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La quantité excessive des notes incommode la lecture. Je présente donc ici le texte, en premier lieu sans note ; puis le même texte chargé de ses nombreuses références.
La grande déesse du Temps
Albertine (Simonet, avec un n) n’est pas Albert. Elle n’est pas plus Albert que Gomorrhe n’est Sodome. Elle n’est pas davantage Alfred (Agostinelli, avec un n également). Albertine est elle-même, superbement, et femme, suprêmement. Elle naît, telle Aphrodite, du soulèvement de la vague, blanche Leucothea, Océanide « opaque et douce », déesse de l’écume et des embruns, ou « nymphe Glaukonomèné, dont la beauté paresseuse et qui respirait mollement avait la transparence d’une vaporeuse émeraude », Glaukonomèné dont le nom évoque la multiple splendeur de la mer au soleil. Albertine, Ondine, est proche parente de Gilberte la Mélusine comme d’Oriane la Néréide, qui la précèdent dans les amours du Narrateur. Nouvelle Léda, elle s’unit au dieu dans l’onde claire, et la courbe de sa hanche épouse la forme du cygne qui la caresse. Insaisissable et fuyante comme l’eau, ou comme le Temps, elle flâne sur la plage, svelte silhouette qui se découpe sur la mer resplendissante, elle retrouve sous la douche, dans l’établissement de bains de Balbec, les tribades de passage, elle se lave en chantant comme une sirène dans la baignoire parisienne du Narrateur, elle se baigne avec son amante dans les eaux de la Loire, jouit de ses caresses – « tu me mets aux anges » – et meurt bientôt. Femme, Albertine l’est tout autant que Madame de Stermaria, qui est un peu sa doublure (Albertine, dans les premières esquisses, ne se nommait-elle pas Maria, qui n’est pas le nom de l’épouse de Dieu mais le pluriel du mot latin signifiant « la mer » ?), son corps multiple s’agrège par condensation de la brume qui flotte sur les frontières, brouillard qui s’épaissit sur la lande bretonne ou sur le pavillon du Lac, dans le Bois en automne, pour Stermaria, ou brume de chaleur et d’écume qui monte de la plage en été, poudroiement de soleil et de vagues pour Maria-Albertine. Qu’elle vienne de Brocéliande embrumée ou de la côte normande, dite d’émeraude, Albertine-Maria, pleine de grâce, bénie entre toutes les femmes, est plus que toutes femme, jeune vierge rose qui joue au furet, du bois messieurs au bois mesdames, amante complaisante qui se prête à toutes les caresses – « fais de moi ce que tu veux » – courtisane lascive dans les robes brodées d’or de Fortuny, maîtresse infidèle que consume le trop peu de plaisir, ménade passionnée qui s’enivre d’orgies en compagnie de Morel. Plus que fille et moins que femme, Albertine règne dans la zone intermédiaire, elle a « mauvais genre » puisque, n’étant d’aucun, elle est un peu de tous, son milieu est interlope, sa mobilité sociale est étonnante. Appréciée des petites paysannes des environs comme du prince des Laumes, elle a mille visages et change selon l’esprit du lieu et la déclinaison du jour. « Etre de fuite », elle survient tout d’un coup et file comme une flèche, juchée sur une bicyclette qu’elle maîtrise en virtuose (le Narrateur la croit un moment maîtresse d’un champion cycliste), qui est à sa nature ce que l’épée est à Judith et le flacon de parfum à la Madeleine. Ni fille ni femme, Albertine est « jeune fille », créature incertaine entre l’enfance et l’adolescence, souveraine par la splendeur de son efflorescence, « jeune fille en fleur », non qu’elle soit l’équivalent charnel de telle ou telle fleur, comme Odette le chrysanthème ou Gilberte l’aubépine, mais parce qu’elle incarne le mouvement même de la floraison, la grâce d’un épanouissement perpétuel, la merveille d’une éclosion toujours recommencée. Par le dessin de la hanche et la poussée des seins, par le trouble des sentiments et le frisson de se savoir désirable, par le pouvoir quasi divin de donner la vie, la « jeune fille » est le fruit d’une transsubstantiation plus considérable que celle qui conduit du garçon au jeune homme, d’abord bien maladroit dans l’habit nouveau que la puberté lui taille. Le Narrateur, engoncé dans ses frileuses habitudes, découvre avec stupéfaction la grande parade dont Albertine est la reine, la théorie des déesses qui se profilent sur fond de mer étincelante, la démarche chaloupée de la petite bande, l’insolence des jeunes dévergondées qui méprisent le monde, indigne de leur beauté, et sautent d’un bond, en pouffant de rire, par-dessus la vieillesse et ses misères : « Ce pauvre vieux, y m’fait d’la peine ». Albertine, jeune fille, est un être en devenir, une créature en proie à la métamorphose, tantôt mouette et tantôt chatte, « comme est différente chacune des apparitions de la danseuse dont sont transmutées les couleurs, la forme, le caractère, selon les jeux innombrablement variés d’un projecteur lumineux ». A l’inverse de Gilberte, fixée dans le massif d’aubépines par l’hypnose de la rencontre, Albertine est le fruit toujours muable de la circonstance. Née du polypier indifférencié en lequel la jeune fille est en gestation, elle est précipité chimique qui lentement s’agrège, sporade non encore individualisée du pâle madrépore, anémone ou corail oscillant dans les fonds sous-marins, composant informel d’une bande zoophytique. On ne saurait la photographier sans la priver aussitôt de l’aura qui la fait vivre. Albertine meurt quand on la plonge dans le bain du fixateur, elle périt quand on l’assigne à résidence, elle succombe par asphyxie quand on ferme les issues, telle cette princesse de la Chine qu’un enchantement avait emprisonnée dans une bouteille. Il n’est qu’un charme qui puisse mettre un terme à ce mouvement perpétuel : celui de la jouissance. Albertine, qui ressemble à une chatte au nez rose et mutin, ne consent à demeurer en place que lorsque, pelotonnée sur elle-même, elle ronronne de plaisir. La plénitude de ce corps rose et lisse fascine le Narrateur, comme est fascinée par la suffisance divine la créature exilée loin de son créateur. L’homme, du côté de Sodome, est un enfant en manque de complétude, livré au vertige de l’abandon, comme une statue descellée au porche de Notre-Dame ; mais la femme, du côté de Gomorrhe, ferme les yeux pour mieux jouir de sa propre réplétion, illuminée de l’intérieur par la surabondance de son être, par le fruit de la jouissance qui mûrit en ses entrailles, par la combustion du plaisir qui rayonne en sa chair : « Le ventre d’Albertine (dissimulant la place qui chez l’homme s’enlaidit comme du crampon resté fiché dans une statue descellée) se refermait à la jonction des cuisses, par deux valves d’une courbe aussi assoupie, aussi reposante, aussi claustrale que celle de l’horizon quand le soleil a disparu ». Le soleil, qui est l’enfant de l’aurore, retourne le soir, comme un œuf flamboyant, dans le ventre de la terre. Le ventre rond de la femme est vaste comme l’univers, il contient la voûte du firmament comme l’âme du monde, la source de vie est en lui. Dans la plénitude du sommeil, le corps d’Albertine s’ouvre aux dimensions du grand Tout, sa respiration est en phase avec le rythme du Temps, avec le flux et le reflux de la mer, avec le souffle cosmique par lequel nous sommes, nous nous mouvons et nous vivons. Le Narrateur, comme un naufragé qui s’agrippe à une planche de salut, étreint Albertine endormie et disparaît à sa suite, soulevé dans l’infini comme les perles du collier soulevées par l’inspiration qui gonfle la poitrine, et glissant sur le galbe du sein : « Je m’étais embarqué sur le sommeil d’Albertine ». Alors, par le mystère de cette jouissance surhumaine, Albertine, innombrable et profonde, n’est plus la prisonnière dont le Narrateur se croyait le maître : elle devient, telle qu’en elle-même l’immensité des Temps la change, la Déesse-mère dont tous nous provenons, le souffle de vie dans le tohu-bohu de l’origine, la cadence première qu’on entend dans le silence : « m’invitant, sous une forme pressante, cruelle et sans issue, à la recherche du passé, elle était plutôt comme une grande déesse du Temps ». En s’éclipsant – la jeune fille ne meurt pas : elle s’efface sans agonie – elle délivre l’essence que contenait, captive, son enveloppe charnelle, le génie s’échappe de la bouteille et découvre aux yeux du Narrateur l’abîme des espaces et des temps. Alors commence l’écriture, cet exercice de la réminiscence, « à la recherche du temps perdu », qui redonne son timbre aux voix qui se sont tues, sa couleur à la fleur fanée, la vie aux passantes défuntes et son rire à la Fugitive.
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La grande déesse du Temps
Albertine (Simonet, avec un n) (1) n’est pas Albert. Elle n’est pas plus Albert que Gomorrhe n’est Sodome. Elle n’est pas davantage Alfred (Agostinelli, avec un n également) (2). Albertine est elle-même, superbement, et femme, suprêmement. Elle naît, telle Aphrodite, du soulèvement de la vague, blanche Leucothea (3), Océanide « opaque et douce », déesse de l’écume et des embruns, ou « nymphe Glaukonomèné, dont la beauté paresseuse et qui respirait mollement avait la transparence d’une vaporeuse émeraude », Glaukonomèné dont le nom évoque la multiple splendeur de la mer au soleil (4). Albertine, Ondine, est proche parente de Gilberte la Mélusine (5) comme d’Oriane la Néréide (6), qui la précèdent dans les amours du Narrateur. Nouvelle Léda, elle s’unit au dieu dans l’onde claire, et la courbe de sa hanche épouse la forme du cygne qui la caresse (7). Insaisissable et fuyante comme l’eau, ou comme le Temps, elle flâne sur la plage, svelte silhouette qui se découpe sur la mer resplendissante, elle retrouve sous la douche, dans l’établissement de bains de Balbec, les tribades de passage (8), elle se lave en chantant comme une sirène dans la baignoire parisienne du Narrateur (9), elle se baigne avec son amante dans les eaux de la Loire, jouit de ses caresses – « tu me mets aux anges » – et meurt bientôt (10). Femme, Albertine l’est tout autant que Madame de Stermaria, qui est un peu sa doublure (Albertine, dans les premières esquisses, ne se nommait-elle pas Maria, qui n’est pas le nom de l’épouse de Dieu mais le pluriel du mot latin signifiant « la mer » ?), son corps multiple s’agrège par condensation de la brume qui flotte sur les frontières, brouillard qui s’épaissit sur la lande bretonne ou sur le pavillon du Lac, dans le Bois en automne, pour Stermaria (11), ou brume de chaleur et d’écume qui monte de la plage en été, poudroiement de soleil et de vagues pour Maria-Albertine. Qu’elle vienne de Brocéliande embrumée ou de la côte normande, dite d’émeraude, Albertine-Maria, pleine de grâce, bénie entre toutes les femmes, est plus que toutes femme, jeune vierge rose qui joue au furet, du bois messieurs au bois mesdames (12), amante complaisante qui se prête à toutes les caresses – « fais de moi ce que tu veux » (13) – courtisane lascive dans les robes brodées d’or de Fortuny (14), maîtresse infidèle que consume le trop peu de plaisir, ménade passionnée qui s’enivre d’orgies en compagnie de Morel (15). Plus que fille et moins que femme, Albertine règne dans la zone intermédiaire, elle a « mauvais genre » (16) puisque, n’étant d’aucun, elle est un peu de tous, son milieu est interlope, sa mobilité sociale est étonnante. Appréciée des petites paysannes des environs comme du baron de Charlus (17), elle a mille visages et change selon l’esprit du lieu et la déclinaison du jour. « Etre de fuite » (18), elle survient tout d’un coup et file comme une flèche, juchée sur une bicyclette qu’elle maîtrise en virtuose (le Narrateur la croit un moment maîtresse d’un champion cycliste) (19), qui est à sa nature ce que l’épée est à Judith et le flacon de parfum à la Madeleine. Ni fille ni femme, Albertine est « jeune fille » (20), créature incertaine entre l’enfance et l’adolescence, souveraine par la splendeur de son efflorescence, « jeune fille en fleur », non qu’elle soit l’équivalent charnel de telle ou telle fleur, comme Odette le chrysanthème ou Gilberte l’aubépine, mais parce qu’elle incarne le mouvement même de la floraison, la grâce d’un épanouissement perpétuel, la merveille d’une éclosion toujours recommencée. Par le dessin de la hanche et la poussée des seins, par le trouble des sentiments et le frisson de se savoir désirable, par le pouvoir quasi divin de donner la vie, la « jeune fille » est le fruit d’une transsubstantiation plus considérable que celle qui conduit du garçon au jeune homme, d’abord bien maladroit dans l’habit nouveau que la puberté lui taille. Le Narrateur, engoncé dans ses frileuses habitudes, découvre avec stupéfaction la grande parade dont Albertine est la reine, la théorie des déesses qui se profilent sur fond de mer étincelante, la démarche chaloupée de la petite bande, l’insolence des jeunes dévergondées qui méprisent le monde, indigne de leur beauté, et sautent d’un bond, en pouffant de rire, par-dessus la vieillesse et ses misères : « Ce pauvre vieux, y m’fait d’la peine » (21). Albertine, jeune fille, est un être en devenir, une créature en proie à la métamorphose, tantôt mouette et tantôt chatte, « comme est différente chacune des apparitions de la danseuse dont sont transmutées les couleurs, la forme, le caractère, selon les jeux innombrablement variés d’un projecteur lumineux » (22). A l’inverse de Gilberte, fixée dans le massif d’aubépines par l’hypnose de la rencontre, Albertine est le fruit toujours muable de la circonstance. Née du polypier indifférencié en lequel la jeune fille est en gestation (23), elle est précipité chimique qui lentement s’agrège, sporade non encore individualisée du pâle madrépore (24), anémone ou corail oscillant dans les fonds sous-marins, composant informel d’une bande zoophytique (25). On ne saurait la photographier sans la priver aussitôt de l’aura qui la fait vivre (26). Albertine meurt quand on la plonge dans le bain du fixateur, elle périt quand on l’assigne à résidence, elle succombe par asphyxie quand on ferme les issues, telle cette princesse de la Chine qu’un enchantement avait emprisonnée dans une bouteille (27). Il n’est qu’un charme qui puisse mettre un terme à ce mouvement perpétuel : celui de la jouissance. Albertine, qui ressemble à une chatte au nez rose et mutin, ne consent à demeurer en place que lorsque, pelotonnée sur elle-même, elle ronronne de plaisir. La plénitude de ce corps rose et lisse fascine le Narrateur, comme est fascinée par la suffisance divine la créature exilée loin de son créateur. L’homme, du côté de Sodome, est un enfant en manque de complétude, livré au vertige de l’abandon, comme une statue descellée au porche de Notre-Dame ; mais la femme, du côté de Gomorrhe, ferme les yeux pour mieux jouir de sa propre réplétion, illuminée de l’intérieur par la surabondance de son être, par le fruit de la jouissance qui mûrit en ses entrailles, par la combustion du plaisir qui rayonne en sa chair : « Le ventre d’Albertine (dissimulant la place qui chez l’homme s’enlaidit comme du crampon resté fiché dans une statue descellée) se refermait à la jonction des cuisses, par deux valves d’une courbe aussi assoupie, aussi reposante, aussi claustrale que celle de l’horizon quand le soleil a disparu » (28). Le soleil, qui est l’enfant de l’aurore, retourne le soir, comme un œuf flamboyant, dans le ventre de la terre. Le ventre rond de la femme est vaste comme l’univers, il contient la voûte du firmament comme l’âme du monde, la source de vie est en lui. Dans la plénitude du sommeil, le corps d’Albertine s’ouvre aux dimensions du grand Tout, sa respiration est en phase avec le rythme du Temps, avec le flux et le reflux de la mer (29), avec le souffle cosmique par lequel nous sommes, nous nous mouvons et nous vivons (30). Le Narrateur, comme un naufragé qui s’agrippe à une planche de salut, étreint Albertine endormie et disparaît à sa suite, soulevé dans l’infini comme les perles du collier soulevées par l’inspiration qui gonfle la poitrine, et glissant sur le galbe du sein : « Je m’étais embarqué sur le sommeil d’Albertine » (31). Alors, par le mystère de cette jouissance surhumaine, Albertine, innombrable et profonde, n’est plus la prisonnière dont le Narrateur se croyait le maître : elle devient, telle qu’en elle-même l’immensité des Temps la change, la Déesse-mère dont tous nous provenons, le souffle de vie dans le tohu-bohu de l’origine, la cadence première qu’on entend dans le silence : « m’invitant, sous une forme pressante, cruelle et sans issue, à la recherche du passé, elle était plutôt comme une grande déesse du Temps » (32). En s’éclipsant – la jeune fille ne meurt pas : elle s’efface sans agonie – elle délivre l’essence que contenait, captive, son enveloppe charnelle, le génie s’échappe de la bouteille et découvre aux yeux du Narrateur l’abîme des espaces et des temps. Alors commence l’écriture, cet exercice de la réminiscence, « à la recherche du temps perdu », qui redonne son timbre aux voix qui se sont tues, sa couleur à la fleur fanée, la vie aux passantes défuntes et son rire à la Fugitive.
NOTES
1- « Je ne savais guère ce qu’était Albertine Simonet. Elle ignorait certes ce qu’elle devait être un jour pour moi. Même ce nom de Simonet que j’avais déjà entendu sur la plage, si on m’avait demandé de l’écrire je l’aurais orthographié avec deux n. ne me doutant pas de l’importance que cette famille attachait à n’en posséder qu’un seul. Au fur et à mesure que l’on descend dans l’échelle sociale, le snobisme s’accroche à des riens qui ne sont peut-être pas plus nuls que les distinctions de l’aristocratie, mais qui plus obscurs, plus particuliers à chacun, surprennent davantage. Peut-être y avait-il eu des Simonet qui avaient fait de mauvaises affaires ou pis encore. Toujours est-il que les Simonet s’étaient, paraît-il, toujours irrités comme d’une calomnie quand on doublait leur n. Ils avaient, d’être les seuls Simonet avec un n. au lieu de deux, autant de fierté peut-être que les Montmorency d’être les premiers barons de France. » (A l’ombre des jeunes filles en fleur, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. II, p. 201).
2- Alfred Agostinelli fut d’abord le chauffeur de Proust à Cabourg. Le romancier confie éprouver pour ce jeune homme une amitié « qui a quelque chose de pédérastique » (lettre à Albert Nahmias, 11 août 2013, Corr., t. XII, p. 249). Il en fait son secrétaire à partir de mai 1913, et le loge dans son appartement parisien. Le jeune homme s’enfuit de sa prison dorée le 1er décembre 1913 et, passionné d’aviation, meurt dans un accident au large d’Antibes, son appareil tombant dans la mer le 30 mai 1914.
3- « … la croyance qui tel jour où je voyais Albertine régnait sur mon âme, en faisant l’atmosphère, l’aspect des êtres, comme celui des mers, dépendant de ces nuées à peine visibles qui changent la couleur de chaque chose, par leur concentration, leur mobilité, leur dissémination, leur fuite […] nuée qui s’était reformée quelques jours plus tard quand je les avais connues, voilant leur éclat, s’interposant souvent entre elles et mes yeux, opaque et douce, pareille à la Leucothea de Virgile » (A l’ombre des jeunes filles en fleur, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. II, p. 299-300). Leucothée, la déesse blanche, fut infanticide après avoir été frappée de folie par Héra. De désespoir, elle se jette dans la mer où, prise en pitié par les divinités marines, elle se transforme en Néréide et devient une sorte de Notre-Dame du Bon Secours qui prend en miséricorde les marins en péril. Ce n’est pas chez Virgile qu’on la rencontre, mais bien plutôt dans l’Odyssée d’Homère, sous son nom d’Ino, qui fut le sien avant sa métamorphose en déesse marine. C’est elle qui accorde sa protection à Ulysse naufragé : « Ino l’aperçut, la fille de Cadmos aux chevilles bien prises, qui, jadis, simple femme douée de la voix, devint au fond des mers Leucothea et tient son rang parmi les dieux. Elle prit en pitié l’angoisse du héros, jeté à la dérive ; sous forme d’une mouette elle sortit de l’onde et, se posant sur le radeau, vint lui dire : […] “Prends ce voile divin : tends-le sur ta poitrine ; avec lui, ne crains plus la douleur ni la mort. Mais lorsque, de tes mains, tu toucheras la rive, défais-le, jette-le dans la vague vineuse, au plus loin vers le large, et détourne la tête !ˮ » (V, v. 333-350). On se souvient par ailleurs que, lors de sa première apparition sur la plage de Balbec, Albertine, alors encore confondue avec les autres jeunes filles de la petite bande, prend la forme d’une mouette : « Je vis s'avancer cinq ou six fillettes, aussi différentes, par l'aspect et par les façons, de toutes les personnes auxquelles on était accoutumé à Balbec, qu'aurait pu l'être, débarquée on ne sait d'où, une bande de mouettes qui exécute à pas comptés sur la plage, – les retardataires rattrapant les autres en voletant, – une promenade dont le but semble aussi obscur aux baigneurs qu'elles ne paraissent pas voir, que clairement déterminé pour leur esprit d'oiseaux » (A l’ombre des jeunes filles en fleur, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. II, p. 146).
4-« Mais avant tout j’avais ouvert mes rideaux dans l’impatience de savoir quelle était la Mer qui jouait ce matin-là au bord du rivage, comme une néréide. Car chacune de ces Mers ne restait jamais plus d’un jour. Le lendemain il y en avait une autre qui parfois lui ressemblait. Mais je ne vis jamais deux fois la même. Il y en avait qui étaient d’une beauté si rare qu’en les apercevant mon plaisir était encore accru par la surprise. Par quel privilège, un matin plutôt qu’un autre, la fenêtre en s’entr’ouvrant découvrit-elle à mes yeux émerveillés la nymphe Glaukonomèné, dont la beauté paresseuse et qui respirait mollement, avait la transparence d’une vaporeuse émeraude à travers laquelle je voyais affluer les éléments pondérables qui la coloraient? » (A l’ombre des jeunes filles en fleur, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. II, p. 65). Glaukonomê est Néréide aux yeux vert-bleu qui, selon Hésiode, est dite encore « philommeidês », « qui se plaît au sourire » (Théogonie, v. 256). On pense au Prométhée enchaîné d’Eschyle, v. 89-90 : « … le sourire innombrable des vagues marines (pontiôn kumatôn anêrithmon gelasma) ». « Glaukonomê » est composé de glaukos, brillant, étincelant ; l'adjectif désigne encore le vert ou le bleu gris des pierres précieuses ou du regard, celui des dieux comme celui des mortels ; et de nemô, distribuer, partager. Glaukonomê est donc l'une des cinquante, ou cent Néréides (on ne sait, tant sont innombrables les vagues de la mer), qui diffuse son éclat, qui disperse sa lumière en étincelant, la divinité dont le regard se répand en flamboyant sur la crête mouvante des flots.
5- A propos de l’étrange fusion qui s’accomplit dans le visage de Gilberte, mêlant de façon indiscernable les visages pourtant si différents de Swann et d’Odette : « Telles on voyait ces deux natures de M. et de Mme Swann onduler, refluer, empiéter tour à tour l’une sur l’autre, dans le corps de cette Mélusine. Sans doute on sait bien qu’un enfant tient de son père et de sa mère. Encore la distribution des qualités et des défauts dont il hérite se fait-elle si étrangement que, de deux qualités qui semblaient inséparables chez un des parents, on ne trouve plus que l’une chez l’enfant, et alliée à celui des défauts de l’autre parent qui semblait inconciliable avec elle » (A l’ombre des jeunes filles en fleur, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. II, p. 65).
6- Décrivant les beautés, dont Oriane est la reine, qui se cachent au théâtre dans la pénombre des baignoires, Proust écrit : « … les radieuses filles de la mer se retournaient à tout moment en souriant vers des tritons barbus pendus aux anfractuosités de l’abîme, ou vers quelque demi-dieu aquatique ayant pour crâne un galet poli sur lequel le flot avait ramené une algue lisse et pour regard un disque en cristal de roche. Elles se penchaient vers eux, elles leur offraient des bonbons; parfois le flot s’entr’ouvrait devant une nouvelle néréide qui, tardive, souriante et confuse, venait de s’épanouir du fond de l’ombre; puis l’acte fini, n’espérant plus entendre les rumeurs mélodieuses de la terre qui les avaient attirées à la surface, plongeant toutes à la fois, les diverses soeurs disparaissaient dans la nuit. Mais de toutes ces retraites au seuil desquelles le souci léger d’apercevoir les oeuvres des hommes amenait les déesses curieuses, qui ne se laissent pas approcher, la plus célèbre était le bloc de demi-obscurité connu sous le nom de baignoire de la princesse de Guermantes » (Le côté de Guermantes, I, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. II, p. 340).
7- « Me souvenant de ce qu’Albertine était sur mon lit, je croyais voir sa cuisse recourbée, je la voyais, c’était un col de cygne, il cherchait la bouche de l’autre jeune fille. Alors je ne voyais même plus une cuisse, mais le col hardi d’un cygne, comme celui qui dans une étude frémissante cherche la bouche d’une Léda qu’on voit dans toute la palpitation spécifique du plaisir féminin, parce qu’il n’y a qu’un cygne et qu’elle semble plus seule, de même qu’on découvre au téléphone les inflexions d’une voix qu’on ne distingue pas tant qu’elle n’est pas dissociée d’un visage où l’on objective son expression » (Albertine disparue, I, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1989, t. IV, p. 108-109).
8- Sur les relations homosexuelles d’Albertine aux bains de Balbec, le Narrateur voit ses soupçons confirmés par la lettre que lui envoie Aimé, le maître d’hôtel du Grand Hôtel de Balbec (Albertine disparue, I, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1989, t. IV, p. 96).
9- « Les cloisons qui séparaient nos deux cabinets de toilette (celui d’Albertine, tout pareil, était une salle de bains que maman, en ayant une autre dans la partie opposée de l’appartement, n’avait jamais utilisée pour ne pas me faire de bruit) étaient si minces que nous pouvions parler tout en nous lavant chacun dans le nôtre, poursuivant une causerie qu’interrompait seulement le bruit de l’eau, dans cette intimité que permet souvent à l’hôtel l’exiguïté du logement et le rapprochement des pièces, mais qui, à Paris, est si rare. » (La Prisonnière, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. III, p. 521).
10- C’est encore par une lettre d’Aimé que le Narrateur apprend les ébats homosexuels d’Albertine enfuie en Touraine, dans la maison de Mme Bontemps, avec une jeune blanchisseuse, les deux jeunes filles se baignant nues dans la Loire : « Si vous aviez vu comme elle frétillait, cette demoiselle, elle me disait : “Ah ! Tu me mets aux angesˮ, et elle était si énervée qu’elle ne pouvait s’empêcher de me mordre » (Albertine diparue, I, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1989, t. IV, p. 106).
11- « Si le temps qu’il faisait depuis dimanche n’avait à lui seul rendu grisâtres et maritimes les pays dans lesquels mon imagination vivait – comme d’autres saisons les faisaient embaumés, lumineux, italiens, – l’espoir de posséder dans quelques jours Mme de Stermaria eût suffi pour faire se lever vingt fois par heure un rideau de brume dans mon imagination monotonement nostalgique. En tout cas, le brouillard qui depuis la veille s’était élevé même à Paris, non seulement me faisait songer sans cesse au pays natal de la jeune femme que je venais d’inviter, mais comme il était probable que, bien plus épais encore que dans la ville, il devait le soir envahir le Bois, surtout au bord du lac, je pensais qu’il ferait pour moi de l’île des Cygnes un peu l’île de Bretagne dont l’atmosphère maritime et brumeuse avait toujours entouré pour moi comme un vêtement la pâle silhouette de Mme de Stermaria » (Le côté de Guermantes, II, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. II, p. 680).
12- « Je me laissai exprès prendre la bague et une fois au milieu, quand elle passa je fis semblant de ne pas m’en apercevoir et la suivais des yeux attendant le moment où elle arriverait dans les mains du voisin d’Albertine, laquelle riant de toutes ses forces, et dans l’animation et la joie du jeu, était toute rose. “Nous sommes justement dans le bois joliˮ, me dit Andrée en me désignant les arbres qui nous entouraient avec un sourire du regard qui n’était que pour moi et semblait passer par-dessus les joueurs comme si nous deux étions seuls assez intelligents pour nous dédoubler et faire à propos du jeu une remarque d’un caractère poétique. Elle poussa même la délicatesse d’esprit jusqu’à chanter sans en avoir envie: “Il a passé par ici le furet du Bois, Mesdames, il a passé par ici le furet du Bois joliˮ comme les personnes qui ne peuvent aller à Trianon sans y donner une fête Louis XVI ou qui trouvent piquant de faire chanter un air dans le cadre pour lequel il fut écrit » (A l’ombre des jeunes filles en fleur, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. II, p. 272-273).
13- « Toute la soirée elle avait pu, pelotonnée espièglement en boule sur mon lit, jouer avec moi comme une grosse chatte ; son petit nez rose, qu’elle diminuait encore au bout avec un regard coquet qui lui donnait la finesse de certaines personnes un peu grasses, avait pu lui donner une mine mutine et enflammée ; elle avait pu laisser tomber une mèche de ses longs cheveux noirs sur sa joue de cire rosée, et fermant à demi les yeux, décroisant les bras, avoir eu l’air de me dire : “Fais de moi ce que tu veuxˮ » (La Prisonnière, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. III, p. 585).
14- « C’était justement celui [le soir] où Albertine avait revêtu pour la première fois la robe de chambre bleu et or de Fortuny qui, en m’évoquant Venise, me faisait plus sentir encore ce que je sacrifiais pour elle, qui ne m’en savait aucun gré. Si je n’avais jamais vu Venise, j’en rêvais sans cesse, depuis ces vacances de Pâques qu’encore enfant j’avais dû y passer, et plus anciennement encore, par les gravures de Titien et les photographies de Giotto que Swann m’avait jadis données à Combray. La robe de Fortuny que portait ce soir-là Albertine me semblait comme l’ombre tentatrice de cette invisible Venise. Elle était envahie d’ornementation arabe, comme les palais de Venise dissimulés à la façon des sultanes derrière un voile ajouré de pierres, comme les reliures de la Bibliothèque Ambrosienne, comme les colonnes desquelles les oiseaux orientaux qui signifient alternativement la mort et la vie, se répétaient dans le miroitement de l’étoffe, d’un bleu profond qui, au fur et à mesure que mon regard s’y avançait, se changeait en or malléable par ces mêmes transmutations qui, devant la gondole qui s’avance, changent en métal flamboyant l’azur du grand canal. Et les manches étaient doublées d’un rose cerise, qui est si particulièrement vénitien qu’on l’appelle rose Tiepolo » (La Prisonnière, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. III, p. 895-896).
15- S’il faut du moins croire les confidences faites par André au Narrateur : « Elle avait rencontré chez Mme Verdurin un joli garçon, appelé Morel. Tout de suite ils s’étaient compris. Il se chargeait, ayant d’elle la permission d’y prendre aussi son plaisir, car il aimait les petites novices, de lui en procurer. Sitôt qu’il les avait mises sur le mauvais chemin, il les laissait. Il se chargeait ainsi de plaire à de petites pêcheuses d’une plage éloignée, à de petites blanchisseuses, qui s’amourachaient d’un garçon mais n’eussent pas répondu aux avances d’une jeune fille. Aussitôt que la petite était bien sous sa domination, il la faisait venir dans un endroit tout à fait sûr, où il la livrait à Albertine. Par peur de perdre Morel, qui s’y mêlait du reste, la petite obéissait toujours, et d’ailleurs elle le perdait tout de même, car, par peur des conséquences et aussi parce qu’une ou deux fois lui suffisaient, il filait en laissant une fausse adresse. Il eut une fois l’audace d’en mener une, ainsi qu’Albertine, dans une maison de femmes à Couliville, où quatre ou cinq la prirent ensemble ou successivement. C’était sa passion, comme c’était aussi celle d’Albertine » (Albertine disparue, II, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1989, t. IV, p. 179).
16- C’est du moins ce que déclare, au sujet d’Albertine, le maître d’hôtel Aimé, au Narrateur éperdu d’angoisses : « Il m’avait dit qu’il l’avait rencontrée, qu’il lui avait trouvé mauvais genre. Qu’avait-il voulu dire par mauvais genre ? J’avais compris genre vulgaire, parce que, pour le contredire d’avance, j’avais déclaré qu’elle avait de la distinction. Mais non, peut-être avait-il voulu dire genre gomorrhéen. Elle était avec une amie, peut-être qu’elles se tenaient par la taille, qu’elles regardaient d’autres femmes, qu’elles avaient en effet un « genre » que je n’avais jamais vu à Albertine en ma présence. Qui était l’amie ? où Aimé l’avait-il rencontrée, cette odieuse Albertine ? » (La Prisonnière, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. III, p. 592).
17- Si ce n'est Albertine elle-même, c'est du moins son art de la toilette qui fait l'objet de l'admiration du baron : « Il n’y avait guère que M. de Charlus pour savoir apprécier à leur véritable valeur les toilettes d’Albertine; tout de suite ses yeux découvraient ce qui en faisait la rareté, le prix ; il n’aurait jamais dit le nom d’une étoffe pour une autre et reconnaissait le faiseur. Seulement il aimait mieux – pour les femmes – un peu plus d’éclat et de couleur que n’en tolérait Elstir. Aussi, ce soir-là, me lança-t-elle un regard moitié souriant, moitié inquiet, en courbant son petit nez rose de chatte. En effet, croisant sur sa jupe de crêpe de chine gris, sa jaquette de cheviote grise laissait croire qu’Albertine était tout en gris. Mais me faisant signe de l’aider, parce que ses manches bouffantes avaient besoin d’être aplaties ou relevées pour entrer ou retirer sa jaquette, elle ôta celle-ci, et comme ces manches étaient d’un écossais très doux, rose, bleu pâle, verdâtre, gorge-de-pigeon, ce fut comme si dans un ciel gris s’était formé un arc-en-ciel. Et elle se demandait si cela allait plaire à M. de Charlus. «Ah! s’écria celui-ci ravi, voilà un rayon, un prisme de couleur. Je vous fais tous mes compliments. – Mais Monsieur seul en a mérité, répondit gentiment Albertine en me désignant, car elle aimait montrer ce qui lui venait de moi. – Il n’y a que les femmes qui ne savent pas s’habiller qui craignent la couleur, reprit M. de Charlus. On peut être éclatante sans vulgarité et douce sans fadeur. » (Sodome et Gomorrhe, II, III, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. III, p. 442).
18- Au sujet de l’insaisissable Albertine : « On se souvient que quand je résolus de vivre avec Albertine et même de l’épouser, c’était pour la garder, savoir ce qu’elle faisait, l’empêcher de reprendre ses habitudes avec Mlle Vinteuil […] Or cet amour né surtout d’un besoin d’empêcher Albertine de faire le mal, cet amour avait gardé dans la suite la trace de son origine. Être avec elle m’importait peu pour peu que je pusse empêcher “l’être de fuiteˮ d’aller ici ou là » (Albertine disparue, I, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1989, t. IV, p. 18). Plus haut, Proust écrivait des yeux d’Albertine, qui cherche toujours à se dérober à la question : « Entre vos mains même, ces êtres-là sont des êtres de fuite » ; et quelques lignes plus bas : « A ces êtres-là, ces êtres de fuite, leur nature, notre inquiétude attachent des ailes. Et même auprès de nous, leur regard semble nous dire qu’ils vont s’envoler » (La Prisonnière, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. III, p. 599 et 600).
19- « D'une fille aux yeux brillants, rieurs, aux grosses joues mates, sous un «polo» noir, enfoncé sur sa tête, qui poussait une bicyclette avec un dandinement de hanches si dégingandé, un air et employant des termes d'argot si voyous et criés si fort, quand je passai auprès d'elle (parmi lesquels je distinguai cependant la phrase fâcheuse de «vivre sa vie») […] je conclus plutôt que toutes ces filles appartenaient à la population qui fréquente les vélodromes, et devaient être les très jeunes maîtresses de coureurs cyclistes » (A l’ombre des jeunes filles en fleur, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. II, p. 200).
20- La jeune fille est un mirage changeant, en constance métamorphose. Pour l’évoquer, Proust trouve des accents lyriques : « … il faudrait vous immobiliser, ne plus vivre dans cette attente perpétuelle de vous où vous passez toujours autres ; il faudrait ne plus vous aimer, pour vous fixer, ne plus connaître votre interminable et toujours déconcertante arrivée, ô jeunes filles, ô rayon successif dans le tourbillon où nous palpitons de vous voir reparaître en ne vous reconnaissant qu’à peine, dans la vitesse vertigineuse de la lumière. Cette vitesse, nous l’ignorerions peut-être et tout nous semblerait immobile si un attrait sexuel ne nous faisait courir vers vous, gouttes d’or toujours dissemblables et qui dépassent toujours notre attente ! » (La Prisonnière, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. III, p. 573).
21- « … sans une hésitation l'aînée de la petite bande se mit à courir: elle sauta par-dessus le vieillard épouvanté, dont la casquette marine fut effleurée par les pieds agiles, au grand amusement des autres jeunes filles, surtout de deux yeux verts dans une figure poupine qui exprimèrent pour cet acte une admiration et une gaieté où je crus discerner un peu de timidité, d'une timidité honteuse et fanfaronne, qui n'existait pas chez les autres. “C'pauvre vieux, i m'fait d'la peine, il a l'air à moitié crevéˮ », dit l'une de ces filles d'une voix rogommeuse et avec un accent à demi-ironique » (A l’ombre des jeunes filles en fleur, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. II, p. 150).
22- (A l’ombre des jeunes filles en fleur, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. II, p. 299).
23- « Comme ces organismes primitifs où l’individu n’existe guère par lui-même, est plutôt constitué par le polypier que par chacun des polypes qui le composent, elles restaient pressées les unes contre les autres. Parfois l’une faisait tomber sa voisine, et alors un fou rire qui semblait la seule manifestation de leur vie personnelle, les agitait toutes à la fois, effaçant, confondant ces visages indécis et grimaçants dans la gelée d’une seule grappe scintillatrice et tremblante » (A l’ombre des jeunes filles en fleur, II, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. II, p. 180).
24- « Leurs physionomies maintenant étaient devenues maîtresses d’elles-mêmes, leurs yeux étaient fixés sur le but qu’ils poursuivaient; et il avait fallu hier l’indécision et le tremblé de ma perception première pour confondre indistinctement […] les sporades aujourd’hui individualisées et désunies du pâle madrépore » (A l’ombre des jeunes filles en fleur, II, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. II, p. 181). Il est permis de discerner ici l’écho du sonnet de José-Maria de Heredia, « Le récif de corail » (Les Trophées, décembre 1892) :
Le soleil sous la mer, mystérieuse aurore,
Eclaire la forêt des coraux abyssins
Qui mêle, aux profondeurs de ses tièdes bassins,
La bête épanouie et la vivante flore.
Et tout ce que le sel ou l’iode colore,
Mousse, algue chevelue, anémones, oursins,
Couvre de pourpre sombre, en somptueux dessins,
Le fond vermiculé du pâle madrépore.
De sa splendide écaille éteignant les émaux,
Un grand poisson navigue à travers les rameaux :
Dans l’ombre transparente indolemment il rôde ;
Et, brusquement, d’un coup de sa nageoire en feu
Il fait, par le cristal morne, immobile et bleu,
Courir un frisson d’or, de nacre et d’émeraude.
25- « Je ramenais Elstir vers sa villa, quand tout d’un coup, tel Méphistophélès surgissant devant Faust, apparurent au bout de l’avenue […] quelques taches de l’essence impossible à confondre avec rien d’autre, quelques sporades de la bande zoophytique des jeunes filles » (A l’ombre des jeunes filles en fleur, II, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. II, p. 210).
26- Albertine, cet « être de fuite », n’est-elle-même qu’en mouvement ; elle devient méconnaissable sur la photographie qui la fige. C’est ainsi que Robert de Saint-Loup, imaginant que la femme qui a su envouter son ami est nécessairement merveilleuse, est terriblement déçu quand il en voit la photographie : « “Elle est sûrement merveilleuseˮ, continuait à dire Robert, qui n’avait pas vu que je lui tendais la photographie. Soudain il l’aperçut, il la tint un instant dans ses mains. Sa figure exprimait une stupéfaction qui allait jusqu’à la stupidité. “C’est ça la jeune fille que tu aimes ?ˮ, finit-il par me dire d’un ton où l’étonnement était maté par la crainte de me fâcher. Il ne fit aucune observation, il avait pris l’air raisonnable, prudent, forcément un peu dédaigneux qu’on a devant un malade – eût-il été jusque là un homme remarquable et votre ami – mais qui n’est plus rien de tout cela car, frappé de folie furieuse, il vous parle d’un être céleste qui lui est apparu et continue à le voir à l’endroit où vous, homme sain, vous n’apercevez qu’un édredon » (Albertine disparue, I, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1989, t. IV, p. 21).
27- « Je me rendais compte qu’Albertine n’était pas même, pour moi, la merveilleuse captive dont j’avais cru enrichir ma demeure, tout en y cachant aussi parfaitement sa présence, même à ceux qui venaient me voir et qui ne la soupçonnaient pas, au bout du couloir, dans la chambre voisine, que ce personnage dont tout le monde ignorait qu’il tenait enfermée dans une bouteille la Princesse de la Chine… etc. » (La Prisonnière, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. III, p. 888). Proust connaît ce conte chinois par un article du Temps (19 février 1888) dans lequel Anatole France cite un passage d’une lettre de Mérimée ; quant au Narrateur, il l’apprend de la bouche même de Charlus : « Vous connaissez l’histoire de cet homme qui croyait tenir dans une bouteille la princesse de la Chine. C’était une folie. On l’en guérit. Mais dès qu’il ne fut plus fou il devint bête » (Le côté de Guermantes, I, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. II, p. 587).
28- (La Prisonnière, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. III, p. 587).
29- « Et c’est comme une chienne encore qu’elle commençait aussitôt à me caresser sans fin. Quand la nuit était tout à fait venue et que, comme me disait le directeur de l’hôtel, le ciel était tout parcheminé d’étoiles, si nous n’allions pas nous promener en forêt avec une bouteille de champagne, sans nous inquiéter des promeneurs déambulant encore sur la digue faiblement éclairée, mais qui n’auraient rien distingué à deux pas sur le sable noir, nous nous étendions en contrebas des dunes ; ce même corps dans la souplesse duquel vivait toute la grâce féminine, marine et sportive, des jeunes filles que j’avais vues passer la première fois devant l’horizon du flot, je le tenais serré contre le mien, sous une même couverture, tout au bord de la mer immobile divisée par un rayon tremblant; et nous l’écoutions sans nous lasser et avec le même plaisir, soit quand elle retenait sa respiration, assez longtemps suspendue pour qu’on crût le reflux arrêté, soit quand elle exhalait enfin à nos pieds le murmure attendu et retardé. Je finissais par ramener Albertine à Parville » (Sodome et Gomorrhe, II, III, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. III, p. 408). La construction de la phrase ne permet pas de déterminer si la respiration que les deux amants écoutent avec ravissement est celle de la mer, par flux et reflux, ou bien plutôt le souffle d’Albertine que le désir altère. Je dois à Frank Javourez d'avoir attiré mon attention sur cette riche ambiguïté.
30- « La divinité n’est pas loin de chacun d’entre nous. C’est en elle en effet que nous avons la vie, le mouvement et l’être » Acte des Apôtres : 17, 28. Cette formule est reprise (bien que légèrement modifiée) par Bergson, dont le nom a été parfois rapproché, de façon sans doute superficielle, de celui de Bergotte : « Dans l’absolu nous sommes, nous circulons et nous vivons. La connaissance que nous en avons est incomplète, sans doute, mais non pas extérieure ou relative » (L’évolution créatrice, PUF, 1962, p. 200).
31- « Il me semblait posséder non pas une, mais d’innombrables jeunes filles. Sa respiration, peu à peu plus profonde, soulevait maintenant régulièrement sa poitrine et, par-dessus elle, ses mains croisées, ses perles, déplacées d’une manière différente par le même mouvement, comme ces barques, ces chaînes d’amarre que fait osciller le mouvement du flot. Alors, sentant que son sommeil était dans son plein, que je ne me heurterais pas à des écueils de conscience recouverts maintenant par la pleine mer du sommeil profond, délibérément, je sautais sans bruit sur le lit, je me couchais au long d’elle, je prenais sa taille d’un de mes bras, je posais mes lèvres sur sa joue et sur son cœur ; puis, sur toutes les parties de son corps, posais ma seule main restée libre et qui était soulevée aussi, comme les perles, par la respiration d’Albertine ; moi-même, j’étais déplacé légèrement par son mouvement régulier : je m’étais embarqué sur le sommeil d’Albertine » (La Prisonnière, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. III, p. 580).
32- La Prisonnière, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. III, p. 888. On trouve également, dans Le Côté de Guermantes, une formule semblable : « Elle semblait une magicienne me présentant un miroir du temps » (Le côté de Guermantes, II, dans Proust, A la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1988, t. II, p. 646).
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