Jacques Darriulat

 

INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE ESTHETIQUE

 

 

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1- Naissance de la critique d'art

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3- Perspective

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6- Pic

De hominis dignitate

7- Léonard

8- Michel-Ange

9- Vasari

PHILOSOPHIE MODERNE

PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

 

Mis en ligne le 29 octobre 2007



Pic de la Mirandole
Oratio de hominis dignitate

Lecture suivie
(Les numéros renvoient aux pages de l’édition Yves Hersant)

            1)- La condition de l’homme
            L’humanisme de Pic est un anthropocentrisme : l’homme est le centre de l’histoire de la rédemption. Il est le « miracle » de la nature, et les Arabes sont d’accord sur ce point avec Hermès Trismégiste (3).
            La grandeur de l’homme réside en sa liberté : la création est faite, l’homme se fait lui-même, il se façonne lui-même (1), peut dégénérer en bestialité ou se régénérer en divinité (7) (2). Souvenir du Protagoras, mythe de Prométhée et d’Épiméthée (3). Ce qui fait la grandeur de l’homme, c’est le jugement (arbitrium, 7), c'est-à-dire à la fois l’audace de la volonté et la profondeur de la réflexion. La liberté, qui est la véritable image de dieu en la créature humaine, est ainsi l’articulation de l’opération de l’intellect et de celle de la volonté. A la querelle scolastique qui opposait l’union à Dieu par l’intellect, selon l’école thomiste et dominicaine, à l’union à Dieu par la volonté et l’amour, selon l’école bonaventurienne et franciscaine, Pic oppose la béatitude par l’exaltation de la liberté, qui est indifféremment acte de l’intellect et de la volonté (4).
            Dans le Protagoras, la grandeur de l’homme est surtout politique ; dans l’oratio, elle est surtout métaphysique. Entre la bête et l’ange, la condition de l’homme est proprement vertigineuse : « notre chute soudaine hors du ciel a condamné la tête de l’homme au vertige, hominis caput vertigine damnavit » (43). On retrouvera l’expérience du vertige chez Montaigne (5), puis chez Pascal (6) ; pourtant, le vertige n’est pas selon Pic la marque de l’infini égarement de l’homme, mais au contraire de sa capacité à s’élever infiniment jusqu’à Dieu. Chez Montaigne et chez Pascal, le vertige est signe de la chute et de la déchéance ; chez Pic au contraire, il est ivresse sublime, et soulèvement de l’âme vers la perfection. L’homme est moins une chose qui pense qu’un vivant responsable de ce qu’il devient. Il lui est donné d’être ce qu’il veut, esse quid velit (8). L’homme est inachevé, il n’est encore qu’une semence (semen, 9). D’où la critique de l’astrologie, qui considère l’homme comme une chose et non comme une existence. Au déterminisme astral, qui prétend rendre compte du tempérament propre de l’individu, Pic substitue la notion de « génie », qui désigne l’audace avec laquelle l’homme use de la liberté qui le fait image de Dieu (7).
            L’homme-caméléon (9), inspiré d’Aristote, Nic, I, 11, 1100b 6 : « Il est évident en effet que si nous le suivons pas à pas dans ses diverses vicissitudes, nous appellerons souvent le même homme tour à tour heureux et malheureux, faisant ainsi de l’homme heureux une sorte de caméléon. ». Les métamorphoses de l’homme-caméléon sont selon Aristote l’effet des revers de fortune qu’il subit ; elles sont au contraire pour Pic les résultats des engagements qu’il assume librement. L’homme-Protée (11), comme le poète du Ion, 541 e : « Tu (Ion l’homéride) fais tout simplement comme Protée, tu prends toutes les formes, tu te retournes sens dessus dessous. » La métamorphose est ici le don démonique accordé au poète (même si Socrate est ironique, et y voit surtout une stratégie pour esquiver les questions qu’il pose au poète), donc proche cette fois du sens du texte de Pic. L’homme est la créature des métamorphoses qu’il suscite librement. Envoûté par Calypso (on attendait plutôt Circé), il devient une bête ; philosophe, il est « une divinité enveloppée de chair humaine. » (11-13). L’éloge se transforme presque en une déification de l’homme : le prophète ne dit-il pas aux enfants des hommes : « Vous êtes tous des dieux » (13, citation du Psaume 82, 6)? L’homme n’est sans doute pas un dieu, mais il lui appartient de le devenir. Cette exorde annonce les 900 thèses : il s’agit de poser d’emblée qu’il n’est pas de limite à la connaissance humainement possible : « Alors, dans notre âme convenablement disposée et purifiée, nous verserons la lumière de la philosophie naturelle, pour finalement la rendre parfaite par la connaissance des choses divines » (19). L’oratio est l’exorde de la disputatio : il s’agit d’exhorter l’âme à prendre son essor vers les secrets les plus cachés de la divinité.
            C’est ainsi que la dignité de l’homme réside en sa liberté, c'est-à-dire en la responsabilité qui lui est accordée de faire lui-même son salut. L’homme est digne en tant qu’il est responsable du salut de son âme. En ce sens, si les anges (Séraphins, Chérubins et Trônes) sont ontologiquement supérieurs à l’homme en tant qu’il leur est donné de participer plus pleinement à la vie de Dieu, ils sont néanmoins inférieurs en dignité à l’homme puisque, déjà bienheureux, ils n’ont pas à assumer la responsabilité de leur salut : « Pour nous, incapables désormais de rien céder aux anges, insatisfaits des secondes places, cherchons à égaler leur dignité et leur gloire. Et si nous le voulons, nous ne leur serons inférieurs en rien » (15) (8). C’est ainsi que la grandeur de l’homme consiste en son indétermination, et que c’est par l’usage de sa liberté que l’homme a vocation de se sauver du péché : « Nous n’avons pour vaincre besoin d’aucune autre force que de notre volonté de vaincre. Grande est la félicité du chrétien, puisque la victoire se trouve en la liberté » (9).

            2)- L’Échelle de Jacob
            Pic reprend alors les degrés de la Hiérarchie céleste du Pseudo-Denys : Séraphins (charité, et amour), Chérubins (intelligence, et contemplation) et Trônes (jugement) (15-17). L’ascension est semblable à celle de saint Paul (19), allusion peut-être au De Raptu Pauli de Ficin. Dès l’Ancien Testament, le pont entre créature et Créateur était figuré par l’échelle de Jacob (21), image bien connue (10) qui donne lieu à un étrange commentaire, la montée et la descente de l’échelle étant comparée à l’analyse et à la synthèse comme méthodes philosophiques (23, souvenir du Phèdre, 265d-266a), et au démembrement et à la résurrection d’Osiris (assimilé implicitement à Dionysos Zagreus : 23). Dans la symbolique de la Renaissance, l’échelle est un symbole du progrès dialectique : au début de De Consolatione philosophiæ, Boèce (480-524) évoque l’allégorie de la Philosophie. Elle porte une robe sur laquelle sont brodés d’étranges hiéroglyphes : « Tout en bas, avait été brodé un Π (pi), et tout en haut un Θ (thêta). Entre les deux lettres, on distinguait une sorte d’échelle, dont les degrés reliaient le caractère inférieur au caractère supérieur » (11). Π, pour philophie pratique (pragmatikê philosophia) ; Θ pour philosophie théorétique (theôrêtikê philosophia). Le programme néoplatonicien de Boèce consiste donc dans une élévation de la pratique à la théorie, c'est-à-dire de la vie mondaine à la contemplation des Idées (voir Christian Heck, L'Echelle mystique dans l'art du moyen âge, Flammarion, « Champs », p. 54-56). Dans l’esprit de Pic, l’échelle de Jacob et l’échelle dialectique se confondent. Indiquant ainsi la voie, Pic se flatte de conduire l’assemblée, par la démonstration des 900 thèses, jusqu’aux secrets les plus hauts de la sagesse de Dieu.
            3)- Plaidoyer pour la paix
            En invoquant curieusement Job (la référence semble imaginaire), Pic promet non seulement la révélation de la science divine, mais aussi la paix entre toutes les religions (23). On invoque Empédocle pour faire l’éloge de l’amitié et condamner la discorde (25) ; il sera quelques pages plus loin question de l’amitié selon les Pythagoriciens (27). Seule la philosophie selon Pic peut offrir aux hommes « la sécurité d’une paix perpétuelle » (25). La vraie théologie (Pic écrit « la philosophie naturelle », c'est-à-dire la philosophie rationnelle et non révélée) doit calmer les antinomies et les dissensions, et établir l’harmonie encyclopédique des raisons et des croyances (cet encyclopédisme, Pic le place sous l’autorité du sophiste Gorgias, qui prétendait en effet avoir réponse à tout : cf p. 57. Curieuse réhabilitation d’un savoir universel raillé par Platon). La philosophie culmine ainsi « au plus profond de l’un » (27). La contradiction ne peut être que le fait d’une raison qui ne se comprend pas elle-même. La paix de l’âme, avec les autres comme avec elle-même, est la condition pour que s’opère l’union en Dieu : « s’oubliant elle-même, elle voudra mourir à soi pour vivre en son époux » (29). Tels sont les ordres de Moïse (qui aurait reçu la révélation qui est à l’origine de la tradition ésotérique de la Kabbale) : « nous frayer par la philosophie, tant que nous le pouvons, un chemin vers la gloire céleste avenir » (31). On remarquera toutefois combien ces déclamations en faveur de la paix des esprits sont contredites par les déclarations guerrières lancées à la fin du discours, ainsi que par le ton de défi sur lequel Pic s’adresse à l’assemblée des théologiens.

            4)- L’autorité de la tradition
            En formulant une telle ambition, Pic ne fait, selon lui, que prendre appui sur la tradition. Non seulement la tradition chrétienne, mais la tradition philosophique dans son ensemble. Aussi invoque-t-il « les cérémonies secrètes des Grecs » (31), c'est-à-dire les Mystères,  et l’epopteia des Mystères d’Éleusis, contemplation au plus haut degré de l’initiation (souvenir du Phèdre, 250 c, qui évoque les « apparitions que l’initiation a fini par dévoiler à nos regards au sein d’une pure et éclatante lumière »), le Phèdre qui est précisément cité quelques lignes plus loin. Ainsi la fureur poétique selon Platon est identifiée à la divine inspiration des prophètes. Et le guide de cette initiation pagano-chrétienne est Dionysos-Bacchus lui-même, à moins que ce ne soit Apollon, inspirateur des poètes (35), et dans le temple duquel sont inscrits les trois préceptes delphiques : « rien de trop » (35, précepte moral du juste milieu), « connais-toi toi-même » (37, interprété comme une exhortation à l’étude philosophique non de l’âme, mais de la nature entière, en laquelle l’homme occupe une position intermédiaire, intersticium) et « tu es » (37, salutation théologique, adressée à la divinité), toutes références au texte de Plutarque Sur l’E de Delphes (Moralia, 24). Et Pic de continuer en invoquant avec délices le bizarre allégorisme pythagoricien (uriner contre le soleil, se couper les ongles pendant les sacrifices, nourrir le coq, qui est à la fois le coq des bestiaires — qui fait peur au lion —, le coq de Job (38, 36) (12) et le coq du Socrate du Phédon (37-39). Les Oracles chaldéens de Zoroastre confirment cette promesse de béatitude que formule l’antique intitiation, et « l’âme ailée » du Phédon se retrouve chez les Chaldéens (41). N’avait-il pas été question plus haut des « pieds ailés » de Mercure (27)? Les quatre fleuves du Paradis, selon l’interprétation chaldéenne, marquent les quatre degrés de l’initiation : la morale (paix intérieure de l’âme), la dialectique (exercice de l’intelligence), la contemplation de la nature (image sensible de la vérité intelligible) et la piété théologique (qui nous rend capables de regarder en face le soleil de Dieu) : 41. Enfin, pour se préparer à cette initiation aux « plus sacrés mystères », dissimulés au « public », in publicum, sous le voile de l’énigme (43), Pic fait appel au bon secours des archanges Raphaël (le médecin), Gabriel (le soldat) et Michel (le prêtre) : 43.

            5)- Apologie
            Pour légitimer des ambitions aussi hautes, Pic prononce maintenant sa propre apologie. Seule cette soif de dévoiler les énigmes les plus sacrées l’a conduit à l’étude de la philosophie (45), à consacrer sa vie entière à la recherche de la philosophie (47). La première édition de l’Oratio contenait une véritable autobiographie de Pic : « J’ai toujours voulu mener deux choses de front : la première fut de ne m’affilier aux doctrines d’aucun, mais de me répandre auprès de tous les maîtres de philosophie, de poursuivre tous les textes, de connaître toutes les familles. Je vis que pour cette tâche il n’était pas seulement nécessaire de connaître le grec et le latin, mais aussi l’hébreu et le chaldéen [...] j’appris aussi la langue arabe. En effet, il est assuré que toute la sagesse est passée des Barbares aux Grecs, puis des Grecs à nous [...] Car il est nécessaire de tirer les doctrines sacrées et les mystères, d’abord des Hébreux et des Chaldéens, puis des Grecs. Les autres arts, et la philosophie sous tous ses aspects, les Grecs les partagent avec les Arabes. » (éd. Tognon/Boulnois, p. 37 note 19).
            Il rappelle ensuite les objections de ses adversaires : l’orgueil de la disputatio (49), son jeune âge, 24 ans (49), le nombre excessif des conclusions proposées à la dispute : 900 (49). Il répond ensuite : la dialectique, également pratiquée par Platon et par Aristote, est une gymnastique de l’esprit, et ces joutes (« combat intellectuel », 53 ; voir le vocabulaire militaire, en singulière contradiction avec l’amour proclamé de la paix, p. 55 : « se battre », « celui qui succombe », « le vainqueur », « les futurs combats », « le soldat », « une si rude bataille », « l’issue du combat ») (13), également pratiquées par les Grecs et par les Juifs (51), conjuguent Mars avec Mercure, l’ardeur à la polémique avec l’intelligence rhétorique (51-53). La paix de la concorde universelle passe donc par la guerre dialectique : concordia discors. Quant à son jeune âge, il a pour excuse son goût exceptionnel pour l’étude et les arts libéraux (53). Enfin, l’immensité du domaine exploré est justifié par le courage dialectique du champion qui s’avance dans l’arène tel un chevalier (« si je réussis.... si je succombe... », 55) : seule la médiocrité ou la lâcheté peut s’en offusquer. Cet encyclopédisme est fondé en droit, par l’harmonie entre toutes les sagesses que Pic se dit en mesure de démontrer. D’où la condamnation de toute spécialisation, ce savoir étroit (« c’est le fait d’un esprit étroit, angustus, que de s’enfermer dans une seule école » 59) qui borne arbitrairement l’intelligence humaine (« je trouve inconvenante et pénible cette prétention d’imposer des bornes au travail d’autrui » 55). Pic convie ainsi tous les philosphes à « un banquet des savants, ad sapientium symposium) auquel seul un « petit esprit, ingenerosus » peut se dérober (69).

            6)- Le champ de bataille, ou l’étendue de la disputatio
            Et Pic de se livrer, non sans ostentation ni morgue, à l’inventaire des auteurs sur lesquels il prétend porter le débat. Des scolastiques : Duns Scot, Thomas d’Aquin, Albert le Grand, Henri de Gand ; des Arabes : Averroès, Avempace, Al Farabi, Avicenne ; des aristotéliciens : Simplicius, Thémistius, Alexandre d’Aphrodise, Théophraste, Ammonius ; des néoplatoniciens : Porphyre, Jamblique, Plotin, Proclus, Hermias, Damascius, Olympiodore (c’est à cette tradition, légitimée par saint Augustin — 67 — que se borne le savoir de Ficin, qui paraît ainsi ridiculement « étroit ») ; la tradition hermétique : Mercure Trismégiste, les Chaldéens ; enfin, la Kabbale (« les plus secrets mystères des Juifs » 69). Seule la thèse d’une harmonie universelle entre toutes les philosophies peut justifier un tel encyclopédisme (14). Il faut donc montrer (à la suite de Boèce, Simplicius, Augustin et Jean Philopon : 71) que « Platon et Aristote s’accordent » (69), puisque c’est de ces deux pensées que tous les courants découlent, Augustin se réclamant de Platon et Thomas d’Aristote. Ce point est certainement crucial pour la démonstration de Pic, puisqu’il précise plus loin qu’il aurait pu « diviser une seule des neuf cents thèses — celle qui porte sur le nécessaire accord entre les philosophies de Platon et d’Aristote — en six cents points, pour ne pas dire davantage, par la simple énumération de tous les passages où les autres croient ces auteurs en désaccord et où j’estime, quant à moi, qu’ils concordent » (99-101).
            A ces sagesses, Pic en ajoute une qui était resté jusque là étrangère à la philosophie comme à la théologie : l’arithmétique divine (qu’il faut distinguer de l’arithmétique marchande : 75) de la Kabbale (interprétation arithmologique du texte hébreu, par l’équivalence de chaque lettre avec sa valeur numérique correspondante), non présentée explicitement (Pic sait bien que la question sent le soufre) mais sous le patronage de Pythagore et de l’Épinomis de Platon (73). Pic se livre alors à un éloge, étonnant de la part d’un savant qui s’adresse aux théologiens de la Curie, de la magie (goêteia ou mageia : 77), non de la magie noire qui invoque les démons (75), mais de cette magie qui est la parfaite et suprême sagesse (perfectam summamque sapientiam : 77 ; mais aussi 81-83, le repoussoir de la magie démoniaque permettant de mieux légitimer la magie supposée « sainte »), et que Pic place sous l’autorité d’un nombre impressionnant de sages : Pythagore, Empédocle, Démocrite, Platon (qui est allé en Égypte pour s’initer à cette pratique : 77), Zalmoxis, Zoroastre, etc., et même Homère dans son Odysée (79) (15),Eudoxe de Cnide, Al Kindi, Roger Bacon, Plotin. Il est remarquable que Pic ne cite alors aucun auteur de la Kabbale, à laquelle il pense pourtant, soucieux de légitimer le recours à la « magie » dans une dispute théologique en la plaçant sous l’autorité de grands penseurs (souvent fabuleux) de la tradition occidentale. Se faisant, Pic se présente lui-même en mage plutôt qu’en philosophe, seul capable de sonder les merveilles cachées de la nature et la sumpatheia du cosmos (83). En identifiant la connaissance à la magie, Pic laisse entendre que connaître n’est pas simplement interpréter, c’est modifier radicalement non seulement le monde, mais plus profondément la condition même de l’homme : la connaissance peut sauver la créature de l’état du péché où elle se trouve et la régénérer en l’élevant à la divinité. La science universelle que propose Pic n’est pas seulement une spéculation de philosophe, elle montre la voie du salut.
            Enfin, Pic en vient à ce qui était latent jusque là, la sagesse juive de la Kabbale : « j’en viens aux questions que j’ai tirées des anciens mystères des Hébreux » (85). Il s’agit de la révélation ésotérique faite à Moïse (« Moïse ne reçut pas seulement sur la montagne la loi qu’il devait laisser à la postérité [...] mais aussi le véritable et plus secret commentaire de cette loi » 85-87), mise par écrit en soixante-dix volumes par le grand prêtre Esdras lors de la déportation à Babylone (91). Pic se flatte de les avoir tous lus, dans la traduction latine faite par Sixte IV, prédécesseur du pape actuel Innocent VIII (93), ce qui est une façon habile de légitimer l’orthodoxie d’une telle lecture (16). On ne saurait dire toutefois que cette référence à la Kabbale soit le signe d’une véritable tolérance du chrétien envers les Juifs : bien au contraire, il s’agit dans l’esprit de Pic de montrer, contre les Juifs, que les textes de la Kabbale contiennent, sous le voile de l’allégorie, les principaux dogmes du christianisme : la Trinité, l’incarnation du Fils de Dieu, la chute des démons, les hiérarchies angéliques, les peines du Purgatoire et de l’Enfer (95). C’est donc bien contre les Juifs, non en accord avec eux, que le chrétien Pic entend se référer à la Kabbale, et il rapporte le cas d’un certain Juif Dattilo contraint de reconnaître, par la seule autorité des textes qu’il invoquait pourtant lui-même, le mystère de la Trinité (95). Il n’est donc nullement question de s’initier à la sagesse juive, mais au contraire de l’annexer sous la bannière du catholicisme. Ainsi peut-on dire que Pic propose d’annexer la Kabbale au Nouveau Testament, tout comme la tradition médiévale avait réussi à annexer l’Ancien Testament au Nouveau. Enfin, il faut croire que la magie numérique de la Kabbale peut d’autant plus être prise en considération qu’on en retrouve l’esprit chez les plus grands des philosophes païens : Orphée, Zoroastre, Pythagore (95-97). Ainsi bardé de cet appareil impressionnant de lectures, tels les théologiens « armés et équipés dans l’attente du combat, venons-en aux mains sous de bons et heureux auspices, comme si la trompette donnait le signal » (101), comprenons la trompette du tournoi où se lancent les chevaliers, mais non encore la trompette du Jugement dernier.

***

            Par cet étalage véritablement gargantuesque de lectures et de connaissances, Pic nous apparaît comme un épigone monstrueux de l’interprétation allégorique cultivée au MA. Ainsi peut-on considérer la philosophie de Pic comme une sorte d’excroissance pathologique de l’herméneutique médiévale. Si toute philosophie ne dit pas ce qu’elle dit, mais ce qu’elle dissimule sous le voile de l’allégorie, alors il est possible de lui faire dire à peu près n’importe quoi : « Orphée a tellement enveloppé les mystères de son enseignement dans les replis de la fable, il les a tellement dissimulés sous un voile poétique » (97) ; « le sens de la philosophie secrète qui se dissimule dans les logogriphes apprêtés des énigmes et dans les cachettes des fables » (99), « mettre sur la place publique les mystères plus secrets et les arcanes de la divinité suprême [...] qu’eut-ce été d’autre que jeter le sacré en pâture aux chiens et donner des perles aux pourceaux? » (87) ; « Sculptés devant les temples des Égyptiens, les sphinx rappelaient qu’il faut, par le nœud des énigmes, mettre les enseignements mystiques hors d’atteinte de la multitude profane » (87). Pic de la Mirandole, mage et prophète, se présente comme un initié aux secrets les plus impénétrables de la divinité : plus (ou moins ?) qu’un philosophe, il se présente comme le prêtre d’un nouvel âge d’or qui apportera la révélation ultime et ouvrira à la créature le chemin du salut et de la régénération. En prenant cette pose, il occupe une fonction assez semblable, dans le domaine du savoir, à celle qu’occupera bientôt Savonarole, dans le domaine de la foi.

 

NOTES


1- On trouvait déjà chez Plotin (I, 6, 9) cette idée que l’homme est comme une statue qui se sculpte elle-même : « Fais comme l’artiste qui doit rendre belle sa statue : tantôt il retire, tantôt il gratte ; tantôt il polit, tantôt il épure, jusqu’à donner bel aspect à sa statue ; comme lui, enlève ce qui est de trop, rectifie ce qui n’est pas droit, purifie ce qui est obscur et fais-le briller, et ne cesse pas d’édifier ta propre statue jusqu’à ce que rsplendisse pour toi l’éclat divin de la vertu » : Première Ennéade, VI, 9.

2- On trouvait déjà la même idée dans la Théologie platonicienne de Marsile Ficin (XIV, 3) : « Toute âme humaine expérimente tout cela [la vie du végétal, de l’animal, de l’homme, des héros, des démons, des anges, de Dieu ] en elle, bien que chacune d’une façon différente. Donc le genre humain essaie de devenir tout, puisqu’il mène tous les genres d’existence » (II, p. 256-257). Et Ficin continue en citant, comme Pic, l’Asclepius : « Magnum miraculum esse hominem. »

3- Tognon/Boulnois, p. 308-309, réfère cette pensée, plutôt qu’à Platon, à Clément d’Alexandrie (Stromates, IV, 23, 149-150), qui serait « la source directe » de Pic. A propos du mythe de Prométhée à la Renaissance, voir J. Darriulat, Sébastien le Renaissant, p. 241 note 30.

4- Tognon/Boulnois, p. 324-325.

5- Essais, II, 12 : « Qu’on loge un philosophe dans une cage de menus fils de fer clairsemés, qui soit suspendue au haut des tours de Notre-Dame de Paris, il verra par raison évidente qu’il est impossible qu’il en tombe, et si, ne se saurait garder (s’il n’a accoutumé le métier des recouvreurs) que la vue de cette hauteur ne l’épouvante et ne le transisse [...] Qu’on jette une poutre entre ces deux tours, d’une grosseur telle qu’il nous la faut à nous promener dessus : il n’y a sagesse philosophique de si grande fermeté qui puisse nous donner courage d’y marcher comme nous le ferions, si elle était à terre. » Le vertige est pour Montaigne la marque de l’empire que l’imagination exerce sur la raison, dont s’enorgueillit vainement le philosophe.

6- Brunscvicg 82 : « Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir ni suer. » Le vertige est pour Pascal le signe de cette attraction du néant qui marque la dépravation de notre nature.

7- C’est ainsi que, dans les Disputationes adversus astrologiam, Pic affirme qu’Aristote est Aristote non pas par la conjonction des astres, mais par un libre choix de sa liberté, acte de son seul « génie » : « Outre le ciel sous lequel, en tant que cause universelle, naissent aussi bien les porcs de Béotie que les philosophes [...] il y a des causes prochaines, propres et particulières à ce même Aristote, auxquelles nous rapportons son succès singulier [...] Aristote a choisi de philosopher [...] Il n’était pas doté d’une meilleure étoile mais d’un meilleur génie ; le génie ne vient pas de l’astre, s’il est vrai qu’il est incorporel, mais de Dieu, comme le corps vient du père, non du ciel » Cf Cassirer, Individu et cosmos, p. 153 sq.

8- Sur ce thème, voir Tognon/Boulnois p. 307 et la note 59, avec une référence à Pierre le Lombard. Cassirer rattache cette pensée à la tradition hermétique : Individu et cosmos, p. 113 note 21.

9- Lettre à son neveu Jean-François du 15 mai 1492, Tognon/Boulnois p. 278.

10- Sur le thème de l’échelle mystique, on lira Christian Heck, L’Échelle céleste dans l’art du Moyen Age. Une image de la quête du ciel, Paris Flammarion, « Idées et Recherches », 1997 ; publié depuis en collection « Champs ».

11- Boèce, Consolation de la philosophie, Rivages, 1989, p. 47.

12- Le coq est en effet un animal prophétique, puisqu’il annonce la venue du jour.

13- Il est vrai que « les joutes de Pallas » obéissent à des lois inverses de celles qui gouvernent le champ de bataille, puisqu’il y a plus de profit ici à être vaincu qu’à vaincre : « Celui qui succombe reçoit du vainqueur un bienfait, loin de subir un dommage, puisque grâce à  lui il s’en retourne plus riche, c'est-à-dire plus savant, et mieux préparé aux futurs combats. » (55).

14- Une telle thèse avait déjà été affirmée par Nicolas de Cues, dans le De pace fidei : « Il ne peut y avoir qu’une seule sagesse. En effet, s’il était possible qu’il n’y eut plusieurs sagesses, il serait nécessaire qu’elles proviennent d’une sagesse première ; car avant toute pluralité se trouve l’unité. » (Tognon/Boulnois, p. 351). L’affirmation de la concordance universelle des sagesses se fonde donc sur la non-contradiction de la raison spéculative avec elle-même ; il faudra attendre Kant pour qu’elle soit radicalement remise en question.

15- Rabelais, prologue du Gargantua : « Croyez-vous en votre foi qu’oncques Homère, écrivant l’Iliade et l’Odyssée, pensa aux allégories lesquelles de lui ont calfreté Plutarque, Héraclide du Pont, Euthate, Phornute, et ce que d’iceulx Politien a dérobé? » (Livre de Poche, p. 39).

16- Pic croyait que Sixte IV avait fait traduire au moins trois des soixante-dix livres d’Esdras, en lesquels il estimait que toute la science de la Kabbale était contenue. Nous n’avons retrouvé aucune trace de ces prétendues traductions.