs funèbres. Scène grandiose, sur laquelle s’achève l’Iliade, et à laquelle Homère a donné la solennité d’un accomplissement liturgique. C’est Hermès — le dieu qui conduit les âmes aux enfers, qui assure le passage dans l’au-delà — qui, envoyé par Zeus auprès de Priam, le conduit la nuit dans le camp des Achéens (Hermès Pompaios, Hermès Guide).
            Comment Priam peut-il s’y prendre? Il faut qu’Achille mette un terme à sa colère, qu’il accorde donc le pardon de la mort de Patrocle, tué par Hector. Le pardon chrétien n’est accordé qu’au prix d’un retournement de l’intention. En ce sens, il faudrait que Priam convainque Achille ou bien que Hector a tué Patrocle sans le vouloir — pressé par les circonstances extérieures — et qu’une fois l’acte commis, il en a éprouvé un intense repentir ; ou bien que Priam condamne l'acte de son fils Hector, qu'il en juge sévèrement la folie. Dans tous les cas, il faut qu’un homme désavoue son acte, puisque l’acte du fils est aussi celui du père.
            Or, le héros de l’épopée ne peut renier son acte, il le revendique au contraire hautement. Le reniement de son acte est ici le reniement de soi-même, et vaut donc pour un suicide, comme se suicide en effet Ajax, qui ne peut survivre à la honte de sa fureur délirante (il a massacré pendant la nuit les troupeaux des Grecs, croyant se venger d’Ulysse, qui l’avait frustré des armes d’Achille). Le repentir de Priam ne provoquerait pas le pardon d’Achille, mais seulement son mépris.
            Mais alors, comment faire pour obtenir le pardon? Non pas en réformant le cœur, mais en transposant la situation. Il s’agit de transporter Achille dans une situation telle qu’il soit contraint, pour effacer une dette, de restituer au père le cadavre du fils. Comment Priam s’y prend-il? Il se présente devant Achille et lui dit : « Je suis ton père ». « Souviens-toi de ton père, Achille pareil aux dieux — Mnêsai patros soio, theois epieikel' Akhilleu —. Il a mon âge, il est, tout comme moi — ôs per egôn — parvenu au seuil maudit de la vieillesse (v. 486-487) [...] Va, respecte les dieux, Achille, et, songeant à ton père, prends pitié de moi — auton t'eleêson, mnêsamenos sou patros. Plus que lui encore, j’ai droit à la pitié. J’ai osé, moi, ce que jamais encore n’a osé mortel ici-bas : j’ai porté à mes lèvres les mains de l’homme qui m’a tué mes enfants”. Il dit, et chez Achille il fait naître un désir de pleurer sur son père » (v. 503-507).
            Achille a dû abandonner son père Pélée pour cette guerre où il sait qu’il trouvera la mort. Il a laissé ainsi un vieillard sans défense, qui n’aura pas même la consolation de lui donner une sépulture, puisque Achille doit mourir en terre étrangère. Ainsi, en rendant le cadavre d’Hector à Priam, Achille s’acquitte de sa dette envers son père. Le pardon est possible parce qu’Achille et Priam se trouvent dans une situation telle qu’elle exige que le fils mort soit rendu au père qui le pleure. En donnant le cadavre d’Hector à Priam, Achille donne symboliquement son propre cadavre à son père absent Pélée. C’est pourquoi, dans l’Iliade, Priam n’est pas seulement le père d’Hector : il est la figure universelle du père, le patriarche de la cité aux hautes murailles dont la famille est la valeur suprême. De même qu'Andromaque et Hector sont l'Epouse et l'Epoux, de même Priam est le Père. Hermès lui-même, au vers 371, dit à Priam : « En toi, je retrouve les traits de mon père », c'est-à-dire de Zeus lui-même.
            Grandeur de cette scène du pardon : nul ne s’humilie parce que chacun demeure, majestueusement, à sa place. On a le sentiment de l’accomplissement d’un rite sous le ciel étoilé, d’un cérémonial nocturne en lequel communient les officiants. Achille pareil aux dieux fait face à Priam envoyé des dieux : « Ma raison (phrên), déclare Achille, me fait assez comprendre — je ne m’y trompe pas — que c’est un dieu qui t’a conduit toi-même aux nefs rapides des Achéens » (v. 564).

Le pardon tragique

a- Les Euménides d'Eschyle

            Oreste, réfugié dans le temple d’Apollon à Delphes, dieu de la purification, est purifié de la souillure du parricide. Ici encore, le pardon ne porte pas sur l’intention, mais sur l’équilibre de la situation. L’Oreste d’Eschyle ne renie pas son acte, si monstrueux puisse-t-il paraître. Il s’oppose ainsi à l’interprétation moralisante de l’Électre d’Euripide : Oreste et Électre, une fois accompli le meurtre de Clytemnestre, reviennent à eux-mêmes et, en un long mea culpa, désavouent leur acte : « Électre : Ne pleure pas ainsi, mon frère, la coupable, c’est moi! La malheureuse fille s’est consumée de haine contre la mère qui la mit au monde ». Les larmes du repentir précèdent l’arrivée de Castor et Pollux, les Gémeaux envoyés de Zeus qui rejettent la faute sur Apollon et annoncent au frère et à la sœur qu’au terme de leurs épreuves, ils trouveront la paix. Il est vrai qu’Aristote ne trouverait rien à redire à ce dénouement, lui qui fait l’éloge des dénouements d’Euripide (53 a 24 sq) et qui, dénonçant l’artifice du deus ex machina dans le drame lui-même, l’admet pourtant pour annoncer des événements qui se situent en dehors du drame (54 a 37 sq) : « On ne doit recourir à l’intervention divine (mêkhanê) que pour les événements situés en dehors du drame, pour des événements qui se sont passés avant, événements que l’homme ne peut savoir, ou pour des événements qui se sont passés après et ont besoin d’être prédits et annoncés ».
            A l’inverse d’Euripide, pas de repentir chez Eschyle. Jusqu’au bout, Oreste revendique son acte. Au Coryphée (c'est-à-dire à la première des Érinyes) qui lui demande : « N’as-tu pas tué ta mère? », Oreste répond : « Je l’ai tuée ; cela, je ne le nierai pas » (587-588). En ce cas, comment Oreste pourrait-il être pardonné?
            Parce qu’il se trouve sur la ligne de partage de la situation tragique, situation critique entre l’ancien et le nouveau monde. Les jeunes dieux remplacent en effet les dieux anciens. Les lois de la cité — qui rassemblent les hommes dans la paix civile — prennent le relais de l’ancienne loi de la vengeance, la loi du sang qui était celle du clan familial. Les Euménides succèdent aux Érinyes. Aussi le chœur des Érinyes se lamente-t-il, après le verdict qui innocente Oreste : « Ah! Jeunes dieux, vous piétinez les lois antiques et vous m’arrachez ce que j’ai en mains » (v. 778-779).
            L’ancien droit se fonde sur une légitimité diachronique : la justice se transmet par la lignée généalogique, selon la suite des enfantements. Droit de la mère. Pourquoi, demande Oreste, les Érinyes n’ont-elles pas poursuivi Clytemnestre après le meurtre d’Agamemnon? « Parce qu’elle n’était pas du sang de sa victime » (v. 605). Ainsi, la dette se transmet selon les générations entre les individus d’un même sang. Agamemnon, assassin de sa fille, est livré aux Érinyes; Clytemnestre, meurtrière de son époux, leur échappe. Mais cette inégalité marque encore la plus grande dignité de la mère sur le père : les Érinyes sont pour la mère, et contre le père (Électre, femme virile tout entière dévouée à Oreste, incarne la figure exactement inverse).
            Le droit nouveau se fonde sur une légitimité synchronique : la justice maintient la paix commune parmi les vivants d’une même cité. Elle attribue à chacun son nom, qu’il tient de son père. Ce droit se présente comme le droit de la cité, où l’homme est maître, et non plus comme le droit de la famille, où la femme règne. Droit du père.
            Ainsi Phoibos Apollon, dieu de la lumière — c'est-à-dire de ce qui rassemble dans le jour de la présence — protège Oreste contre les Érinyes — qui sont les filles de la nuit, de ce qui se dissimule dans l’absence et dans la mort, qui hante la nuit des temps. Selon l’ancien droit, les morts invisibles demeurent auprès des vivants ; selon le droit nouveau, les morts sont trépassés et jamais revenants. Apollon : « Mais lorsque la poussière a bu le sang d’un homme, s’il est mort, il n’est plus pour lui de résurrection. Mon père contre ce mal n’a point créé de charmes, lui qui bouleverse le monde sans s’essouffler à la peine » (647-651). Par un seul et même mouvement, tandis que la loi cesse d’être la loi des morts, elle cesse aussi d’être la loi de la mère. Apollon : « Ce n’est pas la mère qui enfante celui qu’on nomme son enfant : elle n’est que la nourrice du germe en elle semé. Celui qui enfante, c’est l’homme qui la féconde » (v. 658-660).
            Seul celui qui donne la vie a le droit de la reprendre. Fils de sa mère, Oreste est condamné. Fils de son père, Oreste est disculpé.
            C’est Athéna qui proclame le verdict : « Cet homme est absous du crime de meurtre : le nombre des voix est égal » (v. 752-753). Point d’équilibre : en ce commencement — la péripétie tragique a valeur d’origine — les puissances du droit familial équilibrent les puissances du droit politique. Il fallait en effet qu’Athéna intervienne en ce procès. Elle y est au premier chef intéressée, elle, la cité qui doit maintenir la philia entre les hommes, et mettre fin au cycle de la vengeance. Aussi prévient-elle le Coryphée, qui est la première des Érinyes : « Ne va pas, comme on fait pour les coqs, attiser la colère au cœur de mes citoyens et mettre en eux cette soif de meurtre qui lance frère contre frère, en leur soufflant mutuelle audace » (v. 861 sq).
            Athéna, déesse du logos en lequel se rassemble (legein) la cité, est fille non de sa mère Métis, mais de son père : elle naît tout armée de la tête de Zeus. Elle est donc, pour Apollon, un argument contre les Érinyes. Au Coryphée : « On peut être père sans l’aide d’une mère. En voici près de nous un garant, fille de Zeus Olympien et qui n’a pont été nourrie dans la nuit du sein maternel » (v. 663-665). C’est pourquoi Athéna doit paraître, et se prononcer en faveur d’Oreste : « Je joindrai mon suffrage à ceux qui vont à Oreste. Je n’ai point eu de mère pour me mettre au monde. Mon cœur toujours — jusqu’à l’hymen du moins — est tout entier à l’homme : sans réserve je suis pour le père » (v. 735 sq).
            Ainsi la tragédie célèbre-t-elle le premier franchissement du seuil, le seuil critique où la mort du père équilibre pour la première fois la mort de la mère. Dans la cité naissante, la loi met fin à la vengeance du clan familial. Les Érinyes deviennent les Euménides. Les déesses qui parlaient au nom des morts et de la Nuit deviennent les déesses de la vie et de la fécondité. « Que la riche fécondité du sol et des troupeaux jamais ne se lasse de rendre ma cité prospère! Que la semence humaine y soit aussi protégée! » (v. 907-909). « Je me sens la joie au cœur » s’écrie Athéna, en voyant se lever l’antique malédiction (v. 970). La tragédie s’achève sur la lumière des torches qui illuminent désormais la nuit réconciliée, que ne hantent plus les chiennes assoiffées de vengeance : « Laissez-vous réjouir par l’éclat des torches dévorées du feu qui vous montrent le chemin » (v. 1041-1042). Lumière de la raison, dont Athéna est la déesse, qui succède à la nuit d’une violence démesurée, et que rien ne limite. L’institution du droit civil est aussi la naissance d’un droit rationnel. Raison, ou logos, qui définit l‘égalité du partage et la réciprocité des droits et des devoirs. La loi du talion est l’essence d’un droit de raison, qui suppose un tribunal impartial pour estimer la justice de l’équivalence. La loi de la vengeance n’est pas la loi du talion ; elle est au contraire surenchère passionnelle, spirale délirante d’une violence que nul ne peut plus contrôler (deux yeux pour un œil). Le droit maternel des Érinyes nourrissait la violence et la Discorde : « Et que jamais, dans cette cité, ne gronde la Discorde (stasis) insatiable de misères! Que la poussière abreuvée du sang noir des citoyens ne se paye pas, en sa colère, du sang de ces représailles (antiphonoi), qui font la ruine des cités! » (v. 980-983). Le droit rationnel purifie la justice du délire de la vengeance, et fait se succéder, à la nuit immémoriale des Érinyes, le jour apollinien en lequel se rassemblent les cités.

            NB : Cette interprétation des Euménides d’Eschyle a été pour la première fois développée par Johann Jakob Bachofen (1815-1887), dans son ouvrage Droit maternel, Recherche sur la gynécocratie de l’Antiquité dans sa nature religieuse et juridique (Das Mutterrecht), publié en allemand en 1861. Ce texte a été traduit en 1996 en français par Étienne Barilier, aux éditions de L’Age d’homme. Friedrich Engels s’y réfère longuement, de façon très élogieuse, dans la préface de la quatrième édition de L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. Nietzsche comptait également parmi les lecteurs de Bachofen. Dans son ouvrage, ce notable de Bâle imagine avec nostalgie un âge primitif où régnait une société fraternelle placée sous la souveraineté des mères. Étrange monument (plus de mille pages) qui est au mythe maternel ce que Totem et Tabou est au mythe paternel.

b- La paix d'Ulysse

            La leçon de la tragédie trouve sans doute sa source dans l’épopée : pour l’une comme pour l’autre, l’institution de la paix civile qui met un terme au cycle de la vengeance est aussi le dernier épisode de la légende épique comme du drame tragique. Tragédie et épopée prennent semblablement fin quand la société féodale, fondée sur la relation personnelle, passionnelle, et le serment oral, est supplantée par la société politique, fondée sur la reconnaissance mutuelle de la loi, objectivée dans l’écriture, texte et non plus parole. C’est pourquoi la philosophie, qui naît de l’amitié sur le fond de laquelle s’entame le dialogue de l’homme avec l’homme, au sein de la cité dialogique, appartient déjà à un monde où la tragédie, comme l’épopée, ne sont plus possibles.
            Les derniers vers de l’Odyssée chantent aussi, bien avant Eschyle, le passage de la vendetta à la loi, du genos à la cité, de la guerre à la paix : conduits par Eupithès, père d’Antinoos, l’un des prétendants mis à mort par Ulysse de retour d’Ithaque, Eupithès qui « avait dans l’âme un deuil infini », les plus belliqueux des citoyens d’Ithaque, pourtant désavoués par la majorité de l’assemblée du peuple (« Plus de la moitié des citoyens – hemiseon pleious – se hâta de quitter la place, en poussant de grands cris. Les autres ne bougèrent pas : ils restèrent en rangs serrés »), décident de venger par le sang le meurtre de leurs enfants. Ulysse et ses compagnons, les six fils de Dolios, ainsi que les deux pères, Laërte et Dolios eux-mêmes, font face. Eupithès tombe sous le coup de la javeline de Laërte, et Ulysse s’apprête à commettre un second massacre quand Athéna élève la voix : « Cessez, habitants d’Ithaque, cette guerre terrible ; plus de sang et séparez-vous immédiatement » Et comme Ulysse veut s’élancer sur ses ennemis, il se heurte encore à Athéna en personne : « Noble fils de Laërte, Ulysse fertile en ruses, contiens-toi : ne prolonge pas cette lutte dont les guerriers se valent ; crains d’attirer sur toi le courroux de Zeus, fils de Cronos, dont la voix porte loin ». C’est ainsi Athéna, la cité personnifiée, qui met fin au cycle par lui-même illimité de la vengeance, et cela dans l’Odyssée comme dans les Euménides. Le pardon, cette fois encore, ne provient pas de la conversion du cœur, mais bien de la fondation d’un nouvel Etat : « Un contrat sacré – horkia… met’amphoteroisin – unit à jamais les deux partis sous l’inspiration d’Athéna, fille de Zeus, dieu de l’égide, Athéna dont la voix et l’aspect étaient ceux de Mentor » (ce sont les derniers vers de l’Odyssée). Et l’oubli qui apaise la douleur du « deuil infini » n’est pas l’effet d’une régénération du cœur, mais bien de l’action d’un dieu qui bénit ce passage, non pas cependant Athéna qui ne peut imposer que la loi de la cité, la paix citoyenne, mais non verser dans les cœurs la paix intérieure de l’âme. Pour ce suprême apaisement, il faut l’intervention du père d’Athéna, Zeus lui-même, qui prononce ces paroles : « Puisque le noble Ulysse s’est vengé des prétendants, que les deux partis prêtent un serment qui engage (horkia pista) ; qu’Ulysse règne toujours. Nous, mettons dans les âmes l’oubli (eklêsis, de eklanthanô) de fils et de frères massacrés ; que l’amitié (allêlous phileontôn) renaisse entre les citoyens et qu’avec la paix fleurisse la richesse ! ». On lira sur toute cette scène le magnifique commentaire de Jesper Svenbro, dans La Parole et le marbre ; aux origines de la poétique grecque, Lund, Suède, 1976, p. 38-41.