Jacques Darriulat

 

AUTEURS

 

 

Accueil

Introduction à la philosophie esthétique


    Mardis de la Philo : 19-11-2013
Mise en ligne : 1-4-2014

 

 

 

ARISTOTE

AUGUSTIN

BALZAC

BAUDELAIRE

CHATEAUBRIAND

DANTE

DELEUZE

DESCARTES

DIDEROT

DOSTOÏEVSKI

DUBOS

HANSLICK

HEGEL

HEIDEGGER

HOMERE

1- Incantation poétique

2- Héros et dieux

3- Guerre et paix

4- D'Achille à Ulysse

5- Poétique du dépaysement

6- Retour et reconnaissance

KANT

KIERKEGAARD

LACAN

MICHEL-ANGE

MONTAIGNE

NIETZSCHE

PASCAL

PLATON

PLOTIN

PROUST

ROUSSEAU

SCHLOEZER

SCHOPENHAUER

SPINOZA

VALERY

WINCKELMANN

 

 

 

 

 

 



HOMERE, OU L'AMOUR DE LA VIE
IV- L'Odyssée :
D'Achille à Ulysse

 

            Ulysse est, dans l’Iliade, un héros de première importance, mais non de premier plan. Sa gloire est éclipsée par celle d’Achille. En dehors des passages où son nom figure parmi la liste des héros achéens, sans autre commentaire, il n’y a guère que quatre lieux où Ulysse est un véritable héros, et non une simple allusion : au chant II, Ulysse rétablit l’ordre dans l’armée se ruant vers les bateaux pour  retourner dans la patrie, pour avoir mal compris, ou trop bien compris, les ordres d’Agamemnon piégé par sa propre ruse (le roi de Mycènes conseillait à l’armée de prendre la fuite, persuadé qu’elle protesterait et serait d’autant plus ardente pour poursuivre le combat). Ulysse est alors l’ingénieux, l’habile qui sait remettre à l’endroit le monde mis  à l’envers par la maladresse d’Agamemnon : il est dit « pareil à Zeus pour la subtilité (mêtis) » (II, 169). Ulysse remet de l’ordre dans le chaos, chacun reprend sa place, il fait taire, à coups de trique sur sa bosse,  le séditieux Thersite, et prend longuement la parole, réussissant à retourner la versatile armée des Grecs (« Il dit ; les Argiens crièrent fort, et les bateaux / Firent un écho terrible aux hurlements des Achéens / Qui tous approuvaient la parole du divin Ulysse », II, 333-335). A l’inverse d’Agamemnon, emporté et brouillon, Ulysse est l’homme de la persuasion, de la réflexion, de la prudence, le gardien de l’ordre et des préséances. Au chant III, Priam, du haut des remparts d’Ilion, demande à Hélène de lui décrire les héros grecs. La plus belle femme du monde présente au roi le fils de Laërte en ces termes : « C’est le Laertiade, Ulysse le subtil (polumêtis) / Qu’Ithaque a nourri, bien que rocailleuse / Il connaît toute sorte de ruses et de finesses » (III, 200-202). Anténor ajoute que, lors d’une ambassade à Troie, Ulysse et Ménélas ont été hébergés dans sa maison : autant Ménélas parlait avec aisance, autant Ulysse prenait un air concentré avant de prendre la parole, mais alors son discours surpassait celui de tous les autres (III, 205-224). C’est cette double faculté de persuasion et de réflexion, de recueillement dans l’intériorité qui distingue Ulysse des autres héros de l’armée des Grecs. Il est donc naturel que ce soit Ulysse qui soit choisi – avec Ajax, ami et toujours proche d’Achille, et Phénix, qui fut le maître et le tuteur d’Achille enfant, et comme son second père – pour convaincre Achille de revenir sur sa colère, de consentir aux cadeaux que lui envoie Agamemnon en réparation de l’offense qui lui fut faite, et de condescendre à prendre à nouveau part aux combats (chant IX). Le discours d’Ulysse sera trop habile pour convaincre Achille, il sera trop peu conscient aussi de la profondeur de la blessure infligée par le roi à l’orgueil du héros, et n’atteindra pas son but, pas plus que ceux de Phénix puis d’Ajax qui parleront à sa suite. Achille n’apprécie en effet ni la subtilité d’Ulysse ni l’art trop orné du beau discours : quand Phénix se vantera d’avoir éduqué Achille enfant, « pour que tu sois un maître de la parole et un héros de l’action » (IX, 443), il faut reconnaître que le pédagogue a certes réussit pour l’action, mais a échoué pour la parole. Trop bien parler, ce sera toujours pour Achille trop bien mentir. Et c’est bien ce qu’il répond sans détour à Ulysse : « Laërtiade, sang des dieux, Ulysse plein d’astuce (polumêkhanos) / Il me faut dire franchement ma pensée / Ce que je pense, ce qui se réalisera / Pour que vous cessiez de bavasser (mot à mot : que vous restiez assis à roucouler, à babiller – truzô – les uns avec les autres), assis à mes côtés / L’homme m’est odieux comme les portes de l’Hadès / qui cache une chose en sa pensée, et en dit une autre » (IX, 308-313). L’opposition du « héros de l’action » et du « maître de la parole » est ainsi clairement posée dès le chant IX de l’Iliade, et vaut aussi pour l’opposition des valeurs qui seront affirmées dans l’Iliade, qui est l’épopée d’Achille, puis dans l’Odyssée, qui est  l’épopée d’Ulysse. Il est enfin un dernier épisode de l’Iliade, qui occupe même un chant tout entier, qui donnera le premier rôle à Ulysse, partagé toutefois avec son compagnon d’armes Diomède : il s’agit du chant X, celui dont l’authenticité a été la plus discutée, qui a ceci de commun avec le chant XXIV qu’il est tout entier nocturne. Mais tandis que la nuit de la réconciliation d’Achille avec Priam est une nuit bénie par les dieux, une véritable « nuit transfigurée », inversement la nuit du chant X est le milieu des faux fuyants, des simulacres et des trahisons. Ulysse excelle dans cette clarté lunaire, alors qu’Achille est un héros solaire (1). Ulysse et Diomède partent en reconnaissance pour connaître les intentions du camp troyen, rencontrent et tuent l’étrange Dolon, dissimulé sous une peau de loup, qui tente la même entreprise pour le compte de Troie, et font une razzia dans le camp ennemi. Il s’agit dans ce chant non plus de se battre glorieusement en duel – selon l’éthique aristocratique qui traverse l’Iliade – mais de surprendre à la faveur de la nuit, de tuer pour voler (les chevaux de Rhésios) et de rentrer furtivement dans son camp. Ulysse est un stratège de la dissimulation, tandis qu’Achille se bat à découvert (2).
            On peut dire en ce sens que l’Odyssée s’oppose à l’Iliade comme s’opposaient déjà, au sein de l’Iliade même, Ulysse à Achille. Au chant XIX de l’Iliade, Achille brûle de venger Patrocle tué par Hector, et désire tout de suite ouvrir les hostilités. C'est Ulysse qui modère son ardeur en lui rappelant que, si le fils de Pélée n’est qu’ivresse héroïque, inversement l’armée est composée d’hommes plus communs : il leur faut d’abord pleurer les morts pour surmonter la douleur du deuil ; ils ont ensuite besoin de nourriture avant d’endurer les fatigues du combat (XIX, 228-233) : « Ordonne que, sur les bateaux légers, les Achéens se rassasient / De pain et de vin ; c’est là que sont force et vaillance » (160-161). C'est ainsi qu’à la surhumanité d’Achille s’oppose la simple humanité d’Ulysse, pleinement acceptée et assumée. La fatigue et la faim font souffrir les mortels, tandis que les immortels ne les ressentent pas. Achille, fils d’une déesse, semble méconnaître la faim, l’intensité de son désir le désincarne en quelque sorte : « Moi, maintenant, j’aimerais mieux / Ordonner aux fils des Achéens de se battre / Sans rien avaler » (205-207). Dans l’Odyssée, quand Ulysse, au bout de vingt jours de navigation périlleuse, aborde enfin aux rives de Schérie, l’île des Phéaciens, il se rend au palais du roi Alkinoos, prince de parfaite courtoisie, qui fait l’éloge de la beauté de cet hôte inattendu et le soupçonne d’être un dieu (VII, 199), Ulysse lui répond en faisant l’aveu de sa pure humanité : « Ne garde pas, Alkinoos, cette pensée. Je n’ai rien de commun, ni l’être ni la forme, avec les Immortels, maîtres des champs du ciel ; je ne suis qu’un mortel » (VII, 208-210) ; et il ajoute aussitôt : « Laissez que je soupe, en dépit de ma peine ! Est-il rien de plus chien que ce ventre odieux (stugeros, soit : odieux comme l’est le Styx) ? Toujours il nous excite et toujours il nous oblige à ne pas l’oublier, même au plus fort de nos chagrins, de nos angoisses ! Quand j’ai le deuil au cœur, il veut manger et boire ; il commande et je dois oublier tous mes maux : il réclame son plein ! » (VII, 215-221) (3). Si le héros de l’Iliade incarne l’ivresse du désir infini qui transporte l’homme au-delà de l’humanité même, et le fait « semblable aux dieux » (theois epieikêl’Akhilleû), inversement Ulysse revendique sa simple humanité, accablé par la mort, le deuil, la séparation et l’exil, et tourmenté par le ventre, « messire Gaster » comme disait Rabelais (4), qui le rappelle à la mesure de l’homme. Achille sans doute est sans rival pour l’audace et le courage, mais Ulysse est riche d’un savoir qu’on n’acquiert qu’au prix de la souffrance et de l’expérience. Ce pourquoi Achille ne vieillira jamais, fauché dans l’exploit de son inaltérable jeunesse, tandis qu’Ulysse l’expérimenté peut paraître âgé, mais aussi, par la grâce d’Athéna qui le protège, rajeuni et rayonnant quand l’esprit illumine son visage. L’opposition des deux héros se trouve fort bien résumée dans ces quelques vers de l’Iliade qu’on lit en ce même chant XIX, par lesquels Ulysse le subtil s’adresse au premier des Achéens : « Achille, fils de Pélée, le plus grand des Achéens, / Plus que moi et plus fort, et pas de peu, / Avec la lance ; mais moi, pour l’esprit (noêma, l’intelligence, la réflexion, la maturation du jugement) je te dépasse / Et de beaucoup ; je suis né le premier et j’en sais plus long » (216-219). Ainsi, dans le partage des attributs des deux héros, la lance revient à Achille, l’intelligence à Ulysse. On peut deviner ici les deux principes, en vérité plus complémentaires qu’antagoniques, qui déterminent la poétique de l’Iliade d’une part, de l’Odyssée de l’autre. C’est en effet dans l’Iliade la Force (Bia) qui est associée à Achille, et la Ruse (Mêtis) qui est associée à Ulysse. Dans l’Odyssée, qui fait souvent retour sur l’Iliade – sans pourtant jamais la citer expressément (loi de Monro) – l’aède Démodokos chante la querelle d’Achille et d’Ulysse : « Il choisit dans la geste humaine un épisode dont le renom montait alors jusques aux cieux : la querelle d’Ulysse et du fils de Pélée, leur dispute en un opulent festin des dieux, leurs terribles discours… » (VIII, 75-77). Les scoliastes, faisant se croiser ce texte de l’Odyssée avec d’autres de l’Iliade, soutenaient que cette querelle eut lieu dans l’île de Lemnos. Il s’agissait de savoir comment Troie serait prise : Achille affirmait qu’elle céderait à la force et à la bravoure, Ulysse à la ruse et à la patience (5).
            L’Iliade est le monument élevé à la gloire d’Achille ; l’Odyssée est le poème qui garde la mémoire d’Ulysse, « le héros d’endurance », polutlas, de tlaô, supporter, souffrir, non passivement, mais en ayant le courage d’endurer, la patience d’attendre, la sagesse de ne pas se révolter inopportunément. Ulysse possède au plus haut point la force de garder le silence, et l’art de saisir l’occasion quand elle se présente. Achille est l’homme de l’absolu, le prince de l’immédiateté ; trop ivre d’honneur et d’exploit pour apprécier l’art du diplomate, il est une image de l’éternelle jeunesse, de sa force comme de sa fragilité, non pas aveugle cependant, mais connaissant plus qu’un autre la mort qui l’attend. Il veut tout, et tout de suite, fût-ce au prix de la vie. Ulysse vit dans un monde plus dur, où rien n’est jamais acquis, où il faut reconquérir ce qu’on a abandonné, son foyer, son épouse, son royaume, son enfant. Ulysse est l’homme de la médiation, qui sait le prix du temps et se résigne à le payer. Ulysse est le héros d’une épopée paradoxale, puisque les vertus qu’il incarne sont à l’opposé de ce qu’on entend ordinairement par « épopée » : il perd des hommes dans le combat avec les Kikones et doit reprendre la mer en toute hâte, il aveugle traîtreusement Polyphème pendant son sommeil, il doit quitter précipitamment l’île d’Eole, maudit par le dieu des vents, il fuit à toutes jambes les géants anthropophages Lestrygons, il se laisse séduire pendant une année entière par la magicienne Circé, il ne résiste aux Sirènes que parce qu’il a pris la précaution de se faire attacher au mat de son navire, son équipage n’obéit guère à ses ordres et il perd progressivement tous ses compagnons, il tombe sous le charme de Calypso et oublie son passé, et jusqu’à son identité, pendant sept ans dans l’île d’Ogygie, il doit se suspendre « comme une chauve-souris » (XII, 433) au figuier qui se trouve sur Charybde, attendant le reflux du monstre pour se dégager, il arrive naufragé agrippé à une poutre de son radeau fracassé dans l’île de Schérie, il doit enfin, de retour à Ithaque, se déguiser en mendiant, faire l’aumône auprès de ses ennemis qui l’humilient dans sa propre maison, et supporter un grotesque pugilat. Achille n’aurait pas eu cette patience ! Achille veut la victoire, tout de suite ; Ulysse endure, il souffre et prend ainsi douloureusement la mesure de l’humaine condition. Pure spontanéité, Achille est tout entier ce qu’il paraît dans l’extériorité ; Ulysse à l’inverse avance masqué, il garde la vérité dans le fond de son cœur et fait bon visage à ses ennemis, quand il n’est pas encore temps de les affronter. Achille est son acte ; Ulysse est la pensée qui mûrit dans son intérieur. Avec Ulysse naît l’intériorité, cette caverne spirituelle en laquelle la pensée est en débat avec elle-même, qui est le secret du cœur, et qui trouve dans les nombreuses cavernes que l’on rencontre dans l’Odyssée son image allégorique, et surtout dans cette caverne qui l’attend à Ithaque, « la sainte grotte obscure et charmante des Nymphes, qu’on appelle Naïades » (XIII, 103-104) où les Phéaciens déposent les riches cadeaux qu’ils font à leur hôte (XIII, 120-123), trésor matériel sans doute, mais aussi trésor spirituel de l’expérience : Ulysse n’a-t-il pas clos lui-même le coffre qui les enferme, d’un nœud magique que lui seul peut dénouer : « Le héros d’endurance, Ulysse le divin, eut à peine entendu qu’ajustant le couvercle, il y mettait un nœud dont l’auguste Circé lui avait autrefois enseigné le secret » (VIII, 446-448). Ce trésor de sagesse, d’expériences accumulées, nul ne peut le dérober désormais à Ulysse, il est le secret intime sur lequel se fonde son intériorité, son identité véritable, et nul, sinon Ulysse, n’en possède la clé. Curieusement, il n’est d’ailleurs plus question par la suite de cet étrange trésor, qui semble demeurer pour toujours dans l’énigmatique grotte des Nymphes (6). La richesse d’Ulysse, c’est ce secret qui enrichit son intérieur, cet invisible trésor en lequel il se réfugie dans les moments de détresse, grâce auquel il trouve la force de surmonter les épreuves, d’endurer ce que l’expérience, c'est-à-dire la souffrance et la patience, lui enseignent. Dans un des passages les plus célèbres de l’Odyssée, Ulysse, sous l’aspect d’un mendiant étranger en sa propre maison, dormant à même le sol, assiste au commencement de la nuit au joyeux ballet des servantes traîtresses qui vont rejoindre en riant dans leur lit les prétendants qui usurpent le pouvoir du vrai maître de maison. Ulysse enrage, mais à l’inverse d’Achille, il sait réfréner son cœur, il se remémore l’expérience passée et garde pour le secret de son âme la soif de sa vengeance encore prématurée : « Tout son cœur aboyait : la chienne, autour de ses petits chiens qui flageolent, aboie aux inconnus et s’apprête au combat ; ainsi jappait son âme, indignée de ces crimes ; mais frappant sa  poitrine, il gourmandait son cœur : “Patience, mon cœur ! (7) C’est chiennerie bien pire qu’il fallut supporter le jour que le Cyclope, en fureur, dévorait mes braves compagnons ! Ton audace avisée me tira de cet antre où je pensais mourir !” C’est ainsi qu’il parlait, s’adressant à son cœur ; son âme résistait, ancrée dans l’endurance » (XX, 14-24). C'est ainsi que se forme l’homme, en endurant le poids de son destin, en prenant patience, c'est-à-dire exactement ce qu’Achille ne sait pas faire. Les aventures d’Ulysse dessinent un parcours initiatique qui va de l’héroïsme de l’Iliade à l’humanité de l’Odyssée (8). Les épreuves qui font souffrir Ulysse tracent le chemin qu’il faut suivre pour devenir un homme, non un héros semblable aux dieux, mais un mortel qui souffre son destin ; un discours de la méthode dont l’humanité serait le sujet et la fin qu’il faut réaliser. Certes, on y perd ce nimbe, cette gloire qui faisaient Achille plus qu’humain : mais on y gagne l’intelligence, le secret de l’intériorité, un esprit doué de réflexion et de mémoire, qui apprend à se connaître, qui s’élève à la conscience de lui-même. On y perd sans doute la spontanéité des dieux, ou des héros à l’image d’Achille, qui se livrent tout entier à leur passion, mais on y gagne la pensée, le recueillement intérieur, la mémoire, la faculté de devenir et de progresser en s’enrichissant par expérience. On comprend que Socrate, dans le dialogue – dont l’authenticité est, il est vrai, discutée – Hippias Mineur, préfère à l’irréflexion d’Achille, la pensée mûrie et intériorisée d’Ulysse, première figure de cet idéal philosophique qui veut, selon le précepte apollinien, que l’esprit se connaisse lui-même.
            Le véritable héroïsme d’Ulysse, ce n’est nullement de se rendre semblable aux dieux – c’est là l’héroïsme d’Achille, non celui d’Ulysse – mais au contraire de refuser l’immortalité que lui offre la déesse Calypso. Achille est un homme qui veut être un dieu ; Ulysse est un homme qui veut devenir humain. L’Iliade est l’épopée de la démesure : en dépassant la crainte de la mort, les héros s’efforcent de dépasser les limites qui circonscrivent la nature humaine, ils tentent de s’élever vers la surhumanité. Ils ne font en vérité, comme le laisse entendre le carnage auquel se livre Achille, ivre de vengeance (chants XX et XXI), que sombrer dans l’inhumain. La fureur guerrière se laissant emporter au-delà de toute mesure, et les hommes perdant tout sens de l’humain – « Achille a tué la pitié, déclare Apollon à Zeus, il n’a plus / Ce respect qui épargne les  hommes et leur est utile » (XXIV, 44-45) – il faut pour mettre fin au délire sanguinaire du héros que les éléments s’en mêlent : le combat des hommes entre eux se transforme magiquement en un combat des éléments entre eux, une sorte de séisme naturel qui délivre des forces inhumaines, le combat de l’eau – par la crue du fleuve Scamandre offusqué d’être rougi par le sang des victimes – et du feu – Héphaïstos se portant au secours d’Achille pour obéir à sa mère et souveraine Héra (chant XXI, 328 suiv.) (9). Cette chute de l’humain dans l’inhumain est sanctionnée par une régression aux rites des âges obscurs, à l’époque archaïque où les hommes n’étaient pas encore des humains : le sacrifice humain – Achille capture douze adolescents troyens pour les égorger, comme offrande, sur le bûcher de Patrocle – et le cannibalisme – Achille répond férocement à Hector mourant, priant son vainqueur pour qu’il rende son cadavre à sa famille : « je voudrais que mon cœur en colère m’amène / Jusqu’à te découper, à te manger tout cru » (XXII, 346-347) ; et Hécube, épouvantée par le dessein de Priam de se rendre auprès d’Achille pour récupérer le cadavre de leur fils, s’écrie : « Achille est un homme dur, dont, moi, je voudrais manger / Le foie en m’accrochant à lui » (XXIV, 212-213). L’Odyssée s’efforce alors de parcourir un chemin inverse, de s’éloigner progressivement, par l’intelligence et la mémoire formées par l’expérience, de cet abîme d’inhumanité dans lequel sombre l’idéal héroïque de l’âge de bronze, et de s’élever douloureusement, par une suite d’épreuves qui sont autant d’étapes sur le chemin d’une initiation, vers l’humanité pleinement assumée et revendiquée. Il faut lire l’Odyssée comme un parcours initiatique qui conduit de l’inhumain à l’humain, de l’instinct bestial à la pensée subtile, de la sauvagerie à la civilisation, des temps primitifs dont témoignent les mythes à l’époque historique où les hommes prennent en main leur destin et en acceptent la finitude. En ce sens, l’Odyssée doit être lue comme une image inversée de l’Iliade. Dans l’Iliade en effet, l’affrontement des Achéens aux belles jambières et des Troyens aux bonnes murailles est, plus encore qu’un événement de l’histoire, une figure allégorique : les Grecs incarnent la volonté de se porter au-delà des limites, de franchir les mers, fût-ce au prix d’un sacrifice humain : Agamemnon à Aulis égorge sur l’autel d’Artémis sa propre fille Iphigénie. Tels les colons qui, partis de Lacédémone, d’Arcadie, d’Argolide, d’Achaïe, de Béotie ou de Thessalie, franchissent dès le VIIIe siècle – c'est l’époque où Homère compose son épopée – la mer Egée pour se rendre sur les côtes ioniennes, et en Asie Mineure où se trouve Troie, la cité opulente, l’armée des Achéens est animée par le désir de franchir les frontières, de transgresser les limites, portée par la fièvre de la conquête. Achille incarne à merveille cet élan conquérant, que les Grecs ont su merveilleusement figurer dans le marbre par leurs Victoires ailées, sur le point de prendre leur essor. Les Troyens de leur côté incarnent les valeurs contraires : sédentaire et non nomades, ils appartiennent à leur foyer, à leur famille, à leur patrie (les Grecs n’ont pas encore de patrie, et leur unité sous le sceptre d’Agamemnon est précaire, comme le démontre la rébellion d’Achille), c’est de leur côté que se trouvent la paternité, sous la figure universelle de Priam, la conjugalité par le couple exemplaire d’Hector et d’Andromaque, la maternité par la figure d’Andromaque craignant pour le sort réservé à son fils Astyanax, la piété par les sacrifices célébrés par le roi Priam, par les temples qui ornent la ville, par le Palladion (10), cette statue sacrée de Pallas Athéné qui protège les Troyens. Si les Grecs sont ceux qui se portent au-delà, en terre étrangère, les Troyens sont ceux qui demeurent chez eux, au foyer, et défendent la patrie au prix de leur vie (11). La chute de Troie prend ainsi le sens de la victoire de l’audace conquérante sur la permanence du foyer et l’attachement à la terre, de l’aventurier Achille sur le fidèle Hector. L’Odyssée inverse alors le verdict du tribunal de l’Histoire, et restaure les valeurs de la cité aux hautes murailles. Ulysse, ensauvagé par la guerre, compagnon d’Achille et lui-même peut-être contaminé par l’inhumain, doit peu à peu réapprendre l’amour de la patrie, de sa famille, de son fils Télémaque et de son épouse Pénélope, il doit retrouver la royauté qui l’enracine dans la terre rocailleuse d’Ithaque, il doit progressivement réintégrer la civilisation : Ulysse se fait humain en s’éloignant de la nature et en s’acheminant vers la culture.
            C'est un grand problème, on le sait, et qui ne sera sans doute jamais résolu, que de savoir non seulement si Homère est un être fictif, ou un personnage historique et bien réel, mais aussi de savoir si l’auteur de l’Iliade, s’il existe, est également l’auteur de l’Odyssée. Ce que nous venons d’écrire oppose, terme à terme, les deux épopées, et les rend, semble-t-il, inconciliables. Pourtant, il n’est pas impossible de deviner, dans l’Iliade même, une critique de l’idéal aristocratique et guerrier qui anime les héros achéens comme troyens. Non seulement cet idéal verse, aux chants XX et XXI, avec le massacre dont s’enivre Achille ensanglanté, « Achille, fou de guerre » (XX, 2), dans l’inhumanité, mais encore il est l’objet, en quelques endroits, de la satire ou de la parodie. C'est précisément au chant XXI, comme si la folie d’Achille entraînait à sa suite tout l’équilibre du monde, qu’éclate avec la plus grande violence la querelle des dieux eux-mêmes, à l’exception toutefois de Zeus, qui se tient en retrait (XXI, 585-590). Le combat des dieux, qui ne porte pas à conséquence puisque les Immortels ne risquent pas leur vie, évoque des chamailleries de gamins qui jouent dérisoirement à la guerre, réfléchissant ainsi sur le mode comique la violence qui décime tragiquement les mortels sur la terre (soit près de cent trente vers : XXI, 385-513). N’oublions pas que, pour les anciens, Homère était aussi l’auteur de la Batrachomyomachia, version grotesque de l’Iliade transposée en guerre des grenouilles et des rats. Certains épisodes offrent une image ridicule des héros, tel, au chant II, Agamemnon débordé par l’armée empressée de battre en retraite, alors que le maladroit stratège pensait au contraire attiser son ardeur ; au chant III, Ménélas furieux cherchant Pâris qui l’a fait cocu, Pâris que Ménélas défie en combat singulier, mais qu’Aphrodite a dérobé aux coups de son ennemi pour le transporter dans la chambre d’Hélène où tous deux font l’amour, tandis que « L’Atride errait par la foule comme une bête / Pour voir s’il retrouverait Alexandre au visage de dieu » (III, 449-450) ; ou bien encore, Ajax d’Oileus, soit le petit Ajax, qui glisse sur la bouse des bœufs, lors de la course qui fait partie des épreuves des jeux célébrés en l’honneur des funérailles de Patrocle : « Ajax glissa en courant […] / sur la bouse des bœufs mugissants tués / En l’honneur de Patrocle par Achille aux Pieds-Rapides / Il eut de la bouse plein la bouche et le nez / […] Tout en crachant de la bouse, il dit aux Argiens / « Oh ! la ! la ! la déesse m’a fauché les jambes » / […] Et tous rirent gentiment de lui » (XXIII, 774-784). Bien d’autres exemples pourraient être ici cités (12). Le Maître de l’Iliade, qui condamne sans ambiguïté l’acharnement sanguinaire d’Achille – Achille ne redevient humain que lorsque, frappé par la grâce, il accepte de rendre le cadavre d’Hector à Priam qui vient en suppliant – ne semble guère partager les valeurs traditionnelles de l’idéal aristocratique. Son expérience militaire n’est que très approximative, et l’on a pu montrer, par exemple, que l’utilisation qu’il fait des chars est hautement fantaisiste : Homère imagine que les héros entrent sur le théâtre des opérations juché sur un char et accompagnés de leur écuyer, qu’ils se portent ainsi sur la ligne de front comme un jouteur dans l’arène d’un cirque, puis descendent de ce piédestal pour affronter, en duel singulier, le héros qui leur fait face ; le combat se déroule rituellement, on lance la javeline puis, si le coup est manqué, on termine par le glaive, enfin retour au camp par le même moyen de transport utilisé pour l’aller. On imagine le chaos qu’engendrerait ce va-et-vient dans les deux armées, s’il était effectif ! Les historiens ont montré que, si les Egyptiens, les Hittites, les Anatoliens, et bien sûr les Mycéniens eux-mêmes, utilisaient les chars de combat pour charger en ligne serrée, ils ne les ont en revanche jamais utilisés comme taxis pour se rendre sur le champ de bataille. Homère connaît le char pour la course (XXIII, 285-650), ou le char d’apparat pour les funérailles, mais il ignore son usage militaire (13). Le Maître de l’Iliade semble en vérité bien davantage proche de la vie des paysans que de celle des guerriers. C'est en effet aux travaux des champs que font toujours allusion les célèbres comparaisons qui abondent dans le poème, et non au métier des armes. Homère est plus familier de la charrue que du glaive, des semailles et de la moisson que des œuvres d’Arès. Voici quelques exemples particulièrement frappants : en V, 499-504, la poussière recouvre les guerriers comme la balle emportée par le vent sur l’aire où l’on bat le blé ; en XII, 421-423, Troyens et Achéens se battent autour du mur comme deux hommes qui se disputent pour le bornage d’un champ ; en XIII, 703-708, les deux Ajax combattants sont semblables à deux bœufs tirant une même charrue. Il faut bien reconnaître que ces comparaisons sont tout de même assez incongrues, assez peu épiques, et qu’elles ne sont vraiment parlantes que pour un public qui connaît bien la vie des champs, et fort peu la vie militaire. Il y a encore cet étrange bloc de fer qu’il faut lancer lors des funérailles de Patrocle (chant XXIII), dont Achille dit que « quelqu'un qui aurait de grands champs en aurait l’usage pendant cinq ans entiers, sans qu’il soit besoin d’aller en chercher à la ville » (XXIII, 832-835). Tout semble indiquer que, pour le poète de l’Iliade, les vertus guerrières, incarnées par le divin Achille, ne sont pas les plus hautes vertus.
            Ne serait-ce pas plutôt les vertus qui sont nécessaires à la vie des cultivateurs ? Telles sont la patience, l’endurance, l’économie et la bonne gestion, la connaissance des temps (saisons, moments propices pour les travaux des champs) et des espaces, l’habileté de la main et l’amour du travail manuel. Telles sont aussi les vertus vantées par Hésiode dans Les Travaux et les Jours, dont on oppose pourtant volontiers l’esprit à celui qui souffle dans l’épopée homérique. Ne peut-on deviner dans l’Iliade, non l’expression d’une morale aristocratique, l’éthique d’une caste militaire, mais au contraire la critique de cet idéal trop élevé pour être simplement humain, une certaine ironie à l’égard de la jactance militaire, un réel effroi devant la mort, qu’un héros jugerait sans doute indigne ? Les contemporains d’Homère éprouvent sans doute une grande admiration pour les guerriers des temps anciens, ces géants qui soulevaient des rochers comme nous lançons un caillou, mais ils semblent aussi à la recherche d’un idéal moins surhumain, plus simplement humain, une sagesse à la mesure de l’homme. C'est en ce sens que l’Odyssée accomplit ce qui était en germe dans l’Iliade.  Ulysse est ce héros de la patience attaché à sa terre comme un enfant à sa mère, une terre modeste qui n’est sans doute pas d’une grande richesse, mais qui peut produire du blé, du vin et du pacage pour les troupeaux à condition d’être convenablement cultivée. Athéna, qui a pris provisoirement la forme « d’un jeune pastoureau, d’un tendre adolescent qui serait fils d’un roi » (XIII, 221-222) la décrit en ces termes : « Elle n’est que rochers peu faits pour les chevaux ; mais, sans être très pauvre et sans être très vaste, elle a du grain, du vin plus qu’on ne saurait dire, de la pluie en tout temps et de fortes rosées : un bon pays à chèvres !… un bon pays à porcs ; des bois de toute essence ; des trous d’eau toujours pleins » (XIII, 242-247). Quand Athéna dissipe théâtralement la nuée qui cachait Ithaque aux yeux d’Ulysse, comme on lève le rideau sur la scène après un changement de décor, le héros bouleversé baise le sol natal que, depuis vingt ans, il s’efforçait en vain de rejoindre : « Le pays apparut ; quelle joie ressentit le héros d’endurance ! Il connut le bonheur, cet Ulysse divin. Sa terre ! Il en baisait la glèbe nourricière, puis, les mains vers le ciel, il invoquait les Nymphes » (XIII, 353-355). Ithaque est une terre rocailleuse et ingrate : il faut pour la cultiver, pour la civiliser, un homme dur, aux mains adroites, et que le travail n’effraie pas. Ulysse est le roi de cette terre, lui qui a le don du travail manuel, et l’amour du travail bien fait. Il n’est, pour s’en convaincre, que de rappeler la description si précise du travail de charpente et de menuiserie nécessaire pour la fabrication du radeau qui permettra à Ulysse de s’évader de l’île d’Ogygie, où Calypso le retient prisonnier. Homère consacre à cette scène près d’une trentaine de vers (V, 234-262) : c'est Calypso elle-même qui apporte d’abord « une hache aux deux joues affûtées, un gros outil de bronze, que mettait bien en mains un manche d’olivier aussi ferme que beau » (234-236) ; Ulysse équarrit ensuite les bois, il les aplanit à l’aide d’une fine doloire, il les perce avec la tarière (14) et cheville les poutres, il donne bonne longueur au vaisseau, fait le plancher, dresse le gaillard d’arrière, fait le bordage de poutrelles serrées, et plante enfin le mat emmanché de sa vergue. Ulysse est un bon ouvrier, il sait le poids des choses, la résistance des matériaux, le travail de la matière. C'est lui encore qui a fait le lit conjugal – et ce « grand secret » (mega sêma, XXIII, 188) sera le signe de reconnaissance entre l’époux et l’épouse – autour d’un tronc d’olivier, l’arbre d’Athéna : « je construisis en blocs appareillés les murs de la chambre : je la couvris d’un toit et, quand je l’eus munie d’une porte de panneaux de bois plein, sans fissure, c’est alors seulement que, de cet olivier coupant la frondaison, je donnai tous mes soins à équarrir le fût jusques à la racine, puis, l’ayant bien poli et dressé au cordeau, je le pris pour montant où cheviller le reste » (XXIII, 192-198). Et c’est en homme expérimenté qu’Ulysse s’empare encore de l’arc d’Iphitos et triomphe de l’épreuve des douze haches alignées, comme un bon ouvrier prenant affectueusement son outil préféré, ou comme un aède – Ulysse n’est-il pas aède à la cour d’Alkinoos ? Eumée ne dit-il pas encore qu’Ulysse est le meilleur aède pour raconter ses exploits (XI, 367-369) – prend en mains sa cithare : « Comme un chanteur qui sait manier la cithare, tend aisément la corde neuve et fixe, à chaque bout le boyau bien tordu, Ulysse alors tendit, sans effort, le grand arc, puis sa main droite prit et fit vibrer la corde, qui chanta bel et clair, comme un cri d’hirondelle » (XXI, 405-411). Une telle adresse, une telle habileté manuelle sont cependant des vertus, si l’on en croit du moins l’éthique aristocratique, qui conviennent mieux à l’esclave qu’à l’homme libre. Le héros épique sait manier la lance et l’épée, mais méprise les autres outils, serviles à ses yeux. Il faut donc croire qu’Ulysse de retour dans sa patrie, a quitté depuis longtemps le royaume de l’épopée. Il est revenu du pays de la légende au pays du réel, et le monde n’est jamais aussi réel que pour celui qui le travaille, la terre pour le laboureur, la cithare pour l’aède et le bois pour le menuisier. Il est vrai que, dans l’Odyssée du moins, Achille lui-même semble avoir renoncé à l’idéal héroïque : flatté par Ulysse en ce chant XI qu’on dit aussi la Nekuia – c'est-à-dire la descente dans le monde souterrain où gémissent les âmes mortes – Achille déclare, avec la violence qui le caractérise, préférer la vie d’un esclave à la mort d’un roi : « En ces lieux, dit Ulysse, je te vois, sur les morts, exercer ta puissance ; pour toi, même la mort, Achille, est sans tristesse ! – Oh ! répond Achille, ne me farde pas la mort (thanaton parauda, « ne cherche pas à me consoler de la mort avec des mots »), mon noble Ulysse ! Je préférerais mieux, valet de bœufs, vivre en service chez un pauvre fermier, qui n’aurait pas grand chère, que régner sur ces morts, sur tout ce peuple éteint ! (pasin nekuessi kataphthimenoisin anassein, « être le maître de tous ces morts corrompus, gâtés, qui se décomposent ») : XI, 488-491. Ainsi la démolition de l’idéal héroïque, déjà secrètement à l’œuvre dans l’Iliade, triomphe dans l’Odyssée. Il n’y a donc pas de contradiction majeure à supposer, contre l’apparence, que le Maître de l’Iliade est aussi le Maître de l’Odyssée. Des poètes de la taille d’Homère ne se rencontrent pas souvent : ne serait-il  pas étonnant qu’il y en ait eu deux en moins d’un siècle ?
            Il nous faut maintenant revenir sur le parcours initiatique qu’Ulysse doit suivre pour, de l’idéal héroïque et surhumain de l’Iliade, redescendre sur la terre des hommes, renoncer à l’immortalité des dieux, prendre la mesure de ce qui est simplement humain et trouver en cette finitude la joie qui est le véritable lot des mortels. Ulysse doit apprendre à revenir de Troie pour rentrer à Ithaque, c'est-à-dire chez lui. Le retour de Troie fut, pour les héros grecs qui ne trouvèrent pas la mort au cours des combats, une épreuve plus douloureuse encore que la guerre elle-même : Agamemnon, dans l’aveuglement de sa présomption, n’a pas prévu l’infidélité de Clytemnestre et tombe, égorgé comme une bête, en son propre palais, pris dans le filet où l’emprisonnait Egisthe ; Ménélas perd son chemin, s’égare en Egypte et ne rentre à Mycènes que huit années après la fin de la guerre. Nestor et Néoptolème s’en tirent mieux, mais Ulysse doit endurer, pendant dix années, les pires épreuves avant son retour au pays. Le transport de la sauvagerie à la civilisation est un passage périlleux. On sait que l’Odyssée, dont la composition est beaucoup plus complexe que le récit linéaire et chronologique de l’Iliade, est composée de trois parties distinctes : la première est consacrée aux voyages de Télémaque (chants I à IV), conduit par Athéna la pédagogue, qui apprend au jeune homme, orphelin de son père, à devenir un homme autonome et responsable. Ce voyage est le type du voyage formateur, années d’apprentissage au cours desquelles le voyageur apprend à renoncer à l’enfance et se prépare à la vie adulte. On sait comment Fénelon, au XVIIe siècle, a brodé une élégante variation destinée à l’intention du duc de Bourgogne, fils du dauphin, dont il était le précepteur (Les Aventures de Télémaque, 1699).
            Ce premier voyage, qui conduit de l’adolescence à l’âge adulte, est suivi des voyages d’Ulysse, beaucoup plus périlleux, qui conduisent, eux, de l’état sauvage dans lequel la guerre fait régresser les héros, à l’état de civilisation qui règne sur l’île d’Ithaque (chants V à XIII). C'est là la véritable épreuve que doit subir Ulysse pour redevenir un homme, et il est remarquable que, tout le long de ce périple fantastique, le héros rencontre des monstres, géants inhumains tels les Lestrygons, les Cyclopes, ou bien encore Charybde et Scylla, des déesses immortelles comme Calypso, une magicienne qui semble plus qu’humaine : Circé, enfin cet étrange peuple idéalisé, tels des elfes de la mer, que sont les Phéaciens sur l’île de Schérie, empreints de beauté et de grâce, dans une société utopique où règnent toujours la concorde et la joie. Dans ces épreuves, Ulysse affronte la violence de l’inhumain ou la séduction du surhumain, il prend en quelque sorte la mesure de ce que n’est pas l’homme, la mesure de ce qu’il lui faut redevenir s’il veut retrouver son pays, sa patrie où il lui sera permis d’être enfin lui-même. On remarquera à ce propos que le récit de ces voyages est fait par Ulysse lui-même à la cour d’Alkinoos : en se faisant aède, en racontant ses propres aventures, Ulysse peut légitimement recourir à la première personne, réussissant ainsi la première intrusion du « je » dans la littérature occidentale, et l’affirmation d’un sujet comme conscience capable de réfléchir sa propre histoire.
            C’est seulement au chant XIII qu’Ulysse est déposé, ensommeillé, par le navire phéacien sur la rive d’Ithaque : le voici enfin passé du monde de la légende, de l’irréel et du rêve, au monde de l’histoire, du réel, des travaux et des jours. Il ne lui suffit plus désormais d’être transporté d’épisode en épisode, comme un pion sur un jeu de l’oie, il lui faut maintenant prendre possession de son monde, reconstruire patiemment ce qui s’est défait et dénoué pendant son absence, réaliser objectivement dans le monde l’identité qu’il a su retrouver dans l’intériorité de son cœur et le secret de son âme : rétablir la royauté sur l’île et retrouver la couronne qui lui appartient. Il sera en cela constamment aidé d’Athéna, la déesse de l’adresse technique et de l’agilité de l’esprit, qui avait disparu depuis Troie et jusqu’à l’arrivée à Ithaque (elle ne fait qu’une brève irruption, incognito, dans l’épisode des Phéaciens, pour conduire Ulysse sur le chemin qui mène de la fontaine de Nausicaa au palais d’Alkinoos). Athéna ne prend pas part au monde inhumain du fantastique et de l’irréel : on ne la retrouve qu’à la condition d’accoster au pays du réel, et de travailler à s’y faire une place. Remarquons à ce propos que la déesse de l’Odyssée est bien éloignée de la tueuse furieuse qui prend aveuglément, dans l’Iliade, le parti des Achéens. Elle n’est plus membre de la bande des Olympiens, ces dieux futiles qui se divertissent cruellement en contemplant le malheur des hommes. Elle s’est rapprochée au contraire de l’humanité, elle est désormais toute proche d’Ulysse redevenu homme, elle devient en quelque sorte sa conscience objectivement incarnée, ou représentée, la voix d’Athéna tendant à se confondre de plus en plus avec la voix d’Ulysse lui-même dialoguant avec son âme et débattant dans le secret de son cœur comment il doit agir et se manifester dans le monde. Aux dieux futiles et lointains de l’Iliade s’est substitué une Vierge compatissante et protectrice qui couvre de son égide l’âme qui entreprend de se faire humaine.
            De l’extrême sauvagerie des Cyclopes au suprême raffinement de la civilisation des Phéaciens, la distance semble considérable. Pourtant les deux îles sont proches, et il fut un temps ancien, où les Phéaciens, mi-hommes mi-dieux, vivaient sur la même île que les Cyclopes, mi-bêtes mi-hommes. Pour fuir ce voisinage incommode, le roi Nausithoos, fondateur de la dynastie, dont Alkinoos procède, les avait emmenés en Schérie, où ils résident quand Ulysse les rencontre (15). Il n’y a donc pas loin de la civilisation à la barbarie, il s’en faut de peu qu’un homme, comme Achille ou Ulysse à Troie, ne retombe dans l’inhumanité dont il est issu. La leçon de l’Odyssée est morale : elle apprend à l’homme à devenir humain, au héros à renoncer à l’idéal surhumain des épopées d’autrefois, à se donner un destin qui soit à la mesure de l’homme, à renoncer au pays des légendes pour s’installer durablement dans sa patrie, sa famille, auprès de sa femme et de son fils, Pénélope et Télémaque, à revenir sur Ithaque, la terre qui l’a vu naître, à savoir enfin dignement y vivre et mourir.

 

NOTES

1- A la fin du chant XIX, lorsque les Achéens s’arment pour monter à l’assaut des Troyens, Achille, alors revêtu des armes d’Héphaïstos, est explicitement comparé au soleil, et les chevaux auxquels son char est attelé aux chevaux du Soleil : « Achille / Etincelant de toutes ses armes comme Hypérion le Soleil / Il jeta un cri terrible aux chevaux de son père : / “Xanthos et Balios, illustre fils du Podargè / Dites que vous mènerez sain et sauf le cocher / En rejoignant la troupe danaenne ; nous partons en guerre !” » (XIX, 397-402). A plusieurs reprises, L’Iliade met l’accent sur la chevelure bonde d’Achille par ex. I, 197 : « Héra prit le Pélide par ses cheveux blonds… » ; en signe de deuil, Achille coupe encore sa chevelure pour la sacrifier sur le bûcher de Patrocle : « A distance du bûcher, il coupa sa chevelure blonde / Qu’il avait fait pousser, abondante, pour le fleuve Sperkhios » (XXIII, 141-142). Sperkhios est le père de Patrocle (XVI, 174). Sur cette affinité d’Achille avec les divinités solaires, voir Gregory Nagy, Le Meilleur des Achéens, Seuil, 1994 (1979), chap. 10, p. 251, note 2 du § 50.

2- Il faudrait ajouter à cette liste un cinquième passage de l’Iliade dans lequel Ulysse joue un rôle non négligeable : au chant XXIII, Ulysse participe aux épreuves des jeux célébrés pour les funérailles de Patrocle : il choisit la troisième épreuve, celle de la lutte : bien qu’il réussisse à mettre à terre son adversaire par une ruse (725-727), il fait jeu égal avec le grand Ajax de Télamon (700-739) ; Ulysse participe également à la quatrième épreuve, celle de la course (740-796), au cours de laquelle il devance Ajax d’Oileus, grâce au concours d’Athéna : la déesse fait qu’Ajax glisse sur une bouse de bœuf – faisant ainsi rire à ses dépens – et permet à Ulysse d’emporter le prix. Ajax commente sa mésaventure en remarquant le lien particulier qui unit Athéna à Ulysse : « La déesse m’a fauché les jambes ; depuis toujours elle est comme une mère pour Ulysse et elle le protège » (781-782). L’épisode se termine sur une boutade d’Antiloque au sujet d’Ulysse : « C'est, dit-on, un vieillard assez vert ; rivaliser avec lui est difficile / Pour les Achéens, Achille mis à part » (791-792).

3- Ce thème appartient en propre au héros de l’Odyssée. C’est ainsi qu’Ulysse déguisé en mendiant se plaint au divin porcher Eumée de la faim qui tenaille les misérables vagabonds de son espèce : « Est-il rien de pis que mendier ? Ah ! Ce ventre maudit (oulomenos, pernicieux, funeste) ! Toujours nous harcelant, c’est lui qui vaut aux gens les maux et les chagrins de cette vie errante ! » (XV, 343-345) ; et toujours déguisé en mendiant et atteint à l’épaule droite par le tabouret que lui lance Antinoos, Ulysse se plaint de l’humiliation que lui font subir les inhospitaliers prétendants : « Ce qui m’a valu les coups d’Antinoos, c’est ce ventre odieux (lugros, misérable, vil, malfaisant), ce ventre misérable, qui nous vaut tant de maux ! » (XVII, 473-474).

4- On sait que Messer Gaster est le maître de l’île sur laquelle aborde Pantagruel au chapitre 57 du Quart Livre, dont le refrain est : « Et tout pour la trippe ! » Sur le thème de la faim qui ronge le ventre (eteire de gastera limos : IV, Od. 369), chez Homère comme chez Hésiode, voir les remarques très pertinentes de Jesper Svenbro, La parole et le marbre ; aux origines de la poétique grecque, Lund (Suède), 1976, p. 50-59.

5- Voir Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et latine, PUF, 1969, p. 471, article « Ulysse ».

6- Cette idée est fort bien développée par Charles Segal, dans un magnifique article auquel les pages qui suivent doivent beaucoup : « The Pheacians and the Symbolism of Odusseus’ Return », Arion, A Journal of Humanities and the Classics, vol. 1, n° 4, hiver, 1962, p. 54-56.

7- « Tetlathi dê, kradiê » (XX, 18) : de tlaô, supporter, souffrir, avoir le courage d’endurer ; Ulysse est polutlas, un héros d’endurance ; et kardia, le cœur comme organe anatomique, mais aussi comme siège des facultés de l’âme, le courage, l’amour, la colère, mais aussi bien l’intelligence.

8- Ch. Segal, « The Pheacians and the Symbolism of Odusseus’ Return », p. 20: « The Return of Odysseus can be regarded as a return to humanity, in its broadest sense: a return to the familiar, man-scale realities of Ithaca, but also a renewal of the basic human relations with parents, wife, son, friends and retainers, and country. »

9- Il est fréquent que la fureur guerrière soit comparée par le Maître de l’Iliade à la violence inconsciente des éléments de la matière, déchaînés par quelque séisme : l’armée en marche est comparée aux vagues de la mer, ou aux épis secoués par le vent (II, 459 sq.), Troyens et Achéens s’affrontent comme deux vents contraires (XVI, 765-771), la guerre s’étend comme un incendie propagé par le vent (XVII, 737-739), l’offensive de l’ennemi est comparée à la crue d’un fleuve (XVI, 384-393 ; XVII, 746-751). Pour la comparaison entre la violence d’Achille avec celle du feu ou des vents, voir Gregory Nagy, Le Meilleur des Achéens, chap. 20, § 13 (trad. franç. Seuil, 1994, p. 381-382).

10- Il est vrai qu’il n’est pas question du Palladion chez Homère, mais seulement dans la Petite Iliade (arg. 4), attribuée par les anciens à Leschès de Mytilène (seconde moitié du VIIe siècle BC) : « Ulysse, après s’être défiguré lui-même, entre dans Ilion pour espionner l’ennemi ; il est reconnu par Hélène et trame avec elle la prise de Troie ; après avoir massacré un certain nombre de Troyens, il revient aux navires. Puis il s’empare du Palladion avec l’aide de Diomède, et le dérobe aux Troyens » ; on trouve un récit semblable chez le Pseudo-Apollodore, dans l’Epitomê (Ier ou IIe siècles AC) : « Ulysse et Diomède se portèrent aux abords de la cité ; Ulysse laissa Diomède l’attendre ; après s’être infligé des blessures et recouvert de haillons, il entra incognito dans la ville comme un mendiant. Mais Hélène le reconnut. Avec son aide, il déroba le Palladion, tua de nombreuses sentinelles puis, secondé par Diomède, il porta la statue aux navires » (V, 13).

11- Il revient à Hector, le meilleur d’entre eux, d’énoncer la loi qui fait l’honneur des Troyens : « Il n’est pas déshonorant de mourir en défendant sa patrie » (Iliade, XV, 496).

12- C’est ainsi que le Maître de l’Iliade n’hésite pas à moquer son héros, Achille lui-même : au début du chant XVI, Achille raille les larmes de Patrocle, qui pleure, dit-il, comme « …une fille toute / petite, qui court après sa mère, veut qu’on la prenne dans les bras. / Elle agrippe la robe, s’accroche à celle qui s’éloigne. / Elle pleure et la regarde, pour qu’on la prenne dans les bras. / Tu es comme elle, Patrocle, tu pleures des larmes douces » (XVI, 7-11). Mais, deux chants plus loin, c’est au tour d’Achille lui-même de pleurer misérablement quand il apprend la mort de Patrocle. Et il ressemble alors lui-même à un enfant que sa mère vient consoler : « Près de lui, qui lourdement gémissait, s’arrêta sa mère souveraine / Avec un cri perçant elle prit la tête de son enfant / Et, toute lamentation, elle dit ces mots qui ont des ailes / Enfant, pourquoi pleures-tu ? Quel chagrin atteint ton cœur ? » (XVIII, 70-73). Quant au Maître de l’Odyssée, il place souvent son héros dans une situation comique, aussi peu épique que possible : par exemple, le combat d’Ulysse déguisé en mendiant, dans son propre palais, contre le véritable mendiant Iros : cette scène compromet la dignité du roi d’Ithaque dans une rixe de gueux (XVIII, 1-116).

13- Jacqueline de Romilly, Homère, « Que sais-je ? », 2005, p. 13 : « Les combats de l'Iliade utilisent des chars (les héros ne montent pas à cheval, sauf une fois, dans la Dolonie, ce chant précisément qui peut sembler tardif). Mais les chars homériques ont ceci d'étrange qu'ils ne combattent pas. Tel avait pourtant dû être leur rôle à l'origine, comme cela est attesté pour d'autres pays : de fait, Homère évoque une telle bataille une fois, au chant IV de l'Iliade (297 et suiv.). Dans le reste des poèmes, les chars ne servent plus qu'à transporter les héros jusqu'aux premières lignes, à les attendre, à les ramener. Et un tel usage est difficile à imaginer, avec la confusion qu'il devait entraîner. Peut-être n'a-t-il existé que dans l'univers poétique d'Homère ; peut-être celui-ci avait-il entendu parler des chars, de loin, et les avait-il rencontrés dans la tradition ; il aurait dans ce cas adapté leur rôle, qu'il ne connaissait plus, au souci d'exalter la valeur individuelle des héros. » Pierre Carlier, Homère, Fayard, 1999, p. 340-341 : « Les chars avaient une grande importance dans le monde mycénien […] Nous n’avons aucune attestation directe de bataille de chars dans le monde mycénien, mais il est vraisemblable que les Mycéniens avaient emprunté à leurs voisins anatoliens la technique de groupes compacts de chars chargeant à grande vitesse. Les aèdes des périodes suivantes savaient que les grands guerriers des temps héroïques disposaient de chars, mais ils n’avaient plus aucune idée de l’usage militaire de ceux-ci. Les seuls qu’ils connaissaient étaient les chars de course et les chars d’apparat (comme ceux que l’on voit sur les vases géométriques dans les représentations des cortèges funèbres). Ils ont donc supposé que les héros utilisaient simplement le char comme un moyen de transport pour se déplacer d’un bout à l’autre du champ de bataille, mais qu’ils sautaient à terre pour combattre (un commentateur a comparé les chars homériques à des taxis). » Le premier qui a avancé cette thèse, et mis en lumière l’ignorance d’Homère quant à l’usage des chars militaires, est Peter Andrew Livsey Greenhalgh, dans un ouvrage intitulé Early Greek warfare : Horsemen and chariots in the Homeric and archaic Ages, publié aux Presses de l’université de Cambridge en 1975.

14- V, 247. C’est exactement le même geste que fait Ulysse quand il crève, d’un pieu durci au feu, l’œil unique de Polyphème : « Vous avez vu percer la tarière des poutres de navire, et les hommes tirer et rendre la courroie, et l’un peser d’en haut et la mèche virer, toujours en même place ! C’est ainsi qu’en son œil, nous tenions et tournions notre pointe de feu » (IX, 384-388).

15- « Jadis, les gens de Phéacie habitaient Hauteville en sa plaine ; mais près d’eux, ils avaient les Cyclopes altiers, dont ils devaient subir la force et les pillages. Aussi Nausithoos au visage de dieu les avaient transplantés loin des pauvres humains et fixés en Schérie : il avait entouré la ville d’un rempart, élevé les maisons, créé les sanctuaires et partagé les champs » (VI, 4-10). Edifier un mur d’enceinte autour de la cité, construire les maisons d’habitation, élever les temples et limiter la propriété privée, tels sont donc les quatre réalisations grâce auxquelles le souverain règne, non plus sur un état de nature, mais sur un état civil.

Pour lire la cinquième conférence de ce cycle sur Homère, cliquer ICI