Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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ANTIQUITE

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1- Naissance de la critique d'art

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3- Perspective

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5- Ficin

6- Pic

7- Léonard

8- Michel-Ange

9- Vasari

PHILOSOPHIE MODERNE

PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

 

Mis en ligne le 29 octobre 2007



Michel-Ange et le néoplatonisme

            En 1939, Erwin Panofsky publie les Essais d’iconologie, dont les deux derniers, et surtout le dernier, chapitres, intéressent directement notre cours de cette année : « Le mouvement néoplatonicien à Florence et en Italie du Nord » et : « Le mouvement néoplatonicien et Michel-Ange ». Ce texte déjà ancien a nourri les spéculations des historiens de l’art et des idées sur les affinités qui relient la philosophie néoplatonicienne de la Florence des Médicis au Quattrocento et l’œuvre de Michel-Ange. Il n’est certes pas le premier à poser cette thèse, mais elle avait été surtout développée au sujet de l’œuvre poétique, en laquelle les réminiscences néoplatoniciennes sont incontestables, et assez peu au sujet de l’œuvre peint ou sculpté. C’est en ce sens qu’on peut dire que le texte de Panofsky est pionnier. Dans cet essai d’une soixantaine de pages, une lacune étonne : il n’est nulle part question ni du plafond de la Sixtine, ni du mur oriental où se trouve le Jugement dernier. C’est que l’interprétation néoplatonicienne de ces œuvres avait déjà été développée par le grand spécialiste de Michel-Ange, Charles de Tolnay, dans un article publié en 1936 (1). Nous lirons d’abord l’article de Panofsky, en raison de son importance dans l’histoire de l’interprétation des œuvres d’art, et nous analyserons ensuite, dans la prochaine leçon, les réminiscences néoplatoniciennes des fresques de la Sixtine.
            Panofsky ouvre son essai par quelques remarques générales sur le style de Michel-Ange. A l’inverse de la statuaire maniériste (Benvenuto Cellini ou Jean de Bologne), qui adopte la forme de la figura serpentinata (ainsi nommée par Lomazzo, théoricien maniériste qui publie en 1590 l’Idea del Tempio della pittura), invitant ainsi le spectateur à tourner autour de l’œuvre (ce que Panofsky nomme une « vue tournante »), les statues de Michel-Ange, souvent adossées à un mur, adoptent un point de vue frontal, qui immobilise les formes et tend à leur donner une dimension monumentale, sinon colossale. Pourtant cette rigidité formelle est contredite par les distorsions brutales que Michel-Ange impose à ces figures qui ignorent le repos et semblent s’efforcer, par quelque rétablissement plus qu’humain, d’échapper à ce carcer terreno qu’évoque l’un des sonnets, cette prison terrestre du corps dont l’esprit cherche passionnément à s’évader. Et Panofsky de reconnaître (en note, p. 261 n. 1, et en citant Morey) en ce tourment qui torture intérieurement les titans de Michel-Ange la contradiction qui était déjà au cœur de la foi inquiète de Savonarole, entre le christianisme d’une part, et le culte de l’antiquité païenne d’autre part.
            Il est vrai que les sculptures de Michel-Ange fixent le spectateur face à elles, et ne peuvent guère être considérées que d’un point de vue et d’un seul : c’est le cas des quatre Pietà (celle de Saint-Pierre — 1498-99 — mais aussi celles des dernières années — 1550-1564 — les Pietà du Dôme, Palestrina et Rondanini) ; c’est encore vrai pour les Madones, Madone de Bruges (1501-1504) et Madone Médicis (1521-1534) ; c’est toujours vrai des Esclaves, du Moïse, des statues pour les tombeaux des Médicis, du génie de la Victoire (1532-34). La règle est pourtant transgressée par deux fois : le David, que Michel-Ange souhaitait voir érigé à l’entrée du Palazzo Vecchio (ce qui fut fait) et du Bacchus (le petit faune invitant même à une vue tournante), qui fut conçu pour être placé dans le jardin du banquier Jacopo Galli, où il avait rassemblé une collection d’antiques (2). Il semble donc que lorsqu’une statue est destinée à être située en plein-air, la règle du point de vue frontal n’est plus respectée ; en revanche, quand une statue est située dans une architecture intérieure, et intégrée à elle, alors la règle est vérifiée. Il reste que la massive présence, immobile et puissante, des œuvres sculptées de Michel-Ange s’oppose délibérément à la spirale dynamique de la sculpture maniériste.
            On a souvent reproché à Michel-Ange de ne savoir peindre que comme un sculpteur : les figures de la Sixtine sont, paraît-il, des statues peintes dont le relief se dégage puissamment. Mais on pourrait dire encore que Michel-Ange sculptait comme un peintre. Dans la querelle qui oppose au début du XVIe siècle peintres et sculpteurs (le paragone), les sculpteurs, Benvenuto Cellini plus particulièrement, avancent l’idée qu’un tableau ne peut être vu que d’un point et d’un seul (ce qui est rigoureusement exact depuis l’introduction de la perspective dans le tableau), tandis qu’une sculpture peut être considérée d’une infinité de points de vue. Dans la vie de Giorgione (éd. Chastel, V, 60-63), Vasari raconte (anecdote apocryphe, Giorgione n’ayant que dix ans quand Verrocchio achevait le Colleone) la rivalité qui opposait le sculpteur Andrea Verrocchio, à l’époque où il exécutait le Colleone, au jeune peintre vénitien : « Verrocchio soutenait que la sculpture, en raison des multiples points de vue offerts quand on en fait le tour, qui permettent de montrer les différents aspects d’une seule figure, était supérieure à la peinture qui, d’une figure, ne montre qu’un seul côté. Giorgione avait un avis différent : dans une peinture, d’après lui, on pouvait voir d’un seul coup d’œil, sans avoir à en faire le tour, toutes les vues qu’offrent les divers gestes d’un homme ; ce que ne peut réaliser la sculpture, à moins que l’on ne change de position et d’angle de vue, et alors ce n’est plus d’un seul regard qu’on la voit [...] Pour le montrer, Giorgione peignit un nu vu de dos ; à ses pieds une source très limpide reflétait le devant du corps. D’un côté, la légère cuirasse d’aspect poli dont il s’était dépouillé, si brillante que tout s’y reflétait, renvoyait le profil gauche. De l’autre côté, dans un miroir, on voyait l’autre profil. » (V, 62-63). Michel-Ange réussit pour ainsi dire la prouesse inverse : ses statues sont comme des peintures et ne peuvent être considérées que d’un point de vue et d’un seul. En 1549, dans une lettre à Benedetto Varchi, président de l’Académie de dessin de Florence, Michel-Ange affirme la supériorité de la sculpture sur la peinture, semblable à celle du soleil sur la lune. La sculpture est le modèle de la peinture (« Je crois  que la peinture doit être tenue pour d’autant meilleure qu’elle se rapproche davantage de la sculpture, et la sculpture d’autant plus mauvaise qu’elle se rapproche de la peinture. C’est pourquoi il m’a toujours semblé que la sculpture était le flambeau de la peinture ») (3). Peinture comme sculpture sont aux yeux de Michel-Ange des arts mimétiques, qui doivent susciter l’illusion d’une présence, l’apparition colossale d’une majesté, qui ne peut être que celle du corps humain, façonné à l’image de Dieu. D’où son peu de goût pour le pittoresque du détail et l’enchantement des couleurs cultivés par les Flamands, que Michel-Ange connaissait bien, les banquiers de Florence étant en rapport avec les marchands de Bruges, comme en témoigne, par exemple, l’acquisition par les Portinari du triptyque de L’Adoration des bergers par Hugo van der Goes, aujourd’hui au musée des Offices. Dans le premier des dialogues de François de Hollande, Michel-Ange se lance, en présence de Vittoria Colonna, dans une violente diatribe contre la joliesse attendrissante et la sentimentalité de la peinture flamande :
            « La peinture flamande procure généralement à un dévot, quel qu’il soit, plus de satisfaction que la peinture italienne ; cette dernière ne lui arrachera pas une larme, alors que celle des Flandres lui en fera verser en abondance, et ce, non en vertu de la vigueur ou bonté de cette peinture mais de la bonté de ce même dévot. Elle doit plaire beaucoup aux femmes, en particulier aux femmes très âgées, ou très jeunes, et de la même manière aux moines, aux religieuses et à quelque gentilhomme dénué du sens musical de la véritable harmonie.
            On peint dans les Flandres, justement pour tromper la vue, des choses plaisantes pleines d’agrément ou des choses dont on ne puisse parler en mal, comme des saints ou des prophètes. Cette peinture se compose de draperies, de masures, verdures champêtres, ombres d’arbres, ponts et ruisseaux, ce qu’ils appellent paysage, avec quelques figurines çà et là. »
            Et tout ceci qui passe pour bon aux yeux de certains est en réalité sans art ni raison, sans symétrie ni proportion, sans choix ni discernement, ni dessin, en un mot sans substance et sans nerf.
            En soumettant la peinture à la sculpture, Michel-Ange refuse le pittoresque et la séduction du pictural, et ne reconnaît d’autre but à l’art que l’unique représentation du corps humain, expression de l’élan de l’âme vers son créateur, en ce lieu où se joue le mystère de sa Rédemption. C’est ce qui explique le mépris de Michel-Ange pour le genre, nécessairement pittoresque selon lui, du paysage. Aussi, ses personnages sont-ils des types plutôt que des individus ni des portraits (le visage évoque souvent l’anonymat du masque), des figures universelles, presque des emblèmes, de cette soif de l’éternité qui dévore la créature humaine. Le corps humain est ainsi pour Michel-Ange un visible que travaille l’invisible, le théâtre métaphysique de l’arrachement à soi et du désir de Dieu. L’anatomie des titans de Michel-Ange est théologique bien plus que scientifique, musculatures fantastiques qui disent les tourments de l’âme et non l’architecture simplement physiologique du corps. A cette anatomie théologique, s’oppose l’anatomie véritablement scientifique, fondée sur une observation méticuleuse, des célèbres dessins de Léonard (qui se disait avec fierté pittore anatomista).
            En outre, la sculpture est un travail de force et pénible, tandis que la peinture exige beaucoup moins d’efforts physiques : « Par sculpture, j’entends celle qui se fait en taillant dans la masse, car celle qui se fait en modelant est semblable à la peinture. » (lettre à Varchi) (4). L’œuvre sculptée doit être comme arrachée à la matière qui la retient prisonnière, comme l’âme elle-même doit s’arracher à la prison du corps où elle est, en cette vie, ensevelie. Dans cette lettre, Michel-Ange s’oppose implicitement (il fait même une allusion transparente) à Léonard de Vinci (5), qui affirmait la supériorité de la peinture, cosa mentale et art tout intellectuel, sur la sculpture, qui exige une dépense physique digne d’un travailleur de force bien davantage que d’un virtuose dans les arts libéraux. Pour Michel-Ange, c’est inversement ce corps à corps avec le marbre qui fait la grandeur et la noblesse de la sculpture. Le sculpteur se bat avec le marbre comme l’âme se bat avec le corps, pour faire naître la forme dont la beauté seule est digne de paraître devant Dieu. Les statues de Michel-Ange cherchent toujours à donner un sentiment de puissance et d’autorité : ce sont elles qui assignent le spectateur au lieu depuis lequel elles doivent être admirées, et non l’inverse, et ne lui laissent ainsi nullement la liberté de déplacer le point de vue.
            Panofsky étudie ensuite successivement le tombeau de Jules II puis la chapelle des Médicis, deux œuvres où, selon lui, « le symbolisme néoplatonicien se manifeste avec une particulière évidence » (266). Parce qu’il s’agit de deux monuments funéraires, Panofsky se livre en premier lieu à une histoire sommaire de cet art. Il y reviendra lors d’une série de conférences prononcées à New York en 1956, qui donnera lieu en 1992 à l’ouvrage Tomb Sculpture, traduit en français en 1995 chez Flammarion sous le titre La Sculpture funéraire (6). Panofsky rappelle que les tombes égyptiennes sont tournées vers l’avenir, c'est-à-dire vers l’au-delà de la mort, environnant le défunt de tout un matériel qui doit lui permettre d’accomplir son voyage au pays des morts ; en revanche, la tombe grecque de l’époque classique est tournée vers l’en-deçà de la mort, c'est-à-dire vers le passé : mnêma, ou monument commémoratif, la tombe rappelle les scènes glorieuses de la vie du défunt, dignes de survivre dans la mémoire des hommes. Avec l’Antiquité tardive et les premiers siècles du christianisme, la tombe est à nouveau tournée vers l’au-delà, non toutefois comme l’environnement magique des Égyptiens destiné à favoriser le défunt en son ultime voyage, mais comme un acte de foi et d’espérance dans la vie éternelle. Chez les païens comme chez les chrétiens, cette prière pour l’immortalité de l’âme (païens) ou pour la vie éternelle (chrétiens) s’exprime par diverses images sculptées sur le sarcophage, le défunt emporté au ciel par une Victoire (un ange chez les chrétiens), des scènes bachiques ou le rapt de Ganymède, le sommeil éternel de l’éternellement jeune Endymion, l’invulnérable Méléagre, chasseur de monstres, qui ne peut mourir tant du moins que le tison qui brûlait dans le foyer le jour de sa naissance ne sera pas consumé entièrement, ou bien encore Prométhée qui devient immortel à la place du centaure Chiron, immortel lui-même mais qui désire mourir pour mettre fin aux souffrances que provoque en lui la flèche d’Héraklès. Puis, très allusivement, Panofsky évoque les « enfeus », tombes murales du Moyen Age : dans une niche creusée dans le mur, le gisant est représenté allongé sur « un lit de parade », entouré de pleureurs, surmonté de l’image protectrice de la Vierge à l’enfant ; au-dessus de lui, une arcade gothique représente l’ascension de l’âme, tandis qu’à la clé de l’archivolte, un nouveau-né emporté par les anges figure l’ascension de l’âme au ciel. C’est ce modèle qui domine en Italie, même si, au cours du XIVe siècle, on tend à personnaliser la tombe, le visage du défunt devenant un véritable portrait, des Vertus et plus tard des Allégories des Arts libéraux glorifiant son caractère et ses réalisations, auxquelles s’ajoutent, vers 1330, des scènes évoquant des épisodes de la vie du défunt.
            Le tombeau de Jules II fut, on le sait, l’objet de remaniements successifs (1505, 1513, 1516, 1525, 1532, 1542) qui, partant d’un projet grandiose — un véritable mausolée autonome qui aurait été érigé dans la basilique Saint-Pierre — aboutit à une tombe murale plutôt traditionnelle, du moins dans sa disposition. Panofsky retrace avec force détails cette « tragédie de la sépulture », pour reprendre le mot de Condivi, le biographe de Michel-Ange. Curieusement, les références au néoplatonisme n’y sont pas vraiment déterminantes. On peut noter toutefois que le projet initial, de forme pyramidale, était conçu pour représenter l’ascension progressive de la Terre vers le Ciel. Au niveau du sol, des Esclaves alternaient avec des Victoires, sur la plate-forme supérieure se trouvaient quatre statues monumentales : Moïse et (selon Vasari) saint Paul (symbolisant tous deux l’accord de l’AT avec le NT), et deux allégories, l’une de la vie active, l’autre de la vie contemplative. Puis, par une pyramide à degrés, on accédait à une seconde plate-forme où se trouvait l’effigie du pape, entre la Terre attristée et le Ciel joyeux. Le sarcophage, se trouvait dans une salle elliptique, à l’intérieur du mausolée. Dans les projets ultérieurs, apparaissent une Madone à l’enfant, figure protectrice qui demeurera dans la réalisation finale, une Sibylle et un Prophète, tandis que la vie active devient Lia et la vie contemplative Rachel.
            L’interprétation du tombeau de Jules II reste ambiguë, puisqu’elle peut être lue à la fois comme un édifice théologique et comme un monument élevé à la gloire personnelle du défunt. C’est ainsi que, selon Vasari, les Esclaves auraient symbolisé « les provinces subjuguées par ce Pontife et assujetties à l’Église catholique », ou bien que selon Condivi, ils auraient personnifiés les arts libéraux et les techniques (peinture, sculpture, architecture), pour glorifier le mécénat du pape défunt. Rien de bien religieux dans ce souci très terrestre de la Renommée. Pourtant, les Esclaves sont susceptibles d’une autre interprétation : il sont l’image de l’âme tourmentée par son incarcération corporelle, et qui s’efforce de s’arracher au corps mortel pour ressusciter dans la vie éternelle. C’est ainsi que l’Esclave mourant, dont on a souvent remarqué qu’il ne semble nullement mourant (7), mais plutôt s’éveillant, peut être compris comme l’image de la résurrection de la chair (les païens n’ont jamais pensé que l’immortalité de l’âme), dans la parfaite beauté d’un corps régénéré, purifié du premier péché et renaissant dans la gloire. L’artiste montre ainsi aux yeux des mortels ce qui paraîtra quand le ciel de l’Apocalypse se déchirera et que toute créature humaine retrouvera la forme divine de son origine. Dans les tombeaux médiévaux, du moins dans l’Europe du Nord du XVe siècle (et c’est pourquoi Panofsky les passe ici sous silence, cette disposition n’ayant pas été pratiquée en Italie), le gisant, horrible et dévoré par les vers, est représenté sur la plate-forme inférieure ; mais, sur la plate-forme supérieure, le corps ressuscité est représenté en prière (on le suppose alors abîmé dans la vision béatifique), dans son éternelle beauté et intégrité. On peut alors dire que ces deux moments sont pour ainsi dire rassemblés en un seul dans les figures des Esclaves : ni morts, ni ressuscités, ces corps magnifiques sont en voie de résurrection. De même que les ressuscités du Jugement dernier, d’abord squelettes, puis se couvrant progressivement de chair, retrouvent progressivement la forme radieuse de leur origine et paraissent enfin devant le Christ justicier, les Esclaves, s’éveillant ou ressuscitant, émergent de la caverne de la mort et semblent s’élever dans l’éternité. On a remarqué depuis longtemps, aux pieds de l’Esclave mourant, l’ébauche d’un singe. Si l’on s’en tient à l’interprétation de Condivi (qui a toutefois la caution de Michel-Ange lui-même), on aurait donc ici une allégorie, traditionnelle, de la peinture, scimmia della natura. Rien pourtant dans l’étrange pose de l’Esclave ne suggère l’art du peintre. On peut donc penser, avec Charles de Tolnay repris ici par Panofsky, que le singe est plutôt ici l’image d’une vie infra-humaine, symbole de la bestialité où se trouvait confinée l’humanité avant la venue du Christ (8) : « Le singe servait à symboliser tout ce qui en l’homme reste en deçà de l’homme : lubricité, concupiscence, gloutonnerie, impudeur au sens le plus étendu qui se puisse » (279). L’Esclave représenterait en ce sens la vie régénérée par la mort du Christ, et s’éveillant dans la gloire de la vie éternelle. A la façon d’un prisonnier qui sortirait d’une caverne, le corps de la créature retrouve la forme radieuse qui est la sienne, ensevelie par des millénaires de bestialité et de péché. La tombe païenne n’évoquait que l’immortalité de l’âme ; la tombe chrétienne représente la résurrection non de l’âme seule, mais de l’union substantielle de l’âme et du corps. On peut ainsi distinguer divers niveaux dans le chemin qui conduit à la résurrection : le Singe et la vie bestiale, l’Esclave et la vie encore sommeillante mais appelée à la résurrection, enfin la Victoire et la vie élevée dans la gloire
            Cette interprétation était certainement présente dans l’esprit des contemporains. Les figures des Esclaves n’ayant pas été retenues dans le projet définitif, laissées pour la plupart inachevées par l’artiste, ont été intégrées en 1585 dans une grotte artificielle située dans les jardins Boboli, et conçue par l’architecte Buontalenti. C’est seulement au XIXe siècle qu’elles furent remplacées par des copies, les originaux, avec le David, étant alors mis en sécurité au musée de l’Académie. Intégrés aux alluvions savamment artificielles de la grotte maniériste, les Esclaves semblent naître de la pierre, émerger difficilement du règne minéral pour se hisser dans le règne animal et, tourmentés, renaître enfin dans le règne de l’Esprit. Francesco Bocchi, auteur en 1591 d’un guide de Florence intitulé Le Bellezze della Città di Firenze, décrit ainsi l’effet produit :
           « On a placé en ce lieu quatre statues de marbre faites par Buonarotti pour le tombeau de Jules II, non sans une arrière-pensée fine et charmante. Un merveilleux métier aux étonnantes ressources les a simplement dégrossies, mais ces figures ont l’air de vouloir sortir du marbre pour échapper à l’amoncellement qui les surplombe ; on pense aux fables des poètes, où, la race des hommes ayant disparue avec le Déluge, Deucalion en fit surgir des pierres et restaura ainsi le monde.
            Les praticiens sont stupéfaits et les connaisseurs interdits qu’un homme ait su avec le ciseau à la main et avec la gradine faire surgir du bloc la forme grossière du corps humain ; tout inachevés qu’ils sont, ils n’ont rien de confus, ils ont la vérité de la nature. Et à vrai dire ces statues ont quelque chose de plus prodigieux par cet aspect que si elles étaient achevées ; les meilleurs artistes les regardent avec une admiration plus attentive que si elles avaient reçu la finition complète de Buonarrotti » (9).
            L’allusion aux Métamorphoses d’Ovide tire l’interprétation dans un sens païen. Mais la destination première de ces sculptures pour la tombe du pape appelle une lecture chrétienne, complémentaire de la première tant les deux cultures sont, à la Renaissance, mêlées plutôt qu’opposées (du moins jusqu’au Concile de Trente) : de même qu’après le Déluge de la fable païenne, les hommes, pierres vives, nacquirent des pierres mortes, de même après le feu de l’Apocalypse et le Jugement dernier, les morts ressusciteront dans la gloire de la vie éternelle. Cette réflexion sur les Esclaves, et le texte suggestif de Francesco Bocchi, nous invitent à méditer l’inachèvement, le non finito, de l’art de Michel-Ange : « Ces statues ont quelque chose de plus prodigieux que si elles étaient achevées » (10). Comme le remarque André Chastel, le non finito a chez Michel-Ange « une implication éthique » (FFF, II, 36). Le corps humain dans son état présent est une œuvre inachevée, dépravée et qui ne réalise pas encore la forme qui la fera paraître en acte, et de toute éternité : la création de l’homme, abîmé par le premier péché, ne sera restaurée qu’avec la fin des temps. L’homme est ainsi l’esclave d’un corps grossier qui ne redeviendra lui-même, c'est-à-dire corps glorieux, qu’avec sa transfiguration dans la vie éternelle. Tel est bien le sens en effet du culte de l’Antiquité que Michel-Ange partageait avec son temps, mais qu’il interprétait à sa façon : les artistes païens ont su faire paraître dans la pierre la beauté divine de la créature avant le péché. C’est ainsi qu’Adam, dans la Création d’Adam sur la voûte de la Sixtine, est inspiré des figures des Fleuves de la statuaire antique. Pourtant, cette beauté qui semblait aux Anciens naturelles, est en vérité mystique : elle n’est plus de ce monde que le péché a dépravé, et nous la désirons passionnément comme nous désirons retrouver notre vraie patrie. La grotte de Buontalenti est d’inspiration néoplatonicienne, et le prisonnier de la caverne s’arrache difficilement du sommeil minéral pour naître à la vie de l’Esprit. L’art de Léonard n’est pas étranger non plus à la poétique du non finito : mais les formes flottantes semblent alors venir du rêve, comme des visages devinés dans les taches d’humidité sur le mur de l’atelier. La peinture de Léonard est l’image d’un songe qui émerge lentement de l’inconscience ; la sculpture de Michel-Ange est l’image d’une force spirituelle qui s’arrache à la matière, travaillée par le désir de l’éternité.
            De la même façon, la seule des Victoires primitivement prévues pour le tombeau de Jules II qui fut effectivement réalisée, aujourd’hui au Palais de la Seigneurie, incarne le triomphe de la jeunesse sur la vieillesse, de la beauté sur la décrépitude, du désir sur la résignation (le vaincu plie sous une fatalité contre laquelle il n’y a pas lieu de se révolter). L’interprétation peut être à la fois profane et sacrée : certains ont pu reconnaître, selon une ancienne tradition, dans le visage du jeune homme, le portrait de Tommaso de’ Cavalieri, le vaincu figurant alors Michel-Ange terrassé par l’Amour. Mais, comme le disent avec insistance les sonnets, cet Amour est plus sacré encore que profane, et la beauté ne vainc que parce qu’elle est l’image, plongée dans le monde du devenir, de la gloire éternelle de la créature qui resplendit au Paradis. Ainsi la vieillesse du corps débile et mortel est-elle surmontée ici par l’élan de l’âme éternellement jeune qui s’élance dans une pose qui n’est pas sans rappeler celle du Christ ressuscité surgissant du tombeau (11). On se souvient en effet que les Victoires sur les sarcophages de l’Antiquité tardive ou paléochrétienne emportait au ciel l’âme du défunt. Panofsky rattache plus simplement le groupe des Victoires à la tradition de la Psychomachia, le combat entre les Vices et les Vertus personnifiés, image du combat moral entre le mal et le bien (278). Toutes ces interprétations se rejoignent dans le refus de celle de Vasari : allégories des victoires militaires emportées par Jules II sur les provinces par lui soumises.
            Panofsky passe un peu vite sur le couple de la vie contemplative et de la vie active, qu’il met sur le compte du néoplatonisme par une référence allusive à Cristoforo Landino, qui compare Iustitia et Religio aux « deux ailes par lesquelles l’âme prend son essor jusqu’au ciel » (276). Depuis le De Vita solitaria de Pétrarque (1346), c’est un lieu commun du débat intellectuel que l’opposition de la vie active (celle du politique) et de la vie contemplative (celle du savant). En 1919 encore, un grand savant, Max Weber, prononçant deux conférences devant de jeunes étudiants sur le point de choisir leur voie, crut bon de les consacrer, la première, à la vocation du savant et la seconde à la vocation du politique (Wissenschaft als Beruf, Politik als Beruf). La Renaissance, au XVe et XVIe siècle, s’emploie surtout à montrer que ces deux figures sont complémentaires, le Prince ayant besoin des humanistes et des arts pour le rayonnement de sa cour, tandis que l’artiste et l’érudit ne peuvent subsister que grâce au mécénat des Princes. Plus précisément, Jules II s’étant comporté comme un Prince temporel bien plutôt que comme un Prince spirituel, a eu à cœur de montrer qu’il n’y a pas lieu d’opposer ces deux dimensions du pouvoir pontifical, et ses héritiers l’ont suivi sur ce point, puisqu’on retrouvera ce couple, sous la forme de Lia et Rachel, dans la version définitive. Mais la vie active et la vie contemplative sont surtout les deux voies héroïques qui sont susceptibles de conduire à Dieu. Elles incarnent l’alternative fondamentale qui se pose devant l’homme, l’unique créature à laquelle son Créateur a accordé le libre choix de l’existence.
            Quant à l’autre couple des statues monumentales qui veillent sur la première plate-forme, celui de Moïse et saint Paul, Panofsky les considère justement comme les figures des deux initiés aux Mystères divins, qui ont été élevés de leur vivant jusqu’à Dieu, le premier au sommet du Sinaï sous le règne de la Loi, le second qui a vu Dieu lui apparaître dans l’instant fulgurant de sa conversion (fresque de la chapelle Pauline), sous le règne de la Grâce, et qui a surtout été ravi jusqu’au troisième ciel, selon son propre témoignage (12). Panofsky peut ainsi faire justice de l’interprétation traditionnelle (13) du Moïse : la sainte colère qui l’anime ne résulte nullement de l’exaspération que soulève en lui le spectacle de l’adoration du Veau d’Or. Moïse est au contraire animé du souffle prophétique, tel les prophètes et les Sibylles de la Sixtine, et il « ne voit rien d’autre que ce que les néoplatoniciens appelaient “la splendeur de la lumière divine” » (277). Avec les allégories de la vie active et de la vie contemplative, qui indiquent les deux chemins de la rédemption, les figures des deux grands initiés incarnent l’extase, dans l’Ancien Testament comme dans le Nouveau, de l’élu admis en présence de son dieu. Les quatre statues représentent ainsi, prises deux à deux, le pélerinage et la patrie, la quête et la révélation, le libre choix de l’existence et le retour dans le sein du Père.
            Enfin, selon Panofsky, l’abandon du projet primitif est surtout le résultat de l’esprit de plus en plus dominant de la Contre Réforme : le syncrétisme pagano-chrétien du premier mausolée, érigé à la gloire de « l’harmonie entre Moïse et Platon » (282) a fini par choquer. Aussi a-t-on substitué, au mausolée orgueilleux d’abord conçu, un tombeau mural plus proche de l’enfeu médiéval, et que l’ajout de la Vierge à l’enfant en protectrice du défunt rend plus traditionnel et orthodoxe. La théologie considère en effet que la Vierge et les saints intercéderont en effet le jour du Jugement dernier. Sur la grande fresque de la Sixtine, la Vierge de Michel-Ange fait un geste de recul et d’effroi, et ne cherche pourtant nullement à s’opposer au terrible Christ justicier.
            On notera encore que le projet définitif, tel qu’on peut le voir à Saint-Pierre-aux-Liens, est, dans sa partie supérieure, semblable au cinquième projet de 1532 : au centre, au-dessus du pape allongé, mais le buste relevé comme sur les tombes étrusques, sur le sarcophage présenté dans le sens de sa longueur (œuvre de Maso del Rosco), une Vierge à l’enfant dans une niche ; à gauche, une Sibylle, à droite un Prophète (œuvres de Raffaello da Montelupo). L’architecture, sans décoration, est conforme au goût austère de la Contre Réforme. A l’étage inférieur, de part et d’autre du Moïse, Rachel à droite et Lia à gauche. Ces trois figures (les seules qui soient de la main de Michel-Ange) devaient être encadrées par des esclaves nus. Ils ont été remplacés par des hermès-atlantes à l’air si sévères, et qui ferment avec tant d’ostentation les pans de leurs manteaux, qu’on a pu penser (Carl Justi) qu’ils étaient une réponse ironique aux critiques suscitées par l’indécence des nus du Jugement dernier (14). On remarque enfin la décoration pleine de fantaisie à motifs grotesques de l’architecture qui, en plein contraste avec l’austérité de la partie supérieure, reflète un goût qui trouve son origine dans la fin du quinzième siècle. Le résultat va à l’opposé des vœux des commanditaires : la figure prodigieuse du Moïse, et les deux très belles statues de Rachel et Lia, font totalement oublier l’effigie médiocre du pape, et les statues insignifiantes qui l’entourent, le pape pour la gloire duquel ce tombeau fut pourtant édifié. Ironique revanche de l ‘histoire.

            La seconde analyse de Panofsky porte sur les tombeaux des Médicis dans la chapelle de San Lorenzo. Le pape Léon X souhaitait une chapelle funéraire pour Julien, duc de Nemours, mort en 1516, et pour Laurent, duc d’Urbin, mort en 1519 ; on voulait aussi y mettre les sépultures de Laurent le Magnifique, mort en 1492, et de son frère Julien, assassiné par les Pazzi en 1478. L’histoire des tombeaux de San Lorenzo recommence un peu celle du tombeau de Jules II, puisque Michel-Ange imagina d’abord un mausolée autonome dont les quatre côtés porteraient chacun un tombeau. Il se résolut finalement à placer face à face les tombeaux des Ducs, tandis que le double sarcophage des Magnifiques devait être surmonté d’une Vierge à l’enfant, et entouré des statues de saint Cosme et saint Damien, les patrons de la corporation des médecins et, par une étymologie fantaisiste sur le nom de la famille (Médicis = medici), protecteurs des Médicis. Le programme iconographique des tombeaux des ducs était particulièrement complexe : les deux statues des défunts devaient être environnés des Heures du jour (d’abord les Saisons, symbolisant l’idée de temps de façon plus traditionnelle), deux statues représentant des Fleuves devaient être allongées au niveau du sol de chacun des deux tombeaux et, de part et d’autre de la statue de Julien, dans la partie supérieure, la Terre éplorée (au-dessus de la Nuit) et le Ciel joyeux (au-dessus du Jour). Les allégories symétriques prévues pour le tombeau de Laurent sont mal connues. Des fresques devaient décorer la chapelle : au-dessus des deux sarcophages des Magnifici, la résurrection du Christ ; au-dessus des Ducs, le Serpent d’airain et, peut-être, une Judith. En vérité, seuls les tombeaux des Ducs ont été terminés, mais sans les allégories des Fleuves, sans les statues de la Terre et du Ciel, et sans les fresques. Du tombeau des Magnifici, on ne voit aujourd’hui que les deux statues de Cosme et Damien (qui ne sont pas de la main de Michel-Ange) et celle de la Madone à l’enfant.
            Dans le monde chrétien, l’architecture du tombeau est disposée comme une prière adressée à Dieu pour qu’il admette le défunt auprès de lui. Au XVe siècle, on aperçoit sur le catafalque inférieur un cadavre décharné, dévoré par les serpents et les crapauds ; à l’étage supérieur, le corps ressuscité abîmé dans la vision béatifique. Panofsky interprète sur ce modèle les tombeaux des Médicis : les quatre statues des Fleuves au niveau inférieur représenteraient les quatre fleuves de l’Hadès, le Styx, le Pyriphlégéton, le Cocyte et l’Achéron, d’après le mythe final du Phédon, et plus encore d’après Dante (Enfer, XIV, 113-119) selon qui ces fleuves sont nés des larmes de l’humanité pleurant la vieillesse et la mort. Ils figurent le monde souterrain : Platon et Dante en font des symboles des châtiments infernaux ; ils représentent encore, selon Landino et Pic la matière (l’Achéron est l’air, le Phlégéton le feu, le Styx la terre et le Cocyte l’eau) qui emprisonne l’âme désespérée. Les Heures du Jour symbolisent alors le monde terrestre, « c'est-à-dire le Royaume de la Nature, composée de matière et de forme » (288). Ici règne le temps destructeur qui conduit toute vie à la mort. Condivi nous apprend que Michel-Ange avait prévu d’adjoindre à l’une des Heures la figure d’une souris (un topo), « parce que comme le temps dévore toutes les choses, cette petite créature est continuellement en train de ronger et de grignoter tout ce qu’elle trouve » (15). Au-dessus du règne de la Nature, soumise au devenir, s’élèvent les effigies de Julien et de Laurent, ce dernier surnommé dès le XVIe siècle, le Pensieroso ou Pensoso. Ils représentent, non les deux ducs eux-mêmes, mais les deux visages de l’âme immortelle, praxis et theoria, vie contemplative (Laurent) et vie active (Julien). Selon la théorie astrologique des tempéraments longuement développée par Ficin, la vie contemplative se place sous l’ascendance de Saturne (on reconnaît le tempérament saturnien à la pose mélancolique et à la bourse fermée) et la vie active sous l’ascendance de Jupiter (le sceptre et les deux pièces de monnaie symbolisent l’autorité et la générosité du tempérament jupitérien). Enfin les fresques du serpent d’airain et du triomphe de Judith, rappelant le salut miraculeux du peuple élu, devaient suggèrer le salut de l’âme admise dans le sein de Dieu. Ainsi la tombe se lit de bas en haut, selon les degrés d’une ascension de l’âme, depuis la matière qui la retient prisonnière jusqu’au ciel qui la reçoit dans l’éternité. Pourtant, pour qu’une telle prière soit exaucée, il faut encore l’intercession de la Vierge et de Côme et Damien, saints patrons de la famille Médicis. Les deux jeunes Ducs regardent dans la direction de la Madone, comme s’ils imploraient son aide pour le salut de leur âme. Toute la chapelle devient alors comme une conversation sacrée pétrifiée par la mort : les vivants sont ici des intrus, tandis que se poursuit jusqu’à la fin des temps le dialogue des morts avec la mère de Dieu et les saints protecteurs.
            Dans la dernière partie de son étude, Panofsky choisit, assez arbitrairement, de commenter six dessins de Michel-Ange, projets pour des œuvres qui n’ont jamais vu le jour : Ganymède, Tityus, La Chute de Phaéton, La Bacchanale d’enfants, Le Songe et Les Archers.
            L’herméneutique pagano-chrétienne de l’humanisme renaissant n’hésitait pas à interpréter le rapt de Ganymède, en lequel Platon voyait un mythe inventé par les Crétois pour justifier l’homosexualité, comme une allégorie du furor divinus, l’esprit ravi par la divinité. Dans son Commentaire sur la Divine Comédie (à propos de Purg., IX, 23), Cristoforo Landino écrit : « Ganymède signifierait alors la mens humana aimée de Jupiter, qui est l’Etre Suprême [...] Ainsi l’Intellect laisse en arrière ses compagnons, c'est-à-dire l’âme végétative et sensible ; et, se trouvant séparé (ou, comme dit Platon, divorcé) du corps, il se consacre entier à la contemplation des secrets du ciel. » (298). Cette lecture, largement diffusée parmi les humanistes, fait d’un dessin que Michel-Ange avait offert à son jeune ami Cavalieri, une allégorie de haute spiritualité. Et c’est bien en ces termes que Michel-Ange lui-même évoquait son amour passionné et très platonique pour le jeune homme.
            Le dessin du Ganymède était accompagné d’un autre dessin, que nous possédons toujours, représentant Titye, l’un des quatre géants, avec Tantale, Ixion et Sisyphe, torturés dans l’Hadès. Un vautour dévore le foie toujours renaissant de Titye, image des tourments de la passion sensuelle (le foie passait alors pour le siège des passions physiques). C’est ainsi que le Ganymède et le Titye, offerts ensemble à Cavalieri, symbolisaient les deux figures de l’amour céleste et sacré et de l’amour terrestre et profane.
            Le troisième dessin, également offert à Cavalieri, représente la Chute de Phaéton, fils du Soleil et incapable de conduire le char de son père. Allégorie de la présomption de la créature qui prétend qui prétend s’élever jusqu’à la divinité solaire et tombe, foudroyé, dans l’abîme. Image, selon Panofsky, de Michel-Ange lui-même foudroyé par son amour présomptueux pour le jeune Cavalieri, et se disant si souvent indigne d’approcher l’astre qui l’attire irrésistiblement.
            Le quatrième dessin, intitulé La Bacchanale d’enfants, représentant dans sa partie centrale sept putti portant un cerf (16) (et non un âne, comme on le dit souvent) mort, serait une allégorie des âmes végétative et sensible, sombrant dans une ivresse léthargique après que l’Intellect (le rapt de Ganymède) les ait quittées. Allégorie donc de la mort vivante en laquelle déchoit l’âme humaine quand elle s’abandonne à la sensualité.
            Le Songe est un dessin au symbolisme au premier abord déconcertant, mais finalement assez simple : un jeune homme, qui prend appui sur un globe terrestre, posé sur un coffre qui contient des masques, symboles de duperies et de mensonges, est environné par une nuées de figures représentant les sept péchés capitaux. ; un génie ailée, semblable aux anges du Jugement dernier, éveille son âme aux sons d’une trompette. Au XVIIe siècle, cette allégorie était ainsi interprétée : « Ce jeune homme ne signifie rien d’autre que l’Intellect humain rappelé des Vices à la Vertu et comme rapatrié d’un long voyage » (17).
            Le dernier dessin, Les Archers, représente d’étranges archers sans arc, qui font, dans des attitudes fougueuses, le geste de décocher leurs flèches vers une cible que leur présente un hermès. A leurs pieds, en ID, se trouve un petit Cupidon endormi. En se référant à un texte de Pic (Commento, II, 4) qui distingue entre le désir conscient qui, inspiré par la beauté, s’élève du sensible vers l’intelligible et le divin, et le désir inconscient et animal qui se dirige mécaniquement, comme une flèche vers sa cible, vers la beauté sensible qui l’attire, Panofsky reconnaît ici, « à titre d’essai », l’image du désir inconscient (que représente l’amour encore endormi, incapable de connaissance et qui ne fait que rêver), attiré vers sa cible comme un archer somnambule. Le rapprochement avec le texte de Pic, fondé sur la seule analogie du désir avec la flèche décochée, peut paraître toutefois bien fragile.
            En quelques lignes, Panofsky conclut en remarquant que l’Antiquité, et l’amour de la beauté du corps humain, cessent d’inspirer Michel-Ange après 1534. Les œuvres deviennent alors exclusivement chrétiennes, et la contradiction féconde du paganisme et du christianisme, qui nourrit toute la Renaissance italienne, se trouve non résolue mais refoulée par le renoncement au paganisme et la conversion exclusive au christianisme. Panofsky semble le regretter.

 

NOTES


1- Charles de Tolnay, « La volta della capella Sistina », in Bolletino d’Arte, ser. 3, XXIX, 1935/36, p. 389-408.

2- On a jugé, à l’inverse de ce que prétend ici Panofsky, que le Christ ressuscité de Santa-Maria-sopra-Minerva était également une figura serpentinata : « Le rythme tournant préfigure, en termes encore d’équilibre classique, la formule maniériste de la “figure serpentine” » : Valerio Guazoni, Michel-Ange sculpteur, p. 87.

3- Michel-Ange, Lettres, trad. Marie Dormoy, F. Rieder, 1926, II, p. 122.

4- Michel-Ange, Lettres, trad. Marie Dormoy, F. Rieder, 1926, II, p. 123.

5- « Si celui qui a écrit que la peinture était plus noble que la sculpture comprend de la même façon toutes les choses qu’il a écrites, ma servante les aurait mieux écrites que lui. » (ibid. , II, p. 123).

6- Les pages 104-108 de la traduction française sont consacrées à l’analyse du tombeau de Jules II, puis de la chapelle des Médicis.

7- « Il va sans dire que l’Esclave mourant du Louvre n’est en réalité nullement mourant. » : Panofsky, « Le mouvement néoplatonicien et Michel-Ange », p. 280.

8- Voir « complément en préface de l’éd. 1962 », p. 275 ; et p. 278-280.

9- Cité dans André Chastel, Fables, Formes, Figures, « Le fragmentaire, l’hybride et l’inachevé », II, p. 33-45.

10- De même, Condivi remarque, à propos des statues des tombeaux des Médicis : « Il est néanmoins vrai qu’aucune de ces statues n’a reçu la touche finale ; mais ces œuvres ont atteint un tel niveau de perfection que quiconque les regarde en demeure ébloui ; et même le fait qu’elles n’aient pas toutes été parfaitement polies ne diminue pas leur exceptionnelle beauté. » (p. 102).

11- Il est vrai que nous possédons deux dessins de Michel-Ange pour une résurrection du Christ : les attitudes du Ressuscité ne correspondent pas à celle du jeune génie de la Victoire. Voir Pier Luigi De Vecchi, Michel-Ange peintre, Cercle d’Art 1984, p. 102-103 et ill. 68 et 69.

12- A propos du ravissement de saint Paul, il faut noter que ce thème est issu de II Cor., XII, 2, 3, 4 : « Je connais un homme dans le Christ qui, voici quatorze ans — était-ce en son corps, je ne sais, était-ce hors de son corps, je ne sais, Dieu le sait — cet homme-là fut ravi jusqu’au troisième ciel. Et cet homme-là — était-ce en son corps, je ne sais, était-ce sans son corps, je ne sais, Dieu le sait — je sais qu’il fut ravi jusqu’au paradis et qu’il entendit des paroles ineffables, qu’il n’est pas permis à l’homme de redire. »

13- « Interprétation encore communément reçue » écrit Panofsky p. 277. Peut-être pense-t-il à l’essai de Freud, « Le Moïse de Michel-Ange » publié pour la première fois dans la revue Imago en 1914. Ce ne serait pas la première fois qu’un historien d’art critique les approximations du psychanalyste.

14- Valerio Guazzoni, Michel-Ange sculpteur, Cercle d’Art, 1984, p. 136.

15- Condivi, Vie de Michel-Ange, p. 102.

16- Le cerf est, à la Renaissance, le symbole de l’ardeur sexuelle : Guy de Tervarent, Attributs et symboles dans l’art profane, Droz, 1997, p. 91.

17- 1642, Hieronymus Tetius, cité par Panofsky p. 306.