Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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Mis en ligne le 29 octobre 2007

Les degrés de la reproduction mimétique

 

            A lire sur la théorie platonicienne du Beau et la critique des arts mimétiques : Pierre Maxime Schuhl, Platon et l’art de son temps, PUF ; Jacques Derrida, La Pharmacie de Platon, édité en appendice de l’édition du Phèdre par Luc Brisson, GF ; Henri Joly, Le renversement platonicien. Logos, épistémé, polis, Vrin (I, 2 : « L’archaïsme esthétique. Égyptomanie et mimétisme » ; II, 2 : « L’écriture et la parole » ; III, 2 : « Sciences et techniques d’objets. les techniques artisanales »). Plus facile, mais aussi beaucoup plus général, une excellente introduction à l’œuvre de Platon : Geneviève Rodis-Lewis, Platon et « la chasse de l’être ». Présentation, choix de textes, bibliographie, Seghers. On vient de rééditer l’excellente introduction de Léon Robin, Platon, PUF, collection « Quadrige », première édition 1935.

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            Selon le témoignage de Xénophon, et de l’aveu même de Platon, l’artiste grec ne choisit pas de se détourner de l’intelligible pour ne se vouer qu’au visible ; bien au contraire c’est vers l’intelligible que se tourne son regard, prenant appui sur le phénomène qui, par sa beauté, « participe » de la perfection de l’idéal. C’est ainsi que Cicéron nous rapporte (De Inventione, II, 2) que le peintre Zeuxis, auquel on avait commandé une image d’Hélène pour le temple d’Héra à Crotone, s’inspira des cinq plus belles filles de la cité pour composer par synthèse la figure idéale de la plus belle parmi les mortelles. Telle est bien la démarche qui, du sensible, s’élève à l’idéal, qu’indiquait le Socrate de Xénophon : « Quand vous représentez des modèles de beauté, dit-il au peintre Parrhasios, comme il n’est pas facile de trouver un homme en tous points irréprochable, vous prenez plusieurs modèles et, combinant ce que chacun a de mieux, vous nous faites voir des corps où tout est beau » (Mémorables, III, 10). L’anecdote de Zeuxis chez les Crotoniates sera inlassablement répétée, par les critiques comme par les artistes, par exemple par Raphaël lui-même dans une lettre célèbre qu’il adresse en 1514 à Benedetto Castiglione. Elle sera toujours un argument invoqué en faveur de l’idéalisme, contre le réalisme. On ne saurait donc reprocher à l’artiste de se désintéresser de l’intelligible. La critique platonicienne doit porter sur un autre point.
            Cependant, si le peintre est, tel le philosophe, un contemplateur de l’intelligible, pourquoi Platon est-il si sévère envers l’art mimétique qui semble être le frère (le faux frère), plutôt que l’ennemi, de l’art dialectique?
            L’opposition du peintre et du philosophe, du mimétique et du dialectique, n’est peut-être pas irrémédiable ; elle est néanmoins bien réelle. La différence qui les oppose est en effet de degré plutôt que de nature. Le texte essentiel se lit ici au début du livre X de La République. Platon y prend l’exemple, au premier abord surprenant, du lit (mais l’on peut se souvenir qu’au livre II du même dialogue, c’est par l’invention du lit et de la table que la cité commence d’être corrompue par le luxe). Il faut alors considérer trois degrés dans l’être du lit, dont la succession suit la pente d’une chute ontologique, ou perte d’être, selon la loi d’une d’ontologie scalaire descendante. Il faut considérer en premier lieu « l’idée (idea) » du lit, idée immortelle et par conséquent « qu’aucun ouvrier n’a jamais façonnée » (596 c). Telle est la forme intelligible que perçoivent non les yeux du corps mais ceux de l’âme, par cet acte d’attention qui permet à la pensée, recueillie en son intériorité, d’apercevoir l’immortel. C’est ainsi que de nos jours, dans les milieux de la publicité ou même de l’industrie, on parle, non peut-être sans ridicule, du « concept » d’un produit (mais le concept est le fruit d’un travail original tandis que l’idée platonicienne préexiste à sa saisie par l’esprit). L’idée marque alors pour Platon le plus haut degré de l’être puisque, court-circuitant le devenir, la pensée réfléchie se rend capable de voir l’absolu, c'est-à-dire l’immuable. C’est ainsi que seule « est » vraiment l’idée du cercle, c'est-à-dire sa constante définition, et non la figure, toujours approximative et incertaine, que le maître trace à la craie sur le tableau, telle l’ombre déformée d’une forme parfaite.
            C’est alors en considérant cette forme, que seul l’esprit peut concevoir, que l’artisan (que Platon nomme ici dêmiourgos, c'est-à-dire « celui qui œuvre pour le peuple ») travaille à la réaliser dans la matière. Il faut entendre ici que l’artisan, ou « démiurge », est aussi bien divin qu’humain. Le Timée raconte en effet, en un long mythe que Platon dit lui-même être un jeu, mais qui n’est pourtant pas qu’un jeu, comment l’artisan divin façonna (et non créa) l’univers, les yeux fixés sur un modèle idéal : ce n’est donc pas seulement l’industrie humaine qui matérialise l’idée, c’est aussi bien la nature elle-même (le démiurge divin est « phutourgos »), les arbres et les rivières, les montagnes et les vallées, qui rendent visible un intelligible invisible, qui phénoménalisent une forme idéale dont l’esprit seul peut concevoir la perfection. C’est ainsi que tout l’univers est pour Platon, comme pour les Grecs, un spectacle divin, le mythe de l’idéal et comme l’image mortelle et toujours changeante de la beauté immortelle des dieux. Aussi le Timée peut-il évoquer sans contradiction « l’âme du monde ».
            Pourtant, l’image est éloignée d’un degré du modèle intelligible : en se transposant dans le visible, l’être de l’Idée se compromet avec le devenir, et ainsi déchoit en dignité ontologique. La forme intelligible n’est en effet accessible qu’à la pensée recueillie, attentive à se connaître elle-même ; inversement l’œuvre de l’artisan est mise à la disposition de tous, c'est-à-dire du dêmos au service duquel se place le dêmiourgos, elle se répand sur le marché, elle devient un lieu commun. Et c’est peut-être pour cette raison que Platon prend ici l’exemple du lit, laissant entendre que la déchéance sensible de l’Idée est aussi sa vulgarisation, une trivialité où l’esprit peut se coucher et s’endormir sans prendre la peine de penser. Certes, ceci n’est pas sans rapport avec le peu de considération que l’aristocratique Platon concède à la démocratie. Il y a pourtant davantage : en devenant un objet d’usage courant, un cliché qu’on se passe de main en main, ou de bouche à oreille, l’idée ne donne plus à penser. En devenant utilitaire, elle cesse d’être enseignante : l’habitude faisant obstacle à la réflexion, qui naît de l’étonnement, père de la philosophie (Théétète), nous cessons de questionner les phénomènes que nous convertissons à notre usage. En tombant dans le domaine public, l’Idée n’est plus une question qui se pose, mais seulement une banalité qui circule. La beauté rétablit la chose dans l’énigme de son être, et appelle ainsi à penser ; l’usage au contraire normalise la chose selon les règles de l’échange, et s’en sert sans y penser.
            Ce n’est pourtant pas là, selon Platon, le terme ultime du déclin de l’Idée. Car le phénomène lui-même, projection sensible du modèle intelligible, devient à son tour le modèle du peintre qui en reproduit l’image virtuelle sur le plan du tableau. Le peintre en effet ne reproduit pas la vérité du modèle, mais seulement son apparence, son « fantôme » (phantasma et non alêtheia : 598 b). Son art ressemble ainsi à celui du miroir, qui redouble le monde dans un reflet sans réalité (596 d-e). Le travail de l’artisan substitue sans doute l’habitude à la pensée ; néanmoins, en faisant de l’idée un objet dont chacun peut user, il la met à la portée de tous, et l’utilité de son opération est ainsi évidente. Il n’en va pas de même pour le peintre, qui produit un objet inutilisable, puisque son existence est seulement virtuelle. Quel but caché poursuit donc l’art mimétique?
            Remarquons en premier lieu que le peintre, qui imite le phénomène, imite pourtant une réalité qui imite elle-même l’idée intelligible. C’est donc bien vers l’idée, et non vers l’apparence sensible, que son regard s’oriente en dernier terme. C’est pourquoi Platon peut écrire que son art est éloigné de trois degrés de la vérité (597 e) : le premier degré est l’idée elle-même que seul Dieu (o theos) conçoit (Dieu qui est ici l’absolu de l’esprit, pensée de la pensée ou pensée se connaissant elle-même) ; le second degré est l’œuvre fabriquée de l’artisan ; le troisième degré est l’image virtuelle réalisée par le peintre ou aperçue dans le miroir. En établissant cette hiérarchie ontologique, Platon réfère clairement l’image du peintre au modèle originaire, la forme idéale, et non au modèle intermédiaire, le produit fabriqué (qu’il soit œuvre d’un dieu, ou de l’homme). Et ceci est d’autant plus vrai qu’en virtualisant la réalité de l’objet sensible, le peintre en abolit l’utilité, source de cette habitude qui refoule l’idée dans l’oubli. C’est ainsi que nous oublions de penser ce dont avons pris l’habitude de nous servir. La valeur d’usage de la marchandise occulte sa valeur spéculative (qu’on pourrait dire aussi « socratique » ou « ironique ») de l’idée qui se représente en elle. En supprimant la valeur d’usage, en transposant l’objet sur le plan de la pure apparence, le peintre nous fait nous ressouvenir de la forme intelligible qu’il avait pourtant prise pour modèle. On pourrait dire qu’il opère avec les images à peu près comme Socrate opère avec les mots : à force d’utiliser le langage courant, nous oublions de penser ce que parler veut dire. C’est ainsi que nous nommons « l’homme », « la vertu », « le courage », « la justice »... Et cependant, quand Socrate demande : « qu’est-ce que l’homme? », « qu’est-ce que la vertu? », nul ne sait lui répondre. A force d’utiliser le langage comme un moyen de communication, nous oublions de penser ce que nous disons, nous oublions que nous ne savons jamais vraiment ce que nous disons. C’est précisément la fonction de l’ironie socratique que de nous reconduire à cette ignorance principielle. Ainsi fait le peintre : en soustrayant l’objet à l’usage, en le virtualisant, il nous invite à le penser, à nous étonner de sa forme, à réfléchir sa beauté, à nous ressouvenir de l’idée, c'est-à-dire  de l’immortel.
            Il apparaît alors que l’art mimétique du peintre est, en apparence du moins, tout aussi philosophique que l’art dialectique de Socrate. Tous deux se ressemblent, de même que, selon le Sophiste, le sophiste ressemble au philosophe comme le loup ressemble au chien. Ceci éclaire d’un jour nouveau le procès que Platon instruit contre les arts d’imitation : le peintre n’est pas le non-philosophe, il en est plutôt le frère ennemi, le jumeau à la fois semblable et différent. L’un et l’autre tournent leurs regards vers l’intelligible, et désirent pareillement la contemplation de l’immortel. C’est ainsi que le peintre est le rival du philosophe plutôt que son contraire. Ce sera donc pour surmonter cette rivalité, pour mettre fin à cette ambiguïté, que Platon se fera le critique rigoureux des arts mimétiques. Et s’il y revient si souvent, c’est pour mieux se distinguer de ce double qui lui ressemble comme un frère et prétend se substituer à lui.
            Puisqu’il y a divers degrés de la mimésis, la question se pose alors pour le philosophe de déterminer celui qui est le plus favorable à la connaissance. Le soleil intelligible marque un point d’éblouissement dans le domaine du savoir : on ne saurait contempler la vérité en face, par une intuition directe qui ferait l’économie du cheminement démonstratif. Il faut donc passer par une médiation, un réflecteur qui supplée à l’absence de l’Idée et la signifie à l’esprit. Pour connaître la forme de l’intelligible, toutes les cavernes ne se valent pas, certaines donnent plus que d’autres à penser. Comment représenter l’essence dans le phénomène, comment rendre sensible l’intelligible? La critique que Platon adresse au peintre prend alors une dimension nouvelle : si son art est répréhensible, ce n’est pas parce qu’il rend visible la forme idéale, mais plutôt parce qu’il l’occulte par l’éclat apparent d’un simulacre qui fascine sans donner à penser. Au lieu de signifier l’idée, le peintre en fait une idole (eidôlon), qui est eidos déchu, incarné dans la forme coloré de l’objet matériel. L’artiste est, selon Platon, non un philosophe, mais plutôt un idolâtre de la vérité, qui substitue à l’idée le fétiche (agalma — image qu’on offre à un dieu et qu’on place dans son temple — mais aussi eidôlon, ou phantasma) de l’œuvre d’art. En présence de la statue fardée de la divinité (on oublie souvent que la statuaire antique était peinte de couleurs vives), l’esprit ne médite plus le divin, mais adore son simulacre. L’éclat du phénomène fait obstacle à la recherche de l’essence. Pour rétablir la recherche philosophique, il faut donc briser cet écran éblouissant, rappeler, comme ne le cesse de le faire l’ironie socratique, que l’idée est une question et non un objet, un signe qui appelle à penser et non un idole qui veut être adorée. La critique de la représentation mimétique est donc aussi chez Platon une critique de l’idolâtrie. C’est ce thème qui fera le sujet de la prochaine leçon.