Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

 

ANTIQUITE

ANTIQUITE TARDIVE

MOYEN AGE

RENAISSANCE

1- Naissance de la critique d'art

2- Imitation de la nature

3- Perspective

4- Alberti

5- Ficin

6- Pic

7- Léonard

8- Michel-Ange

9- Vasari

PHILOSOPHIE MODERNE

PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

 

Mis en ligne le 29 octobre 2007



Léonard de Vinci
Cours janvier 2005

            Bibliographie : sur les textes de Léonard lui-même, aucune édition complète. En français, on lira Les Carnets de Léonard de Vinci, préf. P. Valéry, trad. Louise Servicen, Gallimard, 1942, repris en « Tel » en deux volumes en 1987. L. de Vinci, La Peinture, éd. A. Chastel avec la collab. de R. Klein, Hermann, 1964 [repris de Traité de la peinture, Berger-Levrault, 1960]. Un panorama complet et savant de la peinture de Léonard se trouve dans A. Ottino della Chiesa, Tout l’œuvre peint de Léonard de Vinci, Paris, Flammarion, 1968. La « Vie » de Léonard par Vasari se trouve au vol. V, Berger-Levrault, 1983, de la traduction effectuée sous la direction d’A. Chastel, p. 25-53 (nouvelle édition chez Actes Sud, 2005, en deux volumes ; le chapitre consacré à Léonard se trouve dans le premier volume).
            Parmi les travaux critiques, on en retiendra deux, l’un déjà ancien, l’autre récent : Kenneth Clark, Léonard de Vinci, « Le Livre de Poche », Librairie Générale Française, 1967 [1935], une excellente introduction générale, bien qu’aujourd’hui dépassée par les progrès de l’érudition ; et Daniel Arasse, Léonard de Vinci, Hazan, 1997 et 2003, une remarquable étude qui tient compte des dernières recherches et qui aborde tout le champ d’activité de Léonard, aussi bien technique qu’artistique. Par André Chastel, on lira la synthèse remarquable de l’article de l’E.U., avec une excellente et détaillée bibliographie. On ne peut manquer de lire, sans méconnaître les polémiques qu’il a suscitées, S. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, trad. Marie Bonaparte, Gallimard 1927 [1910] (il en existe une traduction plus récente, Gallimard 1987) ; et la critique de cet essai de psychanalyse appliquée par Meyer Schapiro, « Léonard et Freud, une étude d’histoire de l’art », dans Style, artiste et société, trad. Lebensztejn, Gallimard, « Tel », 1982. Daniel Arasse a ajouté sa contribution à ce débat dans la postface de Le Détail, Pour une histoire rapprochée de la peinture, Flammarion, 1982, p. 262 sq, et Léonard de Vinci, Hazan, 2003, p. 488-499. On lira un bel article de Ernst Gombrich sur un thème essentiel de l’art de Léonard, « Les formes en mouvement de l’eau et de l’air dans les Carnets de Léonard de Vinci », dans Ecologie des images, 1983 [1969]. André Chastel, « Léonard et la culture », Fables, Formes, Figures, Flammarion, 1978, p. 251 sq. Bibliographie très complète dans Julius von Schlosser, La Littérature artistique, Flammarion, 1984, p. 198-207. Enfin Bertrand Gille, Les ingénieurs de la Renaissance, Hermann, 1964, consacre trois chapitres (p. 129-201) à démontrer le caractère le plus souvent imaginaire et irréalisable des machines dessinées par Léonard dans les Carnets.

***

            Tout oppose les deux grands rivaux dont la concurrence domine l’art italien de la fin du XVe siècle et du début du XVIe. Michel-Ange (1475-1564), qui travaille dans sa jeunesse dans l’atelier de Ghirlandajo puis passe au service des Médicis avant de partir pour Rome, est imprégné de la philosophie néoplatonicienne, mélange mystique qui nous paraît aujourd’hui souvent étrange de la pensée antique et du christianisme, du maître de l’Académie platonicienne de Careggi, Marsile Ficin. Pensée tourmentée par l’exil terrestre où se trouve plongée l’âme de la créature, appelée par l’amour du beau que l’artiste célèbre à s’arracher à ce monde pour s’exhausser dans un monde divin où la mort même est vaincue.  Cet élan vers un autre monde gouverne l’inspiration de Michel-Ange, sous la forme de la fureur héroïque et de l’enthousiasme qui s’emparent des Sibylles et des Prophètes de la Sixtine, en passant par les efforts que les esclaves du tombeau de Jules II dépensent pour s’arracher à leur gangue de pierre, jusqu’à l’élan qui soulève les élus, sur la fresque du Jugement dernier, sortant de la tombe et s’élevant vers le ciel. On lira sur ce point les deux études sur le mouvement néoplatonicien à Florence et dans l’art de Michel-Ange par Panofsky, dans Essais d’iconologie, Gallimard, 1967. Les poèmes de Michel-Ange expriment la même mystique amoureuse de l’âme aspirant à retourner à sa vraie patrie, selon la lecture chrétienne que Ficin faisait du Banquet de Platon. Rien de tel chez Léonard. L’inquiétude religieuse n’est pas son fort. Dans la quantité considérable de notes que le maître nous a laissées, on a remarqué qu’il y en a fort peu qui concernent la religion ou la théologie. Sur des feuilles d’anatomie – l’art de la dissection du corps humain fut condamné par l’Eglise médiévale, mais il avait perdu ce caractère clandestin quand Léonard s’y consacra (1), disséquant plus de trente cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants, comme il le proclame avec orgueil, se décorant lui-même du titre de « pittore anatomista » – Léonard  note non sans ironie : « Laisse les Ecritures là où elles sont (lascia stra le lettere coronate), puisqu’elles sont la suprême vérité ». Et Léonard en effet, dans ses recherches incessantes, ne s’est guère soucié des Ecritures, ni de l’enseignement de l’Eglise, auquel il opposait l’autorité de l’expérience et de l’observation de la nature, « maître des maîtres ». Quand, dans sa trentième année, à la fin de l’année 1481, il quitte sa ville natale, Florence, pour se rendre à Milan à l’invitation de Ludovic le More, Ludovico Sforza, il s’éloigne sans regret de la cour des Médicis et du milieu culturel, platonicien, humaniste et lettré qui entoure Laurent le Magnifique, étant resté en marge dans la vie artistique pourtant intense de la cité : il laisse inachevée sa première grande commande, une Adoration des Mages, aujourd’hui aux Offices, que lui avaient commandée les moines de San Donato de Scopeto, et n’aura quitté l’atelier de Verrocchio, où il effectue son apprentissage, qu’à un âge très avancé pour son temps, en 1479, alors qu’il a 27 ans (à titre de comparaison, Michel-Ange a quitté l’atelier de Ghirlandajo à l’âge de 14 ans). A Milan au contraire, son activité sera intense, il participe à la construction du « colosse », une immense statue en bronze du duc chevauchant un cheval cabré, qui ne sera jamais réalisée. C’est le sort de nombre d’œuvres conçues par Léonard, Vasari le regrette (« Il est permis de penser qu’un esprit de cette grandeur et de cette qualité supérieure était paralysé par l’excès de son ambition. A vouloir toujours excellence après excellence, perfection après perfection, l’œuvre était retardée par le désir, comme le dit Plutarque », V, 41), la Vierge aux rochers du Louvre, des projets d’architecture, des décors pour les fêtes, les parades et les tournois qui rythment la vie de la cour, des recherches hydrauliques, géologiques et mécaniques (c’est alors qu’il commence d’accumuler les notes qui feront les Carnets), fréquente les milieux savants (il illustre le De Divina proportione de Luca Pacioli), réalise la célèbre Cène de Santa Maria delle Grazie et commence son Traité de la peinture qu’il n’achèvera jamais. Autant son génie sommeillait à Florence, autant il est stimulé par le milieu scientifique et technique, beaucoup plus orienté, selon une dichotomie familière à l’époque, vers la vie pratique que vers la vie contemplative, vers l’expérience que vers la théorie, qui inspire la cour des Sforza. Délaissant le platonisme mystique de Florence, qui trouvera sa forme exacerbée dans les doctrines de Savonarole pour lesquelles Léonard, à l’inverse de Michel-Ange, n’avait aucune sympathie, il sympathisera en revanche avec l’esprit aristotélicien des encyclopédistes de la cour de Milan, « médecins, savants, stratèges, mathématiciens, ingénieurs militaires, hommes réalistes et pleins d’expérience qui purent combler cet insatiable besoin d’information qu’avait Léonard » (Clark 78-79). En donnant à Platon les traits de Léonard (comme le répète la tradition, mais il se peut que ce soit une légende), Raphaël, sur la fresque de l’Ecole d’Athènes (1510), commet un contresens : dans ses notes, Léonard ne parle guère de Platon, mais se réfère souvent à Aristote, citant de nombreuses fois des principes toujours empruntés à la Physique ou au De Caelo, très rarement à l’Ethique et jamais à la Métaphysique.
            Ce que Léonard, en naturaliste et non en théologien, trouve chez Aristote, c’est une conception générale de la dynamique de la nature, siège d’une force inépuisable d’engendrement et de métamorphose, qui anime les quatre éléments, et tout particulièrement l’eau à l’étude de laquelle il s’est depuis toujours passionnément attaché, matrice universelle d’où naissent les formes au sein du tourbillon, mais plus encore force de destruction qui finit par engloutir ce à quoi elle a donné naissance, en déluge apocalyptique que plusieurs textes hallucinés, sans doute des exercices rhétoriques, décrivent de façon saisissante. C’est ainsi que du fleuve naît, par sédimentation sur les rives, le rocher, du rocher le végétal qui engendre à son tour l’animal, duquel procède l’homme. Le mystère païen de cette génération / corruption toujours recommencée se célèbre sur la scène du théâtre Nature. L’expérience, et la « mathématique », c'est-à-dire l’enchaînement rationnel des faits, permettent d’en pénétrer les arcanes et d’en dégager les lois. Mais l’art, qui procède par intuition et par analogie, connaît, en quelque sorte par « sympathie », les secrets et les merveilles de la nature. Proche de l’esprit de la philosophie du Stagirite, Léonard pense que l’art doit imiter la nature, non le spectacle qui s’offre à un regard extérieur (Léonard, à l’inverse d’Alberti, qu’il a lu, n’éprouve que peu d’intérêt pour la perspective géométrique), mais le secret de la fabrication des formes organiques, la puissance génératrice qui fait de la nature le lieu d’une perpétuelle nativité. Le dessin, et tout particulièrement le dessin anatomique, que Léonard éleva à un niveau sans commune mesure avec tout ce qui avait été fait avant lui en ce domaine, est d’abord une méthode de connaissance, une technique spéculative : en reproduisant fidèlement le labyrinthe des muscles et des viscères, l’esprit s’entraîne à en comprendre la formation, il surprend le secret de la naissance. Aujourd’hui encore les étudiants en médecine recourent au dessin pour apprendre l’anatomie. L’artiste véritable est ainsi celui qui sait faire naître les formes sur le tableau (la peinture seule est cosa mentale, la sculpture, travail de force, ne saurait s’élever à cette hauteur spéculative) avec le même naturel que la nature fait éclore les fleurs ou se concevoir l’embryon dans la matrice (et ce n’est certes pas un hasard si l’on doit à Léonard le premier dessin d’après dissection d’un fœtus dans la cavité utérine). Dans les premiers chapitres de la Poétique (48 b 5-12), on se souvient qu’Aristote soutient que l’homme est porté par nature à imiter, parce que l’imitation est une technique de connaissance, et que tous les hommes « désirent savoir ». C’est la raison pour laquelle, ajoute le Stagirite, pensant sans doute aux nombreuses dissections qui s’effectuaient au Lycée, nous prenons plaisir à contempler des dessins représentant, « avec la plus grande exactitude (tas malista êkribômenas), les formes des animaux les plus vils et des cadavres », alors que l’original ne nous inspirerait que du dégoût. Tant il est vrai, comme le remarque encore Aristote dans Les Parties des animaux (645 a), que, « même quand il s’agit d’êtres qui n’offrent pas un aspect agréable, la nature, qui en est l’architecte (dêmiourgêsasa phusis) réserve à qui les étudie de merveilleuses jouissances ». Imiter, c’est connaître, puisqu’en reproduisant la forme l’intelligence en comprend la génération. Tous les contemporains ont admiré le pouvoir qu’avait Léonard de rendre l’aspect de la chair vivante, de faire sentir sous la peau le frémissement du muscle et la pulsation du sang. Décrivant le visage de la Mona Lisa, Vasari ne peut s’empêcher d’en détailler les moindres détails anatomiques qui rendent cette figure charnellement vivante : « Ses yeux limpides avaient l’éclat de la vie […] Les sourcils, avec leur implantation par endroits plus épaisse ou plus rare suivant la disposition des pores, ne pouvaient être plus vrais. Le nez, aux ravissantes narines roses et délicates, était la vie même. Le modelé de la bouche avec le passage fondu du rouge des lèvres à  l’incarnat du visage n’était pas fait de couleur, mais de chair. Au creux de la gorge, le spectateur attentif saisissait le battement des veines » (V, 43-44). L’énigmatique sourire du modèle qui, selon Vasari, provient de ce que Léonard, voulant éviter l’air mélancolique qui afflige trop souvent les portraits, avait fait venir pendant les séances de pose des musiciens et des chanteurs, semble aussi exprimer le contentement de celle qui se ressent vivante, qui jouit de la vie qui s’épanouit en elle. « Elle a, écrivait Walter Pater dans un texte célèbre, cette beauté qui, venue de l’intérieur de l’âme a été, cellule par cellule, faite chair » (Clark 214).
            Il y a là autre chose que le lieu commun qui veut que l’illusion dont le peintre est le maître fasse prendre pour vérité ce qui n’est que peinture. Il s’agit plutôt d’un art proche de la magie, qui sait créer la vie, qui pénètre les secrets de l’incarnation et qui fait de l’artiste un véritable démiurge, à l’égal de Dieu. Le vieillard qui figure sur la sanguine de Turin (vers 1512, l’une des dernières œuvres) est un autoportrait de Léonard : il s’est donné lui-même les traits d’un vieillard magicien, mi-Merlin mi-Hermès Trismégiste, une sorte de Faust qui aurait pénétré le secret de la fabrication de l’homuncule. Comme le mentionne Vasari lui-même, Léonard est passé maître dans la filosofia delle cose naturale (V, 28, préf. de Chastel). Le biographe florentin rapporte comment Léonard a toujours excellé à faire naître des monstres par une série de greffes fantastiques. Alors qu’il était encore enfant, il peignit un monstre composite sur un bouclier en s’inspirant de diverses bestioles : « Il rassembla dans une pièce où il était seul à entrer lézards petits et gros, criquets, serpents, papillons, sauterelles, chauve-souris et autres animaux étranges ; en combinant cette multitude, il en tira un petit monstre horrible, épouvantable, au souffle empoisonné qui enflammait l’air autour de lui. Il le représenta sortant de la fente d’un rocher sombre, crachant le venin de sa gueule béante, le feu de ses yeux, la vapeur de ses naseaux, avec toutes les apparences prodigieuses d’un monstre affreux. Il peina tant à le faire que l’odeur de ces cadavres d’animaux dans la chambre était devenue insupportable » (V, 37). A la fin de sa vie, on retrouve ce même goût de la mystification biologique, de la manipulation génétique. Léonard vieillissant (1513-1519), ayant perdu son protecteur Charles d’Amboise qui avait succédé à Ludovic le More à Milan, se réfugie à Rome, où il loge au Belvédère sous la protection de Julien de Médicis, frère du pape Léon X. Là , il se fait à nouveau créateur de monstre : « Sur le dos d’un gros lézard très curieux trouvé par un vigneron du Belvédère, il fixa des ailes, faites d’écailles prises à d’autres lézards qui, à l’aide de vif-argent, vibraient au mouvement de l’animal ; il lui ajouta des yeux, des cornes, une barbe et l’apprivoisa. Il le gardait dans une boîte pour faire fuir de peur tous les amis auxquels il le montrait » (V, 45).
            Un des tableaux les plus célèbres de Léonard, de son vivant (beaucoup ont été perdus), sans doute l’une des clés de son inspiration, représentait Léda et le cygne (1504-1508). Il fut emporté en France, à Fontainebleau, au XVIe siècle, on en conserve trace jusqu’en 1694, mais on ne sait pas ce qu’il est devenu par la suite. Nous le connaissons néanmoins par diverses copies (Rome, villa Borghèse et la Léda Spiridon, Offices). Une jeune femme debout et entièrement nue (on a pu la comparer à la Vénus de Botticelli) caresse un cygne au cou démesurément allongé, qui l’enveloppe lui-même de son aile, tandis qu’à ses pieds les quatre enfants (Castor et Pollux, Hélène et Clytemnestre) que Léda eut de Jupiter sortent de deux œufs éclos. Le mouvement contourné de Léda est un bon exemple de cette figure serpentine dont Lomazzo voyait une illustration exemplaire dans l’œuvre de Michel-Ange, mais qui est tout aussi essentielle chez Léonard, comme si cette torsion, ce serpentement était destiné à évoquer le mouvement de la vie, de la fécondation et de la naissance. Le mythe de Léda, d’une impudeur toute païenne (qui n’est sans doute pas sans rapport avec la perte de cette œuvre), fascine sans doute les artistes renaissants : mais tandis que Michel-Ange et Corrège représentent l’étreinte de la mortelle et de l’oiseau, c'est-à-dire l’union mystique qui se représente symboliquement dans le mythe, Léonard représente les fruits de cette étreinte et la fécondité de cet accouplement fantastique. La célébration de l’union mythologique de l’espèce humaine et du règne animal s’accomplit dans un somptueux paysage où s’allient la pierre, la plante et l’eau, comme si le peintre avait voulu insérer cette représentation symbolique du mystère de la fécondité au sein d’une nature luxuriante où la roche comme la fleur (celles que tient Léda de sa main gauche sont réputées avoir une action aphrodisiaque) semblent naître de l’eau sombre du lac. « Loin des conceptions néoplatoniciennes, commente Arasse, Léonard associe le thème de la luxure, cause de la génération, et celui de la fertilité mystérieuse de la femme, de sa puissance procréatrice et de son rôle dans l’inépuisable continuation de la vie » (424). Aussi faut-il associer l’étrange composition de ce tableau, selon le même historien, avec les dessins anatomiques des organes internes de la femme et les curieux dessins, qui ont inspiré les analyses de Freud, qui représentent l’union sexuelle d’un homme et d’une femme. Kenneth Clark commentait déjà cette œuvre étrange dans le même sens : « La Léda de Léonard symbolise le côté femelle de la création. Elle est la déesse de la fécondité, une Diane d’Ephèse […] Tout autour de cet être passif, la vie éclate : l’herbe drue sort de la terre, de lourdes feuilles pendent aux arbres ; à ses pieds, quatre petits enfants s’échappent de leurs coquilles » (234).
            La coiffure de Léda, faite de tresses savamment nouées, est remarquable. Elle associe le mystère de la fécondité à celui de l’entrelacs, du nœud, du labyrinthe qui hante toute l’œuvre de Léonard. Il faut encore le relier aux volutes de l’eau vive, aux turbulences d’un fluide auxquelles Léonard a toujours comparé les boucles emmêlées de la coiffure, le mouvement ondoyant des chevelures dénouées qu’il affectionne tout particulièrement : « Observe le mouvement de la surface de l’eau, comme il ressemble à la chevelure, qui a deux mouvements, dont l’un vient du poids des cheveux et l’autre des courbes des boucles. Ainsi l’eau a ses boucles tourbillonnantes » (La Peinture, prés. A. Chastel, 1964, p. 158). Cette rêverie, en associant le mouvement de l’eau à celui d’une chevelure, imagine la naissance de la nymphe dans les ondulations de la rivière, le commencement de la vie dans le mouvement de l’eau. Associé à l’eau, l’entrelacs léonardien l’est aussi à celui du labyrinthe végétal. Pour le plafond de la salle des Asse (1498), au château des Sforza à Milan, Léonard imagina des branches extraordinairement nouées les unes avec les autres, qui recouvrent toute la surface comme si la prolifération végétale obéissait à une sorte d’horreur du vide, selon des motifs complexes et labyrinthiques qui se répètent à intervalles réguliers. Selon Léonard, le nœud, la volute et la tresse, qu’elle soit faite des boucles d’une chevelure, des branches de l’arbre ou des ondoiements de l’eau, prend la valeur d’une matrice primordiale qui engendre la vie. Ils sont la forme incarnée, dans la matière organique ou végétale, du tourbillon qui est origine et fin de la vie et du monde (au sujet des études sur les tourbillons (Bertrand Gille, Les ingénieurs de la renaissance, 1964, p. 187). Et l’on connaît encore des gravures qui représentent des liens savamment noués qui portent l’inscription Academia Leonardo Vinci. Leur attribution est douteuse, mais Dürer les a néanmoins copiées et Raphaël les cite sur l’autel de La Dispute du Saint Sacrement. C’est ainsi que les tresses de la Léda représentent l’une de ces formes symboliques par lesquelles Léonard désigne le mystère de la vie et de la naissance, la volute d’une forme embryonnaire qui, en s’enroulant sur elle-même, donne naissance au vivant dans le sein de la matière.
            Il est vrai qu’on pourrait opposer le Léonard technicien et mécanicien au poète fasciné par le serpentement des formes organiques. Si Léonard affirme souvent dans ses notes la nature rationnelle et démontrable par des moyens mécaniques des formes vivantes, il y a néanmoins un abîme entre le monde rigide de ses machines et le souple ondoiement qui caractérise les corps vivants. Il s’agit le plus souvent de dispositifs mécaniques qui doivent accomplir des tâches imposées par les circonstances, et les connaissances techniques de Léonard n’excèdent guère ce que les physiciens nomment les « machines simples » (la balance, la poulie et le levier). Cependant, il est aussi l’auteur d’automates merveilleux, qui fascinaient les cours princières auxquelles ils étaient destinés, comme ce lion, dont parlent Vasari et Lomazzo, qui s’avançait de quelques pas, semblant menacer le roi François Ier, et s’ouvrait soudain, laissant apparaître une gerbe de lys sur fond bleu (Clark, p. 332 ; Gille, p. 146 ; Arasse, p. 152) (2). La mécanique de Léonard est encore une science du vivant : aussi n’a-t-il jamais voulu faire un avion, comme on le croit parfois, mais une « machine volante » (c’est certainement le projet technique qui occupa le plus son esprit, et pour lequel il accumula un nombre impressionnant d’observations sur le vol des oiseaux, et en particulier sur le plus acrobate d’entre eux, selon lui le milan) dont le mouvement des ailes imitait celui des oiseaux (en l’occurrence celui de la chauve-souris, dont la structure était plus facile à réaliser), un oiseau artificiel, c'est-à-dire une œuvre de l’art humain qui percerait le secret de la vie aérienne de l’animal.

            On comprend alors que si l’art de Léonard est à nos yeux à la fois étrange et fascinant, c’est parce qu’il est le témoin d’un âge où l’art et la science ne faisaient qu’un, et ne s’opposaient nullement. Léonard se voulait savant autant qu’artiste, et il désapprouverait sans doute l’importance exclusive que nous attribuons à son œuvre peinte, au détriment de ses recherches spéculatives. Ce grand maître du dessin concevait le dessin moins comme une technique artistique que comme un moyen d’investigation de la nature. Les admirables dessins d’anatomie qu’il nous a laissés, et dont il était si fier, étaient à ses yeux des documents scientifiques, visant à la connaissance et non à la beauté, et qui avaient nécessité de pénibles dissections : « Pour acquérir une connaissance juste et compète de l’anatomie, j’ai disséqué plus de dix cadavres […] Un seul cadavre ne durait pas assez longtemps ; il fallait procéder avec plusieurs, par degrés, pour arriver à une connaissance complète […] Malgré tout ton amour pour ces recherches, tu peux en être éloigné par la nausée ; si elle ne t’en éloigne pas, par la peur de passer des heures de la nuit en compagnie de ces cadavres découpés, écorchés et horribles » (La Peinture, prés. A. Chastel, 1964, p. 132). Et Léonard reconnaît lui-même qu’une recherche aussi poussée dans la connaissance de l’anatomie du corps humain n’est nullement nécessaire au peintre, qu’elle peut même être un obstacle à la grâce de la représentation : « Prends soin que l’excessive connaissance des os, tendons et muscles ne fasse pas de toi un maître ligneux, lorsque tu voudras que tes nus soient trop démonstratifs » (ibid. p. 133). Léonard condamne encore les mauvais peintres qui font leurs nus trop musclés, et les muscles trop contractés, si bien que les corps finissent par ressembler « à des sacs de noix » (ibid, p. 79). Instrument de connaissance, l’image – dessin ou peinture – n’est jamais pour Léonard l’expression d’une subjectivité, mais un schéma démonstratif qui met en évidence la structure de la chose même. La peinture est ainsi un art spéculatif, et le peintre ne saurait avoir de meilleur maître que le miroir, pour son exactitude et son objectivité : « L’esprit du peintre doit se faire semblable à un miroir, qui adopte toujours la couleur de ce qu’il regarde [le miroir ne réfléchit pas, il « regarde »], et se remplit d’autant d’images qu’il a d’objets devant lui » (ibid. p. 43). « Pour voir si ta peinture est dans l’ensemble conforme à la chose que tu représentes, prends un miroir et fais s’y refléter le modèle, et compare ce reflet avec ta peinture, et examine bien, sur toute la surface, si les deux images de l’objet se ressemblent. On doit prendre le miroir pour maître, car sur sa surface les choses offrent beaucoup de points communs avec une peinture » (ibid. p. 73). C’est ainsi que, de tous les arts, la peinture est le plus spéculatif, le peintre peignant tout autant avec son intelligence qu’avec ses sens : à l’inverse du sculpteur tout couvert de la poussière du marbre, travailleur de force qui façonne une matière dure et résistante, le peintre, dans le silence de l’atelier, compose avec délicatesse et science une représentation plus exacte de la nature : « Le sculpteur fait ses œuvres avec plus d’efforts physiques que le peintre ; et le peintre les siennes avec plus d’efforts intellectuels. Cela se démontre, car le sculpteur doit, en produisant son ouvrage, faire un effort manuel, frappant pour enlever le superflu du marbre […] ce qui exige un exercice tout mécanique, s’accompagnant souvent de beaucoup de sueur qui se mêle à la poussière et devient une croûte de boue […] Avec le peintre, c’est tout le contraire, car il est assis très à l’aise devant son œuvre, bien vêtu, agitant un pinceau léger avec des couleurs très agréables et il est paré de vêtements à son goût, et son logement est propre et rempli de belles peintures, et souvent il se fait accompagner par la musique ou la lecture d’œuvres belles et variées, qu’il écoute avec beaucoup de plaisir, sans être gêné par le bruit des marteaux ou par d’autres fracas » (L. Fallay d’Este, Paragone, p. 74).
            Toutefois, si la peinture est science, elle est science du visible, non de l’invisible ni de l’intelligible. Pour progresser dans son art, le peintre doit percer les secrets de la nature. Dans un texte extraordinaire, Léonard, curieux de savoir, se représente à l’inverse du délivré de la caverne platonicienne qui s’évade du visible pour s’élever vers l’intelligible : c’est au contraire à l’intérieur de la caverne, dans le labyrinthe de la nature, du monde de l’expérience et des phénomènes, que la quête de Léonard conduit : « Poussé par mon ardent désir, impatient de voir l’immensité des formes étranges et variées qu’élabore l’artiste Nature, j’errais quelque temps parmi les sombres rochers ; je parvins au seuil d’une grande caverne, devant laquelle je restais un moment frappé de stupeur, en présence d’une chose inconnue. Je pliai mes reins en arc, appuyai la main gauche sur le genou, et de la droite je fis écran à mes sourcils baissés et rapprochés ; et je me penchai d’un côté et d’autre plusieurs fois pour voir si je pouvais discerner quelque chose ; mais la grande obscurité qui y régnait ne me le permit pas. Au bout d’un moment, deux sentiments m’envahirent : peur et désir, peur de la grotte obscure et menaçante, désir de voir si elle n’enferme pas quelque merveille extraordinaire » (La Peinture, prés. A. Chastel, 1964, p. 159).
            Cette Nature, dont le peintre brûle de connaître les arcanes, n’est nullement le règne platonicien de la Forme, ou plutôt de son ombre projetée sur le plan du devenir, mais bien au contraire le règne aristotélicien de la force créatrice, de la puissance qui anime intérieurement les êtres vivants et les conduit jusqu’à la plénitude de la maturité. Nature dynamique, en constante métamorphose, en perpétuel engendrement de créatures nouvelles. Théâtre de la génération (dessin du fœtus dans le ventre anatomisé de la mère) comme de la corruption (fascination de Léonard pour les récits de catastrophe, par exemple celui du Déluge, dont il tente une description physique et météorologique détaillée et précise : La Peinture, prés. A. Chastel, 1964, p. 61-64). Sur un dessin commenté par Kenneth Clark, Léonard a représenté un vieillard barbu, un autoportrait sans doute, le front appuyé sur la main gauche, qui regarde en méditant des volutes et les tourbillons de l’eau, juxtaposés aux tresses d’une chevelure de femme (Clark, p. 310). Ainsi le Sage médite-t-il la force destructrice de l’eau, qui emporte tout sur son passage, ou bien au contraire le tourbillon primitif duquel naissent les formes vivantes. La peinture, miroir fidèle de la Nature, doit représenter le secret de cette naissance et de cette mort toujours recommencées. Aussi doit-elle donner à voir la formation plutôt que la forme, la genèse de la créature plutôt que le type invariable auquel se rapporte l’espèce.
            L’image n’apparaît jamais, sur le tableau de Léonard, dans sa pleine évidence, dans sa forme définitive, mais en train de faire son apparition, émergeant des ténèbres et se risquant à la lumière. Elle est en cela conforme à la théorie optique professée par Léonard, théorie sans doute confuse mais à laquelle il consacre de nombreux développements, influencés par le matérialisme antique et tout particulièrement le livre IV du De rerum natura de Lucrèce : l’image se forme au confluent de nombreux flux lumineux qui transportent les espèces, ou représentations lumineuses des choses qui les émettent, aussi lointaines soient-elle (tels les corps célestes), et viennent s’agréger, passant par le trou de la pupille, dans la chair transparente du cristallin, en lequel se concentre la faculté visuelle (virtù visiva) : « Les images de notre hémisphère entrent et passent avec tous les corps célestes par le point naturel de la pupille où elles se fondent et se superposent en se pénétrant et se traversant l’une l’autre ; et là, les images de la lune à l’orient et du soleil à l’occident s’unifient et se fondent à ce point naturel avec notre globe » (La Peinture, prés. A. Chastel, 1964, p. 41) ; « L’air est plein d’une infinité de lignes droites et rayonnantes qui se coupent et se croisent sans se chasser l’une l’autre, et qui reproduisent sur tout ce qu’elles rencontrent la vraie forme de leur cause » (ibid. p. 97) ; « Tous les objets ont leurs images et ressemblances projetées et mêlées ensemble à travers l’étendue entière de l’atmosphère environnante. L’image de chaque point de leur surface matérielle existe en chaque point de l’atmosphère, et toutes les images des objets sont dans tous les points de l’atmosphère » (Carnets, « Tel », I, p. 396). Une telle théorie ne favorise pas une interprétation géométrique, sur le modèle de la construction légitime d’Alberti, du champ du visible : le phénomène visible n’est pas rigoureusement limité par un système linéaire, il est au contraire un agrégat lumineux, une condensation de la couleur et du reflet aux contours flottants qui se perdent imperceptiblement dans l’atmosphère qui l’enveloppe. A la perspective géométrique mise en avant dans le De Pictura d’Alberti, Léonard oppose une perspective dite « atmosphérique », l’objet flottant alors dans le milieu qui diffuse sa lumière. De très nombreux fragments des Carnets sont consacrés aux effets de réverbération de la perspective atmosphérique : selon ce principe, l’éloignement des objets ne se mesure pas à la diminution de leur grandeur apparente, mais au fait qu’ils se colorent de l’air qui flotte entre l’objet et le sujet qui l’observe, cette brume aérienne blanchissant, ou bleuissant les lointains dans un milieu lumineux qui n’est donc pas pure transparence (comme chez Alberti ou Piero), mais qui a une consistance propre, une densité qui finit par noyer, quand la distance est suffisamment grande, le phénomène (c’est pourquoi Léonard nomme parfois la perspective atmosphérique « perspective d’effacement » : La Peinture, prés. A. Chastel, 1964, p. 102) : « Tu sais que dans une telle atmosphère, les objets les plus distants qu’on y discerne, comme par exemple les montagnes, paraissent, à cause de la grande quantité d’air qui se trouve entre ces montagnes et ton œil, bleues presque comme la couleur de l’air quand le soleil se lève » (ibid., p. 110) ; « O peintre, quand tu figures des montagnes, aie soin que de colline en colline, les bases soient toujours plus pâles que les sommets ; plus tu accentues leur éloignement, plus tu les feras pâles » (Carnets, « Tel », II, 239) ; « Il est une sorte de perspective que j’appelle aérienne, parce que les différences de l’atmosphère permettent d’évaluer les distances de divers édifices […] Les choses les plus lointaines telles les montagnes, en raison de la grande quantité d’atmosphère interposée entre ton œil et elles, te sembleront azurées, presque de la couleur de l’atmosphère quand le soleil est à l’orient. Tu donneras donc sa couleur naturelle à l’édifice le plus rapproché au-dessus du mur ; et le plus distant sera moins profilé et plus azuré ; et tel autre que tu voudras montrer au double de la distance, fais-le d’un bleu deux fois plus profond ; et celui dont tu veux qu’il semble cinq fois plus loin, cinq fois aussi bleu » (Carnets, « Tel », II, 253) ; « Comme tu peux concevoir que la plus ou moins grande quantité d’air interposée entre l’objet et l’œil fait qu’à celui-ci les contours semblent plus ou moins imprécis, tu figureras graduellement la perte de netteté de ces corps à proportion de la distance qui les sépare de l’œil du spectateur » (Carnets, « Tel », II, 304). Flottant dans l’atmosphère lumineuse qui l’enveloppe, le phénomène visible émerge encore de l’ombre qui évoque le « relief (rilievo) ». Léonard invente un nouvel espace de vision qu’ignorait la peinture depuis le réalisme mystique de Giotto, le fondateur de la « manière latine ». Chez Giotto, et à sa suite chez presque tous les peintres du Quattrocento (Angelico, Piero et même encore Sandro Botticelli, contemporain de Léonard), la lumière est totale et la part de l’ombre nulle : vision solaire de la plus haute visibilité qui dessine impeccablement les contours d’une nature transfigurée par la bénédiction de son Créateur. Chez Léonard au contraire, il n’y a pas de lumière sans ombre, la lumière devient un phénomène relatif et non plus absolu, elle ne rayonne qu’en triomphant de l’ombre qui la cerne, et cette dépendance la rend inférieure aux ténèbres qui sont capables, de leur côté, d’éteindre toute lumière : « L’ombre est de la nature de l’obscurité ; la lumière est de la nature de la splendeur. L’une cache, l’autre révèle. Elles sont toujours jointes aux corps, et l’ombre est plus puissante que la lumière, car elle peut interdire absolument la lumière et en priver les corps entièrement, alors que la lumière ne peut jamais chasser toute ombre des corps, du moins des corps opaques » (La Peinture, prés. A. Chastel, 1964, p. 91). Le lieu dans lequel la lumière se noie imperceptiblement dans l’ombre ne saurait être représenté par une ligne qui cernerait trop durement le contour, mais par une zone intermédiaire et indécise au sein de laquelle la forme fait son apparition : « Les ombres que tu vois difficilement et dont tu ne saurais distinguer les termes – mais que tu saisis et reproduis dans ton œuvre avec quelque hésitation de jugement – tu ne devras point les représenter terminées ou nettement définies, car ton œuvre serait d’apparence ligneuse » (Carnets, « Tel », II, 236). C’est ainsi que la lumière véritable n’est pas, selon Léonard, la lumière intense qui baigne la nature transfigurée de Giotto ou de Piero, mais une pénombre douce qui auréole les figures qui s’y trouvent plongées et leur confère ainsi la grâce d’une apparition : « Un haut degré de grâce est conféré par l’ombre et la lumière aux visages de ceux qui sont assis sur le seuil des demeures obscures et tels que les yeux de l’observateur voient la partie sombre du visage envahie par l’ombre de cette demeure et la partie éclairée avivée par l’éclat de l’air » (La Peinture, prés. A. Chastel, 1964, p. 160) ; « Quand tu veux faire le portrait de quelqu’un, fais-le par mauvais temps ou vers le soir […] Observe dans les rues, quand le soir tombe par mauvais temps, les visages des hommes et des femmes, quelle grâce et délicatesse s’y remarque […] Peins ton tableau vers la tombée du soir quand il fait nuageux ou brumeux, et cette atmosphère sera parfaite » (ibid., p. 168). C’est ainsi que la figure léonardienne, dont l’apparition angélique est comme la quintessence, est perpétuellement en train de faire son apparition, émergence de la lumière depuis les ténèbres qui l’enveloppent, éternisée sur le tableau. Contribue à cet effet de flou la chevelure dénouée qui entoure le mystère du visage d’ondes liquides au sein desquelles il semble prendre forme : « Fais donc à tes figures des cheveux qu’un vent invisible fait jouer autour des visages juvéniles, orne-les avec grâce de boucles variées, et n’imitent pas ceux qui les enduisent de colle et donnent aux visages l’air vitrifié » (ibid., p. 76). L’accent mis sur le drapé qui entoure de ses volutes le corps dansant, à l’imitation de la statuaire antique qui enveloppe le nu d’un léger voile qui le magnifie en le dissimulant, et bien qu’il s’agisse d’une technique traditionnelle pratiquée dans les ateliers, relève de la même poétique de l’apparaître et de l’indécis : « Imite autant que possible les Grecs et les Latins dans leur manière de montrer les membres quand le vent presse les draps contre eux » (ibid., p. 150) ; il évoque ailleurs « les nymphes et les anges que l’on représente vêtus de tissus fins, pressés et moulés par le souffle du vent contre les membres de ces figures » (ibid., p. 178). Et Léonard de critiquer le graphisme gothique, et le jeu complexe des plis représentés pour eux-mêmes, et non pour le corps qu’ils recouvrent en le suggérant : « La draperie doit être arrangée de manière à ne pas sembler inhabitée, c'est-à-dire qu’elle ne paraisse pas être un amas de draps déposés par le porteur, comme cela se voit chez plusieurs peintres tellement amoureux des assemblages divers de plis de toute sorte qu’ils en remplissent tout un personnage, oubliant le but pour lequel le drap est fait, qui est d’habiller et d’entourer avec grâce les membres qui les portent » (ibid., p. 179). Enveloppée dans l’atmosphère lumineuse qui la baigne, émergeant de l’ombre qui la cerne, auréolée d’une chevelure en volutes et recouverte d’un voile flottant qui danse à chacun de ses pas, la figure léonardienne est ainsi inséparable du milieu au sein duquel elle fait une prodigieuse apparition.
            De même que dans la nature toute créature naît, s’épanouit, se flétrit puis meurt et disparaît de la scène du visible, de même sur les tableaux de Léonard de Vinci les créatures incertaines qui les hantent semblent en train de naître, surgies de l’ombre par le mystère d’une perpétuelle mise au monde. Léonard n’observe pas le modèle, il le voit apparaître (ces images sont en effet des « visions ») au sein de la nébuleuse dont il est issu. Tel est bien le sens des célèbres conseils donnés à l’apprenti pour l’aider à renouveler son ingegno et stimuler son imagination : « Si tu regardes des murs souillés de beaucoup de taches, ou faits de pierres multicolores, avec l’idée d’imaginer quelque scène, tu y trouveras l’analogie de paysages au décor de montagnes, rivières, rochers, arbres, plaines, larges vallées et collines de toute sorte. Tu pourras y voir aussi des batailles et des figures aux gestes vifs et d’étranges visages et costumes et une infinité de choses que tu pourras ramener à une forme nette et compléter. Et il en va de ces murs et couleurs comme du son des cloches : dans leurs battements tu trouveras tous les sons et les mots que tu voudras imaginer » (ibid., p. 196). Mieux encore : la réalisation même de l’œuvre reproduit la scénographie de cette apparition : Léonard conseille en effet de faire d’abord une sorte d’esquisse informe dans laquelle apparaîtront graduellement les figures que l’imagination du peintre convoquera, nées de la nébuleuse, tache ou nuage, de l’origine : « Dispose, peintre, les membres de tes figures en gros, et veille d’abord à ce que les mouvements soient appropriés à l’état d’esprit des êtres qui occupent ta composition, et ensuite seulement à la beauté et à la qualité de leur détail. Car tu dois comprendre que, si cette esquisse informe (componimento inculto) finit par s’accorder avec ton idée, elle le fera d’autant mieux qu’elle sera relevée de la perfection due à toutes ses parties. J’ai pu voir dans les nuages et les murs des taches qui m’ont stimulé à de belles inventions de différents sujets ; et ces taches, bien qu’elles aient été en soi absolument dépourvues de perfection pour chaque partie, en manquaient pas de perfection dans les mouvements ou autres effets » (ibid., p. 197).
            Maître des apparitions, magicien qui sait l’art de donner à voir les anges flottants dans l’atmosphère indécise, le peintre selon Léonard est une sorte de démiurge dont le pouvoir créateur ressemble à celui de Dieu lui-même, et qui emprunte à la nature son secret, l’art d’engendrer des formes toujours nouvelles et de les épanouir dans la lumière : « Le peintre discute et rivalise avec la nature » (ibid., p. 42) ; « Si le peintre veut voir des beautés capables de lui inspirer l’amour, il a la faculté de les créer, et s’il veut voir des choses monstrueuses qui font peur, ou bouffonnes pour faire rire, ou encore propres à inspirer de la pitié, il est leur maître et leur dieu ; et s’il veut créer des paysages, des déserts, des lieux d’ombre et de frais pendant les chaleurs, il  les représente ; et de même des lieux chauds par mauvais temps. S’il veut des vallées, s’il veut des hautes cimes de montagnes découvrir de grandes étendues, et s’il veut ensuite voir l’horizon de la mer, il en a la puissance. Et si du fond des vallées il veut apercevoir de hautes montagnes, ou de hautes montagnes des vallées basses ou les côtes, ce qu’il y a dans l’univers par essence, présence ou fiction (per esentia, presentia o imaginazione), il l’a, dans l’esprit d’abord, puis dans les mains. Et celles-ci ont une telle vertu qu’elles engendrent à un moment donné une harmonie de proportions embrassée par le regard comme la réalité même » (ibid. p. 44) » ; « Le caractère divin de la peinture fait que l’esprit du peintre se transforme en une image de l’esprit de Dieu ; car il s’adonne avec une libre puissance à la création d’espèces diverses : animaux de toutes sortes, plantes, fruits, paysages, campagnes, écroulements de montagnes, lieux de crainte et d’épouvante qui terrifient le spectateur, ou encore des lieux charmants, suaves et plaisants, des champs fleuris multicolores, balayés en ondes suaves par des brises suaves, regardant fuir les vents, des rivières qui descendent avec la fougue de grands déluges du  haut des montagnes en entraînant des arbres déracinés pêle-mêle avec des rochers, des racines, de la terre, de l’écume, et bousculant tout ce qui s’oppose à leur écoulement » (ibid., p. 45). Tel le Dieu créateur qui anéantira son œuvre le jour de l’Apocalypse, le peintre peut tout autant faire naître un univers et le détruire dans un déluge universel.

 


NOTES

1- « A l’époque où vivait Léonard, l’Eglise permettait la libre expression d’opinions beaucoup plus dangereuses et plus directement subversives que les siennes. Les institutions religieuses furent pleinement au courant de ses recherches scientifiques. Il fait ses dissections dans des hôpitaux religieux tels que Sainte-Marie-Nouvelle à Florence » (Clark, p. 308).

2- Octobre 1517 : fête donnée par le roi, en l’honneur de sa sœur, au château d’Argenton.