Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mardis de la Philo, janvier 2019
Mise en ligne, 1-2-19

 

 

 

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KANT

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LACAN

Ecouter la folie

1- Le Symbolique

2- L'Imaginaire

3- Le Réel

4- La Vérité

5- Le Maître

6- Le Désir

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LACAN

ECOUTER LA FOLIE

I- Le Symbolique

            Je me lance avec vous, aujourd’hui, dans une aventure périlleuse. Il s’agit de présenter, dans un cycle de six conférences, une pensée qui ne cesse d'évoluer pendant quarante-huit ans (de 1932 à 1980), surtout dispensée dans divers séminaires, donc une pensée exprimée oralement, sans le souci de méthode et de synthèse qui norme nécessairement le travail de l’écriture, d’abord adressée à des analystes dans une salle de l’hôpital Sainte-Anne, puis à des normaliens pour la plupart philosophes dans les murs de l’ENS d’Ulm, enfin à tout un Paris mondain qui se donnait rendez-vous à la faculté de droit, et dans lequel se sentaient un peu perdus les disciples toujours fidèles et les plus fervents du Maître. Malgré sa répugnance pour ce qu’il nommait la « poubellication » (pour « publication » : postface du Séminaire XI), préférant toujours l’enseignement oral et ce qu’il appelait dans ses premiers séminaires « la parole pleine » à l’écriture, Lacan finit par céder à l’injonction ainsi qu’à l’extrême exigence de François Wahl, directeur de collection et responsable des sciences humaines au Seuil, et se mit en peine de remettre au net divers articles et conférences en vue d’une édition en un gros volume intitulé Ecrits. Lui-même reconnaissait que, s’il avait choisi ce titre, c’était pour laisser entendre que ces textes n’étaient pas faits pour être lus (1), ce qu’il faut sans doute comprendre ainsi : ces « écrits » tirés de notes rédigées en vue des séminaires ou pour des communication destinées à des spécialistes, dans leur extrême concision, mais aussi dans leur disparate – l’unité de cette mosaïque n’apparaît pas en effet au premier, ni même au second coup d’œil… Lacan lui-même a-t-il jamais accédé à cette vue ? – n’ont vraiment de sens que pour leur auteur, et demeure peu déchiffrables pour un lecteur non initié. De la thèse de doctorat soutenue et publiée en 1932 (De la psychose paranoïaque dans ses rapports à la personnalité) jusqu’au dernier séminaire du 10 juin 1980, prononcé à l'Institut océanographique, et intitulé, non sans amertume, « Le malentendu » ( « Je suis un traumatisé du malentendu, reconnaît le vieux maître. Comme je ne m'y fait pas, je me fatigue à le dissoudre. Et du coup, je le nourris. C'est ce qui s'appelle le séminaire perpétuel. »), la pensée de Lacan a considérablement évolué, elle s’est parfois contredite, et cela rend encore plus délicat l’exercice d’une présentation synthétique. Pour corser l’affaire, Lacan, dont on a bien des raisons de penser qu’il est le fils un peu bâtard de Charles Maurras et d’André Breton, toujours à la recherche d’une langue nouvelle qui broderait à la lisière de la langue académique et du dialecte plus singulier qui se fait entendre sur le divan de l’analyste, se plaît à dévoyer le langage – conformément aux leçons du premier Manifeste du surréalisme (1924) – pour laisser libre cours à la musique des équivoques et des suggestions. Aussi reconnaît-il lui-même, de son propre style, qu’il s’inspire du maniérisme, affectant la concision, l’allusion et la pointe et s’efforçant par là de déjouer les pièges d’une mise en forme purement rationnelle, et par là même inadaptée aux ambiguïtés du discours de l’inconscient (2) ; revendiquant encore fièrement un style « où l’inconscient abonde », celui des érudits, des concettistes et des précieuses qui lui vaut l’honneur d’être, selon un titre qui lui a été attribué, « le Gongora de la psychanalyse » (3). Lacan serait-il illisible ? Je dois bien reconnaître que de nombreux développements, surtout dans les derniers séminaires, demeurent encore à mes yeux d’une obscurité impénétrable. Pourtant, la parole de Lacan (il faut commencer par la lecture des séminaires, c'est-à-dire de l’enseignement oral, et les lire dans l’ordre chronologique, puis passer ensuite aux « Ecrits » qui ne sont qu’une traduction plus condensée de la pensée toujours à la recherche d’elle-même développée par Lacan au cours de son enseignement) fulgure et étincelle par endroits, et il faut être bien inattentif pour ne pas être, çà et là, et même en première lecture, frappé par un éclair. Je dois ainsi reconnaître que mon doctorat fut inspiré par la lecture du Séminaire XI (1964-65), le premier tenu à l’ENS (4), et que je crois n’avoir toujours pas épuisé la fécondité des idées dont cette lecture m’a donné non l’expression, mais la semence (d’où vient le beau mot de « séminaire »). Tant il est vrai que Lacan, comme tout enseignant qui se respecte, ne dicte pas une leçon, mais fait naître, en celui qui l’écoute, le discours latent qui déjà sommeillait en lui (5). Nous allons donc lire Lacan, mais en demeurant nous-mêmes, c'est-à-dire en philosophe et non en analyste, nous privant sans doute ainsi de l’écoute fine qui s’éduque par la pratique analytique, mais nous autorisant par là même à nous affranchir de la ferveur du disciple pour mieux accéder à la liberté du penseur. Bien entendu, c’est de la pensée de Lacan, et exclusivement de sa pensée, qu’il sera ici question, et non de l’homme lui-même, au sujet duquel, si l’on souhaite satisfaire cette curiosité, qui n’est pas nécessairement vaine, on pourra toujours lire la biographie d’Elizabeth Roudinesco, Jacques Lacan, esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, publiée chez Fayard en 1993. Cet ouvrage a donné lieu à des polémiques dans lesquelles nous prendrons garde à ne pas nous laisser entraîner, tant il serait incohérent de soumettre Lacan, sa vie, son œuvre, aux a priori de la biographie, alors que tout le cheminement de sa pensée, depuis le milieu des années cinquante jusqu’à la fin des années soixante-dix, fut dominé par le structuralisme selon lequel le sujet qui tient le discours n’est pas impliqué dans le discours qu’il profère. Il faut au contraire considérer ce discours comme ayant sa propre systématique, par le jeu de ses échos et de ses correspondances. Ce n’est pas la connaissance d’une vie qui rend compte d’une pensée, c’est inversement la connaissance d’une pensée qui donne la clé pour comprendre une vie. Nous laisserons donc l’homme Lacan – non qu’il ne nous intéresse pas, mais parce que ce n’est pas là notre objet – pour porter toute notre attention sur sa seule pensée. Il est temps maintenant de nous jeter à l’eau.

            Quand les analystes font le procès de Lacan, c’est le plus souvent pour dénoncer l’intellectualisation excessive de ses théories (6). Lacan leur répond vertement, polémiquant à son tour contre une pratique psychanalytique dont l’impératif suprême est l’adaptation à l’ordre social, et la réconciliation du moi devenu autonome avec les normes en vigueur, quand il affirme au contraire l’exigence catégorique du désir dans ce qu’il a de plus absolu. Quant à la prétendue intellectualisation de sa théorie, elle provient, selon lui, de ce qu’il tente de revenir à la lettre authentique de la découverte freudienne, tandis que les tenants de l’Ego-psychologie (7) cherchent plutôt à effacer ce qu’il pouvait y avoir de scandaleux dans les recherches du fondateur, et dénaturent, au nom d’un prétendu bon sens, la pratique analytique en en faisant un auxiliaire du conformisme, visant à apaiser toute tension qui pourrait perturber le juste équilibre du moi avec son monde. Ce procès est mal instruit, et ceux qui proclameront, après la mort de Lacan, la nécessité d’un retour à la clinique me semblent mal fondés. Car c’est précisément dans la pratique même de la psychanalyse que la pensée de Lacan trouve son origine, dans la pratique et non dans l’exégèse des textes du fondateur. Qu’est-ce qu’une séance de psychanalyse ? C’est avant tout une relation de langage, ou plutôt la relation entre l’analyste supposé savoir, qui se tient en retrait, en silence, mais à l’affût du moment critique où il lui faudra prendre la parole, et un analysant (comme le nomme Lacan : plutôt qu’un « analysé », qui discrédite la part très effective qu’il prend au travail de l’interprétation) qui s’abandonne à la « libre association d’idées » que Freud lui-même préconisait après avoir renoncé à la méthode de l’hypnose, parce qu’elle n’accordait précisément pas l’initiative à l’analysant et ne permettait donc pas de surmonter durablement la résistance du fantasme (1895, Etudes sur l’hystérie, en collaboration avec Breuer). La règle de ce jeu – « Dites sans réserve tout ce qui vous passe par la tête » – donne lieu à une parole insolite, sans commune mesure avec le discours commun qu’il est de bon ton de tenir en société. Aussi la première question, semble-t-il, que doit se poser le psychanalyste, porte sur la nature de ce nouveau langage (8) : dans quelle mesure peut-elle faire l’objet d’une connaissance ? A cette fin, il se référera à la science du langage, nommément la linguistique. Tel est bien l’orientation première de la théorie lacanienne.
            Pour ce faire, Lacan pouvait se reporter à l’œuvre d’un linguiste genevois du début du vingtième siècle, Ferdinand de Saussure, dont le Cours de linguistique générale (publication posthume en 1916 à partir des notes de ses élèves) se trouvait au fondement d’une méthode structurale qui commençe à prendre son essor en France dès le début des années cinquante en raison de la publication d’un ouvrage qui se réclamait de ce patronage et qui était appelé à renouveler radicalement l’orientation de l’anthropologie : les Structures élémentaires de la parenté de Claude Lévi-Strauss en 1948, qui jouera un grand rôle dans la formation de la pensée de Lacan. Après quelques chapitres introductifs, Saussure ouvrait son célèbre cours par l’analyse de la « nature du signe linguistique » qu’il définissait comme la combinaison arbitraire d’un concept, ou « signifié », et d’une « image acoustique », soit le mot en tant que phénomène sonore et non en tant que support de la signification. « Image acoustique » dans la mesure où le mot prononcé est une image mentale et non un son proféré, puisque nous l’entendons parfaitement dans le cas, par exemple, de la lecture silencieuse ; « signifié » puisqu’il est avéré que le mot ne renvoie pas à la chose même – qu’on nomme alors le « référent » – mais à l’idée censée la désigner. C’est ainsi que l’on doit dire en toute rigueur que nul n’a jamais vu un arbre, puisqu’il a vu un marronnier, un peuplier, un platane ; et davantage encore qu’il n’a pas vu un platane, mais ce platane, absolument singulier et qui n’a de nom en aucune langue. A moins que l’arbre n’ait été personnifié, par exemple par la date, taillée dans son écorce, de la rencontre amoureuse qui eut lieu à son ombre, ou qu’il appartienne en propre à celui auquel il a été dédié, tels les poiriers, figuiers et pommiers du jardin de Laërte, donnés par le père à son fils Ulyssse et invoqués par le fils pour se faire reconnaître du père : ne mérite un nom propre que la chose qui appartient en propre à celui qui répond d’elle comme elle répond de lui. Je ne baptise de son nom que celui qui répond à l’appel. Par où je comprends que le langage n’est pas une simple grille posée sur le monde de l’expérience sensible, mais une transposition, une traduction du sensible dans l’intelligible, qui s’apparente à une négation plutôt qu’à un calque, tant il est vrai que le singulier de l’ici-maintenant sensible est nié par l’universalité du  concept que le signe signifie. Et si Saussure ajoute enfin que le lien entre le signifiant et le signifié est arbitraire, c’est parce que seule l’établit une tradition à nos yeux irrémédiablement dépourvue de nécessité, qu’il est en d’autres termes un fait de culture et non de nature, ce qui rend précisément possible la traduction d’une langue dans une autre : il est indifférent, ou presque, de dire thanatos, mors, mort, morte, death ou Tod, car aucune suite de phonèmes n’est, plus qu’une autre, fondée en droit à désigner l’idée de la mort.
            Certes, ce que Saussure définit dans cette leçon d’ouverture, c’est une langue rationnelle et consciente d’elle-même, puisqu’elle s’applique à attacher, à chaque mot prononcé, le concept ou l’idée qu’il est censé désigner. Le signifiant n’est donc ici que le médium, ou plutôt le véhicule du signifié, et c’est bien ce que suggère le schéma de Saussure qui, dans l’ovale ou il circonscrit le signe linguistique, assigne au signifiant (représenté par sa transcription latine et non phonétique) la place inférieure – Arbor – et au signifié (ici représenté par l’image approximative d’un arbre, pommier plutôt que peuplier) la place supérieure due à la dignité du concept. Cette théorie du signe linguistique pose en principe que le signifiant doit être parfaitement transparent à l’idée qu’il signifie, qu’il doit s’effacer devant la signification, et que le mur du langage, à la façon d’un miroir limpide, doit réfléchir impeccablement la pensée qui fait écho en lui. C’est ce qu’ont toujours dit les philosophes, qui ne veulent être attentifs qu’à la langue de la pensée qui se réfléchit en ce miroir. Pour Platon déjà, le logos était la meilleure paroi de la caverne pour faire entendre l’écho de la pensée ; et pour Descartes, le discours sera d’autant plus méthodique, et selon l’ordre des raisons, que celui qui le prononce sera mieux attentif aux idées que les mots véhiculent, les hommes ne tombant dans l’erreur que parce qu’ils accordent plus d’importance aux mots eux-mêmes qu’aux choses qu’ils signifient (9). Cette transparence de la voix à la signification se laisse encore apercevoir par un autre biais : nous n’entendons guère l’accent de notre langue maternelle, tant nous sommes accoutumés à porter notre attention vers l’idée que formule le discours ; en revanche nous sommes beaucoup plus sensibles à la musicalité d’une langue que nous ne comprenons pas, ne pouvant alors  être attentifs qu’à la variation du pur phénomène sonore que la signification ne vient plus mettre en sourdine. C’est ainsi que le signifiant est d’autant plus sensible que le signifié nous est inconnu, et qu’inversement le signifié nous est d’autant plus évident que nous prêtons moins attention au phénomène sonore, aux particularités de la prononciation ou de la voix, accent, zézaiement, bégaiement (ce que montre le fait troublant qu’un même message prononcé par des voix très diverses est pourtant immédiatement reconnu). C’est ainsi encore, comme le remarque Lacan lui-même, que nous sommes d’autant plus attentifs au message que nous transmet un ambassadeur que nous le sommes moins à sa personnalité propre ou à sa présence physique, et qu’inversement, nous sommes d’autant plus sensibles à son charme personnel que nous écoutons moins son message (10). Cette « duplicité », plutôt que cette « combinaison » selon le terme de Saussure, du signe linguistique, suggère la possibilité d’en fragmenter l’unité, et de donner à chacune des deux moitiés de cette tesselle son indépendance
            A l’inverse chez Saussure signifiant et signifié sont indissociables l’un de l’autre, de la même façon, déclare-t-il, que le recto et le verso d’une même feuille de papier (11). Saussure écrit encore que « le signe linguistique est une entité psychique à deux faces », et que les deux éléments qui le composent « sont intimement unis et s’appellent l’un l’autre » (12).Telle est en effet la qualité du discours philosophique, celui de la pensée attentive au fil de sa démonstration, le langage qui prend garde à se maintenir dans la parfaite transparence, dans la parfaite adéquation de la conscience de soi. Mais il est bien évident que ce n’est pas là le langage décousu, apparemment incohérent, erratique et scandé de silences aussi insistants qu’imprévisibles qui se profère dans le cabinet de l’analyste. Pour rendre compte de la langue de l’inconscient, ou plutôt – car l’inconscient ne saurait prendre la parole – de la parole déformée par la résistance du fantasme – d’autant plus pressante qu’on s’en approche davantage – il faut, avance Lacan dans une leçon précisément dédiée à un linguiste, nommément Roman Jakobson présent dans la salle, inventer une autre linguistique, qui aurait affaire à l’inconscient et qui ne se satisferait pas de construire la forme ni d’énoncer les lois du discours de la conscience de soi, qui est celui de la raison, une autre linguistique que Lacan nomme plaisamment la « linguisterie », qui rime avec « fumisterie » (sans doute par provocation envers les linguistes convaincus du sérieux de leur science et qui dénonçaient les théories à leurs yeux « fumeuses » que développait Lacan sur la nature du langage) (13).
            Il s’agit en premier lieu de renverser la souveraineté du signifié sur le signifiant, de se mettre à l’écoute de l’acoustique de la voix, en oubliant le sens qui tend à la refouler. Puisque l’attention portée à la modulation du phénomène sonore nous détourne de l'attention portée au concept – ce que Lacan dit en son langage : « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend » (XX, p. 20), soit : ce qui cherche à se dire est refoulé par ce qu'on croit comprendre (le sens commun), mais suggéré par les intonations de la voix comme par les équivocités du signifiant – alors efforçons-nous de nous laisser guider par la phonétique plus que par la sémiologie, et laissons-nous dériver au gré des sons apparentés. C’est ainsi que la langue, en se laissant aller, épousera la forme de la pulsion qui résiste à sa formulation, et c’est sans doute en raison de cette dérive de la parole analytique que Lacan propose, à plusieurs reprises, de traduire l’allemand Trieb, qu’on rend ordinairement par le français pulsion (ou pire, par « instinct »), par « dérive » inspiré du drive anglais qui traduit en effet le même mot allemand (14). C’est en laissant dériver, divaguer le langage, en pervertissant l’ordre méthodique de la langue de la conscience de soi, la langue des philosophes et des linguistes, qu’on aura quelque chance de cerner les contours des formations, ou des concrétions de l’inconscient. Il s’agit donc de laisser l’initiative au signifiant, indépendamment de sa liaison avec un signifié, pour dévoyer le langage des chemins de la méthode, de façon assez semblable aux techniques destinées à faire entendre ce que Breton inspiré de son propre aveu par Freud nommait, dans le Manifeste de 1924, « la voix surréaliste » (15), par l’écriture automatique, le collage ou le cadavre exquis. Ce que Lacan nomme encore « l’instance de la lettre dans l’inconscient » (conférence prononcée à la Sorbonne en mai 1957), qu’il faut entendre comme la sollicitation pressante, l’insistance que la lettre exerce sur l’esprit dont l’autonomie ne saurait être qu’illusoire. Pour le psychanalyste, la lettre ne tue nullement l’esprit, elle le libère plutôt de sa prison mentale, et c’est inversement l’esprit qui tue la lettre en l’enfermant dans la normalité. Le signifiant jouant avec lui-même s’associe alors par homophonie à d’autres signifiants, et provoque ainsi une rêverie éveillée. En ce renversement, qui rétablit l’empire du signifiant sur le signifié, le sensible sur l’intelligible, et s’affranchit des hiérarchies de la raison, la parole analytique aura quelque chance, plus qu’en se conformant à l’ordre des raisons, d’approcher de la vérité du symptôme : « Seule la psychanalyse est en mesure d’imposer à la pensée cette primauté [du signifiant sur le signifié]  en démontrant que le signifiant se passe de toute cogitation, fût-ce des moins réflexives, pour exercer des regroupements non douteux dans les significations qui asservissent le sujet, bien plus : pour se manifester en lui par cette intrusion aliénante dont la notion de symptôme en analyse prend un sens émergent : le sens du signifiant qui connote la relation du sujet au signifiant » (16). Saussure analyse comment le sens d’un mot n’a de valeur que différentielle, et ne se définit que par l’ensemble des mots qui lui sont associés (piquer un soleil, s’asseoir au soleil, se faire une place au soleil). On dira donc que le signifié ne prend sa vraie valeur qu’associé à d’autres signifiés. Lacan, encore une fois, inverse cette évidence et, en une formule souvent répétée, énonce que le signifiant – et non le signifié – est toujours sujet pour un autre signifiant (17). Les mots s’associent en ce sens par homophonies, par ressemblances phonétiques, par des rapprochements insolites qui déjouent les raisons de la logique. Lacan lui-même se livre volontiers à ce jeu des homophonies, et même avec une extravagance qui dépasse toute mesure, inventant un langage délirant qui ressemble aux associations rêveuses et incertaines qui hantent la rêverie des Finnegans (Joyce, 1939). C’est ainsi que Lacan n’hésite pas à intituler le vingt-et-unième séminaire (1973-1974) Les non-dupes errent, soit « ceux qui ne sont pas dupes sont abandonnés à l’errance », par homophonie avec une notion très lacanienne, « les Noms-du-père » par laquelle Lacan signifie qu’il n’y a de paternité que symbolique et non naturelle. Ou bien, de façon plus fantasque encore, le séminaire de l’année 1976-77 (il s’agit de l’avant-dernier séminaire) a pour titre L’insu que c’est de l’une-bévue s’aile à mourre, où la mourre est un jeu de hasard ancien qui consiste à deviner le nombre de doigts levés ou pliés furtivement montrés. Ce jeu de mot follement délirant – parce qu’il s’agit de mimer une langue qui serait symptôme d’un inconscient – se traduit par « l’insuccès de l’Unbewusst – c'est-à-dire l’inconscient – c’est l’amour », soit le ratage de l’amour, ce qui s’exprime autrement, dans le langage lacanien, par la formule « il n’y a pas de rapport sexuel », vient de ce que le désir amoureux est motivé par des pulsions inconscientes, ce qui serait sans doute un peu plat si bien d’autres significations n’étaient pas encore possibles : par exemple, la méconnaissance de nos désirs inconscients (l’insu de l’Unbewusst) prend son essor (s’aile) par le jeu de l’amour et du hasard (la mourre), soit par le « hasard objectif » de la rencontre, ce qui est peut-être moins banal. Les homophonies lacaniennes sont proprement folles – puisqu’elles ont pour fonction de nous mettre à l’écoute de la folie – mais il est possible d’en concevoir de plus maîtrisées, et dont la poésie nous paraîtra plus immédiatement séduisante. J’ai déjà dit l’affinité de la pensée de Lacan et de la poétique surréaliste, plus particulièrement les textes de Breton cité à plusieurs reprises dans les Séminaires comme dans les Ecrits. On trouvera, dans L’Amour fou de 1938 une magnifique variation sur le jeu des homophonies : on sait que l’adorable pantoufle de Cendrillon, de verre chez Perrault, devient dans les versions plus tardive, peut-être par souci de vraisemblance, de vair, qui désigne la fourrure grise et blanche de l’écureuil petit-gris au dos gris et au ventre blanc. Breton, en balade avec Giacometti au marché aux Puces – royaume du hasard objectif – déniche une curieuse cuillère en bois dont le manche allongé se termine par une petite pantoufle sculptée dans le bois. Cette « trouvaille » enchante la rêverie du poète, rêverie quasi fétichiste tant on sait que cette perversion se perd, ou se retrouve, dans l’adoration des objets qui évoquent la forme en creux d’un corps absent : la chaussure, le bas, le gant…, et lui inspire le désir de faire couler dans un verre de couleur grise la forme de la cuillère et de l’utiliser comme cendrier, non pour la commodité de la chose, mais parce que se laisse entendre dans « Cendrillon » l’écho de « cendrier » (18). « Le rôle catalyseur de la trouvaille » (19) stimule l’invention poétique. « Il s’agit, comme l’écrit encore superbement Breton, de ne pas, derrière soi, laisser s’embroussailler les chemins du désir » (20). Retrouver (au sens où Proust peut parler de « temps retrouvé ») les « chemins du désir », la force de leur appel et le magnétisme qu’ils exercent sur nous (Les Champs magnétiques, 1919, sont nés de la première expérimentation de l’écriture automatique tentée par Breton et Soupault), n’est-ce pas là aussi la tâche que se propose d’accomplir l’analyse ?
            L’éclatement du signe linguistique sous l’effet de forces souterraines mises en branle par l’inconscient opère tout autant sur le signifiant que sur le signifié, bien que le renversement, pour la révolution analytique, accorde au signifiant le premier rôle, le signifié n’étant alors qu’un effet secondaire des homophonies en apparence aléatoires du jeu de la libre association. Ce que Lacan exprime en une formule : « Le signifiant a effet de signifié » (21). Selon Lacan, le signifiant n’est pas seulement « lié », comme le pense Saussure, au signifié, il est le corps du signifié, un signifié incarné dans la matière de la voix, source et foyer producteur de significations multiples. Lacan emploie souvent le mot « signifiant » dans le sens de ce qui fait signe, qui appelle une réponse, qui invite à entrer dans la ronde du langage, et non pas seulement dans le sens restreint que Saussure donne à la notion « d’image acoustique ». A la combinaison univoque d’un signifiant et d’un signifié, Lacan oppose l’idée d’un foyer sonore qui a valeur d’incantation poétique, c'est-à-dire qui est doué du pouvoir d’engendrer des significations diverses, sans qu’il soit possible d’assigner de limite à cette suite. Lacan le démontre sans peine en reprenant l’image de l’arbre – censée figurer chez Saussure le « concept » signifié par le signe linguistique – en déclinant les diverses rêveries ou associations que l’imagination peut tisser sur ce thème donné, le jeu de la variation se trouvant au cœur de l’art du poète comme de celui du musicien. Remarquant que le mot « arbre » est une anagramme du mot « barre », cette barre horizontale dessinée par Saussure pour séparer abusivement le signifiant du signifié, il fait éclater en une gerbe d’images le signifié prétendument univoque du mot « arbre » : « Décomposé dans le double spectre de ses voyelles et de ses consonnes, il appelle avec le robre et le platane les significations dont il se charge sous notre flore, de force et de majesté. Drainant tous les contextes symboliques où il est pris dans l’hébreu de la Bible, il dresse sur une hutte sans frondaison l’ombre de la croix. Puis se réduit à l’Y majuscule du signe  de la dichotomie qui, sans l’image historiant l’armorial, ne devrait rien à l’arbre, tout généalogique qu’il se dise. Arbre circulatoire (22), arbre du cervelet (23), arbre de Saturne (24) ou de Diane (25), cristaux précipités en un arbre conducteur de la foudre (26), est-ce votre figure qui trace notre destin dans l’écaille passée au feu de la tortue (27), ou votre éclair qui fait surgir d’une innombrable nuit cette lente mutation de l’être dans l’En panta du langage ? » (Ecrits, I, L’instance de la lettre dans l’inconscient, 1957, p. 500-501). Et de citer pour couronner sa tirade quatre vers d’un poème de Valéry (28). Les jeux du signifié prolifèrent dans les trouvailles de la libre association, ramifiant la signification dans l’arborescence illimitée des affinités secrètes nouées par le désir. Lacan a souvent dit qu’il ne voit pas de meilleure introduction à l’art de la psychanalyse que l’ouvrage de Freud Le mot d’esprit [Der Witz] et sa relation à l’inconscient (1905) (avec, il est vrai, La psychopathologie de la vie quotidienne de 1901). Mais c’est précisément parce que le mot d’esprit se livre avec délices à la superposition des signifiés, à leur surimpression selon un procédé cher au cinéma surréaliste, et dont la forme allusive est le fondu enchaîné. Voici quelques exemples que Lacan aime à citer : il vient à l’esprit d’une dame en analyse le mot d’esprit bien connu selon lequel, s’il n’y a qu’un pas du sublime au ridicule, ce sera le Pas-de-Calais, par quoi cette dame entend dire à son psychanalyste que les interprétations qu’il lui propose sont sans doute sublimes, mais qu’elle sont aussi un peu ridicules, et qu’il suffit d’un rien, d’un pas de côté, pour que cela fasse rire (29) ; ou bien encore, à propos de la confiscation des biens d’Orléans par Napoléon III lors de son accession au trône, ce spirituel commentaire : « C’est le premier vol de l’Aigle », ce qui entraîne Lacan sur l’équivocité du vol ailé ou du larcin de voleur, la rencontre s’effectuant dès le douzième siècle par le vol du faucon qui s’empare de sa proie, le sens de « dérober » ne devenant usuel qu’au XVIe siècle ; et de remarquer aussitôt que, malgré la proximité phonologique, le viol, qui est acte de violence et menace l’existence même, n’a rien à voir, comme le confirment les dictionnaires, avec le vol, qui ne menace que la propriété (30). La superposition de deux significations dans l’unité du mot d’esprit se rapproche de la surimpression cinématographique ; le mot-valise – d’après le « portmanteau » (31) de Lewis Carroll dans De l’autre côté du miroir (1871) pour désigner un mot fabriqué par la fusion de deux mots usuels – se rapprocherait plutôt du fondu enchaîné, qui amalgame deux images. Dans son ouvrage sur le mot d’esprit, Freud rappelle le témoignage de Heinrich Heine qui prétendait avoir rencontré aux bains de Lucques Hyacinthe Hirsch, juif besogneux et famélique, qui disait avoir été reçu de façon très affable et débonnaire par Salomon Rothschild, détenteur d’une immense fortune, pour ce qu’ils s’occupaient tous deux, malgré la distance astronomique qui les séparait sur l’échelle sociale, de collecter des billets pour une loterie, Hyacinthe pour de quelconques loteries populaires et Salomon pour cette loterie considérable qu’était à ses yeux sa propre banque. Pour suggérer, sans le dire directement, l’hypocrisie de ses manières engageantes, Hyacinthe disait que son « collègue » l’avait reçu de façon tout à fait « famillionnaire », fusionnant dans ce mot-valise l’adjectif familier avec le substantif millionnaire (32). Le rire provoqué par le mot d’esprit provient selon Freud de la levée de la censure par la formulation de l’idée latente – ce qui n’est pas contradictoire avec le fait que le rire peut aussi bien renforcer la censure, ne serait-ce que parce que ce spasme de la mâchoire a la propriété, comme le bâillement, de nous empêcher de parler ; n’oublions pas que le mot « gag » en anglais, signifie à la fois la blague et le bâillon… En ce sens le mot d’esprit fera d’autant plus d’effet que l’idée qui se fait jour par l’allusion sera d’autant mieux refoulée dans les coulisses de l’esprit, sur cette « autre scène », andere Schauplatz, une formule que Freud doit à Gustav Fechner et qu’il reprend volontiers à son compte pour désigner le théâtre de l’inconscient, cette autre scène qu’il faut dire littéralement ob-scène, et par là d’autant mieux apte à déclencher la mécanique du rire. Je pense à ce mot attribué à Robert de Montesquiou qui, venant d’apprendre  que l’un de ses amis autrefois rencontré à l’armée avait été l’amant de sa maîtresse en titre, remarqua que tous deux avaient donc travaillé dans le même « corps », fusionnant magistralement en un seul mot deux sens pourtant fort distants, le « Corps d’armée » et le corps sexué… On sait que les contrepèteries du célèbre Album de la marquise trouvent invariablement leur solution sur l’autre scène de l’obscénité, et l’on se souviendra que Lacan lui-même n’était pas insensible à leur charme. C’est ainsi qu’il ne dédaigne pas de conclure en beauté le séminaire des années 1958-59 par cette formule qu’il livre à notre sagacité sans nous en donner la clé : « La femme a dans la peau un grain de fantaisie », contrepèterie impeccable mais douée d’une valeur poétique inhabituelle.
            Dans la leçon d’ouverture d’un séminaire tenu à Sainte-Anne le jeudi 4 novembre 1971 (33) (non publié, mais accessible sur la Toile), Lacan invente un néologisme pour désigner cette langue divagante, née de la dislocation du signe saussurien : ce serait lalangue, en un seul mot, comme c’est souvent le cas pour désigner les formations de l’inconscient qui forment un bloc sémantique – un peu comme les proverbes qui ont toujours retenu l’attention de Lacan – du fait qu’ils ne se déclinent ni ne se conjuguent. Ayant remarqué que la langue du philosophe, qui est le discours de la conscience, dispose déjà de son dictionnaire, le Vocabulaire de la philosophie d’André Lalande (34), bien connu des étudiants qui le nomment « le Lalande », Lacan se plaît à imaginer un autre dictionnaire de « Lalangue », dictionnaire d’une langue qui serait donc à elle-même son propre auteur (puisque le « nom » de l’auteur désigne ici le contenu même de l’ouvrage), sans que le sujet conscient ait à intervenir dans l’automatisme des associations. En vue de la rédaction de cet autre traité, non de linguistique, mais de linguisterie, Lacan propose une variation fantaisiste sur le signe linguistique selon Saussure. Cédant à l’instance de la lettre, et accordant au signifiant, à l’inverse de Saussure, la position dominante (l’algorithme n’est plus signifié sur signifiant, mais signifiant sur signifié), Lacan propose de remplacer le binôme de l’arbre et de son image (censée représenter son « concept ») par l’image de deux portes sur lesquelles on lit, sur l’une, « Hommes », et sur l’autre, « Dames » (35), et justifie cette innovation par une petite fable, peut-être inspirée par ses deux enfants Thibault et Sibylle (nés en 39 et 40) : « Un train arrive en gare. Un petit garçon et une petite fille, le frère et la sœur, dans un compartiment sont assis l’un en face de l’autre, du côté où la vitre donnant sur l’extérieur laisse se dérouler la vue des bâtiments du quai le long duquel le train stoppe : “Tiens, dit le frère, on est à Dames !ˮ – “Imbécile ! répond la sœur, tu ne vois pas qu’on est à Hommesˮ. » L’univocité du signe linguistique selon Saussure devient, quand on la traduit dans le registre de « lalangue », l’équivocité de l’un ou l’autre sexe, symbolisée ici par les deux portes des toilettes de cette gare où l’on stationne un moment, dans une ville qu’on imaginerait bien se nommer « Œdipe », tant il est vrai que c’est pendant la crise œdipienne que l’enfant devra s’identifier, par la médiation des modèles parentaux, à l’un ou l’autre sexe, alors considérés comme autant de rôles qu’il faut tenir sur le théâtre du monde, celui des « grandes personnes ». Cette identification est sans doute déjà avancée, puisqu’on remarque que le garçon est plutôt curieux de la porte qui conduit chez les dames, et la fille de celle qui conduit chez les hommes… L’équivocité du signe ne va pas sans « l’ob-scénité » de l’autre scène, la sexualité apparaissant au cœur du signifiant, il est vrai sous la forme encore enfantine du besoin, et non encore sous celle du désir, pourtant allusivement présente par le chiasme des deux curiosités.
            Car ce qui est en jeu, ici, c’est en effet l’exigence inconditionnée du désir et de ses lois. Par cette émergence du désir, un sujet radicalement singulier fait acte de présence, présente ses lettres de créance et demande son accréditation. Il s’agit, comme le disait excellemment Breton, de « ne pas laisser s’embroussailler les chemins du désir ». Le discours du philosophe, celui de l’esprit autonome et conscient de lui-même, est le discours d’un sujet abstrait, qui s’universalise en se soumettant aux exercices de la raison. C’est ainsi que le Discours de la méthode n’est pas de René Descartes, mais du « bon sens », qui est la chose du monde la mieux partagée, encore qu’elle soit diversement appliquée par ceux qui en sont dotés. En faisant éclater cette parfaite architecture, en ouvrant des brèches dans la forteresse de la méthode, l’écoute de la folie laisse deviner l’irréductible singularité du désir, chaque fois unique, qu’il semble si difficile de délivrer du carcan qui la bâillonne et la refoule, et non seulement par l’effet d’une censure sociale qui nous somme de nous adapter aux règles qui valent pour tous (Lacan a toujours refusé de s’en tenir à une interprétation aussi superficielle du refoulement), mais plus encore par des épouvantes plus archaïques que nous ne savons pas nommer. Nous avons vu comment Lacan se flatte du gongorisme de son style. Dans une note qui fait office d’ouverture au recueil de ses Ecrits, Lacan rappelle le mot fameux du discours de réception à l’Académie de Buffon, dit « Discours sur le style », où l’on trouve la formule, si souvent mal comprise : « Le style est l’homme même » (36). Buffon voulait dire par là que le style n’est pas l’expression de l’individu unique qui en est l’auteur ; bien au contraire, c’est en se pensant comme sujet universel que l’individu peut s’élever à la dignité du style, qui n’est pas l’expression de son auteur, mais au contraire de « l’homme même », c'est-à-dire de l’homme en général. Buffon entendait ainsi se justifier des critiques qui lui étaient adressées : il faisait, disait-on, trop de style dans son domaine, celui de l’histoire naturelle, où il était plus judicieux de s’en tenir à la seule exactitude de l’observation. Buffon prie qu’on l’excuse, en quelque sorte, de trop bien écrire. Tel n’est certes pas le style de Lacan, qui revendique avec panache la singularité – parfois à la limite de l’intelligibilité – d’un style en effet maniériste, en ce sens qu’il ne dissimule rien de la manière qui est la sienne (qui signifie que le geste de la main a laissé sa trace sur le tableau), et qui le fait unique, toujours attentif aux intonations  du désir qui font l’irréductible originalité d’une parole fatalement distincte du discours « le mieux partagé ». Il n’est pas difficile de deviner, dans cette exaltation intransigeante de la singularité, l’exigence aristocratique qui entend ne jamais plier sous le joug commun. Nous nous en souviendrons quand il sera question de la figure du Maître selon Lacan.
            De ce langage inouï, de « lalangue » qui s’échappe par fragments  dans les interstices du discours de la raison, ou de la conscience de soi, il est alors tentant de construire le lexique et la syntaxe. Tout ensemble de termes bien liés, toute suite associative, l’association fût-elle libre, construit ses propres lois, ses propres liaisons et déliaisons, à l’insu du sujet qui lie et délie. Lacan, pour mieux le faire comprendre, a coutume de le montrer sur le jeu de pair et impair (37). Certes, chaque joueur, quand commence la partie, a une chance égale de l’emporter, puisque seul le hasard peut prédire si l’un postulera le pair ou l’autre l’impair. Mais imaginons que nous jouons contre un puissant ordinateur : gardant en mémoire chacune de nos mises, l’appareil sera en mesure, au bout d’un nombre suffisant de coups, de calculer l’algorithme qui détermine nos choix successifs de pair ou impair, et cela avec une précision croissante au fur et à mesure que se poursuit la partie. L’ordinateur devancera pour ainsi dire mon choix, et pourra formuler la loi latente qui me guide à mon insu. De même, toute langue, ou « système symbolique », créera, par le fait de sa seule évolution, des lois auxquelles les locuteurs seront nécessairement soumis, alors même qu’ils pensaient pourtant n’obéir qu’à eux-mêmes en prenant l’initiative de la parole. C’est ainsi que Marx a pu montrer, dans le livre premier du Capital, au chapitre du fétichisme de la marchandise, comment l’œuvre, que l’artisan a façonnée de ses mains, portée sur le marché et devenue de ce fait marchandise, obéit à des lois, par les fluctuations de son prix de marché, qui s’établissent à l’insu de son producteur, auquel pourtant la marchandise doit son existence même. C’est par un mécanisme semblable que Lévi-Strauss montre, dans Les Structures élémentaires de la parenté, comment le jeu des échanges matrimoniaux produit, avec une rigueur d’autant plus grande que le groupe social est plus fermé sur lui-même, des interdits parfois fort complexes, portant non seulement sur l’inceste du fils avec la mère, mais poussant la prohibition à des degrés de parenté beaucoup plus éloignés, et même sur certains des clans tout entiers qui composent la communauté. Tout système d’échanges, en se développant, crée de lui-même les lois qui le structurent. Ainsi peuvent être formulées – avec une rigueur sans doute toujours relative – les règles d’une langue donnée, par la syntaxe, qui définit la composition des mots dans la phrase, la logique de la langue, et par la grammaire, qui définit l’usage et les idiomatismes. En est-il de même pour lalangue, telle qu’elle se fait entendre en s’abandonnant à la loi de libre association, sur le divan de l’analyste ? Serait-il possible de rédiger un traité de linguisterie qui serait en mesure de rivaliser avec les traités de linguistique ?
            Lacan se met en recherche des opérateurs de variation du sens qui déterminent ou du moins orientent le jeu de la libre association. S’inspirant des découvertes des linguistes, il repère deux foncteurs, qui sont aussi des tropes de l’ancienne rhétorique, capables de rendre compte des glissements de sens qui font la liaison entre un terme et le terme suivant qui lui est associé : la métaphore est association par analogie, elle désigne une chose par une autre qui lui ressemble, et Lacan en donne pour exemple, dans le fameux poème de Victor Hugo, Booz endormi, le vers qui le termine en l’ouvrant sur l’immensité : « Cette faucille d’or dans le champ des étoiles », qui suggère que la lune est dans le ciel nocturne comme la faucille d’or avec laquelle les anciens druides coupaient le gui, et que les étoiles dans le ciel sont comme un champ parsemé de fleurs lumineuses. Ce poème, que Lacan confesse ingénument avoir appris dès les premières années de l’école, et qui lui est revenu en mémoire en lisant l’article « Métaphore » du dictionnaire encyclopédique Quillet, revient comme un leitmotiv de sa pensée, non seulement pour l’amour qu’il lui porte, non seulement parce qu’il offre une illustration magnifique à la figure de la métaphore, mais encore parce qu’il célèbre de façon grandiose le mystère de la paternité, sur lequel Lacan n’a jamais cessé de méditer (38). L’autre opérateur qui joue un rôle fondamental dans les associations et autres métamorphoses qui déterminent l’évolution sémantique d’un même substantif, est la métonymie, également trope de l’ancienne rhétorique, qui prend la partie pour le tout ou, du moins, qui choisit un élément jugé plus représentatif que les autres pour désigner le tout (la voile pour le voilier, le toit pour la maison), ou bien encore qui désigne le contenu par le contenant (boire un verre), ou l’effet par la cause (avoir perdu sa langue, pour « sa parole »), ou tout élément par un autre élément auquel il se trouve logiquement lié (39). En repérant ce double mécanisme du transfert de sens, l’un opérant par similarité (métaphore) et l’autre par contiguïté (métonymie), Lacan s’inspire d’un linguiste, qui était aussi un ami, Roman Jakobson, et plus particulièrement d’une étude d’abord publiée en 1956 (Fundamentals of language) et reprise en français en 1963 dans ses Essais de linguistique générale : « Deux aspects du langage et deux types d’aphasie » (40). Jakobson y montre comment, dans les troubles de l’aphasie, qui se manifestent par une grande incertitude dans le choix des mots, le malade substitue au mot manquant un mot approximatif choisi en raison de sa ressemblance (maison est remplacé par demeure, ou cabane… etc.) ou bien de sa contiguïté avec le mot-modèle (par exemple, maison est remplacé par porte, fenêtres, etc.). Il remarque également que, lorsqu’on demande à un locuteur d’associer librement à partir d’un mot donné, c’est encore par le même mécanisme métaphorique ou métonymique que se nouent les associations. Il rattache enfin la métaphore aux écoles romantiques et symbolistes, et inversement la métonymie aux écoles réalistes. Chez Lacan, la métaphore, selon lui le secret de l’étincelle poétique (41), est une libération de la parole qui s’affranchit des résistances de la censure ; elle est apparentée encore à la dramatisation hystérique ; inversement la métonymie se réfère plutôt à l’hallucination, au fétichisme, et même à la perversion en général, aux fantasmes de morcèlement, de démembrement ou de castration. Le doublet métaphore / métonymie est aujourd’hui repris par tous les linguistes, et reconnu comme déterminant dans l’évolution du sens. On lira à ce propos l’encadré fort instructif, consacré à ces deux figures de rhétorique dans le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey (article « Métaphore ») (42). Lacan pratique à merveille l’art de glaner et son esprit curieux emprunte aux domaines les plus divers (par exemple à l’éthologie pour le mimétisme animal, ou à la mathématique pour la topologie de la sphère) des fragments qui viennent prendre place dans l’architecture générale de la théorie. Ajoutons que la métaphore et la métonymie entrent en correspondance avec les opérations qui interviennent, selon Freud, dans le travail du rêve (Traumarbeit) qui met en scène, sinon en récit, la pulsion venue de l’inconscient (43) : la métaphore s’apparente à la condensation (deux formes distinctes fusionnent dans une unité ambiguë) et la métonymie au déplacement (un élément prend la place d’un autre). Freud ajoute un troisième principe qui participe à l’élaboration du rêve : c’est l’inversion. Le monde du rêve est le monde à l’envers et dans le rêve, souvent, nous dit Freud, c’est le lièvre qui fait la chasse au chasseur. Lacan remarque de son côté que les associations obéissent aussi à un principe de contrariété, et que les couples de contraires structurent et scandent le flux des associations, marquant de leur césure la continuité métaphorique. Ce peut être l’opposition du jour et de la nuit – souvent insensible sous nos latitudes mais tranchés par la distinction des concepts – mais c’est plus encore des oppositions vocaliques qui accompagnent les jeux de l’enfant dans le temps où il commence de s’introduire au langage. Sur ce point, Lacan se réfère souvent, après Freud, au jeu d’un enfant lançant au loin une bobine attaché par un fil qu’il fait revenir à lui pour la relancer à nouveau, le lancer étant accompagné du mot Fort – là-bas – et la reprise du mot Da – ici (44). Le jeu, entre autres significations, aurait celle de mettre en place l’opposition vocalique O / A, et d’introduire par là à l’univers du langage articulé. Nous aurons l’occasion de revenir à ce jeu, aux yeux de Lacan scène primitive et cruciale de l’entrée du petit d’homme dans le jeu des échanges et du langage. Sa richesse dépasse de beaucoup notre propos d’aujourd’hui, et nous ne pouvons ici que l’évoquer. Remarquons enfin que,  tandis que selon Freud, attaché aux représentations du rêve plutôt qu’à la grammaire de la langue, ces mécanismes de l’association (condensation métaphorique, déplacement métonymique, et inversion) opèrent surtout sur les images du rêve, chez Lacan ils concernent toujours des faits de langage. Il existe en effet une quatrième figure, celle de la figurabilité (Darstellbarkeit) qui gouverne, selon Freud, les mécanismes du rêve, peut-être la plus importante en ce sens où il faut considérer d’abord le rêve comme une mise en images. On sait que pour Freud l’interprétation du rêve est la voie royale pour la connaissance de l’inconscient (45). Pour Lacan en revanche, le rêve, immédiatement inaccessible à l’analyste, tout comme à l’analysant lui-même, ne vaut que par le récit du rêve. C’est donc l’étude de lalangue, et non la présentation de l’image, qui peut seule nous acheminer vers la connaissance de l’inconscient, si du moins cette formule n’est pas contradictoire (comment pourrions-nous connaître l’inconscient si, pour le connaître, il nous faut le rendre conscient ?). Ce pourquoi il faut comprendre le « symbolique » chez Lacan non selon le symbole jungien – à savoir les grands archétypes, les images premières qui hantent les mythes depuis le début le notre histoire – mais plutôt selon le formalisme de la structure, élément d’un ensemble ordonné, au sens où l’on parle, par exemple, d’un symbole mathématique. Et c’est aussi pourquoi Lacan a toujours rêvé d’une algèbre de lalangue, et qu’il s’évertuait depuis toujours et sans jamais y renoncer, et malgré la démesure d’un tel projet, de formuler les équations fondamentales qui déterminent le régime de l’inconscient.
            Nous comprenons maintenant en quel sens Lacan peut dire et répéter que l’inconscient est structuré comme un langage. Non en ce sens qu’il serait un véritable langage, mais parce qu’il laisse libre cours aux homophonies du signifiant comme aux duplicités ou ambiguïtés du signifié, donnant naissance, par le jeu de la libre association, à une langue curieusement dévoyée née de la dislocation du discours commun, et qui conserve quelque chose de la structure de son modèle, comme une image rêveuse, déformée, anamorphotique et souvent bouffonne de la langue de la conscience et de la raison. Un simulacre de langage, mais une langue toutefois qui obéit à des règles, qui est structurée comme un langage (46). On ne régressera jamais au premier chant auquel rêvait Rousseau dans son magnifique Essai sur l’origine des langues, pas plus qu’au cri de la nature que le même Rousseau imagine à l’origine du langage dans le Second Discours (47). Il n’y a pas de langage primitif, et tout langage, fût-ce le langage, qui est à la fois d’une grande richesse et d’une grande incertitude, dont la voix se fait entendre sur le divan de l’analyste, est soumis à des lois, régi par une structure en-deçà laquelle il n’y a pas d’humanité concevable. Le préverbal n’existe pas chez Lacan et il ne saurait y avoir un indicible, puisque tout ce qui est humain s’est formé comme humain par la discipline langagière (48). C’est pourquoi le langage est pour Lacan l’horizon nécessaire et indépassable de toute humanité. L’homme en tant qu’homme ne naît pas vierge de toute détermination, il est nécessairement marqué par le sceau de sa langue, par la structure de la langue maternelle qui lui a donné pour la première fois le lait de la signification et la grâce de l’échange. Si l’inconscient est structuré comme un langage, c’est aussi parce qu’on ne saurait atteindre, fût-ce en se distrayant de l’attention qui fait l’esprit conscient de lui-même, un état sauvage qui serait enfin, comme l’espère le surréalisme, hors-la-loi. Il n’y a pas pour Lacan d’extase ou de ravissement qui puisse nous transporter au-delà, ni en-deçà, des limites du langage, dans l’indéfini de l’indicible ou dans l’horreur de l’innommable (49). Ce que Lacan exprime à sa façon par une formule au premier abord énigmatique : il n’y a pas de métalangage, en ce sens où il ne nous est pas possible d’adopter un point de vue en surplomb du langage qui nous permettrait de l’embrasser comme un tout, de le connaître comme une totalité cohérente et achevée, d’en construire par exemple une mathématisation complète : « Laissez-moi vous dire en passant que la notion de métalangage est très souvent employée de façon la plus inadéquate, pour autant que l’on méconnaît ceci – ou bien le métalangage a des exigences formelles qui sont telles qu’elles déplacent tout le phénomène de structuration où il doit se situer, ou bien le métalangage conserve les ambiguïtés du langage. Autrement dit, il n’y a pas de métalangage, soit au niveau de la logique, soit au niveau de cette structure signifiante dont j’essaie de vous dégager le niveau autonome. Il n’y a pas de métalangage au sens où cela voudrait dire par exemple une mathématisation complète du phénomène du langage, et cela précisément parce qu’il n’y a pas moyen de formaliser au-delà de ce qui est donné comme structure primitive du langage » (50). Nous sommes, en tant qu’humains, confinés dans le champ du langage, et c’est à cette aliénation originaire que nous devons notre humanité, immergés dans l’océan du signifiant, sans jamais pouvoir nous arracher à cet élément mouvant, duplice et ambivalent, et cela même alors que nous prétendons nous affranchir des règles du langage ordinaire. Et c’est pourquoi la linguistique, et la linguisterie plus encore, ne sera jamais qu’un bricolage, et ne pourra jamais se constituer comme science véritable, l’incomplétude nécessaire qui marque son objet lui interdisant de le décrire comme une totalité cohérente, n’obéissant qu’à ses seuls principes. Aussi la linguistique ferait-elle bien de s’y reprendre à deux fois avant de moquer les approximations de la linguisterie, car la dite linguisterie est parfaitement en mesure de lui retourner le compliment, et de souligner son impuissance à jamais formaliser de façon satisfaisante le système de signes qu’elle se donne elle-même pour objet.
            Pourtant, si l’homme sera toujours, selon une expression de Lacan, « le serf du langage » (51), si nous ne pouvons rien connaître de ce qui se trouve au-delà de ce que Lacan nomme énigmatiquement le « mur du langage », il est toutefois possible de s’approcher de la limite, comme dans une zone d’extrême tension qui serait soumise à l’irradiation d’une catastrophe originaire. S’il n’y a pas d’au-delà du langage, il reste pourtant que tout langage, par son incomplétude même, est comme un tissu déchiré, troué, abîmé par des béances qui échappent à toute formulation. On compare souvent le langage à un tissu (on sait que texte et tissu sont en fait un seul et même mot), à un filet lancé sur le monde (52), mais on oublie de demander ce qu’il en est de ce qu’on peut apercevoir par l’ouverture des mailles. Rien, sans doute, puisque « au-delà de ce mur, il n’y a rien qui ne soit pour nous ténèbres extérieures ». Pourtant, que le langage soit marqué d’une incomplétude fondamentale, que sa structure soit trouée, comme marquée par le manque, cela peut se penser, à défaut de connaître ce qui se montre dans le vide.
            L’incomplétude du langage, sa structure nécessairement lacunaire, se démontre en premier lieu par la disparition du sujet dans le discours qu’il tient. Le sujet s’évanouit dans son langage, par le seul fait qu’il le pose comme une représentation au-devant de lui, distante de lui. Par le fait de l’énonciation, le sujet se divise et se sépare de lui-même, dissociant le sujet de l’énonciation du sujet de l’énoncé. C’est de cette façon que nous distinguons, dans A la recherche du temps perdu, l’auteur du narrateur, et c’est la faute de Jean Santeuil d’avoir confondu le personnage avec l’écrivain, Proust ayant trop précipitamment projeté ses souvenirs d’enfance, sans la distanciation suffisante pour définir convenablement le plan de la représentation, dans le texte du récit. Il ne s’agit pas là seulement d’une faute esthétique, mais aussi d’une faute logique, rigoureusement démontrable. Ce que Lacan pense démontrer en se référant aux paradoxes de Russell sur l’ensemble de tous les ensembles (le barbier du village rase tous ceux qui ne se rasent pas eux-mêmes : le barbier du village ne pourra donc pas se raser lui-même, et doit être implicitement compris dans cette formule comme ne faisant pas partie de l’ensemble, ou de la communauté du « village ») (53) ou au théorème d’incomplétude de Gödel (il n’est pas de système axiomatique qui puisse contenir le principe qui démontre sa possibilité, ni de discours qui comprenne le sujet qui le tient) (54). Les connaissances mathématiques de Lacan étant plutôt approximatives (il y a en Lacan le charme d’un perpétuel autodidacte, un amateur curieux qui ne souhaite à aucun prix devenir un expert) – les scientifiques ne se sont pas privés du plaisir souvent venimeux de dénoncer ses erreurs (Alain Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, 1997) – il faut pour comprendre la thèse se reporter à un paradoxe plus simple, et aussi plus ancien puisqu’il remonte à l’antiquité. Il s’agit du paradoxe d’Epiménide le Crétois qui prétend que tous les Crétois sont des menteurs. Cette formule n’a aucun sens si nous transférons l’identité du sujet de l’énonciation sur le sujet de l’énoncé. Car si Epiménide qui tient le discours est le même que celui qui est nommé dans le discours, alors Epiménide ment quand il dit la vérité, et il dit la vérité quand il ment, ce qui fait un cercle dont on ne peut sortir. Lacan résume volontiers ce célèbre paradoxe sous sa forme la plus concise : « Je mens », énoncé dépourvu de toute signification si le sujet qui le formule ment à son tour quand il dit « je mens », car il faudrait en déduire qu’il dit la vérité tout en mentant en effet, ce qui est incohérent (55). Entrer dans le cercle du langage, c’est donc accepter d’en être forclos, c'est-à-dire non seulement exclu mais privé de droit, c’est accepter sa propre disparition du fait de la distance qu’implique toute représentation, l’aphanisis du sujet pour le dire d’un mot qui a l’affection de Lacan et qu’il emprunte à un article d’Ernest Jones sur le complexe de castration et sur les traumas infantiles (56).
            Pourtant l’exclusion du sujet dans le champ du discours n’est encore que logique, et ne semble pas affecter le sujet réel dans la dimension de son existence propre. La menace est pourtant bien réelle selon Lacan, pour lequel l’entrée du petit d’homme dans le champ du discours se paie au prix du sacrifice de ce qu’il nomme parfois la « force vitale », énigmatiquement symbolisé par cet objet qui est toujours, dans le langage, « le signifiant manquant », soit ce que Lacan nomme le « phallus » (nous renvoyons à plus tard l’analyse de ce signifiant complexe et toujours problématique). Ainsi le sujet ne peut entrer dans le langage qu’à la condition de se résigner à sa propre disparition, de s’abstraire à soi-même. En acceptant de s’intellectualiser par le seul fait de se dire en mots, en acceptant de traduire la singularité d’un vivant dans le système des universaux, le sujet se castre, il vit en quelque sorte une mutilation de lui-même qui s’apparente à la mort (57). Il se réifie en se faisant objet pour le discours de l’autre, comme chacun peut l’entendre quand il s’étonne de sa voix enregistrée, ou quand il se saisit lui-même figé, médusé par l’enchantement d’un discours appréhendé du point de vue de l’autre. Selon Lacan, le sujet se sacrifie comme corps vivant, comme conscience de son corps, comme pur besoin en entrant dans la sphère du langage. Il se sacrifie comme animalité : tel est le prix à payer pour entrer au royaume du langage. C’est au prix de cette dissociation d’avec lui-même qu’il peut se connaître lui-même, et accéder à la clarté de la conscience de soi. Le prix du sacrifice auquel consent le sujet en s’aliénant à la parole de l’Autre, c’est le symptôme, c'est-à-dire le hors-langage, soit le langage du corps humilié quant il n’est plus de mots pour le dire : « Le sujet, en tant que réel, a la propriété d’être dans un rapport particulier à la parole, et que ce rapport conditionne chez lui cette éclipse, ce manque fondamental qui le structure au niveau symbolique dans le rapport à la castration. Il ne s’agit pas là d’un lingot d’or, d’un sésame ouvrant tout, ce n’est que le commencement d’une articulation, mais c’est quelque chose qui n’a jamais été dit – peut-être vaut-il la peine de le souligner » (VI, 412). « Jamais » est peut être trop dire, puisque cette pensée semble proche de Bergson, un auteur avec lequel Lacan aime à prendre ses distances, sans jamais reconnaître vraiment la dette qu’il a contractée à son égard.
            Ainsi à la forclusion logique du sujet proférant le discours dans son discours lui-même – le paradoxe du menteur – s’ajoute désormais la forclusion existentielle, et même charnelle, puisqu’elle se trouve au fondement d’une castration qui, pour être symbolique, n’en a pas moins des effets très réels sur la vie affective du sujet, comme le symptôme en fait l’aveu muet. C’est ce thème qui permet à Lacan de conclure en fanfare sa conférence de 1953, Fonction et champ de la parole et du langage, par une citation impressionnante des Upanishad, Prajapâti, le dieu du tonnerre, proclamant, d’une voix terrible, aux hommes qui le prient de parler, la nécessité qui sera désormais la leur de « se dompter », c'est-à-dire de soumettre leur désir à la loi, de « donner », c'est-à-dire de se discipliner par les règles de l’échange, dons et contre-dons, et enfin de « faire grâce », c'est-à-dire de donner sans retour, gratuitement, ce qu’exprime très exactement le mot « pardon », sacrifice sans lequel il n’y aurait pas de limite à la loi de la vengeance. Ainsi parle le dieu qui nous donne la parole, qui daigne nous parler (58).
            Pourtant, la disparition qui vient trouer le tissu du langage n’est encore que subjective, concernant à la fois le sujet logique et son existence charnelle. On ne saurait s’en tenir là, car la lacune se trouve aussi du côté de l’objet, de la chose elle-même. Ce n’est pas seulement le sujet qui manque au discours, c’est encore l’objet lui-même. On croit en effet que le mot désigne la chose, et l’arbre ce pommier qui se trouve sous mes yeux. Saussure, qui rappelle que le signifiant renvoie au signifié, et non au réel lui-même, suffit à dissiper cette illusion. Puisque le signifiant n’est signifiant que pour un autre signifiant, et ceci dans une chaîne sans fin, le langage glisse à la surface du monde sans jamais réussir à s’emparer de la chair des choses. Le glissement du sens esquive toujours la chose elle-même. Le fait de l’existence se dissipe, se liquide dans le flux de la parole, dans le déroulement du discours. Le discours n’est fait que de signifiants et échoue à atteindre la chose qu’il vise. La langue s’en approche sans doute, mais ne fait que tourner autour de ce pot. Qu’est-ce donc qu’un pot, un vase, qui sont parmi les premiers objets que les hommes devenus sédentaires ont façonnés de leurs mains, sinon un vide qu’on a cerné d’argile, ou de bronze ? Et ce n’est pas seulement la chose même qui est manquée par la visée signifiante, c’est encore le signifié lui-même, le sens qui toujours nous échappe et que nous nous évertuons à poursuivre sans fin. Si je considère l’ensemble des mots du dictionnaire, si grand soit-il, toute définition étant faite de mots, et chaque mot ne pouvant être défini que par d’autres définitions, il est fatal que le sens se trouve prisonnier d’un cercle qui le vide de tout contenu, et fait de lui un vase sans contenance. Pour le dictionnaire, un bateau sera toujours une grande barque, et la barque un petit bateau. Comme le fait remarquer à Lacan Jean Hyppolyte dans l’un des premiers séminaires, Hegel l’avait déjà compris – et c’est sans doute de Hegel que Lacan le tient, par la médiation de son ami Alexandre Kogève – quand, au premier chapitre de sa Phénoménologie, « La certitude sensible », il montre comment le mot, bien loin de désigner la chose, de l’indexer sans en modifier la nature, la nie au contraire en son immédiate présence, et soumet sa singularité sensible à l’universalité du concept, puisque, nous le savons, ce n’est jamais, à moins d’être nom propre – mais l’on ne saurait concevoir une langue qui ne serait faite que de noms propres ; une telle langue n’aurait qu’un cas : le vocatif, et ne pourrait pas articuler la moindre phrase – le langage doit se résoudre à perdre le monde devenu muet du seul fait que je le nomme, à la façon d’Adam, dit Hegel, qui a tout pouvoir sur l’animal de ce que dieu lui en a livré les noms (59). D’une certaine façon – et Lacan énonce souvent que c’est là la condition qui permet de poser le monde comme objet de science, comme s’il fallait que « le grand Pan soit mort » (60) pour que les hommes puissent le disséquer et le connaître – ce n’est donc pas seulement le sujet de l’énonciation qui est « castré », c’est d’une certaine façon la nature vivante elle-même, elle aussi privée de toute vitalité et abstraite dans le dispositif de l’expérimentation, comme le sujet, de son côté, doit renoncer à la vie animale qui est en lui pour se représenter sur l’écran du langage en une figure abstraite et dévitalisée. De ce deuil du monde, nous avons un témoignage par l’étonnement qui nous saisit quand, en de rares instants, nous nous ressouvenons de la présence de l’Etre au sein de laquelle nous sommes pourtant plongés, quand nous nous rappelons ce qu’il peut y avoir d’invraisemblable et d’incompréhensible dans le fait qu’il y ait autour de nous quelque chose et non pas plutôt rien. Car le langage ne peut dire le monde qu’en refoulant sa simple existence, et c’est proprement la conscience fugace, qui nous effleure encore en de rares moments, de l’intensité de l’Etre qui fait acte de présence, autour de nous comme en nous, qui nous coupe la parole et nous laisse sans mot dire. Lalangue qui se laisse dériver au cours de la séance analytique est scandée de silences, et tout particulièrement lorsque l’analyse s’approche du moment crucial et critique du transfert, un silence « lourd » qui recule devant l’aveu, ou le saut périlleux du transfert, et qui s’abandonne sans réserve à ce que Lacan nomme « le sentiment de la présence » : « Nous voyons en un certain point de cette résistance se produire ce que Freud appelle le transfert, c'est-à-dire ici l’actualisation de la personne de l’analyste. En l’extrayant de mon expérience, je vous ai dit tout à l’heure jusqu’au point le plus sensible, me semble-t-il, et le plus significatif du phénomène, le sujet ressent comme la brusque perception de quelque chose qui n’est pas si facile à définir, la présence. C’est un sentiment que nous n’avons pas tout le temps. Certes, nous sommes influencés par toutes sortes de présences, et notre monde n’a sa consistance, sa densité, sa stabilité vécue, que parce que, d’une certaine façon, nous tenons compte de ces présences, mais nous ne les réalisons pas comme telles. Vous sentez bien que c’est un sentiment dont je dirais que nous tendons sans cesse à l’effacer de la vie. Ça ne serait pas facile de vivre si, à tout instant, nous avions le sentiment de la présence avec tout ce qu’elle comporte de mystère. C’est un mystère que nous écartons et auquel, pour tout dire, nous nous sommes faits » (61).

            Il est alors permis, pour conclure, de représenter le travail de l’analyse comme le raccommodage patient et précis d’un tissu deux fois béant, deux fois déchiré, du côté du sujet comme du côté de l’objet, une « reprise » – au sens où l’on appelait autrefois « repriseuse » ces ouvrières penchées sur le métier, un petit appareil électrique, qui reconstituaient maille par maille le tissu troué ou filé des bas des femmes, alors trop précieux pour être simplement jetés à la poubelle. Le réel, par sa seule présence, dilacère le tissu du langage, et le sujet porte le deuil de lui-même en acceptant de se traduire devant le tribunal de ce même langage qui ne le représente qu’en le dépouillant de son immédiate présence. Cette perte de la présence, du sujet pour lui-même comme du monde pour le sujet, elle ouvre la voie, par sa béance, au symptôme, qui exhibe un corps souffrant ou qui parle pour une blessure que nous ne savons pas dire. A la violence de la langue de la raison, qui fait du « je pense » le centre et le point d’appui de son discours comme de sa méthode, l’analyse oppose le vagabondage de la libre association, le parcours erratique, et non méthodique, d’un sujet fragmenté, morcelé, à la recherche de sa propre identité, travaillant à retisser le fil des correspondances, des échos de mémoire, pour reconstituer peu à peu la continuité d’une représentation, d’une tapisserie çà et là déchirée. Esope, comme le rappelle La Fontaine dans sa vie du fabuliste qui précède le recueil de ses propres fables, disait que la langue est la meilleure et la pire des choses. Il faudrait plutôt dire que lalangue, soit l’objet que se propose d’étudier la linguisterie, remédie aux méfaits que nous avons subis en entrant dans le cercle du langage. Certes, il fallait certainement mieux y entrer que demeurer au dehors : hors langage, l’homme est le plus misérable des animaux, livré sans défense à la stupeur de l’Etre, médusé dans la catatonie des grandes psychoses. Mais passé le seuil du langage, il subit la double castration de la vitalité qui est en lui et de l’âme qui est dans le grand tout de ce monde. Faut-il être ou ne pas être, entrer dans le cercle du langage au prix de la castration, ou, pour ne pas céder sur l’inconditionné du désir, demeurer, stupide et hébété, en deçà du langage et du sens ? Il n’est pas ici de choix sans mutilation. L’alternative est boiteuse, elle n’est pas semblable à la fausse alternative qui nous donne le choix entre être fusillé ou être pendu, ce qui revient tout compte fait au même, mais plutôt à cet autre type de dilemme, où nous ne pouvons nous conserver en vie qu’à la condition de flétrir et pour ainsi dire de châtrer l’insatiable désir qui nous soulève. C’est ainsi que « la liberté ou la mort ! » ne nous laisse en vie qu’au prix de ce renoncement à cette liberté qui exige que nous risquions notre vie pour elle, ou bien encore, et plus explicitement, « la bourse ou la vie ! » qui ne nous concède la vie qu’amoindrie et amputée du luxe que nous désirons pour elle (62). Il nous reste donc le bricolage analytique, qui raccommode tant bien que mal les déchirures de notre vie. Dans le tome XI du séminaire, celui de l’année 1964, Lacan compare l’objet du désir, celui du fantasme qui est encore celui que cerne l’aller-retour compulsif de la pulsion, à l’œuf à repriser que la raccommodeuse place sous le tissu, près du trou, de façon à maintenir l’ouverture qu’il faut colmater : « Il s’agit de cet objet privilégié, de cet objet dont la réalité même est purement topologique, de cet objet dont la pulsion fait le tour, de cet objet qui fait bosse, comme l’œuf de bois dans le tissu que vous êtes, dans l’analyse, en train de repriser – l’objet petit a. » (63).

 

NOTES

1- « … mes Ecrits dont le livre s’achète : dit-on, mais c’est pour ne pas le lire. Ce n’est pas à prendre pour l’accident, de ce qu’ils soient difficiles. En écrivant Ecrits sur l’enveloppe du recueil, c’est ce que j’entendais moi-même m’en promettre : un écrit à mon sens est fait pour ne pas se lire » (Séminaire XI, « Postface », Seuil, 1973, p. 251).

2- « Je le regrette, je n’y peux rien – mon style est ce qu’il est […] Puisqu’il s’agit en effet de parler de façon valable des fonctions créatrices qu’exerce le signifiant sur le signifié à savoir, non pas simplement de parler de la parole, mais de parler dans le fil de la parole, si l’on peut dire, pour évoquer les fonctions mêmes, peut-être y a-t-il des nécessités internes de style qui s’imposent – la concision, par exemple, l’allusion, voire la pointe, qui sont autant d’éléments décisifs pour entrer dans le champ dont elles commandent, non seulement les avenues, mais toute la texture […] Nous y reviendrons à propos d’un certain style que nous n’hésiterons pas d’appeler par son nom, si ambigu qu’il puisse paraître, à savoir le maniérisme » (Séminaire V, Seuil, 1998, p. 30) ; « Cela pourrait s’appeler l’échec du concept au sens abstrait du terme. Il s’agit plus exactement de la nécessité de passer à une autre forme que celle de la saisie conceptuelle. C’est à cela que je faisais allusion un jour en parlant du maniérisme, et ce trait est tout à fait approprié à notre champ » (Séminaire V, Seuil, 1998, p. 65).

3- « … il n’est pas de forme aussi élaborée du style où l’inconscient n’abonde, sans en excepter les plus érudites, les concettistes et les précieuses, qu’il ne dédaigne pas plus que ne le fait l’auteur de ces lignes, le Gongora de la psychanalyse, à ce qu’on dit, pour vous servir » (Ecrits, I, Seuil, « Essais », 1999, « Situation de la psychanalyse en 1956 », p. 465.

4- L’idée centrale de ce travail peut être exprimé en une formule simple : nous ne voyons le tableau qu’à la condition de trouver le point depuis lequel le tableau nous regarde. Cette idée est au cœur du Séminaire XI, par exemple : « Ce tableau [il s’agit des Ambassadeurs d’Holbein le Jeune] n’est rien d’autre que ce que tout tableau est : un piège à regard. Dans quelque tableau que ce soit, c’est précisément à chercher le regard en chacun de ses points que vous le verrez disparaître » (Séminaire XI, Seuil, 1973, p. 83). On attendait peut-être « apparaître » plutôt que « disparaître ». Il faut comprendre que la latence du regard disparaît quand on réussit à l’épingler, et que c’est ainsi en rendant le regard manifeste qu’on rend la vue au spectateur, qui seulement alors est en mesure de reconnaître le tableau.

5- « Il appartient aux élèves eux-mêmes de chercher la réponse à leurs propres questions. Le maître n’enseigne pas ex cathedra une science toute faite, il apporte la réponse quand les élèves sont sur le point de la trouver » (Séminaire I, Seuil, 1975, p. 7).

6- « Au moment où les psychanalystes s’emploient à remodeler une psychanalyse bien pensante dont le poème sociologique du moi autonome est le couronnement, je veux dire à ceux qui m’entendent à quoi ils reconnaîtront les mauvais psychanalystes : c’est au terme dont ils se servent pour déprécier toute recherche technique et théorique qui poursuit l’expérience freudienne dans sa ligne authentique. C’est le mot intellectualisation » (L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud, Ecrits I, p. 520).

7- On nomme ainsi les tenants d’une analyse qui vise à renforcer les défenses du moi – ce pourquoi ils se réclament souvent d’Anna Freud et de son ouvrage Le Moi et les mécanismes de défense (1936) – pour qu’il soit en mesure de répondre aux conflits qui traversent son milieu. On compte parmi eux Heinz Hartmann, Ernst Kris et Rudolph Loewenstein, qui fut le psychanalyste de Lacan lui-même.

8- Telle est bien l’origine de la réflexion lacanienne, qui est essentiellement une théorie de la pratique analytique : « Nous pensons ne pouvoir introduire de l’ordre et une juste perspective dans tout ce qui est le phénomène analytique qu’en partant de la structure et de la signification signifiantes. Si nos repères sont toujours stables et sûrs, c’est parce qu’ils sont structuraux, qu’ils sont liés aux voies de constructions signifiantes. C’est ce qui nous sert à nous conduire » (Séminaire V, Seuil, 1998, p. 199)

9- « Ainsi tous les hommes donnent leur attention aux paroles plutôt qu’aux choses ; ce qui est cause qu’ils donnent bien souvent leur consentement à des termes qu’ils n’entendent point et qu’ils ne se soucient pas beaucoup d’entendre, ou parce qu’ils croient les avoir autrefois entendus, ou parce qu’ils leur a semblé que ceux qui les leur ont enseignés en connaissaient la signification, et qu’ils l’ont apprise par même moyen » (Principes de la philosophie, I, § 74).

10- « Ces représentants, mais c’est ce que nous appelons communément, par exemple, le représentant de la France. Qu’est-ce qu’ils ont à faire, les diplomates, quand ils dialoguent ? Ils ne jouent, l’un vis-à-vis de l’autre, que cette fonction d’être de purs représentants, et surtout, il ne faut pas qu’intervienne leur signification propre. Quand les diplomates dialoguent, ils sont censés représenter quelque chose dont la signification d’ailleurs mouvante, est au-delà de leur personne, la France, l’Angleterre etc. Dans le dialogue même, chacun doit n’enregistrer que ce que l’autre transmet dans sa pure fonction de signifiant, il n’a pas à tenir compte de ce que l’autre est, comme présence, comme homme, plus ou moins sympathique » (Séminaire XI, p. 200-201). On pense à Pascal, et à ce sénateur « dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple » ; il suffira, pour que les fidèles soient frappés de surdité pendant le sermon, « que la nature ait donné [au prédicateur] une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l’ait mal rasé, si le hasard l’a encore barbouillé de surcroît, quelque grandes vérités qu’il annonce… » (L 44).

11- « la langue est encore comparable à une feuille de papier : la pensée est le recto et le son le verso ; on ne peut découper le recto sans découper en même temps le verso, de même, dans la langue, on ne saurait isoler le son de la pensée, ni la pensée du son ; on n’y arriverait que par une abstraction dont le résultat serait de faire de la psychologie pure ou de la phonologie pure » (Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot, 1974, p. 157).

12- « Le signe linguistique est une entité psychique à deux faces […] Ces deux éléments sont intimement unis et s’appellent l’un l’autre » (Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot, 1974, p. 99).

13- XX, 20 : « Si l’on considère tout ce qui, de la définition du langage, s’ensuit quant à la fondation du sujet, si renouvelée, si subvertie par Freud que c’est là que s’assure tout ce qui de sa bouche s’est affirmé comme l’inconscient, alors il faudra, pour laisser à Jakobson son domaine réservé [la linguistique], forger quelque autre mot. J’appellerai cela la linguisterie. »

14- Si la dérive de la libre association s’approche, plus qu’une autre forme de langage, de l’objet pulsionnel – Lacan propose encore de traduire Trieb par Tropisme ou par Attirance – c’est aussi parce qu’en laissant librement divaguer le signifiant, elle s’apparente à l’automatisme de la pulsion, également dépourvue, selon Lacan, de toute finalité : « Nous relevons ici le gant du défi qu’on nous porte à traduire du nom d’instinct ce que Freud appelle Trieb : ce que drive traduirait assez bien en anglais, mais qu’on y évite, et ce pour quoi le mot dérive serait en français notre recours de désespoir, au cas où nous n’arriverions pas à donner à la bâtardise du mot pulsion son point de frappe » (Subversion du sujet et dialectique du désir, Ecrits, II, p. 283).

15- « La voix surréaliste qui secouait Cumes, Dodone et Delphes n’est autre chose que celle qui me dicte mes discours les moins courroucés » (Manifeste du surréalisme, Pléiade, Œuvres complètes, p. 344-345).

16- Situation de la psychanalyse en 1956, dans Ecrits I, p. 465.

17- « Or, qu’est-ce qu’un signifiant ? Je vous le serine depuis assez longtemps pour n’avoir pas à l’articuler de nouveau ici, un signifiant est ce qui représente un sujet, pour qui ? – non pas pour un autre sujet, mais pour un autre signifiant » (Séminaire XI, Seuil, 1973, p. 180).

18- André Breton, L’Amour fou, dans Œuvres complètes, tome II, Pléiade, 1992, p. 701-705.

19- Idem, p. 701.

20- Ibid. p. 697.

21- « Qu’est-ce que le signifiant ? […] Le signifiant est d’abord ce qui a effet de signifié, et il importe de ne pas élider qu’entre les deux [à savoir le signifiant et le signifié], il y a quelque chose de barré à franchir » (Séminaire XX, Seuil, 1975, p. 22).

22- Soit le réseau de la circulation du sang qui irrigue l’ensemble de l’organisme.

23- Sur une coupe sagittale du cervelet, la substance blanche dessine, dans la matière grise du cortex, une forme arborescente qu’on nomme, pour cette raison, arbor vitae.

24- Il s’agit de végétations métalliques en forme de dendrites produites par certaines réactions d’oxydo-réduction.

25- L’arbre de Diane est une formation spiralée produite par l’action de l’acide nitrique sur l’argent métallique.

26- L’arbre lumineux de l’éclair est en effet provoqué par la collision, dans le nuage, de cristaux de glace avec des gouttelettes d’eau en surfusion.

27- La Chine ancienne pensait qu’on pouvait lire le destin des hommes d’après les craquelures et les fêlures qui se dessinaient sur la carapace d’une tortue quand on la portait au feu.

28- Il s’agit du poème « Au platane » dans le recueil de Charmes (1922) : Paul Valéry, Œuvres, tome I, Pléiade, 1957, p. 113-115. Lacan cite le dernier quatrain dans lequel l’arbre répond par un « Non » retentissant à l’invitation au langage que lui adresse le poète : « …le ciel t’exerce, et te presse, ô grand arc / De lui rendre un langage. »

29- Séminaire II, Seuil, 1978, p. 153-154.

30- Séminaire V, Seuil, 1998, p. 71-72.

31- Un « portmanteau », emprunté bien entendu au français, désigne en anglais une valise rigide qui s’ouvre en deux parties égales, l’une où l’on peut accrocher des cintres et l’autre souvent munie de tiroirs. C’est à cette image que recourt Carroll pour désigner certains néologismes nés de la fusion de deux mots, comme le mot slithy proposé par Humpty-Dumpty et obtenu par l’hybridation de lithe et de slimy.

32- Séminaire V, Seuil, 1998, p. 22-25 et 52-56.

33- Texte non publié, mais accessible sur la Toile : http://gaogoa.free.fr/Seminaires_HTML/19bis-SP/SP04111971.htm#note

34- Il est à ce sujet remarquable que ce jeu de mots se soit noué à la suite d’un lapsus. Voulant faire allusion au Vocabulaire de la psychanalyse de Lefebvre et Pontalis, Lacan évoque par mégarde le Vocabulaire de la philosophie, ce qui le conduit aussitôt vers « le Lalande », qui engendre le néologisme Lalangue

35- La stricte polarité des opposés voudrait que l’on inscrive « Hommes » et « Femmes », ou « Messieurs » et « Dames ». Si elle n’est pas respectée, c’est peut-être parce que l’homme se voit volontiers comme un « homme », que son sexe définit, tandis que la femme voile cette crudité en s’identifiant plutôt à son rôle social, qu’incarne précisément le personnage de la « Dame ».

36- Ecrits, tome I, Seuil, « Essais », 1999, p. 9-10.

37- Il existe chez Lacan de nombreuses références à ce jeu. La plus explicite se trouve dans le Séminaire II, Seuil, 1978, p. 211-224.

38- Le poème d’Hugo est très souvent cité et commenté par Lacan. Par exemple : Ecrits I, Seuil, « Essais », 1999, p. 503-505 ; Séminaire III, Seuil, 1981, p. 191 et 247 ;  Séminaire IV, Seuil, 1994, p. 376-379 ; Séminaire XI, Seuil, 1973, p. 224, etc.

39- Sur le rôle de la métaphore et de la métonymie dans le glissement des signifiants, on se réfèrera  plus particulièrement à L’instance de la lettre dans l’inconscient, dans Ecrits I, Seuil, « Essais », 1999, p. 502-506

40- Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, I- Les Fondations du langage, Minuit, 1963, chapitre II, p. 43-67.

41- Exemple donné par Lacan lui-même d’une métaphore poétique : le vers d’Eluard, « L’amour est un caillou riant dans le soleil » (Ecrits I, 505).

42- Sur ce thème, on pourra également consulter l’essai de Michel le Guern, Sémantique de la métaphore et de la métonymie, Paris, Larousse, 1973.

43- Sur le travail de l’élaboration du rêve (Traumarbeit) chez Freud, on se reportera à L’interprétation de rêves, trad. Meyerson, PUF, 1971, chapitre VI : « Le travail du rêve », p. 241-432 ; et Introduction à la psychanalyse, trad. S. Jankélévitch, « Petite bibliothèque Payot », 1968, chapitre 11 : « L’élaboration du rêve », p. 155-168.

44- Freud décrit ce jeu comme un témoignage du principe de répétition dans un essai de 1920, Au-delà du principe de plaisir (dans Essais de psychanalyse, trad. S. Jankélévitch, « Petite bibliothèque Payot », Paris, 1965, p. 15-17). Le joueur est un enfant d’un an et demi, Ernst, le petit-fils de Freud. Le lien avec l’opposition phonématique O / A est souligné par Lacan dès son premier séminaire (Séminaire I, Seuil, 1975, p. 195), et toujours repris par la suite.

45- Freud, L’interprétation de rêves, trad. Meyerson, PUF, 1971, chapitre VII : « Psychologie des processus du rêve », § 6 : « L’inconscient et la conscience. La réalité », p. 516.

46- « Si je dis que tout ce qui appartient à la communication analytique a structure de langage, cela ne veut justement pas dire que l’inconscient s’exprime dans le discours […] Le phénomène analytique comme tel, quel qu’il soit, est, non pas un langage au sens où ça voudrait dire que c’est un discours – je n’ai jamais dit que c’était un discours – mais structuré comme un langage […] Cela veut dire que c’est un phénomène qui présente toujours la duplicité essentielle du signifiant et du signifié. Cela veut dire que le signifiant y a sa cohérence et son caractère propres, qui le distinguent de tout autre espèce de signe » (Séminaire III, Seuil, 1981, p. 187).

47- « Le premier langage de l’homme, le langage le plus universel, le plus énergique, et le seul dont il eut besoin avant qu’il fallut persuader des hommes assemblés, est le cri de la Nature » (Essai sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, dans Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, III- Du Contrat social, Ecrits politiques, Pléiade, 1964, p. 148) ; quant à l’Essai sur l’origine des langues, il faudrait le citer tout entier (Œuvres complètes, V- Ecrits sur la musique, la langue et le théâtre, Pléiade, 1995, p. 371-429).

48- Il n’y a pas d’ineffable en ce sens où le symptôme, qui parle avec le corps, est encore langage : « … on croit que ce qui ne s’articule pas est au-delà, alors qu’il n’en est rien – ce qui est au-delà s’articule. En d’autres termes, il n’y a pas à parler d’ineffable quant au sujet, qu’il soit délirant ou mystique. Au niveau de la structure subjective, nous sommes en présence de quelque chose qui ne peut pas se présenter d’une autre façon  que cela se présente, et qui, comme tel, se présente par conséquent, avec son entière valeur à son niveau de crédibilité » (Séminaire V, Seuil, 1998, p. 152).

49- Ecrits I, Seuil, « Essais », 1999, « Fonction et champ de la parole et du langage », p. 314 : « Nous voici donc au pied du mur, au pied du mur du langage. Nous y sommes à notre place, c'est-à-dire du même côté que le patient, et c’est sur ce mur, qui est le même pour lui et pour nous, que nous allons tenter de répondre à l’écho de sa parole. Au-delà de ce mur, il n’y a rien qui ne soit pour nous ténèbres extérieures. »

50- Séminaire V, Seuil, 1998, p. 74.

51- Ecrits I, Seuil, « Essais », 1999, « L’instance de la lettre dans l’inconscient », p. 492.

52- Séminaire I, Seuil, 1975, p. 288 : « Le langage n’est concevable que comme un réseau, un filet sur l’ensemble des choses, sur la totalité du réel »

53- Séminaire XI, Seuil, 1973, p. 225 « … il ne peut pas y avoir de tels rapports du signifiant à lui-même, le propre du signifiant étant de ne pas pouvoir se signifier lui-même, sans engendrer quelque faute de logique. Il n’est besoin pour s’en convaincre que de se référer aux antinomies qui sont intervenues dès qu’on a essayé une formalisation logique exhaustive des mathématiques. Le catalogue des catalogues qui ne se contiennent pas eux-mêmes n’est évidemment pas le même catalogue ne se contenant pas lui-même – quand il est celui qui est introduit dans la définition et quand il est celui qui va être inscrit dans le catalogue. »

54- Ecrits II, Seuil, « Essais », 1999, « La science et la vérité, p. 341 : « La logique moderne est incontestablement la conséquence strictement déterminée de suturer le sujet de la science, et le dernier théorème de Gödel montre qu’elle y échoue, ce qui veut dire que le sujet en question reste le corrélat de la science, mais un corrélat antinomique puisque la science s’avère définie par la non-issue de l’effort pour le suturer. »

55- Séminaire XI, Seuil, 1973, p. 127 : « … ce qu’une pensée logicienne trop formelle introduit d’absurdités, à voir une antinomie de la raison dans l’énoncé je mens, alors que chacun sait qu’il n’y en a point. Il est tout à fait faux de répondre à ce je mens que, si tu dis je mens, c’est que tu dis la vérité, et donc tu ne mens pas, et ainsi de suite. Il est tout à fait clair que le je mens, malgré son paradoxe, est parfaitement valable. En effet, le je qui énonce, le je de l’énonciation, n’est pas le même que le je de l’énoncé, c'est-à-dire le shifter qui, dans l’énoncé, le désigne… Dès lors, du point où j’énonce, il m’est parfaitement possible de formuler de façon valable que le je – le je qui, à ce moment-là, formule l’énoncé – est en train de mentir, qu’il a menti peu avant, qu’il ment après, ou même, qu’en disant je mens, il affirme qu’il a l’intention de tromper. »

56- Séminaire XI, Seuil, 1973, p. 188-189 ! « Il [le signifiant] ne fonctionne comme signifiant qu’à réduire le sujet en instance à n’être plus qu’un signifiant, à le pétrifier du même mouvement où il l’appelle à fonctionner […] Un analyste [Ernst Jones] l’a senti à un autre niveau, et a essayé de le signifier dans un terme qui était nouveau et n’a jamais été exploité depuis dans le champ de l’analyse – l’aphanisis, la disparition […] L’aphanisis est à situer d’une façon plus radicale au niveau où le sujet se manifeste dans ce mouvement de disparition que j’ai qualifié de létal. D’une autre façon encore, j’ai appelé ce mouvement le fading du sujet. »

57- Séminaire II, Seuil, 1978, p. 245 : « Le moi est lui-même l’un des éléments significatifs du discours commun qui est le discours inconscient. Il est en tant que tel, en tant qu’image, pris dans la chaîne des symboles. Il est un élément indispensable de l’insertion de la réalité symbolique dans la réalité du sujet, il est lié à la béance primitive du sujet. En cela, en son sens originel, il est dans la vie psychologique du sujet humain l’apparition la plus proche, la plus intime, la plus accessible de la mort. »

58- Ecrits I, Seuil, « Essais », 1999, « Fonction et champ de la parole et du langage », p. 320-321. Sur les références indiennes chez Lacan, et en particulier sur cette longue citation des Upanishads, on lira : Catherine Clément, « Lacan indien », La Cause freudienne, vol. 79, no. 3, 2011, pp. 49-57.

59- Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Conscience, chap. I : « La certitude sensible, ou le ceci et ma visée du ceci » (Paris, Aubier, 1941, traduction Jean Hyppolite, tome I, p. 81-92) ; et Propédeutique philosophique, trad. Maurice de Gandillac, éd. Gonthier, 1964, « Troisième cours : Doctrine du concept et encyclopédie philosophique », § 159, p. 164. Le thème était dans l'air du temps : on le retrouve en 1959 chez Maurice Blanchot : « Le langage, dans le monde, est par excellence pouvoir. Qui parle est le puissant et le violent. Nommer est cette violence qui écarte ce qui est nommé pour l'avoir sous la forme commode d'un nom » : Le Livre à venir (La question littéraire : « I- Il ne saurait être question de bien finir », Gallimard, 1959, p. 50). Quand Lacan reprend cette pensée, arguant qu’il nous suffit de nommer l’éléphant pour avoir pouvoir sur lui (« C’est du fait que le mot éléphant existe dans leur langue, et que l’éléphant entre ainsi dans leurs délibérations, que les hommes ont pu prendre à l’endroit des éléphants, avant même d’y toucher, des résolutions beaucoup plus décisives pour ces pachydermes que n’importe quoi qui leur est arrivé dans leur histoire… », séminaire du 12 mai 1954 ), Jean Hyppolyte, présent dans l’assistance, remarque aussitôt : « C’est de la logique hégélienne » : Séminaire I, Seuil, 1975, p. 201.

60- Plutarque, La disparition des oracles, 419 B-D, dans Dialogues pythiques, Flammarion « GF », 2006, p. 170-171.

61 -Séminaire I, Seuil, 1975, p. 53.

62- « Position de l’inconscient » (1960), dans Ecrits II, Seuil, 1999, p. 321 ; et Séminaire XI, Seuil, 1973, p. 193.

63- Séminaire XI, Seuil, 1973, p. 232.

 

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