DESCARTES
DISCOURS DE LA METHODE (1637)
COMMENTAIRE
I- Quatrième partie
I- Le doute méthodique
II- Le point d’appui du cogito
III- Du fini à l’infini, et du cogito à Dieu
1- Les essences géométriques
2- Les existences matérielles
***
« Je ne sais pas si je dois vous entretenir des premières méditations que j’y ai faites. » Les trois premières parties du Discours exposent la vie publique de Descartes, et son vagabondage dans le grand livre du monde. Les trois dernières nous font entrer dans le secret d’une méditation privée, et font le récit du voyage intellectuel accompli par l’esprit au pays de la science. Les deux paysages – l’intérieur et l’extérieur, dans le théâtre du monde et dans l’infinité de la pensée – se répondent et sont à l’image l’un de l’autre. Le voyage mondain, une fois brisée la clôture du Collège, l’esprit émancipé de la tutelle de ses maîtres, s’accomplissait en trois temps :
1- L’errance, ou la quête de soi : « … j’employais le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions ? etc. » (Première partie).
2- La conversion ou la connaissance de soi : « … je demeurais tout le jour enfermé seul dans un poêle, où j’avais tout loisir de m’entretenir de mes pensées » (Deuxième partie).
3- L’expérience, ou l’enrichissement méthodique : « … je me remis à voyager. Et en toutes les neuf années suivantes, je ne fis autre chose que rouler ça et là dans le monde, tâchant d’y être spectateur plutôt qu’acteur en toutes les comédies qui s’y jouent » (Troisième partie).
Le voyage spirituel de la méditation métaphysique est à l’image du premier : il transpose la découverte du monde dans la recherche de la vérité : « Je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité » ; et la traversée des coutumes et des opinions dans la construction ordonnée de la science. L’itinéraire métaphysique est non seulement l’image, mais encore la vérité de l’aventure mondaine : Descartes a enfin trouvé son pays – l’infinité intérieure de la pensée – et sait enfin ce qu’il veut – élaborer une connaissance qui soit toute à lui. Il ne cherche plus ; il trouve.
Il est donc naturel que le développement de la méditation renouvelle les trois temps du voyage mondain : l’errance devient doute méthodique ; la conversion marque le point du cogito, c'est-à-dire la réflexion de la pensée sur elle-même ; l’enrichissement est alors le progrès infini d’une connaissance qui prend appui sur le cogito. Ce moment – auquel le philosophe décide de vouer sa vie entière – se décline lui-même en trois temps :
1- L’orientation de la recherche : l’idée de Dieu ouvre à l’infini le cercle du cogito. « … notre connaissance semble se pouvoir accroître par degrés jusques à l’infini, et que, celle de Dieu étant infinie, elle est au but où vise la nôtre » (à Chanut, 1-2-1647).
2- La vérité des essences géométriques : la mathématique développe l’activité de la pensée depuis le point d’évidence du cogito.
3- La vérité des existences matérielles : au terme de son itinéraire métaphysique, le voyageur se réveille et retrouve la réalité que le doute lui avait fait perdre.
Ce plan remarquable est exactement celui que suivront, en 1641, les Méditations métaphysiques, dont la quatrième partie du Discours est en quelque sorte l’esquisse ou le résumé. Toutefois, le Discours de la méthode, rédigé en français, s’adresse à un public moins savant que le public visé par les Méditations, rédigées en latin. C’est pourquoi certaines hypothèses – qui pourraient tenter les esprits faibles – n’y figurent pas : ainsi l’hypothèse d’un Malin Génie – ou Dieu trompeur – ne figure pas parmi les arguments du doute tel qu’il est exposé dans le Discours de la méthode.
Le doute du collégien déçu est un doute subi, et passif : les leçons des maîtres n’ont pas su satisfaire « l’extrême désir d’apprendre ». Le doute métaphysique est un doute délibéré et actif : il résulte d’une libre décision et réalise un projet de liberté : le philosophe ne doute pas parce que son attente est déçue, mais parce qu’il veut éprouver ce qui tient lieu de vérité parmi les hommes. C’est cette volonté de douter – pour mieux mettre en relief la résistance de l’indubitable – qui confère au doute cartésien son caractère radical, ou comme l’écrit parfois Descartes, hyperbolique (par exemple : Principes de la philosophie, livre I, chap. 30) : « … que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute » (Quatrième partie). Descartes « imagine » alors trois raisons de douter :
1- Les sens sont trompeurs
En vérité les sens ne nous trompent pas en ce qu’ils nous apportent des informations quant à ce qui est utile à la conservation de notre corps. Ils nous font donc connaître l’utilité pour nous des choses, mais non leur nature considérée en elle-même. C’est ainsi que la perception de l’objet a rapport à nous plutôt qu’à la vérité de l’objet lui-même.
2- La raison est incertaine
Il lui arrive de faillir, comme le montrent les « paralogismes » de la géométrie : raisonnements qui ont l’apparence du vrai et qui sont cependant erronés. Remarquons que le paralogisme est un fourvoiement dans l’ordre de la déduction : cet argument du doute n’atteint donc pas le cogito, qui est une connaissance intuitive, et non une déduction ni un syllogisme.
3- La vie est un songe.
En cet ultime degré, le doute est hyperbolique : il y a en effet une certitude morale, sinon métaphysique, en notre croyance en la réalité, et un sceptique qui douterait de l’abîme qui s’ouvre devant lui, et s’y précipiterait, serait fou, et non philosophe : « Quand il est question de la conduite de la vie, ce serait une chose tout à fait ridicule de ne pas s’en rapporter aux sens ; d’où vient qu’on s’est toujours moqué de ces sceptiques qui négligeraient jusqu’à tel point toutes les choses du monde que, pour empêcher qu’ils ne se jetassent eux-mêmes dans les précipices, ils devaient être gardés par leurs amis (Cinquièmes Réponses ; Descartes pense sans doute ici à la « Vie de Pyrrhon » dans Diogène Laërce). Ainsi que la veille est un songe fait partie des « plus extravagantes suppositions des sceptiques » (Quatrième partie). Elle ne vaut que pour la recherche de la vérité, et non pour la conduite de la vie : la deuxième règle, ou maxime de la morale provisoire – qui commande la plus extrême résolution dans les situations d’urgence – ne s’en trouve nullement suspendue.
Là se bornent les arguments du doute. Descartes ne s’attarde pas sur cet ordre de raisons, tout d’abord parce que le doute n’est affirmé que pour être dépassé – aussi est-il méthodique et non sceptique – et ensuite parce qu’il s’agit là de lieux communs, cent fois répétés par les philosophes, et auxquels Descartes ne prétend rien ajouter : « … on s’accoutume à douter de tout et principalement des choses corporelles, encore que j’eusse vu, il y a longtemps, plusieurs livres écrits par le sceptiques et académiciens touchant cette matière et que ce ne fût pas sans quelque dégoût que je remâchais une viande si commune… » (Secondes Réponses). C’est cette même viande qui avait fait les délices d’un Montaigne. Par où l’on voit clairement combien Descartes, décidé à passer au-delà du doute et non à y séjourner, entreprend de dépasser Montaigne.
Le doute cartésien ne vaut donc pas par lui-même, mais comme une ascèse pour mieux mettre en évidence le sujet pensant, de même que les ténèbres font apparaître le point lumineux de l’étoile : « … pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose » (souligné par moi). Le doute apparaît alors comme le contraire de ce qu’il croyait être : moins comme la négation de notre savoir que comme l’apparition, et même la révélation, de notre pensée. Le cogito résiste en effet aux trois arguments successifs du doute : intuition de la pensée par elle-même, il est étranger aux messages des sens, aux fourvoiements du syllogisme comme aux soupçons du songe : que je rêve ou que je veille, je n’en suis pas moins. L’hypothèse du songe porte sur la réalité des objets extérieurs, et non sur la connaissance intuitive et intérieure que la pensée a d’elle-même. Cette découverte de l’intimité de la pensée pour elle-même – recouverte par la persuasion des apparences, qui divertissent l’esprit en le convertissant à l’extériorité – est « le premier principe de la philosophie que je cherchais ». En effet, le premier seulement, et non le dernier ni la fin : la conscience de soi n’est nullement pour Descartes la plus haute connaissance de l’esprit. Il faut au contraire immédiatement prendre appui sur ce « point d’Archimède » (Méditation II) pour résoudre d’autres problèmes : la destination de la pensée n’est pas de s’émerveiller de sa propre lumière, mais de progresser dans la connaissance. C’est pourquoi l’âme, ce moi qui se sait pensant, n’est pas uniquement entendement – soit la faculté par laquelle nous apercevons l’évidence de l’idée innée : c’est l’entendement qui voit et sent l’évidence du cogito – mais encore volonté : il y a en nous un désir infini de savoir qui prend appui sur l’évidence acquise pour progresser en degrés de savoir.
Quelles vérités nouvelles l’illumination intérieure du cogito me permet-elle donc de concevoir ? En premier lieu, je sais mieux ce que c’est que « ce moi, c'est-à-dire l’âme, par laquelle je suis ce que je suis… » Qui suis-je en effet ? Je ne suis pas mon corps, puisque je ne connais mon corps que par l’impression sensible – or les sens sont quelquefois trompeurs – et qu’il se peut en outre que je rêve – ce que je prends pour mon corps ne serait alors qu’un simulacre. Je ne suis pas davantage mon personnage – c'est-à-dire l’image sociale que les autres ont de moi – puisque le cogito est au contraire la plus intime expérience que je puisse faire de moi-même ; et qu’aucun autre ne peut faire à ma place. Je suis donc res cogitans, c'est-à-dire un indéterminé doué de conscience, et ne me connais clairement et distinctement que comme une âme – ou substance pensante, c'est-à-dire capable de s’apercevoir elle-même : « J’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’était que de penser… » L’essence de la pensée est alors la conscience, ou l’aperception de soi-même, connaissance intuitive de son existence selon la révélation du cogito.
Je comprends alors que la conversion métaphysique soit aussi une révolution : pour l’opinion, l’existence des corps est certaine et la connaissance de l’âme fort problématique ; pour le philosophe inversement, la nature des choses matérielles est fort douteuse et confuse, tandis que la nature de l’âme est d’une absolue transparence à elle-même et d’une immédiate évidence : « … ce moi, c'est-à-dire l’âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même plus aisée à connaître que lui… » Mécanique et Médecine seront nécessaires pour former des idées claires et distinctes des corps matériels, inanimés et animés. Le cogito, inversement, n’est précédé d’aucun savoir, et fonde lui-même sa propre vérité.
Ainsi, je sais non seulement que je suis, mais aussi qui je suis – res cogitans – et je sais encore, par le cogito, ce que c’est que le sentiment de l’indubitable. Je puis donc inférer, de l’expérience de cette vérité, le critère général de toute vérité : « Après cela, je considérai en général tout ce qui était requis à une proposition pour être vraie et certaine. » A cette fin, il me suffit de considérer non le contenu du cogito – le sentiment de mon existence – mais seulement sa forme : il apparaît alors que l’idée vraie est claire – elle saisit en totalité l’essence de son objet. Ainsi toute l’essence de l’âme consiste en la pensée, et en nulle autre chose : « … une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser. » L’idée vraie est également distincte – elle discerne sans doute possible son objet et le distingue de tout ce qu’il n’est pas ; c’est ainsi que l’âme n’est pas le corps : « … l’âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu’elle est plus aisée à connaître que lui… » Si je puis donc rencontrer en une autre idée une clarté et une distinction égales – ou supérieures – à celles du cogito, je pourrai conclure avec certitude, de son objet, qu’il existe : « … je jugeai que je pouvais prendre pour règle générale que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies… » Descartes utilise ainsi le cogito comme une pierre de touche pour séparer l’or du cuivre ou le diamant du verre. Le voyageur métaphysique ne s’attarde pas à l’étape : il profite aussitôt de ses acquits pour passer à l’étape suivante et préparer un nouveau départ. Errant sur la route ou fixé à Amsterdam, Descartes est toujours inlassable voyageur.
« Premier principe de la philosophie » : le cogito est la première des vérités, mais il n’est aussi que le premier pas dans la vérité : tout le reste est encore rejeté dans les ténèbres du doute. C’est ainsi que le monde n’est peut-être qu’un songe, que je ne sais pas si j’ai un corps et que la mathématique n’est peut-être qu’un raisonnement trompeur – un « paralogisme ». Si la pensée est certaine d’elle-même, elle n’est toutefois certaine que d’elle-même, et tout le reste est douteux. Je conçois donc que le « je pense » que j’expérimente en moi est encore imparfait. Il y a en moi, en effet, une volonté infinie de savoir, qui me fait apercevoir combien est pauvre encore ma première richesse : connaissant que je suis par le fait que je pense, je connais aussi le défaut de connaissance qui est en moi, et que je désire savoir davantage, puisque c’est seulement par l’intensité de l’évidence perçue que je me sens et me sais existant. Il m’apparaît par là que je conçois une existence qui s’affirmerait avec plus de puissance que la mienne – donc plus connaissante, et pour laquelle serait évidente, non seulement mon essence propre (comme c’est le cas pour ce moi qui est mon âme), mais encore la vérité de toutes les choses existantes, « comme du ciel, de la terre, de la lumière, de la chaleur et de mille autres… », choses dont j’ignore maintenant la nature, puisque je ne sais pas même si elles existent. Il devient alors clair et distinct que, dans l’échelle des évidences, le cogito n’est que le premier degré. Le dernier degré serait un sujet pensant – ou res cogitans – qui non seulement serait conscient de lui-même, mais connaîtrait aussi, par une même immédiate intuition, l’infinité du connaissable : telle est l’idée de Dieu, innée en mon âme puisque sans elle mon âme ne percevrait pas qu’elle a du défaut.
Paradoxe de l’idée de la connaissance – c'est-à-dire de l’existence – infinie : elle est logée en moi et pourtant me dépasse infiniment. D’où puis-je donc savoir que je ne sais pas assez ? Non du cogito lui-même, dont l’existence est parfaitement claire et distincte. Il faut donc qu’elle me vienne d’un Autre, qui m’appelle ainsi à savoir davantage, à augmenter le rayon de mon évidence, à progresser dans les sciences et à bien conduire ma raison. C’est ainsi que le cogito est limité et fini – une unique évidence le borne – mais qu’il s’ouvre pourtant à l’illimité et à l’immensité qui sont en Dieu. Il apparaît alors que le cogito n’est pas en toute rigueur « le premier principe de la philosophie » : il n’est que l’effet ponctuel et borné, en moi, de la connaissance ou de l’Etre infini qui sont en Dieu. Je comprends mieux ainsi ce que c’est que Dieu : l’éclat de l’évidence intellectuelle qui se signale à moi par l’expérience de la vérité. Le Dieu de Descartes est la vie qui est en l’esprit : on ne saurait lui attribuer un corps – comme le font les idolâtres qui le représentent dans l’étendue – ni se le représenter par imagination comme on le fait pour les figures de la géométrie. Inimaginable, Dieu n’est pas une figure qu’on rencontre dans l’extériorité – « face à face », comme cela a été refusé à Moïse même par Yahvé – mais au contraire la lumière la plus intérieure de ma conscience, et comme l’élément intelligible en lequel m’apparaît ma pensée. Il est le jour de l’évidence et la clarté de l’esprit. A la fois transcendant – puisque infini – et immanent – puisque évident par la conscience que j’ai de mon défaut – le Dieu de Descartes est la source infiniment vivante depuis laquelle je perçois l’éclat de l’évidence. Le cogito ne saurait en effet être à lui-même sa raison suffisante – en ce cas, il se serait bien doté et ne manquerait de rien : « Car si j’eusse été seul et indépendant de tout autre, en sorte que j’eusse eu de moi-même tout ce peu que je participais de l’Etre parfait, j’eusse pu avoir de moi, par même raison, tout le surplus que je connaissais me manquer… » Le cogito est donc l’effet d’une cause éminente, la créature d’un auteur plus parfait que lui : me connaissant existant, je connais donc par là même que Dieu existe, plus que moi, infiniment. Et si le cogito est parfaitement clair et distinct, l’existence de Dieu l’est encore infiniment davantage. De toutes les vérités, elle est celle dont l’évidence est la plus éclatante, signe même de l’intensité infinie de son existence.
Par là, l’idée de Dieu se distingue des essences géométriques – ou mathématiques – comme des existences physiques.
L’intuition de mon essence – comme res cogitans – pose immédiatement mon existence : de cela seul que je pense, il s’ensuit aussitôt que je suis. Mais cette équivalence ne se produit que pour mon essence propre : il n’en va pas de même pour toute autre idée claire et distincte qui n’est pas l’idée de moi-même. C’est ainsi qu’il m’apparaît clairement et distinctement que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits. Cette vérité m’apparaît avec une évidence égale à celle qui rend ma pensée coprésente à elle-même, et pourtant je ne peux en inférer aucune existence : « … mais je ne voyais rien pour cela qui m’assurât qu’il y eut au monde aucun triangle. » Seule l’évidence intime de la pensée en moi me permet de conclure de l’essence à l’existence. L’évidence de toute idée qui n’est pas idée de moi-même me permet de conclure à la vérité de l’essence, mais nullement de l’existence. Pourtant, l’idée de Dieu – que je conçois en quelque sorte en amplifiant le cogito à l’infini – fait exception : de sa clarté et de sa distinction, qui sont maximales – plus que le cogito lui-même qui souffre d’un défaut de connaissance – s’ensuivent nécessairement la vérité de son essence, mais aussi celle de son existence : « … revenant à examiner l’idée que j’avais d’un Etre parfait, je trouvais que l’existence y était comprise en même façon qu’il est compris en celle d’un triangle que ses trois angles sont égaux à deux droits. » Descartes renouvelle ici la preuve ontologique d’Anselme (Proslogion, seconde moitié du XIe siècle) : l’existence étant supérieure au néant, Dieu, qui par définition rassemble en lui toutes les perfections, existe nécessairement. Toutefois, Anselme concevait l’existence nécessaire de Dieu comme une perfection absolument transcendante à la contingence de l’existence bornée de la créature. Descartes, au contraire, intériorise la preuve d’Anselme : Dieu n’est plus une perfection inconcevable, mais le principe actif qui suscite en moi l’évidence, c'est-à-dire le sentiment, de mon existence. Cette vie qui vit infiniment, j’en éprouve l’activité – comme l’étincelle d’un feu immense – quand je conçois une idée claire et distincte.
On pourra donc distinguer, avec Descartes et les cartésiens, deux preuves de l’existence de Dieu : la première est a posteriori, ou « par les effets » : le « je pense » n’étant pas à lui-même sa propre cause, il est nécessairement l’effet d’une cause qui lui est éminente ; la seconde est a priori, et immédiate : de toutes les idées dont je perçois l’évidence – exceptée celle de ma propre existence – seule l’idée de Dieu contient la nécessité de son existence : « … et que, par conséquent il est pour le moins aussi certain que Dieu, qui est cet Etre parfait, est ou existe, qu’aucune démonstration de géométrie le saurait être. » En effet, l’existence de Dieu se passe de l’évidence géométrique, mais l’évidence géométrique ne se passe pas de l’existence de Dieu. La raison en est que l’évidence de l’idée de Dieu est maximale, et garantit la vérité de toutes les autres évidences. Dieu – qui est la clarté infinie et toujours créatrice du vrai – ne saurait donc être trompeur : lui seul nous assure de la vérité mathématique, et fonde la réalité des postulats et des notions communes : un esprit qui n’a pas fait l’expérience de cette infinité en lui ne saurait être certain de la vérité des idées mathématiques : les premières propositions, dont le reste s’ensuit, doivent lui apparaître comme des conventions, ou des règles d’un jeu arbitraire, mais non comme des vérités. C’est pourquoi les sceptiques ont pu douter même des vérités géométriques – qui se fondent nécessairement sur des propositions infondées – parce qu’ils n’ont pas su intuitionner en eux-mêmes la source divine qui leur communiquait le sentiment de l’évidence : « Or, qu’un athée puisse clairement connaître que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits, je ne le nie pas ; mais je maintiens seulement qu’il ne le connaît pas par une vraie et certaine science, parce que toute connaissance qui peut être rendue douteuse ne doit pas être appelée science ; et puisqu’on suppose que celui-là est un athée, il ne peut pas être certain de n’être point déçu dans les choses qui lui semblent être très évidentes » (Secondes Réponses).
L’idée de Dieu devient alors l’origine et le fondement de l’évidence, elle-même signe de l’existence. Or l’idée de Dieu étant tout intelligible – puisque conçue par le seul acte du cogito – elle est absolument étrangère aux idées des sens, ou de l’imagination, qui se représentent dans l’étendue. C’est pourquoi les idées des sens, ou de l’imagination, ne me permettent nullement d’inférer l’existence : de ce que je perçois le monde, il s’ensuit peut-être que je songe, et de ce que j’imagine « distinctement une tête de lion entée sur le corps d’une chèvre », il ne faut pas « conclure pour cela qu’il y ait au monde une Chimère. »
Comment donc retrouver la réalité du monde extérieur que le doute hyperbolique a rejetée parmi les simulacres du rêve ? Comment le philosophe peut-il s’assurer de « toutes les autres choses, dont ils [les hommes] se pensent peut-être plus assurés, comme d’avoir un corps, et qu’il y ait des astres et une terre ? »
De même que l’idée de Dieu fonde la vérité des essences géométriques, de même elle fonde la réalité des existences matérielles. En effet, le critère de la réalité et de l’existence ne réside plus pour nous dans le témoignage de nos sens, mais au contraire dans l’évidence tout intérieure avec laquelle nous apercevons nos propres idées – signe de l’activité, en notre esprit, de l’infinité divine. Pour démontrer l’existence du monde matériel, il faut donc que nous apprenions à le concevoir clairement et distinctement, depuis les idées innées qui sont en notre pensée. Nous comprenons alors que la véritable destination des mathématiques est de contribuer à l’établissement d’une physique rationnelle qui, en formant des idées claires et distinctes de toutes les choses matérielles, nous assurera de leur vérité et de leur réalité. C’est donc une longue aventure que de sortir du songe de l’apparence sensible et de retrouver la réalité de ce monde : il faut pour cela mathématiser l’univers entier – Galilée est l’initiateur de cette entreprise – pour que nous puissions la concevoir avec autant d’évidence que, de cela seul que nous pensons, nous concevons que nous sommes. Et telle est bien aussi la raison pour laquelle nous attribuons moins de réalité au monde de nos rêves qu’au monde de nos veilles : si les perceptions du rêve « ne sont pas moins vives et expresses » que celles de la veille, notre entendement est cependant plus subjugué pendant le rêve, et plus actif et intelligent pendant la veille. Or, c’est bien sur la clarté de notre esprit que se fonde l’inférence au réel, et non sur la vivacité de l’impression sensible.
C’est donc sur cette seule évidence de notre raison qu’il faut s’appuyer pour affirmer l’existence – évidence elle-même fondée en cette évidence maximale qu’est l’existence divine. Peu importe alors que nous veillons ou dormons : « Car, s’il arrivait même en dormant qu’on eût quelque idée fort distincte, comme par exemple qu’un géomètre inventât quelque nouvelle démonstration, son sommeil ne l’empêcherait pas d’être vraie ». Il se pourrait même que le génie soit plus vif dans le rêve que dans la veille. Marsile Ficin rapporte le cas du médecin grec Galien qui aurait découvert, alors qu’il dormait, un remède qu’il n’avait pu découvrir quand il veillait : « Ceux qui s’occupent de philosophie raisonnent même en dormant et découvrent même parfois ce qu’ils n’avaient pas trouvé à l’état de veille, parce que leur raison est plus tranquille. Cela est arrivé à Galien. Il écrit que, souffrant du diaphragme, il rêva qu’il serait soulagé s’il faisait sortir du sang de la veine qui se trouve entre le pouce et l’index : il pratiqua une saignée, et fut rétabli » (Marsile Ficin, Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes, livre XIII, chapitre 2, texte établi et traduit pas Raymond Marcel, tome II, « Les Belles Lettres », Paris, 1964, p. 216). Toutefois, selon Descartes, cette éventualité est peu probable, l’esprit étant moins libre, et davantage lié au corps, dans le sommeil que dans la veille : « Et il n’est pas étonnant que l’esprit ne fasse pas pendant le sommeil des démonstrations dignes d’Archimède ; il reste en effet uni au corps même pendant le sommeil, et il n’est en aucune manière plus libre que pendant la veille » (à Hyperaspistes, août 1641).
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