Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

Accueil

Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

 

ANTIQUITE

1- Gorgias

2- Tragédie et Philosophie

3- Platon

Art et Philosophie

Degrés de la mimésis

Image et réflexion

Magie mimétique

Le Banquet

Philosophie et Poésie

4- Aristote

5- Cicéron

6- Pline l'Ancien

7- Longin

8- Philostrate

ANTIQUITE TARDIVE

MOYEN AGE

RENAISSANCE

PHILOSOPHIE MODERNE

PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

 


Mis en ligne le 29 octobre 2007


La théorie platonicienne de la réflexion

            Le poète — c'est-à-dire le prophète ou l’inspiré — est en communication directe avec le divin : le magnétisme de l’enthousiasme, selon la métaphore du Ion, établit un courant continu entre le poète et l’immortel qui parle par sa bouche. La poésie est parole de vérité. Le torpillage socratique brise la continuité de cette possession, et contraint l’esprit à revenir à la raison, qui est la pensée autonome, c'est-à-dire livrée à la seule connaissance d’elle-même. La philosophie, qui est docte ignorance, c'est-à-dire poursuite de la sagesse et non sagesse elle-même, substitue la recherche à la révélation : je ne connais la vérité que par fulgurances (torpillage et réminiscence, aporie et anamnèse). La vision de l’intelligible est donc discontinue et indirecte et non, comme l’enseigne la théologie du poète, continue et directe. C’est ainsi que le délivré de la caverne ne peut soutenir l’éclat du soleil intelligible, de même que nul mortel ne peut regarder en face le soleil sensible dont l’aigle seul peut soutenir les rayons, l’aigle qui est l’emblème de Zeus lui-même. Dans le Phédon, Platon fait allusion à l’aveuglement qui frappe ceux qui se risquent à regarder le soleil en face, même pendant ses éclipses : « Il me sembla que je devais prendre garde à ne pas subir le même accident que ceux qui observent et examinent une éclipse de soleil : certains corrompent parfois complètement leurs yeux pour n’avoir pas regardé dans l’eau l’image de l’astre qu’ils étudient, ou n’avoir pas utilisé un moyen de ce genre. » (99 d-e). Pour esquiver cette brûlure, Socrate ajoute aussitôt qu’il choisit de « se réfugier du côté des raisonnements (eis tous logous kataphugonta, 99 e) ». Ainsi la connaissance rationnelle, qui est la connaissance de l’esprit humain ne connaissant que ses propres raisons, sera nécessairement dialectique et démonstrative, et non intuitive ni immédiate.

            La médiation dialectique contraint la pensée des mortels à ne considérer le soleil que par son image réfléchie dans les eaux, c'est-à-dire par le truchement d’un miroir. Le renversement platonicien, substituant à l’extase dionysiaque la contemplation apollinienne, convertit l’âme en son intériorité et l’invite à se connaître elle-même. Il n’y aura donc pas chez Platon, à l’inverse de chez Descartes, une aperception immédiate de l’esprit par lui-même, mais seulement par la médiation d’une relation spéculaire. Le miroir intelligible par lequel l’âme pensante peut alors se connaître, c’est une autre âme pensante qui se tourne vers elle et l’interroge. Le dialogue platonicien est la forme exemplaire de cette mise en abîme de l’esprit qui se réfléchit dans l’esprit de son semblable. La connaissance philosophique de soi passe nécessairement par la reconnaissance du semblable, c'est-à-dire par la philia sans laquelle on ne saurait cultiver la sophia. Il n’y a, pour Platon, de cogito que plural. C’est ainsi que dans le Théétète, Socrate rencontre dans l’école du géomètre Théodore le jeune Théétète qui lui ressemble, ayant comme lui le nez camus et les yeux à fleur de tête : ainsi Socrate peut-il voir son propre visage en considérant celui de Théétète (144 d). Socrate métaphorise alors cette coïncidence : si nous voulions faire ensemble de la musique, il nous faudrait d’abord accorder nos lyres, c'est-à-dire faire en sorte que nos sonorités se ressemblent comme se ressemblent nos visages. Et si nous voulions connaître nos âmes, il nous faudrait les considérer l’une par l’autre, et juger ainsi de leur ressemblance. C’est ainsi que la ressemblance sensible de Socrate et de Théétète est la métaphore de la ressemblance intelligible que le dialogue philosophique instaure. L’image est allusive dans le Théétète ; elle est explicite dans le Premier Alcibiade (132 d-133 c). Il en va, enseigne ici Socrate, du « connais-toi toi-même » comme du « vois-toi toi-même, Ide sauton ». Nul en effet ne peut se voir lui-même sans passer par la médiation d’un miroir. Or, ajoute aussitôt Socrate, le paradigme du miroir est, pour les yeux humains, d’autres yeux humains : « As-tu remarqué que le visage (to prosôpon, ce qui se porte au devant du regard) de celui qui regarde dans l’œil d’un autre se montre dans la partie de l’œil qui lui fait face, comme dans un miroir. C’est ce que nous appelons “pupille” (korê), parce que c’est une sorte d’image (eidôlon) de celui qui regarde dedans » (132 e-133 a). Transposant alors, comme dans le Théétète, la relation d’équivalence du sensible dans l’intelligible, Socrate pose en principe que l’âme ne peut se connaître elle-même qu’en se réfléchissant dans une âme qui lui est semblable : « L’âme aussi, si elle veut se reconnaître, devra regarder une âme » (133b).

            Cependant, le miroir réfléchit immédiatement le visage qui lui fait face, et nous savons en revanche que la connaissance philosophique de l’intelligible ne saurait être, pour nous autres mortels, que médiate et non immédiate. Il est vrai que la connaissance poétique, connaissance inconsciente d’elle-même par l’enthousiasme et l’inspiration, est intuitive et immédiate. C’est ainsi, précise Socrate-Stésichore dans le Phèdre, que les amants, qui sont, comme les prophètes et les poètes, la proie d’un délire inspiré par le dieu (sur les quatre formes du délire, 244 a et sq, et surtout 265 b : Apollon, Dionysos, les Muses, Aphrodite et l’Amour), sont comme deux miroirs qui se réfléchissent l’un l’autre et, les yeux dans les yeux, connaissent immédiatement le tréfonds de leur âme : « L’amant ne se rend pas compte que dans son amant, ainsi qu’en un miroir, c’est lui-même qu’il voit [...] ayant ainsi un contre-amour (anterôs, qui signifie plutôt l’amour réciproque) qui est une image réfléchie (eidôlon) de l’amour (Erôs) » (255 d-e). La connaissance des amants, d’Éros par Antéros, est intuitive, immédiate et muette.

            La discipline philosophique du « connais-toi toi-même » brise cette possession réciproque, et donne lieu à la reconnaissance dialogique, qui passe nécessairement par la médiation du langage. C’est ainsi que le logos, langage rationnel et démonstratif (entre autres sens, le mot grec signifie aussi “raison”, “définition” et encore “explication” ; logismos, raisonnement, démonstration, en est un dérivé), est la première et essentielle médiation par laquelle l’intelligible se représente à la pensée des hommes. Sur ce thème, la dernière partie du Cratyle (430 a jusqu’à la fin) est décisive : « le nom est une imitation de la chose, mimêta tou pragmatos » (430 a), ou plus exactement, comme Socrate le précise quelques lignes plus loin, une imitation « de l’essence des choses, tên ousian tôn pragmatôn » (431 d). Le mot désigne en effet l’idée, qui a valeur universelle, et non la chose sensible, qui est nécessairement singulière. Encore faut-il ajouter que l’imitation du langage, ou mimésis logique, est une signification plutôt qu’une simple reproduction, ou copie fidèle : il y a en effet bien de la différence entre l’image (eikôn) et le modèle qui se représente en elle, comme il y a bien de la différence entre Cratyle et son portrait exécuté par un peintre (432 a-b). La ressemblance mimétique n’exclut pas la dissemblance, elle est égalité au sein de la différence. C’est ainsi que le mot n’imite pas l’idée en la mimant, c'est-à-dire en la redoublant par l’allitération (le mot mer, par exemple, faisant entendre le bruit de la vague) ou par l’étymologie (qui permettrait de retrouver la vérité de l’idée, etumos logos, la parole authentique). La justesse du mot est donc sémantique plutôt que représentative. Cette thèse permet à Socrate de renvoyer dos à dos les deux controversistes qui s’opposaient, avant sa venue, au sujet du langage : Hermogène qui soutient que le langage est pure convention instituée par le pacte social ; et Cratyle, qui pense au contraire que les premiers mots ont été institués par les dieux et qu’ils contiennent le secret et la vérité des choses. Socrate transporte le débat en un autre lieu : la justesse des mots n’est pas dans les mots eux-mêmes, mais dans l’exactitude de la liaison des idées qui se représentent en eux. Par eux-mêmes sans vérité, les mots ne sont pourtant pas simple convention, car il y a un parler faux comme il y a un parler vrai selon que l’ordre du discours est adéquat, ou non, à l’ordre des raisons.

            Il reste que le langage est, pour l’esprit philosophique qui entreprend de se rendre autonome, le meilleur miroir de l’intelligible et la plus réfléchissante de toutes les parois de la caverne. Ainsi, je parle, et celui qui m’entend, s’il m’entend bien, n’entend pas le simple bruit du mot, son effet purement sensible (le signifiant), mais la pensée ou l’intelligible (le signifié) qui se réfléchit dans ce miroir sonore. Le logos platonicien, qui passe nécessairement par la réflexion du dialogos, est d’une double nature : il est soit démonstratif, ou « épidictique », soit métaphorique, ou « mythique ». Le modèle du discours épidictique est la démonstration du géomètre qui enchaîne rigoureusement les arguments depuis les hypothèse primitives. Incapable de s’élever à une connaissance “anhypothétique”, c'est-à-dire de démontrer ses propres principes, la géométrie « ne connaît l’être qu’en songe, et il lui est impossible d’en avoir une vision réelle tant qu’elle considère les hypothèses dont elle se sert comme intangibles, faute de pouvoir en rendre raison » (République, VII, 533 c). Pourtant, quand la pensée tente de connaître son propre principe, de régresser jusqu’à la source qui lui donne la lumière, le soleil intelligible qui l’illumine intérieurement, elle est éblouie et comme frappée d’aveuglement. La fonction du discours mythique est alors de suppléer à l’impossibilité de cette aperception anhypothétique. Le mythe platonicien intervient toujours pour proposer, aux yeux de la pensée réfléchie, une image de l’origine qui la fait pensante (tel est bien en effet le rôle du célèbre mythe de la caverne). Il faut relire sur ce point le début du Phèdre, et l’interprétation socratique du mythe qui renvoie, en dernier terme, à l’impératif delphique du « connais-toi toi-même » (Phèdre, 229 b-230 a).

            Qu’il soit géométrique ou mythique, le discours philosophique joue toujours le rôle d’un miroir de l’intelligible : rendre sensible l’intelligible, représenter la pensée par son image virtuelle. Le miroir est un objet paradoxal : il fait d’autant mieux voir qu’il se rend lui-même invisible, il réfléchit d’autant mieux qu’il se fait lui-même oublier. Nul n’a jamais vu un miroir, mais seulement l’image de ce qui se réfléchit en lui. Ce qu’on voit du miroir, moucheture sur le tain, cesse par là même d’être miroir, et redevient objet. Le discours philosophique est alors bon miroir de l’intelligible, puisque le signifié se fait représenter dans le signifiant qui se fait oublier. Ce miroir fidèle, discret révélateur de ce qui se réfléchit en lui, imitateur exact, c’est ce que Platon nomme eikôn, une icône. L’icône sensible oriente la pensée vers l’intelligible en lui faisant oublier le sensible, et le discours philosophique est une iconologie de l’intelligible. Cependant le discours sophistique, par exemple l’enflure du gorgianisme, brouille cette transparence et attire l’attention sur la musicalité et le rythme de la phrase au dépens de son sens, sur le signifiant plutôt que sur le signifié. Quant à l’image du peintre, elle veut se faire admirer pour elle-même, elle met sous nos yeux une beauté fascinante, médusante (à la façon du style de Gorgias, qui fait l’effet d’une Gorgone) qui frappe d’impuissance la pensée et fait obstacle au travail dialectique. Le spectateur du tableau est saisi d’admiration, il n’est pas, selon Platon, invité à méditer. L’image du peintre veut éblouir, et s’oppose en ce sens à la figure du géomètre, qui n’est qu’un support pour la réflexion. Ce miroir indiscret, qui fait écran à l’idée plus qu’il ne la signifie, c’est ce que Platon nomme une eidôlon, une idole, (eidôlon est le diminutif de eidos : l’idole est une idée déchue) ou bien encore un phantasma, un fantôme, un simulacre. Il faut donc distinguer entre deux niveaux de la mimétique : la mimésis iconologique est bénéfique : elle est la médation nécessaire d’une pensée qui, choisissant d’être autonome, renonce à l’immédiateté de la possession poétique ; sans l’icône du discours démonstratif, il n’y aurait pas de connaissance réflexive possible, et l’esprit humain n’aurait d’autre choix que celui du délire prophétique ou de la stupidité inconsciente. Mais la mimésis idolâtre, ou fantasmagorique, est maléfique : en engendrant la fascination, elle fait obstacle à la pensée et masque l’intelligible qu’elle représente pourtant dans le sensible. Par ailleurs, en suscitant l’illusion de la présence sensible de l’intelligible, elle simule la possession et fait croire à l’apparition du dieu lui-même. La magie de l’idole captive l’esprit en jouant avec la tentation de l’irrationnel. Elle est une psychagogie, et en aucun cas une maïeutique.