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Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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Mis en ligne le 29 octobre 2007

Platon: le Banquet et le désir de l'immortel

Bibliographie

            Sur la théorie platonicienne du Beau et la critique des arts mimétiques : Pierre Maxime Schuhl, Platon et l’art de son temps, PUF ; Jacques Derrida, La Pharmacie de Platon, édité en appendice de l’édition du Phèdre par Luc Brisson, GF ; Henri Joly, Le renversement platonicien. Logos, épistémé, polis, Vrin (I, 2 : « L’archaïsme esthétique. Égyptomanie et mimétisme » ; II, 2 : « L’écriture et la parole » ; III, 2 : « Sciences et techniques d’objets. les techniques artisanales »). Monique Dixsaut, Le Naturel philosophe, essai sur les dialogues de Platon, Vrin, Les Belles Lettres, 1985.  Plus facile, mais aussi beaucoup plus général, une excellente introduction à l’œuvre de Platon : Geneviève Rodis-Lewis, Platon et « la chasse de l’être ». Présentation, choix de textes, bibliographie, Seghers. Autre introduction célèbre, par un grand universitaire : Léon Robin, Platon, Alcan, 1938, repris dans la collection « Quadrige ».

           Plus particulièrement sur Le Banquet : Léon Robin, La théorie platonicienne de l’amour, Paris, PUF, 1964 […].

***

            En prononçant l’éloge d’Hélène, le sophiste Gorgias prononçait en vérité l’éloge de l’art dont il se disait le maître : la rhétorique. Il faut ici distinguer entre la sophistique, qui est le simulacre de la législation, et qui concerne par conséquent les débats de l’assemblée du peuple, et la rhétorique, qui est le simulacre de la justice, et qui concerne par conséquent les plaidoiries des avocats et l’éloquence du prétoire (Gorgias, 465 b-c). En se faisant ainsi disciple d’Hélène, aimée d’Aphrodite, la déesse de la beauté, Gorgias se posait en quelque sorte en expert de la séduction : on ne résiste pas plus à l’enthousiasme que ses discours inspirent qu’on ne résiste à la tête de Gorgone, dont le regard pétrifie, ou au regard d’Aphrodite, dont le sourire ensorcelle. Gorgias enrôlait donc dans le camp des sophistes, non seulement Hélène, mais tous les suivants et suivantes d’Aphrodite : Peithô, la Persuasion, Apatê, l’illusion, la tromperie séduisante, le mensonge captieux, et enfin Éros, « un dieu, selon Gorgias, qui a des dieux la puissance divine, et qui excite en l’âme désir et élan d’amour » (Pré-socratiques, Pléiade 1035). De tous les suivants d’Aphrodite, Éros est le plus grand, et celui dont la puissance est la plus universellement reconnue. Pour éviter que le philosophe ne soit confondu avec le sophiste (c’est cette confusion qui est la cause de la sentence de mort prononcée contre Socrate), le philosophe doit donc opposer, à l’interprétation sophistique de l’Amour, une interprétation philosophique. Le débat sur la nature d’Éros apparaît ainsi comme un enjeu essentiel de la rivalité qui oppose le philosophe au sophiste. Il fallait donc que Platon consacrât à ce thème l’un de ses plus grands dialogues : ce sera le Banquet.

            Au lendemain de la victoire de la tragédie d’Agathon aux Grandes Dionysies (416 BC), les amis du poète se retrouvent chez lui pour fêter l’événement. Les partenaires du Sumposion (étymologiquement : « boire ensemble ») sont Phèdre, le sophiste Pausanias, le médecin Eryximaque, l’auteur comique Aristophane, enfin Agathon et Socrate lui-même. Sur la fin, un nouveau venu fait irruption dans ce cercle, en en détruisant la belle ordonnance : Alcibiade. Plutôt que de se livrer aux traditionnelles beuveries, on choisit de se consacrer à un concours d’éloquence. Le prix reviendra à celui qui prononcera le plus bel éloge d’Éros. Ainsi Platon met-il l’Éloge d’Hélène (qui n’a fait que succomber à la magie du dieu Éros) de Gorgias en compétition avec d’autres styles de discours : moraliste (Phèdre), sophistique (Pausanias), médical (Eryximaque), comique (Aristophane), tragique cad, à l’époque de la rédaction du dialogue (385 BC), sublime et solennel (Agathon), enfin philosophique (Socrate). Gorgias l’emportait trop aisément, puisque aucun discours ne lui était opposé. Le Banquet remédie à cette injustice.

            Aphrodite, déesse de la beauté, est toujours suivie d’Éros, dieu selon Gorgias, démon selon Platon, du désir amoureux. L’apparition de la beauté suscite, irrésistiblement, le désir. La question que pose Platon dans Le Banquet porte alors sur la cible que vise Éros, c'est-à-dire sur l’objet du désir amoureux. De quel objet le désir est-il désir? Quelle est la nature du désir qu’Aphrodite inspire? A cette question, Gorgias avait déjà apporté une réponse, qu’on peut considérer comme un des principes de la pensée des sophistes : la séduction du beau discours, que personnifie ici la magie d’Éros, vise à réconcilier les auditeurs, à rétablir la concorde par-delà les conflits, à faire la paix parmi les citoyens. La rhétorique permet aux interlocuteurs de se reconnaître un terrain d’entente, de tomber d’accord dans une opinion commune. On se souvient que c’est parce qu’il avait réconcilié les Grecs entre eux, qu’il les avait persuadés de mettre fin à leurs querelles et de s’unir contre les Barbares, qu’on érigea à Olympie une statue en or à l’effigie de Gorgias. Le discours est donc communication réciproque qui équilibre les thèses contraires par la définition d’une mesure commune. Tel est donc, selon le sophiste, le but que vise Éros : l’amour rassemble les hommes dans un accord commun, dans un partage réciproque. Éros est ainsi semblable à Philia, l’Amour à l’Amitié, puisque les Grecs nommaient Philia cette concordance, ou moyenne proportionnelle, qui fait de chaque individu le membre d’un tout indissociable.

            On devine que Platon ne partage pas ce point de vue : Socrate ne cherche nullement à se mettre d’accord avec ses interlocuteurs, il les agresse plutôt, tel le poisson-torpille, par des questions déroutantes, par son ironie. Loin de conforter l’opinion (doxa) et le lieu commun, il les détruit dialectiquement et met à jour leurs contradictions. La vérité socratique ne prend jamais appui sur l’opinion, mais au contraire sur sa réfutation, ou « aporie », qui seule peut enfanter le travail de réminiscence. Selon le sophiste, le lieu de la vérité est le centre du cercle de l’assemblée ; selon le philosophe, la vérité, à l’image de Socrate lui-même, est toujours excentrique, fille de l’étonnement (Théétète, 155 d), divine surprise qui déjoue le lieu commun.

            Cette opposition radicale, essentielle, entre philosophie et sophistique, doit donc se retrouver sur le terrain où l’auteur du Banquet place lui-même le débat : quelle est l’identité véritable du dieu Éros, et vers quel objet se porte le désir des hommes?

            Que désire donc le désir amoureux, ici personnifié par Éros, qui fait suite à Aphrodite? On pourrait penser en premier lieu que la question ne se pose pas : Roméo sait bien qu’il désire Juliette, et il n’est pas besoin d’ouvrir sur ce point une enquête philosophique. Il importe cependant de distinguer le désir du besoin. L’objet du besoin est réel : le diabétique a besoin d’insuline tout comme la voiture a besoin d’essence. Mais l’objet du désir est imaginaire : il est désir lui-même et, comme l’a montré Hegel en une célèbre analyse, tout désir est désir d’être désiré, c'est-à-dire d’être reconnu par une conscience. C’est pourquoi Roméo ne désire pas Juliette comme un affamé a besoin de calories. Éros est le dieu du désir, non celui du besoin, qui n’est qu’un mécanisme de compensation matérielle et n’a jamais été divinisé par les hommes. Pourtant, Platon ne dira pas que l’objet du désir est imaginaire ; il dira plutôt qu’il est symbolique. Nous savons déjà que toute beauté est symbolique : telle est la leçon, selon Hegel, du Sphinx égyptien qui en est la première incarnation. La beauté suscite en moi le désir, qui est la souffrance d’un manque, et qui me porte vers cet autre dont l’absence me fait souffrir. Socrate le pose en quelque sorte en postulat, avant même de rapporter le discours de Diotime : « L’objet du désir, pour celui qui éprouve ce désir, est quelque chose qui n’est point à sa disposition et qui n’est pas présent, bref quelque chose qu’il ne possède pas, quelque chose dont il est dépourvu, c’est de cette sorte d’objets qu’il y a désir tout comme amour » (200 e). Ainsi, ce n’est pas vers le bel objet que me porte mon désir, mais plutôt vers cette absence douloureuse dont la beauté de l’objet présent me rappelle le souvenir, ou la réminiscence. C’est en ce sens, précisément, que, selon Platon, toute beauté est symbolique : de même que le symbole est l’image présente d’une signification absente, ou perdue (tel le Sphinx, ce symbole du symbolisme), de même la beauté est le signe d’une perfection, ou d’une vérité absente, et dont je me ressouviens qu’elle me manque cruellement. Ce thème du symbolisme, c’est par le discours d’Aristophane que Platon a choisi de l’introduire dans son dialogue. C’est Aristophane en effet (191 d) qui nous rappelle le sens que prend en grec le mot sumbolon : il désigne ce qu’on nomme une tessère d’hospitalité, c'est-à-dire une tablette d’argile (ou tout autre objet pouvant remplir la même fonction) qu’on brise en deux morceaux, chacun des deux hôtes conservant une moitié, qu’il transmet à ses descendants, signe de reconnaissance qui témoignera de l’accord passé par la parfaite coïncidence des deux fragments. Quel est donc cet autre avec lequel le désir veut renouer un pacte? La beauté est symbolique : elle rappelle à l’âme l’Étranger qui l’a quittée depuis longtemps, et dont le souvenir réveille une très ancienne souffrance. Résoudre le symbolisme de la beauté, c’est donc retrouver l’identité de cet hôte dont l’absence tourmente.

            Deux thèses s’affrontent alors : d’une part, une interprétation sophistique du symbolisme de la beauté, et par conséquent du désir amoureux. Elle comprend tous les éloges d’Éros excepté celui de Socrate, et elle culmine dans le discours d’Aristophane. D’autre part, une interprétation philosophique du symbolisme de la beauté, longuement développée dans le discours de Socrate, qui est en vérité le discours de Diotime.

            En guise d’éloge d’Éros, Aristophane, auteur de comédies souvent critiques envers les philosophes, et tout particulièrement envers Socrate (Les Nuées), invente une fable, comme une petite pantomime qui pourrait se représenter sur la scène comique. A l’origine, le dieu avait fait l’homme androgyne et de forme sphérique, car la sphère est un volume auquel il ne manque rien. Ces créatures se déplaçaient en faisant la roue, comme les saltimbanques. Se suffisant à elles-mêmes, puisque rien ne leur manquait, donc étrangères à la souffrance du désir, elles étaient d’un orgueil immense et entreprirent de s’attaquer aux dieux (190 c). Pour les châtier, Zeus décida donc de les couper en deux, resserrant le sac de peau de chacune des deux moitiés, « comme une bourse à coulisses », et le fermant au nœud du nombril, puis chargeant Apollon de retourner la tête du côté de la césure, pour rappeler aux hommes le respect qu’ils doivent aux dieux. Mais les organes génitaux demeurant encore dans l’autre sens, les créatures s’enlaçaient sans réussir à s’accoupler, et finirent par dépérir. Pris de pitié, Zeus bricole à nouveau la créature primitive, plaçant les organes de la génération sur le devant, et rendant ainsi possible l’accouplement (191 b-c). Dès lors chacun désire retrouver sa moitié dont il n’est lui-même que le « symbole » brisé, fusionner avec elle comme deux métaux dans la forge d’Héphaïstos (192 d), pour que tous deux n’en fassent plus qu’un seul (192 e). Le mythe aristophanien est bien une comédie, puisque le scénario du désir se termine bien : ils se marièrent, ils eurent beaucoup d’enfants et ils furent très heureux. Il est donc bien conforme aux lois du discours rhétorique, qui ne prend fin qu’avec la réconciliation et la paix. La beauté est alors pour chacun l’éclat dont resplendit à ses yeux, et à ses yeux seulement, sa moitié, quand il la rencontre par chance. La résolution du désir est ici une affaire seulement humaine, c'est-à-dire politique : la famille et la cité apaisent la souffrance du manque, et la tension du désir s’abolit par l’institution d’une communauté, vie commune ou opinion commune. Le désir désire donc sa suppression, c'est-à-dire la résolution de la tension qui l’a fait naître.

            A cette interprétation qu’on peut dire comique, ou sophistique, puisqu’elle est conforme à l’optimisme humaniste des grands sophistes du Ve siècle, Platon oppose une interprétation philosophique du désir, ou de la nature d’Éros. Assez étrangement (c’est un cas unique dans les dialogues platoniciens), il la place non dans la bouche de Socrate, mais dans celle d’une femme, Diotime (« qui honore Dieu »), prêtresse de Mantinée, qui instruisit Socrate, de son propre aveu, « dans les choses de l’amour, ta erôtika » (201 d). Pour Diotime, la beauté n’est pas, comme pour Aristophane, une apparence simplement subjective : elle est au contraire le signe objectif de l’immortel, c'est-à-dire du divin. La beauté du phénomène est en effet d’autant plus grande qu’elle laisse mieux pressentir la forme intelligible qui se dessine en elle : l’harmonie des proportions fait paraître dans le sensible des relations de nombres et de figures dont l’exactitude n’est pas sujette aux altérations du devenir. Tout désir est ainsi désir de l’immortel, c'est-à-dire d’une félicité divine dont les hommes sont à jamais exclus. « Le divin en effet ne se mêle pas aux hommes » (203 a) : il ne se représente, dans le monde des phénomènes, que par le « symbolisme » de la beauté, et ne manifeste jamais sa présence réelle. Les deux morceaux de la tessère symbolique ne pourront donc jamais coïncider, et le désir est voué à désirer indéfiniment, sans jamais connaître la satiété. L’Éros sophistique se satisfait de la mise en commun, et s’apaise dans le mariage, ou dans la cité ; l’Éros philosophique ne peut inversement jamais s’unir à l’objet de son amour, et poursuit donc indéfiniment sa quête du Beau, du Vrai et du Bien. L’Éros sophistique veut apaiser sa souffrance, et se supprimer dans la réconciliation ; l’Éros philosophique veut inversement cultiver son extase, et accroître la tension qui le soulève vers l’immortel. L’Éros sophistique étreint l’objet de son amour ; l’Éros philosophique poursuit toujours une proie toujours absente, à l’image de ce poisson torpille que la main est contrainte de lâcher à l’instant même où elle s’en saisit. Pour le sophiste, et selon la célèbre formule de Protagoras, l’homme est la mesure de toutes choses, et se suffit à lui-même. Pour le philosophe, au contraire, c’est le divin, c'est-à-dire l’immortel, ou le plus qu’humain, qui est la mesure de la beauté comme de la vérité : « Or, pour nous, la divinité (o theos) doit être la mesure de toutes choses (metron chrêmatôn), au degré suprême, et beaucoup plus, je pense, que ne l’est, prétend-on, l’homme » (Lois, IV, 716c). L’Éros philosophique, qui ne connaîtra jamais la satiété, n’est donc pas un dieu, car les dieux sont repus, et se suffisent à eux-mêmes. Il est, selon Diotime, « un grand démon » (202 d), c'est-à-dire « un intermédiaire entre le mortel et l’immortel, metaxu thnêtou kai athanatou » (202 d), un « ange » qui transmet aux mortels les signes des immortels, dans ce divin théâtre de marionnettes où se déroule le jeu d’ombres des apparences. C’est ainsi que la beauté est, selon Platon, un signe, ou plutôt un symbole, par lequel l’immortel se rappelle au souvenir des mortels, et les met en instance de réminiscence.

            On ne saurait terminer cette rapide évocation du Banquet sans dire quelques mots du mythe de la naissance d’Éros tel que le rapporte Diotime, opposant ainsi, au mythe sophistique d’Aristophane, un mythe philosophique. Éros serait né selon Diotime le jour de la naissance d’Aphrodite (203 b), puisque c’est seulement par la rencontre de la beauté que se réveille en nous le désir de l’immortel. Son père, Poros (la ressource, l’astuce, l’expédient, la combine), s’est enivré de nectar au banquet par lequel les dieux fêtaient la mise au monde de la déesse ; repu, il vient s’endormir dans le jardin de Zeus. Sa mère, Pénia (la pauvreté, la détresse, la misère), passant par là en quête de quelque aumône, s’unit à Poros endormi et devient ainsi grosse de l’enfant Éros. C’est ainsi, continue Diotime, qu’Éros est, comme son père, toujours vagabond, chasseur et sophiste (203 d-e) et, comme sa mère, toujours souffrant d’un manque et d’un irrémédiable dénuement. Poros incarne l’esprit adroit du sophiste qui réussit à prouver tout et son contraire, sur le modèle des Antilogies de Protagoras ; Pénia incarne la misère des hommes que les dieux abandonnent, quand ils se taisent ou se dissimulent dans l’ambiguïté des oracles : sa plainte est le chant de la tragédie. Quant à leur enfant, l’Éros philosophique, il personnifie le génie de la recherche dialectique, la poursuite sans fin du vrai, et ressemble ainsi d’assez près au démon qui inspire Socrate. Le mythe de la naissance d’Éros est donc une méditation sur l’origine de la philosophie. Pour que commence avec Platon l’histoire de la philosophie, il a fallu que s’accouplent l’habileté sophistique, saoûlée de ses jeux virtuoses, avec la poésie tragique, dont le chant rappelle aux hommes que la recherche de la vérité n’est pas une simple plaisanterie.

            Pour conclure, il convient en premier lieu de souligner l’ambiguïté de ce dialogue essentiel. En effet, Socrate, dialecticien ironique, n’est pas Diotime, prophétesse inspirée. Dans d’autres dialogues, et par exemple dans le Ion, Platon critique sévèrement les vaticinations du poète ou du devin, qui renoncent à l’impératif philosophique de la conscience de soi et ne connaissent que par délire et dans l’inconscience. Pour dire la vérité de l’amour, qui inspire au mortel l’extase de l’immortel, il fallait sans doute un esprit lui-même extatique, et comme possédé par le dieu. Cependant, la méditation du Banquet sur l’amour se poursuit dans un dialogue bien ultérieur, le Phèdre, dans lequel Platon oppose subtilement le discours politique (et même machiavélique) du sophiste Lysias, le discours inspiré du poète Stésichore, et enfin le discours analytique du philosophe, sous la forme de trois discours prononcés par Socrate lui-même. On peut alors vérifier dans le Phèdre combien le discours poétique est éloigné du discours philosophique, comme l’ivresse inconsciente l’est de la réflexion méthodique. A l’éloge poétique de l’amour, inspirateur de toute poésie, succède alors, dans la dernière partie du Phèdre, un véritable « art poétique » platonicien dont Aristote, dans sa Poétique, s’est largement inspiré.

            Le second et dernier point de cette conclusion doit rappeler l’extraordinaire postérité du Banquet dans la culture européenne comme dans le monde musulman et, par la Perse, jusque vers l’Orient. L’Éros de Diotime, source de toute poésie et génie de la recherche philosophique, se retrouve dans le platonisme arabe (Avicenne, XIe siècle) et dans la poésie (Omar Khayyam, XI-XIIe siècles), dans le « trobar » ou l’art des troubadours provençaux du XIIe siècle, dont se réclame le « gai savoir », ou « gaya scienza » que Nietzsche invoque ; il inspire plus encore au début du XIVe siècle le grand poète Dante, qui termine chacune des trois parties de La Divine comédie par le vers très platonicien : « L’amor che muove il sole et l’altre stelle ». Mais l’influence du Banquet se fera encore sentir dans le néoplatonisme chrétien, chez le pseudo Denys l’Aréopagite, qui aura une si grande influence sur l’esthétique médiévale, mais aussi sur la mystique de Byzance. Enfin, la leçon du Banquet est d’une importance considérable pour l’art comme pour la spéculation au Quattrocento italien, dans l’Académie platonicienne placée sous le patronage de Laurent de Médicis, dit « le Magnifique », et sous la direction spirituelle de Marsile Ficin, auteur d’un Commentairesur le Banquet de Platon, ou De l’Amour (vers 1475) qui marquera profondément les esprits en son temps.