Jacques Darriulat

 

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Aimer Montaigne :

1- Ecrire

2- Qui suis-je ?

3- Que sais-je ?

4- L'humaine condition

5- L'essai

6- Vivre

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Mardis de la Philo : 15-12-2009
Mise en ligne : 29-7-2010

           Ces conférences constituent une présentation générale de l'expérience intellectuelle et morale qui conduit Michel de Montaigne de la souffrance du deuil (Livre I des Essais) à l'affirmation de l'individualité (Livre III). Présentées au premier semestre de l’année 2009 dans un cadre non universitaire (« Les Mardis de la Philosophie »), elles s’efforcent d'accompagner l'auteur dans le voyage toujours inachevé de l'essai, de rendre sensible au lecteur son exceptionnelle présence, donc d'apprendre à l'aimer, conformément au désir explicite d'un livre qui se prétend le « seul au monde de son espèce, et d'un dessein farouche et extravagant ».

 


AIMER MONTAIGNE (VI)

 « L'an du Christ 1571, âgé de trente-huit ans, la veille des calendes de mars, anniversaire de sa naissance, Michel de Montaigne, las depuis longtemps déjà de la servitude du Parlement et des charges publiques, en pleines forces encore, se retira dans le sein des doctes vierges, où, en repos et en sécurité, il passera les jours qui lui restent à vivre. »

 

 

6- VIVRE

« Il n'est rien de si beau et de si légitime que de faire bien l'homme et dûment, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie. »

            Dès l’adresse qu’il place en tête de l’édition de 1580, Montaigne, de bonne foi, prévient son lecteur : il ne trouvera en ces pages ni science certaine ni pieux sermon, mais un autoportrait seulement – « Car c’est moi que je peins » – un autoportrait qui ne prend pas toutefois toute la place, mais abandonne souvent la scène à des anecdotes antiques ou modernes, ou à la lecture des auteurs qu’on révère, à la façon de ces peintres qui glissent leur image dans le coin d’une fresque représentant la vie de la Vierge ou la prédication de l’Antéchrist. Le tableau ne représente-t-il pas toujours le point de vue du peintre, et n’est-ce pas toujours Michel de Montaigne qui, d’essai en essai, s’entretient avec son lecteur, indirectement quand il parle des autres (anciens sages, fous modernes ou sauvages du Nouveau Monde), directement quand il parle de lui, de son amitié comme de son avarice, de sa taille comme de sa mémoire, de sa maladie comme de ses régimes alimentaires ? Pourtant l’autoportrait suggère une image fixe et achevée, tandis que l’essai poursuit une nature muable et incertaine, sujette à de successives métamorphoses, qui ne cesse de se former et de se transformer : « C’est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant, que l’homme » (I, 1). Plus qu’à un tableau, les Essais ressemblent à une statue qui se sculpte elle-même, qui progressivement prend conscience de sa forme et, tout au long de ses années d’apprentissage, apprend à devenir ce qu’elle est. « Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre » conclut Montaigne dans la même adresse « Au lecteur » : « matière » évoque davantage le marbre, ou plutôt ici la souple argile, que façonne la main du sculpteur, que la couleur étalée par le pinceau du peintre. A la matière par elle-même indéterminée d’un sujet toujours variable et bigarré, qui se poursuit sans jamais se saisir, l’épreuve de l’essai et le travail de l’écriture donnent une forme et, progressivement, tracent les contours d’une personnalité en devenir : au jeune homme qui admire éperdument l’héroïsme inégalé des Anciens, qui partage cette vénération avec l’ami idéal qui est un autre lui-même (livre I), succède l’homme mûr qui reçoit l’héritage du père tout en s’affranchissant de sa tutelle et, devenu ainsi libre et pleinement responsable de lui-même, prend la route pour « frotter et limer sa cervelle contre celle d’autrui » (1) : livre II. De retour chez lui, enfin réconcilié avec lui-même, il peut mesurer justement son avoir comme son être, jouir de ses vraies richesses et pleinement vivre : livre III. Montaigne se fait en faisant son livre et, chemin faisant, il taille sa propre forme dans la matière non encore dégrossie de sa jeunesse, il moule son vrai visage sans cesse travaillé par l’essai de la vie : « Moulant sur moi cette figure, il m'a fallu si souvent me testonner [me peigner, me donner bonne mine] et composer, pour m'extraire, que le patron s'en est affermi, et aucunement formé soi-même. Me peignant pour autrui, je me suis peint en moi, de couleurs plus nettes, que n'étaient les miennes premières. Je n'ai pas plus fait mon livre, que mon livre m'a fait. Livre consubstantiel à son auteur, d'une occupation propre, membre de ma vie ; non d'une occupation et fin tierce et étrangère comme tous autres livres » : II, 18, « Du démentir » (II 375). La réflexion de l’écriture sculpte le moule qui donne progressivement forme à la matière de notre vie. Ce n’est pas seulement par affectation de grand seigneur que Montaigne affiche son peu de considération pour le métier d’écrivain : « L'écrivaillerie semble être quelque symptôme d'un siècle débordé : quand écrivîmes-nous tant, que depuis que nous sommes en trouble ? » (III, 9, « De la vanité ») ; mais parce qu’il entreprend d’écrire non pour écrire, ni faire étalage de son savoir, mais bien plutôt pour vivre, c'est-à-dire pour se trouver lui-même, pour s’assurer de lui-même et, pleinement, en jouir. Cette souveraine affirmation de soi, cette ardente volonté de vivre, justifient pleinement, aux yeux de son auteur, le « sot projet qu’il a de se peindre » (Pascal, L 780), projet que ne sauraient dénigrer que les envieux ou les veules qui n’osent faire de leur vie l’unique soin de cette même vie. C’est ainsi que Montaigne déclare avec superbe, au chapitre « De l’exercitation » (II, 6 ; la vie n’est-elle pas elle-même un long exercice ?), qu’il ne revendique d’autre chef-d’œuvre, tout au long de sa vie, que sa vie même, qui n’appartient qu’à lui, et à nul autre, sa vie dont il fait seul l’essai et dont il est seul à répondre : « Mon métier et mon art, c’est de vivre. Qui me défend d’en parler selon mon sens, expérience et usage, qu’il ordonne à l’architecte de parler des bâtiments non selon soi, mais selon son voisin ; selon la science d’un autre, non selon la sienne » (II, 6 ; I, 539). Certes, chaque homme se rencontre lui-même par l’essai de sa vie, en ce sens qu’il apprend à se connaître par les épreuves traversées, seules juges de la force qui surmonte ou de la faiblesse qui s’abat. « Essai » dit le dictionnaire de Nicot de 1606 est « une tentatoire, qui est espreuve de ce qui est à faire » ; mais l’essai prend encore un autre sens chez Montaigne, qui le fait expérience intimement et personnellement vécue, un savoir qui n’est savoir que parce qu’il est aussi saveur, effectivement goûté, avec tristesse dans la souffrance comme avec joie dans la jouissance. L’essai nous verse le vin de la vie, qui tantôt nous réjouit et tantôt nous rend mélancoliques. Participer à ce banquet, c’est cela qu’on appelle vivre. Dans le magnifique chapitre 13 qui achève (en fait, non en droit, car l’essai ne saurait avoir de fin) le troisième livre des Essais, Montaigne se réclame de l’expérience pour s’autoriser à nous faire part des prescriptions recommandées par le meilleur des médecins, qui est le médecin de soi-même : « J’ai assez vécu, pour mettre en compte l’usage qui m’a conduit si loin. Pour qui en voudra goûter, j’en ai fait l’essai, son échanson » (III, 13 ; III, 370) (2). La formule, il est vraie, est ambiguë ; André Lanly traduit : « J’ai assez vécu pour tenir compte et faire état du régime de vie qui m’a conduit si loin [il n’a pas plus de 55 ans]. Pour qui voudra en goûter, j’en ai fait l’expérience, j’ai été son échanson ». Est-ce Montaigne qui est l’échanson de sa propre  expérience, se versant à lui-même le vin de la vie, ou n’est-ce pas plutôt la vie même, son « essai », qui est l’échanson qui nous fait goûter à la saveur de vivre, et nous apprend ainsi à nous connaître et à nous reconnaître nous-mêmes ? On se souvient comment, lors du séjour de Montaigne à Rome, le Maître du Sacré Palais lui fit le reproche « d’avoir usé du mot de Fortune » (Pléiade 1229). Ce n’est pourtant pas toujours à nous qu’il appartient de choisir les divers breuvages qui nous seront proposés (est-ce à la Fortune ? Ou bien à Dieu ?), bien qu’en apprenant à vivre nous apprenons aussi à composer, le plus qu’il est en notre pouvoir, le menu de notre vie, et quand le plat nous est imposé, comme dans le cas de cette épreuve de la maladie de la pierre que le père Pierre a transmise au fils Michel, mais que Michel n’a nullement choisie, du moins pouvons-nous apprendre à en apprivoiser le goût, et à faire de cette amertume un moment de notre formation (donner notre forme à la matière que nous devons à la Fortune), comme de notre affirmation. A l’inverse de l’écrivain de profession qui ne prend la plume que pour se faire connaître, et faire admirer l’étendue de son savoir, Montaigne ne travaille l’admirable langue des Essais que pour sculpter une parole qui lui soit véritablement sienne, pour affirmer l’originalité de ton et de pensée, et la forme d’un style unique, qui font de lui cet individu irréductible à tout autre, pour ne pas mourir sans avoir été, en un mot pour oser être lui-même et, pleinement, vivre : « Quel que je sois, je le veux être ailleurs qu'en papier. Mon art et mon industrie ont été employés à me faire valoir moi-même. Mes études, à m'apprendre à faire, non pas à écrire. J'ai mis tous mes efforts à former ma vie. Voilà mon métier et mon ouvrage. Je suis moins faiseur de livres, que de nulle autre besogne » (« A Madame de Duras », envoi qui termine le dernier chapitre du livre II, le chapitre 37, « De la ressemblance des enfants aux pères ; II, 538).
            Tant d’heures solitaires consacrées à l’écriture dans le cercle de la librairie (« Qui ne voit que j’ai pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, j’irai autant qu’il y aura d’encre et de papier au monde ? », III, 9, « De la vanité »), tant de méditations et de « rêveries » au sommet de la tour, qui est un refuge, toute cette studieuse oisiveté n’a-t-elle point été dérobée à la vraie vie, qui est action ou engagement ? Non, car sans le temps de la réflexion, la vie est la proie des charges qui l’aliènent, des autrui qui l’accaparent, des circonstances qui la précipitent et la dépossèdent, et que notre vie ne sera véritablement nôtre que si nous la faisons nôtre, que si nous prenons le temps d’en essayer, d’en peser et d’en penser la saveur personnellement goûtée : « Il a passé sa vie en oisiveté, disons-nous : – Je n'ai rien fait d'aujourd'hui. – Quoi ? N’avez-vous pas vécu ? C'est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. – Si on m'eût mis au propre des grands maniements, j'eusse montré ce que je savais faire. – Avez-vous su méditer et manier votre vie ? Vous avez fait la plus grande besogne de toutes » (III, 13, « De l’expérience » ; III 406). Ce qui fait la grandeur d'une vie c’est, pour l’homme accompli du livre III, non la somme des exploits ni la grandeur des charges publiques, mais l’intensité et la profondeur avec lesquelles, à chacun de ses moments, cette vie a été effectivement vécue. Nul besoin d’être César ou Alexandre pour bien vivre, la grandeur de la condition qui nous aliène à la foule des courtisans peut même être préjudiciable au nécessaire projet de se faire soi-même, il suffit à Michel d’être pleinement soi-même, de jouir de cette merveilleuse coïncidence avec soi, fruit de longues années d’apprentissage, et de pratiquer avec sincérité et attention les divers essais que nous propose Dieu, ou la Fortune. Les autres laissent le temps passer sans prendre le temps de se sentir exister, ce qui est proprement perdre son temps ; Montaigne goûte chaque instant, qu’il sait ne jamais revenir, il arrête l’écoulement du temps en prenant possession de sa vie, il rumine la suprême jouissance, celle de se savoir exister. Telle est la leçon de la plus haute sagesse, celle qui illumine les dernières pages des Essais : « Principalement à cette heure, que j'aperçois la mienne si brève en temps, je la veux étendre en poids. Je veux arrêter la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma saisie, et par la vigueur de l'usage, compenser la hâtiveté de son écoulement. A mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde, et plus pleine. Les autres sentent la douceur d'un contentement, et de la prospérité ; je la sens ainsi qu'eux, mais ce n'est pas en passant et glissant. Si la faut-il étudier, savourer et ruminer, pour en rendre grâces condignes à celui qui nous l'octroie. Ils jouissent des autres plaisirs, comme ils font celui du sommeil, sans les connaître. A cette fin que le dormir même ne m'échappât ainsi stupidement, j'ai autrefois trouvé bon qu'on me le troublât, afin que je l'entrevisse. Je consulte d'un contentement avec moi. Je ne l'écume pas [goûter superficiellement sans aller jusqu’au fond], je le sonde, et plie ma raison à le recueillir, devenue chagrine et dégoutée. Me trouvé-je en quelque assiette tranquille, y a-t-il quelque volupté qui me chatouille, je ne la laisse pas friponner aux sens : j'y associe mon âme. Non pas pour s'y engager, mais pour s'y agréer. Non pas pour s'y perdre, mais pour s'y trouver. Et l'emploie de sa part, à se mirer dans ce prospère état, à en peser et estimer le bonheur, et l'amplifier » (III, 13, « De l’expérience » ; III 410-411).
            Dans le temps ainsi suspendu et retrouvé, dans l’éternité de l’instant savouré, il est donné à celui qui sait s’élever à une telle sagesse de goûter au festin des dieux, de connaître ce suprême contentement qui sait se réjouir de ce que nous sommes, sans se lamenter de ce que nous ne saurions devenir (ce que ne savait pas faire le jeune homme, qui rêvait d’égaler une antiquité fabuleuse), qui ne monte pas plus haut que sa condition, à la façon des singes qui montent aux arbres, qui sait goûter dans la vraie mesure de son être la perfection quasi divine d’une existence pleine et actuelle : « C'est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. Nous cherchons d'autres conditions, pour n'entendre l'usage des nôtres, et sortons hors de nous, pour ne savoir quel il y fait. Ainsi avons-nous beau monter sur des échasses, car sur des eschasses encore faut-il marcher de nos jambes. Et au plus élevé trône du monde, ne sommes nous assis, que sur notre cul (III, 13, « De l’expérience », III 416). Ce qui fait penser à « ce mot du feu Chancelier Olivier, que les François semblent des guenons, qui vont grimpant contremont un arbre, de branche en branche, et ne cessent d'aller, jusques à ce qu'elles soient arrivées à la plus haute branche ; et y montrent le cul, quand elles y sont » (II, 17, « De la présomption » ; II 351) « Savoir jouir loyalement de son être », c’est une vie digne d’un dieu, « une absolue perfection, et comme divine », qui jouit non des circonstances que Fortune lui soumet (ce n’est là que bonheur, qui nous vient de l’extérieur), mais de la source de vie dont il sent l’épanchement au plus intime de lui-même (c’est là béatitude, qui jouit de notre être propre). Alors seulement nous pourrons dire que nous vivons pour vivre, en un cercle enfin recourbé sur lui-même, à lui-même sa propre fin, et non pour une fin qui nous est étrangère, si digne de considération soit-elle. Le temps qui nous défait, qui nous « liquide » dans la continuité de son passage, en lequel se dissipe irréversiblement la nihilité de notre condition, est alors vaincu, nous nous sentons rescapés du passage et transportés dans l’être, le contentement de notre être actuel nous comble, et nous savons enfin, sans plus nous transporter par imagination en d’autres temps, en d’autres lieux, recevoir pleinement le présent du présent : « Je veux arrêter la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma saisie, et par la vigueur de l'usage, compenser la hâtiveté de son écoulement. A mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde, et plus pleine ». L’homme qui écrit ces lignes n’a guère plus de quatre ans à vivre ; mais l’on croit sans peine que ce peu d’années, parfaitement goûté, vaut bien nombre de vies manquées, jamais parvenues à la jouissance de cette parfaite coïncidence de soi avec soi-même. Sans doute faut-il, pour cueillir ce suprême fruit, une vie entière consacrée à l’essai de soi-même, à se trouver dans les autres et à se faire par soi-même, avec patience et réflexion. Et c’est sans forfanterie que l’homme qui écrit les dernières pages des Essais, pourtant longuement consacrées à la maladie et à la souffrance, peut conclure triomphalement, à la façon d’un dieu qui ne voit que bonté en son œuvre : « Pour moi donc, j’aime la vie et la cultive telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer » (III, 13, « De l’expérience » ; III 412).
            Déjà, au chapitre 2 du livre III, ce chapitre intitulé « Du repentir » en lequel Montaigne s’attache surtout à nous montrer combien ce sentiment lui est étranger, car il ne sait guère renier ce qu’il lui a été donné de vivre, sans rien retrancher de sa vie, pas même cette maladie qui afflige les dernières années, mais qui est incapable de le convertir à la triste pensée de la mort (en ce sens qu’elle se retournerait contre la vie, alors qu’elle lui est substantiellement unie), ni d’humilier sa volonté de vivre : « A mon avis, c’est le vivre heureusement, non, comme disait Anthistène, le mourir heureusement qui fait l’humaine félicité. Je ne me suis pas attendu d’attacher monstrueusement la queue d’un philosophe à la tête et au corps d’un homme perdu [ce qui signifie sans doute (Lanly) : « je ne me suis pas mis à faire un peu de philosophie à la fin de ma vie, quand mon corps est perdu, pour désavouer la plus saine partie de ma vie »] ; ni que ce chétif bout eût à désavouer et démentir la plus belle, entière et longue partie de ma vie. Je me veux présenter et faire voir partout uniformément. Si j’avais à revivre, je revivrais comme j’ai vécu ; ni je ne plains le passé, ni je ne crains l’avenir » (III, 2, « Du repentir » ; III, 40). Si le livre I est celui du deuil, le livre II celui de l’émancipation, le livre III quant à lui, véritable couronnement de l’œuvre, est celui de l’accomplissement. Tout se passe comme si Montaigne avait trouvé, lui qui pourtant ne se flattait d’aucun savoir, la pierre philosophale de la béatitude. Peut-être est-ce la première fois que le goût de la vie est affirmé pour lui-même, dans l’accomplissement de son devenir et non dans le rêve d’une immortalité surhumaine, dans la mesure commune et terrestre, et non dans l’élévation céleste, dans la simplicité du présent et non dans l’attente de l’Apocalypse.
            Il est vrai que cette sagesse, qui semble si grande et si simple dans les dernières pages des Essais (mais il est vrai que le plus simple est toujours aussi le plus difficile), n’est peut-être pas à la portée du premier venu, et qu’il faut savoir avec patience prendre le temps de la conquérir. N’y a-t-il pas en effet une évidente contradiction entre le sujet toujours fuyant, échappant à sa propre prise, que le temps dissocie de lui-même, qui se lance dans l’entreprise de l’essai, et la plénitude de la béatitude quasi divine sur laquelle s’achève somptueusement le dernier livre des Essais ? « Il n'est rien si éloigné de raison, que de nous en mettre en quête pour nous : car étant indigent et nécessiteux au dedans, notre essence étant imparfaite, et ayant continuellement besoin d'amélioration, c'est là, à quoi nous nous devons travailler. Nous sommes tous creux et vides » (II, 16, « De la gloire », II 315). N’est-il pas vrai toutefois que, tout « creux et vides » que nous sommes, il nous est pourtant loisible de travailler à notre amélioration ? On constate ici, une fois encore, combien il est impossible de lire Montaigne sans tenir compte du progrès de l’institution de soi-même qui est le vrai projet de l’essai : ce qui paraît contradiction au lecteur qui croit tenir la totalité d’un système bien lié apparaît au contraire, à celui qui sait discerner dans la succession des essais l’histoire d'un esprit et ce qu’on pourrait déjà nommer le discours d’une méthode, soit l’itinéraire d’un cheminement spirituel, qui se propose pour fin la conquête de soi, parait autant de moments, ou de degrés, dans l’accomplissement d’une vie qui entend devenir à elle-même la propre matière de son ouvrage. La vacuité d’un moi aliéné, dont la souffrance détermine le projet de l’essai (alors que tant d’autres se satisfont de vivre dans les autres sans jamais se trouver eux-mêmes), est à l’origine du voyage qui conduit  à la plénitude d’un vivre qui se suffit à lui-même et ne jouit que de lui-même. Il était pourtant périlleux de se lancer dans un tel dessein. Montaigne sait en effet mieux qu’un autre combien l’existence est en l’homme déréglée, vouée à l’instabilité de la nihilité et non à l’équilibre de la mesure, courant le risque toujours imminent de la déstabilisation et de la chute. Toute la sagesse montanienne tend à la détermination d’une mesure pour la démesure de l’humaine condition, vouée aux extrêmes pour n’avoir pas naturellement de centre en soi, mais au contraire toujours hors de soi, dans la règle sociale par la coutume, dans la dépendance à autrui par l’opinion. La bête, qui nous vaut bien, comme l’a abondamment montré la Contre Apologie du livre 12, n’a nul besoin de s’essayer pour se connaître, ni de se risquer à l’expérience pour se trouver : la nature a pris pour elle ce soin, il lui suffit de s’abandonner à elle, par instinct et non par réflexion, pour vivre pleinement. Et tandis que l’animal jouit de l’être, et du vivre, par nature, l’homme doit se mettre en quête de ce contentement par l’essai. Car l’homme est un animal dénaturé, délogé des limites d’une expérience toujours bornée chez la bête, exposé sans garde-fou à l’illimitation de sa vanité et de sa présomption, ce pourquoi il y aura toujours plus de différence d’homme à homme, tant l’inhumanité, en laquelle peut verser la précarité de l’humaine condition, est pire que la bestialité, que de bête à bête, chacune confinée à l’horizon qui lui est propre mais toutes rassemblées dans le sein de notre Mère Nature. Il fut un temps peut-être, un âge d’or dont témoignent encore aujourd'hui et la vitalité de l’animal, et la santé des sauvages, et la simplicité de nos paysans, où nous savions vivre selon la nature, nous abandonnant à ce doux guide sans entreprendre le projet périlleux de devenir autonomes. Mais nous sommes désormais sortis de cet état sans espérance d’y jamais revenir, nous avons à jamais perdu la mesure qui nous donnerait l’équilibre et la paix, nous avons à ce point corrompu la leçon de nature : « Nous avons abandonné nature et voulons lui apprendre sa leçon, elle qui nous menait si heureusement et si sûrement […] Et en ont fait les hommes, comme les parfumiers de l'huile : ils l'ont sophistiquée de tant d'argumentations, et de discours appelés du dehors, qu'elle en est devenue variable, et particulière à chacun, et a perdu son propre visage, constant, et universel. Et nous faut en chercher témoignage de bêtes, non sujet à faveur, corruption, ni à diversité d'opinions » (III, 12, « De la physionomie », III 331-332). Tel serait le sens de l’essai – retrouver l’innocence perdue, apaiser notre inquiétude, notre branle continuel, en nous abandonnant dans les bras de nature – si cette régression était toutefois possible, si le chemin du retour n’avait été irréparablement brouillé par nos sophistications, par nos vains artifices : « Nature est un doux guide […] Je quête partout sa piste : nous l’avons confondue de traces artificielles ; et ce souverain bien académique et péripatétique, qui est vivre selon icelle, devient à cette cause difficile à borner et exprimer » (III, 13, « De l’expérience » ; III 413). La voix de nature est étouffée en nous (comme si, après l’émancipation du père, Montaigne regrettait maintenant le sevrage de la mère), et nous ne pouvons plus compter que sur nous-mêmes, sur l’expérience et l’essai que nous ferons de la vie : « Ce n’est pas raison que l’art gagne le point d’honneur sur notre grande et puissante mère Nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions que nous  l’avons du tout étouffée. Si est-ce que, partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises » (I, 31, « Des cannibales » ; I, 307).
            Pour retrouver cette pureté que l’histoire, nous arrachant des mains de Nature, nous a fait perdre, il nous faut déterminer le point d’équilibre et comme le centre de gravité d’un être qui a perdu tout équilibre, dont l’identité vacille en mille états divers comme en témoigne l’incroyable multitude de nos coutumes, toutes contradictoires entre elles, dont les récits des voyageurs nous font prendre conscience, nous qui savons désormais qu’il est encore un monde au-delà des limites qui cernent la Gascogne. Voués à l’extravagance par l’illimitation qui marque en nous le défaut de la Nature, nous ne réapprendrons à vivre qu’en nous donnant une règle qui nous rende à nous-mêmes, qui fixe notre instabilité et nous rende possible la jouissance de l’être au sein même du mouvement, du « passage » qui est désormais notre fonds propre. C’est là le prix que nous payons pour l’essai de notre liberté : « J’ai une âme toute sienne, accoutumée à se conduire à sa mode, confie fièrement Montaigne. N’ayant eu jusques à cette heure ni commandant ni maître forcé, j’ai marché aussi avant et le pas qu’il m’a plu » ; cette liberté a pourtant son prix, qui est de trouver par nous-mêmes la règle de notre contentement,  sans laquelle ce que nous sommes ne saurait jamais nous suffire : « Je n’ai eu besoin que de la suffisance de me contenter, qui est pourtant un règlement d’âme, à le bien prendre, également difficile en toute sorte de condition » (II, 17, « De la présomption » ; II 348). Apprendre la « suffisance » de son « contentement », c’est apprendre à jouir de la vie présente, telle qu’elle nous est donnée, et non telle que nous voudrions qu’elle soit. Il nous faut pour cela une règle de vie, « un règlement d’âme » qu’il est pourtant bien difficile de formuler, depuis que nous avons transgressé la règle de nature. La parole de Solon, que nul ne peut être dit heureux avant qu’il ait atteint le dernier terme, Montaigne la comprend en ce sens que l’existence, indéterminée en l’animal dénaturé, peut toujours se renverser sur son axe et devenir radicalement autre, tant que la mort ne l’a pas traduite dans la pérennité de l’essence. Ce qui n’accuse pas seulement « l’incertitude et la variété des choses humaines » (I, 123),  mais encore le défaut de notre nature et la nihilité de notre condition : « Je trouve vraisemblable que Solon ait regardé plus avant, et voulu dire que ce même bonheur de notre vie, qui dépend de la tranquillité et contentement d’un esprit bien né, et de la résolution et d’une assurance d’une âme réglée, ne se doive jamais attribuer à l’homme, qu’on ne lui ait vu jouer le dernier acte de sa comédie, et sans doute le plus difficile » (I, 19, « Qu’il ne faut juger de notre heur qu’après la mort » ; I, 125). L’essai de la mort met à l’épreuve la fiction des masques qui nous tenaient lieu d’identité sur la scène civile ; c’est alors qu’il n’est plus temps de paraître, et que nous apprenons ce que nous sommes en effet : « Mais à ce dernier rôle de la mort et de nous, il n’y a plus que feindre, il faut parler français, il faut montrer ce qu’il y a de bon et de net au fond du pot ». Où trouver donc la règle de laquelle dépend « la tranquillité et contentement d’un esprit bien né », qui nous donne « la résolution et d’une assurance d’une âme réglée », et qui se trouve inscrite si profondément en notre être qu’elle demeure encore en nous, substantiellement unie à notre nature, le jour de notre mort ? Et comment régler une âme exorbitée par le défaut de nature ?
            La plus banale sagesse, qui nous restituerait la jouissance simple de la vie comme elle vient, comme elle passe, nous conseillerait de nous en remettre à la règle commune. Puisqu’il nous faut retrouver une mesure perdue, il sera bon de nous tenir également éloigné des extrêmes et de nous accommoder de la moyenne. Les plus belles vies, en ce sens qu’elles savent jouir plus que d’autres du seul fait de se savoir vivant, ne sont pas les plus illustres, les plus fameuses par l’héroïsme ou par l’exploit, mais au contraire les plus communes, les plus simplement humaines. Les dernières lignes des Essais font ainsi l’éloge de l'héroïque, non commune, médiocrité, qu’il faut entendre comme la rare sagesse du juste milieu et non selon le conformisme du plus grand nombre. Juste avant la prière finale adressée à Apollon pour qu’il nous accorde la santé (reprise montanienne du sacrifice dédié à Asclépios qui termine le Phédon), Montaigne confie : « Les plus belles vies, sont à mon gré celles qui se rangent au modèle commun et humain avec ordre : mais sans miracle, sans extravagance » (III, 13, « De l’expérience »). Déjà l’auteur de l’Apologie, soucieux d’humilier l’humaine présomption qui nous porte à nous croire autres que nous sommes, et voulant nous prémunir contre notre esprit toujours vagabond et fantasque, enseignait cette voie moyenne : « Tenez-vous dans la route commune, il ne fait mie bon être si subtil et si fin […] Je vous conseille en vos opinions et en vos discours, autant qu’en vos mœurs et en toute autre chose, la modération et l’attrempance [mesure, modération des passions], et la fuite de la nouvelleté et de l’étrangeté. Toutes les voies extravagantes me fâchent » (II, 12 ; II, 234). Il est vrai que Montaigne s’adresse alors à Marguerite de Navarre, et que les grands, plutôt que les simples, sont exposés au risque de la démesure. Il est alors possible de retrouver dans les Essais, et les citations ne manqueraient pas, l’éloge de ce juste milieu que Montaigne emprunte à l’éthique aristotélicienne, faîte délicat et précis au sommet d’une pente qui chute de part et d’autre dans l’hyperbole et l’excès : « Moi qui ai tant adoré et si universellement, cet ariston metron du temps passé et ai pris pour la plus parfaite la moyenne mesure » (III, 13, « De l’expérience » ; III 398), reconnaît Montaigne. Mais c’est précisément là mesure du temps passé, bien digne de ces anciens qui nous surpassent sur toutes choses, tant ils étaient plus proches que nous de la nature, et de son énergie originelle, non encore corrompue par la vanité civile. Cette mesure est perdue chez les modernes, qui osent les plus grandes cruautés, que rien n’arrête ni ne limite, et qui, s’ouvrant à la totalité du monde (Montaigne ne vivait-il pas déjà de son temps la dissolution des anciennes coutumes par la force de la « mondialisation » ?), ne savent plus à quelle règle se fier ni à quel saint se vouer. Comment calculer la moyenne quand les extrêmes se perdent dans l’indéterminé ? Où trouver le milieu entre deux infinis ? Rien de plus malaisé de tenir la voie du milieu, fût-elle « large et ouverte », quand il faut s’avancer entre deux précipices dont nul ne mesure la profondeur ni n’entrevoit le fond, tel le philosophe épouvanté et transi entre les deux tours de Notre-Dame ; et rien de plus aisé que de se précipiter dans l’abîme qui, vertigineusement, nous attire : « Le peuple se trompe : on va bien plus facilement par les bouts, où l'extrémité sert de borne, d'arrêt et de guide, que par la voie du milieu large et ouverte, et selon l'art, que selon nature ; mais bien moins noblement aussi, et moins recommandablement. La grandeur de l'âme n'est pas tant, tirer à mont, et tirer avant, comme savoir se ranger et circonscrire. Elle tient pour grand, tout ce qui est assez. Et montre sa hauteur, à aimer mieux les choses moyennes, que les éminentes. Il n'est rien si beau et légitime, que de faire bien l'homme et dûment. Ni science si ardue que de bien savoir vivre cette vie. Et de nos maladies la plus sauvage, c'est mépriser notre être » (III, 13, « De l’expérience » ; III, 409). Il n’est pas de science si hardie que de « savoir se circonscrire », pour nous autres hommes que la dénaturation expose au péril de l’infini, à la nausée de la différence. Sagesse simplement limitative qui, en l’absence d’un critère positif, d’une mesure capable de s’établir par sa propre nécessité, et non par l’arbitraire d’une norme extérieure, doit se résigner à écarter également la tentation des extrêmes, soit s’élever à la sublimité des anges, soit tomber dans l’inconscience des bêtes, sans pouvoir définir avec plus de certitude le niveau qui nous remettrait d’aplomb et nous servirait de règle de conduite : « Ils veulent se mettre hors d'eux, et échapper à l'homme. C'est folie : au lieu de se transformer en Anges, ils se transforment en bêtes ; au lieu de se hausser, ils s'abattent. Ces humeurs transcendantes m'effrayent, comme les lieux hautains et inaccessibles. Et rien ne m'est fâcheux à digérer en la vie de Socrate, que ses extases et ses démoneries » (III, 13, « De l’expérience » ; III 416).
            La leçon toutefois est purement négative : ne pas être autre que ce que nous sommes, sans qu’il soit possible de mieux définir l’étiage et l’étage où se loge notre condition. Pour éviter de se « mettre hors de soi », ne faut-il pas au préalable reconnaître où et comment l’on se retrouve en soi, chez soi ? Le tout de notre être nous échappe, nous interdisant de jouir du don de la vie, de goûter à ce contentement qui n’appartient qu’à l’existence qui sait se retrouver en soi et ne pas se perdre au-delà d’elle-même, « hors de soi ». Sans doute faut-il que nous nous haïssions nous-mêmes, et notre condition, pour dédaigner la vie telle que le présent nous la donne, le pur contentement d’être, et nous transporter par imagination en des vies qui ne sont pas nôtres, dont nous ne pourrons jamais pleinement jouir : « Et l’opinion qui dédaigne notre vie, elle est ridicule. Car enfin, c’est notre être, c’est notre tout. Les choses qui ont un être plus noble et plus riche peuvent accuser le nôtre ; mais c’est contre nature que nous nous méprisons et mettons nous-mêmes à nonchaloir ; c’est une maladie particulière, et qui ne se voit en aucune autre créature, de se haïr et de se dédaigner. C'est de pareille vanité, que nous désirons être autre chose, que ce que nous sommes. Le fruit d'un tel désir ne nous touche pas, d'autant qu'il se contredit et s'empêche en soi : celui qui désire d'être fait d'un homme ange, il ne fait rien pour lui. Il n'en vaudrait de rien mieux, car n'étant plus, qui se réjouira et ressentira de cet amendement pour lui ? » (II, 3, « Coutume de l’île de Céa » ; I 504). Pourquoi en effet désirer devenir autres que nous sommes puisque, devenus autres, nous ne serons plus là pour jouir de ce que nous sommes devenus ? On comprend que si l’existence, en l’homme, est toujours et nécessairement l’essai de l’existence, toute la difficulté est de parvenir à ce point de contentement où nous nous atteignons nous-mêmes, où fermons l’hyperbole de notre vanité dans l'ellipse de la béatitude, où nous pouvons enfin jouir de ce plaisir réservé aux dieux, qui se suffisent à eux-mêmes et se nourrissent de leur propre substance : se rouler en soi-même, jouir de son être propre et posséder pleinement l’existence dans le temps où il nous est donné de la goûter : « Le monde regarde toujours vis-à-vis ; moi, je replie ma vue au dedans, je la plante, je l'amuse là. Chacun regarde devant soi, moi je regarde dedans moi. Je n'ay affaire qu'à moi, je me considère sans cesse, je me contrerolle, je me goûte. Les autres vont toujours ailleurs, s'ils y pensent bien : ils vont toujours avant,
           Nemo in sese tentat descendere
           [Perse : « Nul ne se risque à descendre en lui-même »],
Moi, je me roule en moi-même » (II, 17, « De la présomption » ; II, 366). Encore faut-il, pour jouir ainsi en propriétaire de son domaine, l’avoir trouvé. Où l’homme se trouvera-t-il, depuis qu’il s’est exilé de la nature ?
            Certes la coutume donne une règle qui leste un peu l’incertitude de notre nihilité, elle donne forme à la matière par elle-même informe de nos vies. La coutume fixe l’instable et définit, comme par magie, l’indéfinissable nature de l’homme : « C’est à la coutume de donner forme à notre vie, telle qu’il lui plaît : elle peut tout en cela : c’est le breuvage de Circé ; qui diversifie notre nature comme bon lui semble » (III, 13, « De l’expérience » ; III 371). Mais précisément, c’est le breuvage de Circé, ce n’est pas le nôtre. Il faut savoir, comme Ulysse, se préserver des sortilèges de l’enchanteresse, qui est fort capable de transformer les hommes en bêtes, tant elle ne connaît pas de mesure, tant les coutumes sont diverses et souvent fort inhumaines, tant la coutume est incapable de nous donner la vraie mesure de l’homme. Car la coutume est une norme extérieure, qui nous est imposée par autorité, et n’est nullement fondée en nature. Elle supplée bien au contraire au défaut de notre nature par l’arbitraire d’une convention, qui nous attribue un rôle et un masque sur la scène de la comédie sociale, sans se soucier de savoir si ce personnage nous convient. C’est ainsi que l’on peut être porté, par le prestige de son père plutôt que par le sien propre, à la mairie de Bordeaux sans avoir vraiment désiré cette distinction, ni se reconnaître en cet honneur. Ce n’est pas par cette voie que nous connaîtrons le bonheur d’être rendus à nous-mêmes, ce n’est pas ainsi que nous vivrons vraiment. Une lecture pieusement conformiste de Montaigne voudrait faire croire que l’auteur des Essais se résigne à la coutume régnante, et que l’extraordinaire projet de se connaître soi-même, accompli par Montaigne avec une profondeur et une authenticité qui sont sans précédent, conduirait en fin de compte à cette plate soumission, qui remet à autrui le soin d’énoncer la règle de notre vie. Il est sans doute bon que la coutume fixe les bornes où se tient le plus grand nombre, mais il serait incompréhensible que le solitaire qui s’est assigné le « dessein farouche et extravagant » de se connaître lui-même se résigne à cet abaissement. C’est en lui, tel que l’expérience le révèle à lui-même, tel qu’il approfondit l’essai de lui-même par sa rencontre avec les autres, que Montaigne entend trouver sa vraie mesure, non dans les usages relatifs au temps, aux lieux, auxquels il se trouve accidentellement assujetti. La coutume n’est qu’un masque extérieur, un rôle de composition, qu’il est sans doute bon de suivre si l’on ne veut pas attiser les passions civiles, mais auquel il serait « farcesque » (« la plupart de nos vacations sont farcesques », III, 10, « De ménager sa volonté ») de s’identifier : rien n’est plus ridicule qu’un maire qui se prend pour un maire, et Montaigne pour sa part s’est toujours gardé de la bêtise d’une pareille identification. Son projet est autrement sérieux, et grave : donner à l’homme, cet animal dénaturé qui est voué à la démesure, la mesure qui lui rendrait la simple et pure jouissance de la vie. Apprendre à vivre : il ne s’est jamais agi d’autre chose dans l’entreprise des Essais.
            C’est alors que la sagesse de Montaigne, désireuse de combler  cette nihilité en laquelle chaque vie individuelle fait naufrage, s’abîmant en son néant, sombrant dans la mélancolie, indique deux voies qui nous orienteront vers la conquête de la joie perdue, nous réapprendrons à vivre en nous donnant la mesure du contentement de soi, qui est la suprême morale. Pour l’une et l’autre de ces deux voies, il s’agit de se livrer à un exercice, qui demande patience et maîtrise lentement conquises, pratique toujours renouvelée à la façon d’un sportif qui s’entraîne pour quelque performance, car c’est un exploit difficile pour l’homme, cet exilé de la nature, que de savoir simplement vivre, et d'être homme.
            La première de ces deux voies nous oriente vers l’art de la « conférence ». On sait que le sage, l’homme accompli du livre III consacre tout un chapitre, le chapitre 8, à « l’art de conférer ». Car c’est un art, pour l’homme, que de conférer droitement avec l’homme, de s’entretenir soi-même en s’entretenant avec ses semblables, un art que nous devons à notre éducation, à la culture que nous avons acquise, à notre capacité à réfréner la vanité à laquelle nous expose à tout moment l’absence de notre nature, qui nous porte à paraître plus grands que nous sommes, à parler plus que les autres, et plus encore à ne parler que de nous. Cette discipline est nécessaire pour que nous soyons disposés à écouter notre interlocuteur, à nous rendre disponibles, et sans préjugé, pour une argumentation qui n’est pas la nôtre, mais qui pourrait bien venir enrichir le trésor intérieur de nos méditations. L’auteur de l’Apologie se moque de Protagoras, et de la prétention du sophiste qui érigeait l’homme en mesure de toutes choses : « Vraiment Protagoras nous en contait de belles, faisant l'homme la mesure de toutes choses, qui ne sut jamais seulement la sienne. Si ce n'est lui, sa dignité ne permettra pas qu'autre créature ait cet avantage » (II, 12). Montaigne est pourtant moins étranger qu’il ne veut bien le croire à la sagesse de Protagoras : si nous refusons l’abus de pouvoir de la mesure arbitraire, de la convention imposée par la coutume, donc d’une mesure qui aurait en dehors d’elle-même la raison qui la détermine, il nous faut nécessairement nous mettre en quête d'une mesure qui serait mesure d’elle-même. Cette tâche semble bien difficile, et toute mesure appelle un maître qui donne la mesure, se discréditant ainsi aux yeux de l’auteur des Essais qui ne veut trouver qu’en lui-même la juste mesure de sa vie. L’animal n’est pas touché par cette inquiétude, la nature se chargeant de lui donner la mesure, qu’il ne saurait par conséquent avoir même l’idée de transgresser. Il n’en va pas de même de l’homme, que sa nihilité voue à l’infini. Ce n’est pas davantage de Dieu, que l’Apologie a rendu si lointain, qui se dissimule dans les ténèbres impénétrables de l’incompréhensible, et envers lequel nous devons nous en tenir à la foi qui règne en notre pays, nous qui sommes chrétiens comme nous sommes Périgourdins, que nous tiendrons la mesure. Le dieu de Montaigne laisse à l’homme le soin de faire son salut, il le condamne à la liberté, et il ne saurait sans doute en être autrement dans l’esprit du voyageur qui a entrepris de s’émanciper de toute tutelle. C’est donc en nous, en notre nature, et non dans une autorité transcendante, fût-elle celle de Dieu, qu’il faut trouver notre mesure ; projet téméraire, puisqu’il appartient à notre nature d’être livrée à la démesure, d’échapper de son propre mouvement à toute règle qui prétende la contenir. En ce dessein, la solitude est mauvaise conseillère : l’écrivain qui fait retraite dans la cellule de la librairie éprouve combien l’esprit livré à lui-même est un cheval qui regimbe contre la bride, qui ne résiste pas à la tentation de la démesure, fantaisies grotesques, digressions absurdes, rêveries fantasques : « Il me semblait ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oisiveté, s'entretenir soi-même, et s'arrêter et rasseoir en soi : Ce que j'espérais qu'il put meshuy [désormais] faire plus aisément, devenu avec le temps, plus pesant, et plus mûr. Mais je trouve,
            variam semper dant otia mentem
            [Lucain : « L’oisiveté toujours rend l’esprit inconstant »]  
qu'au rebours faisant le cheval échappé, il se donne cent fois plus de carrière à soi-même, qu'il ne prenait pour autrui : et m'enfante tant de chimères et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre, et sans propos, que pour en contempler à mon aise l'ineptie et l'étrangeté, j'ai commencé de les mettre en rolle : espérant avec le temps, lui en faire honte à lui-même » (I, 8, « De l’oisiveté »). L’esprit, livré à lui-même, se laisse aller au délire et sombre bientôt dans la mélancolie. Pour discipliner cet animal rebelle, il faut lui donner une méthode, une règle de conduite. Où la trouverons-nous, nous qui en sommes incapables ?
            Par la conférence, l’esprit se connaît par l’esprit qui l’entretient, et trouve en cette réciprocité la mesure qui le règle. Protagoras était plus sage que Montaigne ne l’avait cru : si l’homme est la mesure de toutes choses, c’est surtout parce que, rien ne le mesurant ni ne le limitant lui-même, c’est en se mesurant à l’homme qu’il trouve sa vraie mesure. La cité, qui est le lieu de toutes les rencontres au cours desquelles l’homme s’adresse à l’homme, instituant par cette mutualité la mesure qui surmonte le défaut de notre naturelle démesure, réconcilie l’homme avec lui-même, comme avec son prochain. Pour Montaigne comme pour Protagoras, l’homme est un phénomène d’interférence : notre commune humanité s’agrège au point de rencontre de deux discours qui sont à l’écoute l’un de l’autre, et de cette confluence naît la règle commune où nous nous reconnaissons également. La limite imposée par la coutume l’est de façon arbitraire, et dictée par l’autorité ; mais la mesure établie par la juste écoute qui fait la bonne conférence est nécessaire, elle s’engendre elle-même par l’équilibre de l’échange, elle est à elle-même sa propre mesure, mesure essentielle donc, innée selon les capacités des esprits qui se reconnaissent, et non contingente, dépendante des circonstances extérieures à la vie de l’esprit. La joie qui naît de la franche et exacte conversation, qui nous fait savourer le plaisir de penser et d’être homme, nous appartient pleinement, et nous sauve heureusement du péril de la démesure. Ce pourquoi ni les vaniteux ni les présomptueux ne savent conférer. Il faut, pour exceller en cet art, parler à cœur ouvert et partager avec Montaigne cette répugnance de toute dissimulation ou feintise dont le siècle pourtant fait, depuis Machiavel, tant de cas. Puisque nous ne sommes rien, il faut oser, pour être soi, la sincérité qui nous fait avouer notre faiblesse, reconnaître nos doutes sans nous revêtir de la toge des pédants qui font profession de savoir, il faut échanger nos incertitudes, qui sont grandes, et non prêcher nos convictions, qui sont fragiles. Et puisque nous surmontons le défaut de notre nature par la franchise de la conversation, il faut se donner tout entier, nullement par jeu, mais pour trouver notre vérité et mesure que seul peut engendrer l’échange, à l’enquête dialogique, selon la leçon de Socrate, le vrai maître de Montaigne. L’art de la conférence est l’exercice des âmes libres, la meilleure école de la tolérance, non toutefois par la répudiation trop facile de l'exigence de vérité, mais au contraire par sa passion partagée, par le commun souci de sortir de soi pour se trouver en l’autre. Il faut cette fière franchise pour que la vivacité de la répartie prenne tout son élan ; les grands de ce monde, environnés de courtisans qui n’osent les contredire, se privent de ce plaisir, le plus haut que nous puissions connaître, puisque c’est par lui que l’homme véritablement fait l’homme, et institue en lui la dignité de l’humanité. Le tyran, qui ne parle qu’avec lui-même, n’échappera pas au délire de la présomption ; mais le « raide jouteur » qui ne cède pas un point sans une argumentation serrée, toujours prêt cependant à mettre en examen ses plus intimes convictions, ouvert à la réfutation et friand même d’un tour nouveau, est l’interlocuteur idéal de l’homme libre qui entreprend de faire l’essai de lui-même, et de trouver en lui-même la mesure de sa vie. Pour l’homme civilisé, les règles d’honneur et de franchise qui ordonnaient le rituel du tournoi, voué à la force physique, se reportent dans l’exercice de la conférence, réglée selon la mesure des esprits qui se rencontrent. Aussi faut-il choisir avec soin l’interlocuteur de l’auto-mesure dialogique, auquel nous nous mesurons et par l’entremise duquel nous apprenons à nous connaître, à construire l’identité qui nous tiendra lieu de nature : « Le plus fructueux et naturel exercice de notre esprit, c'est à mon gré la conférence. J'en trouve l'usage plus doux, que d'aucune autre action de notre vie. Et c'est la raison pourquoi, si j'étais à cette heure forcé de choisir, je consentirais plutôt, ce crois-je, de perdre la vue, que l'ouïe ou le parler. Les Athéniens, et encore les Romains, conservaient en grand honneur cet exercice en leurs Académies. De notre temps, les Italiens en retiennent quelques vestiges, à leur grand profit, comme il se voit par la comparaison de nos entendements aux leurs. L'étude des livres, c'est un mouvement languissant et faible qui n'échauffe point : là où la conférence apprend et exerce en un coup. Si je confère avec une âme forte, et un raide jouteur, il me presse les flancs, me pique à gauche et à dextre : ses imaginations élancent les miennes. La jalousie, la gloire, la contention, me poussent et rehaussent au dessus de moi-même. Et l'unisson est qualité du tout ennuyeuse en la conférence. Mais comme notre esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et réglés, il ne se peut dire, combien il perd, et s'abâtardit, par le continuel commerce et fréquentation que nous avons avec les esprits bas et maladifs. Il n'est contagion qui s'épande comme celle-là. Je sais par assez d'expérience combien en vaut l'aune. J'aime à contester, et à discourir, mais c'est avec peu d'hommes, et pour moi. Car de servir de spectacle aux grands, et faire à l'envi parade de son esprit, et de son caquet, je trouve que c'est un métier très messéant à un homme d'honneur » (III, 8, « De l’art de conférer » ; III 174).
            La seconde voie qui donne la mesure à la démesure de l’homme est l’écoute, non de l’homme lui-même, selon les règles de la bonne conversation, mais l’écoute, par l’âme, du corps auquel elle est substantiellement unie. C’est pour avoir oublié ce premier compagnon, ce plus originaire interlocuteur de l’entretien qui nous relie à nous-mêmes, que les philosophes Stoïciens se sont haussés au-dessus de l’humaine condition, et ont fait preuve de bêtise en prétendant s’égaler aux anges. Il est vrai que l’esprit livré à lui-même, déséquilibré par la mélancolie de la solitude, se laisse aller à la déraison ; mais l’esprit inversement qui sait se mettre à l’écoute du corps trouve là un poids qui le leste et lui donne la mesure. Il y a ici une inversion proprement montanienne, que Bernard Sève dans son beau livre sur Montaigne (Montaigne, des règles pour l’esprit, PUF, 2007)  a su mettre en évidence : l’esprit est en un certain sens plus fragile, et moins fiable que le corps, et le corps plus sage que l’esprit. Car l’esprit ne connaît aucune limite, de lui-même et sans la contenance où le maintient l’art de conférer, et il n’y a pas de rêverie si confuse où son extravagance le mène, comme le fait paraître avec évidence l’époque où chacun se croit théologien et s’accorde la capacité de débattre de Dieu même. En revanche, le corps connaît fort bien ses limites, et la fatigue lui signale le seuil qu’il serait dangereux de transgresser : « Le corps, écrit fortement Montaigne, reçoit les charges qu’on lui met sus, justement selon ce qu’elles sont ; l’esprit les étend et les appesantit souvent à ses dépens, leur donnant la mesure que bon lui semble » (III, 10, « De ménager sa volonté »). Cette mesure que l’homme cherche pour s’approprier et jouir d'une existence que sa nihilité sans cesse lui dérobe, il se pourrait bien qu’il la trouve en le corps, tout autant qu’en l’esprit. Et l’esprit qu’enivrent ses sublimes raisons, et qui se croit délivré du fardeau du corps, se laisse aller à la folie de l’enthousiasme, s’élevant parmi les anges, succombant aux rêves des visionnaires. Il est peut-être bon alors que le corps rappelle l’esprit sur terre, lui fasse souvenir de la vraie mesure qui jauge sa nature, et, par la maladie au besoin, lui enseigne durement qu’il n’est qu’un homme : « O la vile chose, dit-il, et abjecte, que l'homme, s'il ne s'élève au dessus de l'humanité ! Voila un bon mot, et un utile désir, mais pareillement absurde. Car de faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le bras, et d'espérer enjamber plus que de l'étendue de nos jambes, cela est impossible et monstrueux, ni que l'homme se monte au dessus de soi et de l'humanité ; car il ne peut voir que de ses yeux, ni saisir que de ses prises » (II, 12 ; II, 294). Mais pour ne pas enjamber plus que l’étendue de nos jambes, encore faut-il avoir des jambes : c’est le corps qui enseigne à l’esprit la mesure qu’il ne doit pas dépasser, et la véritable contenance de son être. L'esprit, de son côté, se croirait plutôt des ailes. Aussi ne faut-il pas s’affliger, comme le font les ascètes moroses, de cette « fraternelle correspondance » du corps et de l’esprit, mais s’en réjouir au contraire, puisque l’esprit sans le corps extravague et que le corps sans l’esprit ne saurait réfléchir ni goûter la vie qui ruisselle en ses veines : « Ceux qui veulent déprendre nos deux pièces principales, et les séquestrer l'une de l'autre, ils ont tort. Au rebours, il les faut raccoupler et rejoindre. Il faut ordonner à l'âme, non de se tirer à quartier, de s'entretenir à part, de mépriser et abandonner le corps (aussi ne le saurait-elle faire que par quelque singerie contrefaite) mais de se rallier à lui, de l'embrasser, le chérir, lui assister, le contreroller, le conseiller, le redresser, et ramener quand il fourvoie, l'épouser en somme, et lui servir de mari, à ce que leurs effets ne paraissent pas divers et contraires, mais accordant et uniformes. Les Chrétiens ont une particulière instruction de cette liaison, car ils savent que la justice divine embrasse cette société et jointure du corps et de l'âme, jusques à rendre le corps capable des récompenses éternelles. Et que Dieu regarde agir tout l'homme, et veut qu'entier il reçoive le châtiment, ou le loyer, selon ses démérites » (II, 17, « De la présomption » ; II 343). Les Chrétiens savent en effet ce que les Anciens ne savaient pas, que la chair ressuscitera, et que l'âme consubstantielle au corps, l'un à l'autre indistinctement mêlés, est digne de l'éternité, et non l'âme dépouillée de son corps, purifiée de la souillure corporelle, à laquelle seule les philosophes de l'antiquité accordaient – du moins certains d'entre eux – l'immortalité (qui n'est pas l'éternité). Et c’est pourquoi, pour bien goûter l’existence selon la mesure qui nous en donne la vraie jouissance, il faut prendre soin de santé, qui est bien davantage selon Montaigne que ce qu’en dit l’école, soit un simple équilibre des humeurs qui se maintient stable et constant : la vraie santé du bien vivre est un irrésistible élan, et non un état morne et stable, la joie profonde et pleine de se sentir existant, un « feu de gaieté », écrit encore Montaigne, qui vaut bien tous les ravissements des mystiques, et qui nous rend à notre mesure terrestre tout en communiquant à l’âme la haute et pleine affirmation de sa vie présente, ici et maintenant. Plus que l’ivresse, plus que l’amour, plus que la ferveur poétique, plus que Dieu lui-même, la santé est la véritable inspiratrice de l’esprit : « Nos maîtres ont tort, de quoi cherchant les causes des élancements extraordinaires de notre esprit, outre ce qu'ils en attribuent à un ravissement divin, à l'amour, à l'âpreté guerrière, à la poésie, au vin, ils n'en ont donné sa part à la santé. Une santé bouillante, vigoureuse, pleine, oisive, telle qu'autrefois la verdeur des ans et la sécurité me la fournissaient par venues. Ce feu de gaieté suscite en l'esprit des éloises vives et claires outre notre clarté naturelle, et entre les enthousiasmes les plus gaillards, sinon les plus éperdus » (III, 5, « Sur des vers de Virgile » ; III 77). Socrate en mourant rappelait à Criton qu’il devait en sacrifice un coq à Asclépios, dieu de la médecine, magicien qui savait l’art de ressusciter les morts ; Montaigne, achevant les Essais, cite Horace et, par l’entremise du poète latin, adresse à Apollon, père et maître d’Asclépios, « Dieu protecteur de santé et de sagesse, mais gaie et sociale », la prière que la vraie santé, qui est joie de vivre et plaisir de conférer, ne soit pas refusée à sa vieillesse. Et c’est sur cette prière païenne que s’achève le dernier chapitre du troisième et dernier livre des Essais, consacré à « l’expérience », qui est le savoir de l’essai, l’art de goûter le présent de la vie et, pleinement, en jouir.


NOTES

1- I, 26 (LP I, 223), « De l’institution des enfants ». 

2- Richelet (1680) donne pour « échanson » la définition suivante : « Gentilhomme servant, qui aprés avoir fait l'essai du vin présente au Roi le verre sur une soucoupe. Celui qui versoit à boire aux Dieux des fables. [Ganimede étoit l'échanson de Jupiter] ».