Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


   

Mise en ligne : 1-12-2016
Terminale, lycée Henri IV, 1991-92

 

 

 

ARISTOTE

AUGUSTIN

BALZAC

BAUDELAIRE

CHATEAUBRIAND

DANTE

DELEUZE

DESCARTES

1- Initiation à la phillosophie cartésienne

2- Discours de la méthode

a)- Introduction

b)- Première partie

c)- Deuxième partie

d)- Troisième partie

e)- Quatrième partie

f)- Cinquième partie

g)- Sixième partie

3- Méditations métaphysiques

4- La Mélancolie

5-Descartes et la musique

DIDEROT

DOSTOÏEVSKI

DUBOS

HANSLICK

HEGEL

HEIDEGGER

HOMERE

KANT

KIERKEGAARD

LACAN

MICHEL-ANGE

MONTAIGNE

NIETZSCHE

PASCAL

PLATON

PLOTIN

PROUST

ROUSSEAU

SCHLOEZER

SCHOPENHAUER

SPINOZA

VALERY

WINCKELMANN

 

 

 

 

 

 

 

DESCARTES
 
DISCOURS DE LA METHODE (1637)
 
COMMENTAIRE


I- Le devoir de publication
II- Le Protocole de l’expérimentation
III- Individualisme et communauté

I- Sixième partie

            La quatrième partie était métaphysique ; la cinquième était surtout physique. La sixième et dernière partie est plutôt programmatique : il s’agit de définir les perspectives de recherche pour l’avenir (ce que signifie le sous-titre : « Choses requises pour aller plus avant en la recherche de la nature »), établir un code de bonne conduite scientifique – le protocole de l’expérimentation bien conduite – et surtout faire appel à toutes les bonnes volontés et à tous les bons esprits pour œuvrer en commun au progrès des connaissances.
            D’où le thème central de cette sixième partie : le devoir d’éditer et la relation de l’écrivain avec son « public ». Ce mot sera traduit, dans la version latine du Discours, par res publica litteriae. La vraie république est celle des sciences et des lettres, et la démocratie véritable se fonde sur « ce qu’on nomme le bon sens ou la raison », qui « est naturellement égale en tous les hommes » (Discours, Première partie).

I- Le devoir de publication

            La République de la raison doit pourtant composer avec les grands de ce monde. Il n’y a pas de république sans diplomatie, et la république des lettres n’échappe pas à cette règle. Ayant appris que les autorités ecclésiastiques « avaient désapprouvé une opinion de physique publiée un peu auparavant par quelque autre… » – la thèse galiléenne du mouvement de la Terre – Descartes décide de ne pas publier son Traité du Monde, qui accordait précisément à cette « opinion » une grande importance : « … et je confesse que s’il [le mouvement de la Terre] est faux, tous les fondements de ma philosophie le sont aussi, car il se démontre par eux évidemment » (à Mersenne, fin novembre 1633). Descartes se trouve pris alors entre deux impératifs contradictoires : le souci de son repos (« Pour moi, je ne cherche que le repos et la tranquillité d’esprit », à Mersenne, février 1634 ; au même, avril 1634 : « … le désir que j’ai de vivre en repos et de continuer la vie que j’ai commencée en prenant pour devise : bene vixit, bene qui latuit… » ; ou encore : « … bien que je haïsse la gloire en tant que je la juge contraire au repos, lequel j’estime sur toutes choses, toutefois… », Discours, Sixième partie) ; et le devoir de publier (« … j’ai cru que je ne pouvais pas les tenir cachées [mes spéculations] sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes » (Discours, Sixième partie). La science – qui est le « discours » et l’explication de la res cogitans – a vocation universelle. Loin d’être fermeture du sujet sur lui-même, le cogito est au contraire la clé qui nous ouvre la porte vers les autres : la conversion de la pensée en raison – qui est la pensée de la vérité innée en la pensée elle-même – commence une vie qui vaut pour tous, et dont tous peuvent tirer profit.
            La science est donc aussi une morale, non provisoire celle-là, mais éternelle puisqu’elle ne peut aller qu’en se fortifiant au fur et à mesure que progressent les connaissances : « … afin que les derniers commençant où les précédents avaient achevé, et ainsi joignant les vies et les travaux de plusieurs, nous allassions tous ensemble beaucoup plus loin que chacun en particulier ne saurait faire. » On retrouvera la même idée chez Pascal, dans un fragment de préface pour le Traité du vide, demeuré inachevé : « De là vient que, par une prérogative particulière, non seulement chacun des hommes s’avance de jour en jour dans la science, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à mesure que l’univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différents d’un particulier. De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècle, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement… » On ne saurait alors concevoir de limite aux progrès de ce que Pascal appelle quelques lignes plus loin : « cet homme universel ».
            On comprend ainsi que la « méthode » est la nouvelle épopée à laquelle les modernes sont appelés : déçu de l’enseignement comme du voyage, Descartes ne voit d’aventure digne de l’homme que celle de la connaissance : « Car c’est véritablement donner des batailles que de tâcher à vaincre toutes les difficultés et toutes les erreurs qui nous empêchent de parvenir à la connaissance de la vérité. » Et, plus haut, Descartes n’hésite pas à comparer les savants « aux chefs d’armée, dont les forces ont coutume de croître à proportion de leurs victoires. » Galilée, sans doute, a perdu une bataille, mais la science, nul n’en peut douter, gagnera cette guerre. Si l’avant-garde rencontre quelque résistance, l’entreprise qu’elle commence sera nécessairement victorieuse, et ses troupes ne cesseront de grossir avec le temps. On sait, depuis au moins Machiavel, que la guerre n’est pas chevaleresque et que l’épopée déserte les champs de bataille. Descartes, Don Quichotte moderne, continuera donc la quête sur d’autres terrains, et cherchera la vérité dans les sciences.
            La publication du Discours sera donc un fait de guerre. Il s’agit de rallier à soi tous ceux que tente l’aventure, et pour que triomphe la raison : « … je ne peux pas aussi me défaillir tant à moi-même que de donner sujet à ceux qui me survivront de me reprocher quelque jour que j’eusse pu leur laisser plusieurs choses beaucoup meilleures que je n’aurais fait si je n’eusse point trop négligé de leur faire entendre en quoi ils pouvaient contribuer à mes desseins. » Descartes se sent donc redevable d’une publication – nonobstant le soin de son repos – devant cet « homme universel » que Pascal évoque par ailleurs. La publication a la fonction d’un véritable appel d’offres, et le Discours est un manifeste pour la fondation d’une République rationnelle qui ne reconnait d’autre autorité que celle de la lumière naturelle, qui est égale en tous les hommes. En cette première moitié du XVIIe siècle, encore privée d’Académie, la science n’a pas encore l’autorité de s’opposer à l’autorité de l’Eglise. Il faut donc qu’elle rallie les suffrages, et c’est pourquoi Descartes publie le Discours – qui signifie explication, ou développement discursif – de sa méthode, puis à la suite trois essais qui en font apercevoir les promesses. Alors, il n’y aura plus d’adversaires qui seront en mesure de retarder la progression de cette armée, qui convertira progressivement à son parti l’humanité entière.
            Le but de cette expédition n’est pas seulement la connaissance pure – savoir pour savoir – mais aussi bien l’amélioration des conditions matérielles d’existence, sans lesquelles il n’est pas de pensée sereine. Ainsi peut-on espérer l’édification d’une philosophie, non seulement spéculative (comme l’était l’ancienne scolastique), mais encore pratique, « par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent », nous pourrions les employer à « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Descartes prolonge ici l’idéal déjà formulé dans le Novum Organum de Francis Bacon, ainsi que dans La Nouvelle Atlantide (tous deux en 1620). « Maîtres et possesseurs de la nature » : la formule est forte, et presque sacrilège. Le Monde est donné pour la jouissance des hommes, et la Création n’est pas la propriété de son seul Créateur. Il est vrai que Descartes conçoit cette quasi maîtrise (« comme maîtres et possesseurs ») selon le modèle d’un progrès indéfini. L’époque est à la conquête, elle n’est pas encore au bilan. Nous savons aujourd’hui que la maîtrise de la Terre n’est pas illimitée, et que nous sommes liés à l’équilibre écologique de notre planète par une sorte de « contrat naturel » (Michel Serres) qui impose un respect mutuel sans lequel l’une et l’autre  partie en viendraient à se détruire, l’une ne pouvant subsister sans l’autre. La Terre aussi, en retour, est maîtresse de l’avenir de l’humanité, puisqu’elle détermine les conditions de sa survie. Ainsi, nous ne sommes maîtres et possesseurs de la nature que dans une certaine limite, définie par ce seuil à partir duquel l’exploitation des ressources naturelles se retourne contre le cadre de vie indispensable à la reproduction et à la survie de l’humanité elle-même.
            Mais c’est surtout dans la Médecine – l’une des trois branches de l’arbre de la philosophie, avec la Mécanique et la Morale (lettre-préface aux Principes de la philosophie) – qu’on doit chercher « quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici. » Descartes rêvait d’une « médecine fondée sur des démonstrations infaillibles » (à Mersenne, janvier 1630), qui pourrait nous « exempter d’une infinité de maladies tant du corps que de l’esprit, et même aussi de l’affaiblissement de la vieillesse. » Il n’est pas de victoire que la nouvelle épopée ne puisse envisager : au pathétique du Sermon sur la Mort, Descartes oppose, sinon la victoire sur la mort elle-même, du moins le prolongement indéfini de la vie : « Que la vie humaine pût être prolongée si nous connaissions l’art de la médecine, il n’en faut pas douter ; car puisque nous pouvons développer et prolonger la vie des plantes, etc., connaissant l’art de la culture, pourquoi n’en serait-il pas de même pour l’homme ? » (Entretien avec Burman).
            Il faut donc publier, non par vanité, mais par devoir envers l’humanité, qui est l’avènement de cet homme universel qui triomphe avec la raison. Il faut « communiquer fidèlement au public tout le peu que j’aurai trouvé, et convier les bons esprits à tâcher de passer plus outre… » « Passer plus outre » : l’image est guerrière. Elle est déjà contenue dans le sous-titre de cette sixième partie : « Chose requises pour aller plus avant en la recherche de la nature ». « Plus ultra », « Toujours plus oultre », telle était la devise de Charles Quint, dont le royaume était si grand que le soleil, disait-on, ne s’y couchait jamais (1). L’un de ses emblèmes représentait un bateau passant les colonnes d’Hercule : son empire s’étendait par-delà les mers océanes, jusqu’en Amérique du sud. L’édition princeps du Novum Organum, ou Instauratio Magna de 1620 portait en frontispice une gravure où l’on voyait un bateau, toutes voiles déployées, franchir le seuil des colonnes d’Hercule – le détroit de Gibraltar – qui marquaient pour les anciens la limite du monde. Ce motif de la caravelle toutes voiles dehors trouve peut-être son origine dans le bateau semblable qu’on voit à droite de La Chute d’Icare de Bruegel (1558), motif repris par la suite dans de nombreuses gravures tirées de ce tableau, et qu’on voit par exemple sur la Vue de Naples du même Bruegel, une œuvre contemporaine de La Chute d’Icare. Sur La Chute d’Icare, le bateau est associé à la vanité du désir de savoir qui a conduit l’imprudent à se brûler les ailes. Sur le frontispice de l’Instauratio Magna, le même bateau représente plutôt l’audace glorieuse de l’esprit dans sa recherche de la vérité. On lit sous l’image cette sentence latine : Multi pertransibunt et augebitur scientia ; soit « Beaucoup passeront outre et la science s’accroîtra ». La Critique de la raison pure qu’Emmanuel Kant publie en 1781 (première édition) s’ouvre sur une dédicace à Bacon et porte en exergue un texte de l’Instauratio Magna, non cette fois pour célébrer le progrès infini de la science, mais au contraire pour marquer la limite indépassable que Kant croit devoir assigner aux connaissances humaines.

II- Le Protocole de l’expérimentation

            Pour mieux définir le cap de cette navigation, Descartes précise alors les règles de l’expérience scientifique : elle se fonde non sur l’apparence sensible, mais sur « certaines semences de vérité qui sont naturellement en nos âmes. » On sait en effet, depuis la conversion métaphysique, que le test de la vérité comme de l’existence ne réside pas dans l’impression des sens mais dans l’évidence de l’innéité. D’où l’idée d’une physique a priori – tirée des seuls principes qui sont en la pensée, et non de l’observation de la nature : « De sorte que ceux qui sauront suffisamment examiner les conséquences de ces vérités et de nos règles pourront connaître les effets par leurs causes ; et, pour m’expliquer en termes de l’Ecole, pourront avoir des démonstrations a priori de tout ce qui peut être produit de nouveau en ce nouveau Monde » (Le Monde). C’est ainsi que l’expérience n’est savante que dans la mesure où elle ne fait que vérifier une théorie élaborée a priori. L’esprit scientifique ne se laisse guider que par sa propre lumière, tandis que l’opinion commune abdique de son droit de penser en s’en remettant à l’évidence sensible, ou aux contes de nourrices.
            Il est vrai que la physique ne saurait être totalement – comme l’algèbre ou la géométrie – a priori, car « j’avoue que la puissance de la nature est si ample et si vaste, et que ces principes sont si simples et si généraux. » Il faut donc passer au laboratoire – qui est théorie matérialisée et non observation naïve – pour vérifier les prédictions du calcul, et non pas inversement vagabonder dans la nature dans l’espoir d’y rencontrer la théorie toute faite.
            Ainsi l’expérience est incontournable, mais elle est aussi rigoureusement définie : elle est un dispositif savamment agencé pour piéger la nature et pour départager deux théories contradictoires, mais également vraisemblables : « Je ne sais point d’autre expédient que de chercher derechef quelques expériences, qui soient telles que leur événement ne soit pas le même si c’est en l’une de ces façons qu’on doit l’expliquer que si c’est dans l’autre. » Dans son Novum Organum (II, 36), Bacon avait déjà baptisé ce type d’expériences « les Instances de la Croix » : « … en empruntant le mot aux croix qui, dressées aux bifurcations, indiquent et signalent la séparation des chemins. » Et Bacon propose lui-même de telles expériences pour les questions les plus diverses, comme le flux et le reflux de la mer, le mouvement de la terre, la gravité, les pôles de l’aimant, la substance de la lune, le mouvement des projectiles, l’expansion de la poudre à canon et la nature de la flamme.

III- Individualisme et communauté

            Descartes achève alors son Discours en soulignant le caractère paradoxal de l’entreprise qu’avec d’autres (Galilée, Bacon), il veut inaugurer : l’appel à la communauté savante se tempère d’une profession de foi individualiste.
            Descartes a sans doute besoin de subsides pour poursuivre ses recherches, car les expériences qu’il faut élaborer « sont telles, et en si grand nombre, que ni mes mains ni mon revenu, bien que  j’en eusse mille fois plus que je n’en ai, ne sauraient suffire pour toutes. » Cette demande sera renouvelée (dans la préface aux Principes), mais ne sera pas exaucée. Il est remarquable que Descartes n’accepte aucune offre particulière, comme celles que lui firent le comte d’Avaut ou M. de Montmort, car il estimait « que c’était au Public à payer ce qu’il faisait pour le Public » (à Clerselier, cité par Baillet) (2). Il est vrai que Descartes demandait beaucoup pour cette bataille autrement importante à ses yeux que celles qu’on conduisait par la force des armes : « Il faudrait que Monsieur le Cardinal vous eût laissé deux ou trois de ses millions pour pouvoir faire toutes les expériences qui seraient nécessaires pour découvrir la nature particulière de chaque corps. Et je ne doute point qu’on ne pût venir à de grandes connaissances, qui seraient bien plus utile au public que toutes les victoires qu’on peut gagner en faisant la guerre » (à Mersenne, 4 janvier 1643).
            Pourtant, cet appel au concours des bons esprits et des bonnes volontés se double d’une volonté farouche d’indépendance. Le paradoxe est peut-être celui-là même de la République de la Raison : le savant n’œuvre jamais autant au bien public que lorsqu’il se retrouve seul avec ses pensées, et « on ne saurait si bien concevoir une chose et la rendre sienne lorsqu’on l’apprend de quelque autre que lorsqu’on l’invente soi-même. » C’est ainsi que c’est en se fiant à la seule autorité de son « bon sens » qu’on a quelque chance de parler un langage qui ait valeur universelle. L’œuvre n’appartient qu’à son auteur – et c’est à cette condition qu’elle peut devenir la propriété de tous : « Et je pense pouvoir dire sans vanité que, si il y a quelqu'un qui en soit capable, ce doit être plutôt moi qu’aucun autre. » Qu’on prête donc de l’argent à Descartes,  mais qu’on ne s’avise pas de mettre la main sur ses travaux ! Descartes accepte les dons, mais il n’entend pas se soumettre à un quelconque protectorat : « S’il y avait au monde quelqu'un qu’on sût assurément être capable de trouver les plus grandes choses et les plus utiles au public qui puissent être, et que, pour cette cause, les autres hommes s’efforçassent par tous les moyens de l’aider à venir à bout de ses desseins, je ne vois pas qu’ils pussent faire autre chose pour lui, sinon fournir aux frais des expériences dont il aurait besoin, et du reste empêcher que son loisir ne lui fût ôté par l’importunité de personne. » Descartes est seul auteur de son œuvre, et nul ne peut lui usurper cette dignité. Aussi ironise-t-il les sectateurs – d’Aristote ou d’un autre – qui ne tiennent debout qu’en prenant appui sur leur maître : « Ils sont comme le lierre, qui ne tend point à monter plus haut que les arbres qui le soutiennent, et même souvent qui redescend après qu’il est parvenu jusqu’à leur faîte. » Le lierre, plante parasite, figure de l’intellectuel parasite… L’image sera reprise par un autre Matamore – individualiste farouche lui aussi – tel du moins que l’imagine, en 1897, Edmond Rostand (Cyrano de Bergerac, II, 8) :

Et que faudrait-il faire ?
Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s’en fait un tuteur en lui léchant l’écorce
Grimper par ruse au lieu de s’élever par force ?
Non merci […]
Bref, dédaignant le lierre parasite,
Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !

            Fière déclaration d’indépendance d’un homme qui veut être membre de la République des Savants, mais ne veut pas se vendre pour quelque pension. Toute l’ambiguïté du statut social et économique de l’intellectuel se devine ici, et ira en s’exacerbant jusqu’à la fin du XVIIIe siècle – c'est-à-dire jusqu’à ce que l’Etat (c'est-à-dire cela même que Descartes nomme « le Public »), par le biais des institutions publiques, ne prenne à sa charge l’administration de la recherche. « Je fais ici une déclaration, écrit Descartes dans les dernières lignes du Discours : « je me tiendrai toujours plus obligé à ceux par la faveur desquels je jouirai sans empêchement de mon loisir que je ne serais à ceux qui m’offriraient les plus honorables emplois de la terre. » Attitude équivoque – « j’ai besoin d’argent, mais je ne suis pas à vendre »… – qui exprime assez bien l’incertitude du statut de l’intellectuel – et sans doute de nos jours encore. D’où cette sorte de double jeu auquel se trouve contraint Descartes. La condamnation de Galilée interdit la publication du Traité du Monde. Néanmoins, on publiera trois essais, précédés d’un Discours, qui seront aptes à « faire voir assez clairement ce que je puis ou ne puis pas dans les sciences. » C’est ainsi qu’on ne cherche  qu’un « parfait repos d’esprit », bien que « je n’ai pu empêcher que je n’acquisse quelque sorte de réputation », ce « qui m’a obligé à écrire. » Ecartelé entre l’indépendance et la reconnaissance, Descartes publie paradoxalement (le Discours de la méthode) pour ne pas publier (le Traité du Monde). On cherche le débat avec les bons esprits, et le dialogue qui rassemble la communauté savante : « Je supplie tous ceux qui auront quelque objection à y faire de prendre la peine de les envoyer à mon libraire. » Mais on fuit comme la peste les disputes stériles qui font perdre le temps et retarder la recherche : « L’expérience que j’ai des objections qu’on me peut faire m’empêche d’en espérer aucun profit. »
            Il faut communiquer ses pensées au Public et lutter ainsi contre le jargon et l’obscurité des prétendus doctes, qui se retranchent dans l’ombre impénétrable de leur « cave » : « Je ferais quasi le même en les publiant que si j’ouvrais quelques fenêtres et faisais entrer du jour dans cette cave où ils sont descendus pour se battre. »  Cependant, on conserve sciemment quelques obscurités en la Géométrie – qui n’a pourtant rien à voir avec le mouvement de la Terre et ne tombe pas sous le coup de la condamnation de Galilée. C’est qu’on craint les rivalités et le mauvais génie des concurrents : « … je me suis expressément rendu un peu obscur en quelques endroits, afin que telles gens ne pussent se vanter d’avoir su sans moi les mêmes choses que j’ai écrites » (à Mersenne, 27 mai 1638). C’est ainsi que l’impératif rationnel de la publication entre en conflit avec le soin jaloux des secrets du métier…
            La contradiction – sans doute apparente – est en vérité toujours la même : d’une part la vocation d’universalité, de l’autre la déclaration d’indépendance. N’est-ce pas la contradiction même de la morale de Descartes : l’estime de soi est le fondement même de la générosité envers autrui ; de même, l’attention à l’évidence de notre seule pensée est le fondement même de l’accès à une connaissance qui vaut pour tous. Riche et féconde contradiction ! L’ego cartésien n’est pas égoïste, il est amical et généreux. L’individualisme est la condition paradoxale de l’unanimisme, et la vraie communauté est celle que fonde, non le sacrifice à la cause commune, mais au contraire la déclaration d’indépendance, et la préservation de l’intimité. C’est pourquoi Descartes s’adresse à tous tout en demeurant lui-même – en demeurant le même – et qu’il s’ouvre à l’extériorité en demeurant attentif à sa seule intériorité. Le Discours sera donc écrit « en français, qui est la langue de mon pays, plutôt qu’en latin, qui est celle de mes précepteurs… », pour qu’il touche tous « ceux qui ne savent que de leur raison naturelle », et non les pédants qui se chamaillent dans les caves obscures. Avec le Discours de la méthode, la connaissance émerge du secret et des arcanes où la philosophie occulte l’avait jusque là confinée, et apparaît au grand jour : par la seule force de cette divulgation, la magie devient science et le savoir rationnel.
            Un livre écrit en langue vulgaire – qui est, selon l’étymologie, la langue du peuple – « un livre, écrit Descartes dans une lettre au Père Vatier du 22 février 1638, où j’ai voulu que les femmes même pussent entendre quelque chose ». Les femmes, que les doctes tenaient jusque là à l’écart ; les femmes, dont l'esprit n'a pas été dépravé par le jargon de l'Ecole ; les femmes qui, moins soucieuses de gloire et de pouvoir, sont peut-être plus aptes à entendre les raisons de la philosophie. Est-ce un hasard si le correspondant qui inspire le mieux Descartes est une correspondante, et si c’est pour la princesse Elizabeth de Bohême que le philosophe rédigera ses plus belles et ses plus riches pages ?

 

 

NOTES

1- L’Eglise n’était pas la dernière à dénoncer cette prétention du pouvoir temporel à la maîtrise universelle dont elle revendiquait hautement le monopole pour elle-même. Un Père Jésuite, le Père Lemoyne, dans son ouvrage De l’Art des devises avec divers recueils de Devises du mesme Autheur, Paris, 1666, dénonçait ainsi l’orgueil comme la vanité de la devise de l’empereur : « Ainsi Charles V, à qui son ambition avait fait prendre en devise un Plus Oultre qui ne devait être borné ni par les colonnes d’Hercule, ni par les limites que la nature a marquées au soleil et aux années, trouva sur le fossé de Metz ce qu’il ne croyait trouver qu’aux dernières extrémités de l’Océan. Ce qui donna lieu à un bel esprit de ce temps-là, après la levée du siège de Metz, d’opposer à un mot vain et faux un mot ingénieux et véritable ; et de rabattre le Plus Ultra de l’empereur Charles par Non Ultra Metas. Le mot est beau, mais sa beauté est voilée pour ceux qui n’entendent pas langue latine, ne voient pas ce qu’il y a de grâce et en l’équivoque du terme Metas, qui signifie des bornes, et signifie aussi la ville de Metz où la fortune de Charles trouva ses bornes, plus près que son ambition le lui avait marquées. C’est par là que la présomption et l’orgueil finissent ordinairement : et il faut bien que Dieu en ait une étrange aversion ; puisqu’il les châtie jusque dans les devises » (p. 215-216).

2- Sur cette question, voir Gilson, Discours de la méthode, texte et commentaire, 1976, p. 466.