Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

ARISTOTE

AUGUSTIN

BALZAC

BAUDELAIRE

1- La Beauté des Modernes

I- La crise de la modernité

II- Du Spleen aux Correspondances

III- La Beauté et le Mal

IV- La Poétique de l'enfance

2- Le Peintre de la vie moderne (commentaire)

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Mis en ligne le 29 octobre 2007

 

Ce cours a été rédigé pour des étudiants de troisième année (Paris 4), en 2004.

 

Baudelaire

La Beauté des Modernes

(I)

 

1- La Crise de la modernité

 

            Baudelaire commence de penser l'énigme de la beauté et la vérité de l'art au point exact où Hegel a cessé de les penser. On peut dire que toute l'esthétique baudelairienne tend à répondre à cette question : comment penser l'art après Hegel, c'est-à-dire comment imaginer une beauté moderne qui ne serait plus la dépositaire de l'idée ni l'expression de l'absolu? Qu’en est-il de l’art dans la modernité ? (1)
            Selon le cycle dont Hegel a dessiné le parcours, l’art, en tant qu’il se présente comme l’expression sensible de l’absolu, a fait son temps. Le monde sensible, où l’homme reste engagé dans sa vie pratique, la situation qui met à l’épreuve sa liberté, porte le deuil de l’idéal. Au terme de son apprentissage, l’esprit sait, en vérité et non simplement par certitude, que son royaume n’est pas de ce monde. Tel est le monde sans idéal, le monde de la modernité, dans lequel Baudelaire entreprend de devenir poète, qui est depuis toujours le serviteur de l'idéal et du rêve. Mais le poète ressemble alors à la famélique silhouette de Don Quichotte, que le crayon de Daumier, un artiste pour lequel Baudelaire éprouvait la plus grande admiration, avait magnifiquement croqué. Comment être poète dans un monde sans idéal? C'est la dissolution de l'idéal, seul pourtant digne d'un art qui prétend être la représentation de l'absolu, qui plonge le poète dans un abîme d'ennui, qui est la conscience de l'infinie négativité du temps, de la mort au travail dans le tic tac de l'horloge, dans la chute de chaque seconde, et qui est désormais un gouffre dont aucun dieu ne peut nous sauver, qu'aucune promesse de résurrection ne peut vaincre. Cette angoisse infinie, qui est à la fois l'effroi de l'abandon et le sentiment de l'absurde, Baudelaire le nomme d'un mot anglais : le spleen. Ni mélancolie, ni ennui, ni angoisse : il s'agit d'un état proprement moderne, une passion du néant que jamais l'esprit n'avait souffert avec autant d'intensité, pour lequel il faut un mot moderne, emprunté à la langue du pays qui incarne alors le mieux le matérialisme de la modernité : l'anglo-américain. Le mot était attesté dès le XVIIIe siècle : Diderot l'évoque dans une lettre à Sophie Volland de 1760 (« le spline ou les vapeurs anglaises »), tout en reconnaissant en ignorer le sens. Le mot anglais remonte au XIVe siècle, où il désignait la rate, siège de la bile noire que l'on croyait responsable de la mélancolie. En l'empruntant à une langue étrangère (qu'il connaissait pourtant bien, puisque c'est la langue d'Edgar Poe, son double en poésie), Baudelaire entend souligner l'étrangeté de cet état qui s'abat comme une malédiction sur l'esprit et le laisse désemparé (2). Le spleen est un climat de brouillards et de pluie qui nous vient de la ploutocratique Angleterre : « Les ciels bas et les brouillards suscitent des distractions cruelles, et le spleen a désigné, en même temps que son décor météorologique, l'ennui inquiétant des Anglais. Jugeant les caricatures de Hogarth ou racontant un Pierrot féroce, Baudelaire diagnostique en eux la manière " du pays du spleen ", des " royaumes brumeux du spleen ". Dans l'espace littéraire, les ciels, les rues et les solitudes des vieilles capitales se ressemblent, et l'on a pu passer d'un authentique spleen de Londres à un poétique spleen de Paris » (3). Le spleen est encore la peste moderne qui nous vient d'Amérique, le règne de l'argent et le mépris de l'idéal nous « américanisent » (Baudelaire est l'un des premiers à employer ce verbe) insidieusement. Le destin tragique de Poe, retrouvé ivre mort, littéralement, sur un trottoir de Baltimore, le 7 octobre 1849, à l'âge de trente-sept ans, tout comme celui de Nerval qu'on retrouva pendu dans une impasse, près du Châtelet, à l'âge de quarante-sept ans (4), préfigurent terriblement, aux yeux de Baudelaire, son propre destin (il meurt de la syphilis à quarante-six ans). Dans les Fleurs du Mal, quatre poèmes successifs, tous quatre intitulés « Spleen », sont consacrés à ce mal qui accable l'âme du poète (n° 75 à 78). La première partie des Fleurs du mal, qui en compte six (Spleen et idéal, Tableaux parisiens, Le vin, Fleurs du mal, Révolte et La Mort) s'intitule « Spleen et idéal ». La conjonction est une disjonction : seul l'idéal peut nous sauver du spleen et l'esprit sans idéal est condamné au vertige du spleen. Tel un Don Quichotte désespéré, le poète est en « révolte » contre un monde qui ne veut plus de lui, qui se détourne de l'idéal, et lui préfère le rêve :
                            Certes je sortirai quant à moi satisfait
                             D'un monde où l'action n'est pas la sœur du rêve
(« Le reniement de saint Pierre »)
            De même, le quarante-huitième poème du Spleen de Paris, intitulé « Anywhere out of the world ; N'importe où hors du monde » se termine ainsi : « Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie : "N'importe où! n'importe où! pourvu que ce soit hors de ce monde! » (304).
            Cet effondrement de l'idéal, que Hegel considérait comme la condition de l'affirmation de l'esprit objectif, c'est-à-dire de la raison, est au contraire pour le poète une catastrophe qui voue l'esprit à la folie et le monde à l'absurde. Il revêt de multiples formes et se fait sensible dès l'adolescence.
            La crise de la poétique de l'idéal et du style sublime, c'est d'abord, dès l'effondrement de l'Empire, le déclin de David et de son école. En 1784, Jacques Louis David exposait au Salon Le Serment des Horaces. Il entendait rompre par là avec les galanteries un peu fades, déjà dénoncées par Diderot, de Boucher ou de Fragonard, et inventer un style héroïque, mâle (le style rococo est femelle, celui de la Pompadour et des favorites) qui réveille dans les cœurs le goût du sublime et de la vertu antique. David sera le peintre de la révolution (« Le Serment du Jeu de Paume », « La mort de Marat ») comme de l'Empire (« Le couronnement de Napoléon », « La Distribution des aigles »). Exilé sous la Restauration (il meurt en 1825, Baudelaire a quatre ans), il reniera lui-même son style en coloriant de mièvres amourettes néoclassiques : « L'Amour et Psyché » (1817) et surtout « Mars désarmé par Vénus et les Grâces » (1824), inénarrable vaudeville érotique à la mode antique qu'il ne faut pas manquer d'aller voir à Bruxelles. En 1838, alors qu'il est encore au collège — il a dix-sept ans — Baudelaire relate, dans une lettre à son beau-père le colonel Aupick, une visite au musée de Versailles en lequel Louis-Philippe avait rassemblé tous les tableaux représentant les grandes batailles qui ont fait la gloire de la France. Il ne cite précisément qu'un seul tableau (la « Bataille de Taillebourg » de Delacroix) et critique les tableaux de l'école de David : « Tous les tableaux du temps de l'Empire, qu'on dit fort beaux, paraissent souvent si réguliers, si froids ; leurs personnages sont échelonnés comme des arbres ou des figurants d'opéra. Il est sans doute bien ridicule à moi de parler ainsi des peintres de l'Empire qu'on a tant loués ; je parle peut-être à tort et à travers ; mais je ne rends compte que de mes impressions » (Corr. 39). Ainsi le feu et l'enthousiasme du style sublime se sont refroidis en 1838, et le naturel vertueux de l'antiquité évoque maintenant les poses affectées et l'artifice d'un décor d'opéra. Malgré les réserves sans doute hypocrites qu'il émet à l'adresse de son beau-père, qui n'admettait pas qu'on parle sans respect des choses militaires, Baudelaire conservera l'impression de son adolescence et ne modifiera pas son jugement. Dans sa relation de l'Exposition universelle de 1855, section des beaux-arts, Baudelaire dénonce ce qu'il y a de truqué dans cet art pourtant si soucieux de proclamer sa vertu et son authenticité : « Quand David, cet astre froid, et Guérin et Girodet, ses satellites historiques, espèces d'abstracteurs de quintessence dans leur genre, se levèrent sur l'horizon de l'art, il se fit une grande révolution » (961). Il s'agissait, précise plus loin Baudelaire, « de ramener le goût français vers le goût de l'héroïsme ». Mais il s'agit d'un héroïsme de théâtre et de figures de carton, d'un monde artificiel et sans vie : « Je me rappelle fort distinctement le respect prodigieux qui environnait au temps de notre enfance toutes ces figures, fantastiques sans le vouloir, tous ces spectres académiques [...] Tout ce monde, véritablement hors nature, s'agitait, ou plutôt posait sous une lumière verdâtre, traduction bizarre du vrai soleil » (961). Ce monde spectral et académique est en fait un théâtre d'imagination et ce sera la grandeur d'Ingres, le continuateur de cette école du dessin, d'en prendre conscience en déformant savamment l'anatomie de ses modèles, en créant des figures fantastiques qui sont des phantasmes du désir plutôt que des imitations de la nature : « Voici une armée de doigts trop uniformément allongés en fuseaux et dont les extrémités étroites oppriment les ongles [...] un nombril s'égare vers les côtes, là un sein qui pointe trop vers l'aisselle [...] Le peintre supprime souvent le modelé ou l'amoindrit jusqu'à l'invisible, espérant ainsi donner plus de valeur au contour, si bien que ses figures ont l'air de patrons d'une forme très-correcte, gonflés d'une matière molle et non vivante, étrangère à l'organisme humain » (Expo. Univ. 1855, p. 965) (5). Ainsi le peintre qui n'hésite pas à ajouter quelques vertèbres supplémentaires à l'odalisque issue de ses rêves manifeste la vérité latente de la peinture néoclassique : elle entendait témoigner pour l'histoire, elle n'a su créer que des figures de songes, irréelles et sans vie. C'est ainsi que l'idéal héroïque de l'école davidienne apparaît aux yeux de Baudelaire comme une dépouille vide, un accessoire de théâtre. Dans un article de1852, intitulé « L'École païenne » (repris avec variantes en 1857 dans « Quelques caricaturistes français »), Baudelaire se déclare enthousiaste pour une série de gravures par Daumier, intitulée Histoire ancienne, qui caricaturent les héros de l'antiquité en vieux acteurs misérables et ridiculement emphatiques : « Daumier s'est abattu brutalement sur l'antiquité et sa mythologie, et a craché dessus. Et le bouillant Achille, et le prudent Ulysse, et la sage Pénélope, et Télémaque ce grand dadais, et la belle Hélène, qui perdit Troie, et la brûlante Sapho, cette patronne des hystériques, et tous enfin nous apparurent dans une laideur bouffonne qui rappelait ces vieilles carcasses d'acteurs classiques qui prennent une prise de tabac dans les coulisses. Eh bien! J'ai vu un écrivain de talent pleurer devant ces estampes, devant ce blasphème amusant et utile. Il était indigné, il appelait cela une impiété. Le malheureux avait encore besoin d'une religion » (625). Nous ne saurons pas si cet « écrivain de talent » n'est pas Baudelaire lui-même, portant le deuil du sublime, d'une grandeur sans réalité. Baudelaire aime à citer un vers qu'il est bien le seul à dire célèbre (il serait d'un certain Berchoux, ou de Bernard Clément...) : « Qui nous délivrera des Grecs et des Romains? » (625 et 1006) (6). Qui nous délivrera de la nostalgie de l'Idéal? En vérité, le style néoclassique inspiré de David, subtilement dépravé par Ingres dans le sens du phantasme, se prolongera et viendra mourir, après avoir été contaminé par le goût romantique du pittoresque, dans le style néo-grec d'un Gérôme (Baudelaire consacre quelques pages à cette école dans son Salon de 1859). Depuis que l'on sait que les temples antiques étaient coloriés de couleurs vives, depuis que la curiosité ethnologique et le goût du folklore se sont appliqués à la Grèce ancienne, la Grèce a cessé d'être un monde idéal pour devenir une société historique. Dans « Le combat de coqs » par Gérôme, scène supposée de la vie quotidienne qui se déroule dans une cour sous les yeux d'une adolescente et d'un adolescent, la première intéressée par le second et le second intéressé par les coqs, le peintre, écrit Baudelaire, « essaie de surprendre notre curiosité en transportant ce jeu dans une espèce de pastorale antique » (1056). Nous sommes alors bien loin de la Grèce de Winckelmann, non pas dans l'utopie de l'Idéal mais dans les rencontres pittoresques de la vie quotidienne, c'est-à-dire dans la banalité fallacieusement embellie par l'art.
            Si l'art classique — que Hegel tenait pourtant pour la perfection de l'art, c'est-à-dire pour l'expression adéquate de l'idée du beau — n'est qu'un théâtre académique sans réalité et sans vie, où trouver dorénavant l'apparition de la beauté? Et puisque l'art, disait encore Hegel, est une expression de l'absolu, qui est la vie de Dieu, peut-être est-ce du côté de la peinture religieuse qu'il faudrait se tourner. Delacroix n'a-t-il pas peint la grande fresque du Combat de Jacob avec l'Ange (achevé en 1861) à Saint-Sulpice et Ingres ne croyait-il pas avoir exécuté son chef-d'œuvre avec Le Martyre de saint Symphorien (1834)? La Restauration avait tenté de faire renaître la peinture religieuse, en s'inspirant du Génie du christianisme (1802) qui avait inventé une nouvelle poétique du catholicisme. Cette imagerie religieuse se développe considérablement dans les Salons sous Louis-Philippe, en s'inspirant de Raphaël et des Bolonais du XVIIe siècle, et surtout du Guide. Les critiques contemporains ne voient en cette mode qu'une hypocrisie du parti de l'ordre. Le critique Alexandre Descamps écrit en 1837 : « Nous ne sommes ni religieux ni dévots, mais il se répand sur la haute société actuelle un parfum d'hypocrisie religieuse qui lui sied, rend les visages plus sérieux et tient lieu de morale et de dévouement » (Rosenthal 86). Baudelaire constate à son tour la médiocrité de la peinture religieuse dans son Salon de 1859 : « A chaque nouvelle exposition, les critiques remarquent que les peintures religieuses font de plus en plus défaut. Je ne sais pas s'ils ont raison quant au nombre ; mais certainement ils ne se trompent pas quant à la qualité » (1045). Plus loin, Baudelaire évoque : « ce capharnaüm de faux ex-voto, cette immense voie lactée de plâtreuses bêtises » (1048). Selon le poète toutefois, cette pauvreté d'inspiration n'est pas due à l'absence de la foi mais plutôt à la débilité de l'imagination, le monde de la religion étant une poétique fiction — la plus haute qui soit — forgée par l'imagination des hommes : « La religion étant la plus haute fiction de l'esprit humain (je parle exprès comme en parlerait un athée professeur de beaux-arts, et rien n'en doit être conclu contre ma foi), elle réclame de ceux qui se vouent à l'expression de ses actes et de ses sentiments l'imagination la plus vigoureuse et les efforts les plus tendus. » (1045). L'Idéal, sans lequel l'homme tombe vertigineusement dans le gouffre du spleen, naît de l'imagination et du rêve, et l'homme moderne se damne pour ne plus savoir rêver. Dans une lettre à Barbey d'Aurevilly de juillet 1860, Baudelaire propose à son ami, comme pour mieux faire ressortir l'ampleur de notre chute, une comparaison entre la peinture religieuse de la Renaissance, majestueuse, et celle de nos modernes, accablante : « Je suis étonné que vous n'ayez pas pensé à faire par analogie, un parallèle entre la peinture soi-disant religieuse de ce temps-ci (véritable saloperie d'album) avec la vieille peinture religieuse (Michel-Ange lui-même), écrasante de majesté » (220). Seul Delacroix, aux yeux de Baudelaire, échappe à ce verdict, même si sa religion semble celle, désespérée, de la mélancolie et de la souffrance : « Delacroix seul sait faire de la religion [...] La tristesse sérieuse de son talent [il s'agit du Christ aux Oliviers, et d'un Saint Sébastien] convient parfaitement à notre religion, religion profondément triste, religion de la douleur universelle et qui, à cause de sa catholicité même, laisse une pleine liberté à l'individu et ne demande pas mieux que d'être célébrée dans le langage de chacun, — s'il connaît la douleur et s'il est peintre » (Salon de 1846, 894). La seule religion que la modernité puisse concevoir est une religion paradoxale puisqu'elle exprime sinon la mort, du moins l'absence de Dieu. Religion de la douleur et de l'agonie, le Christ au jardin des Olives demandant au Père qu'on éloigne de lui ce calice, Sébastien agonisant percé de flèches tandis que Dieu semble oublier le saint qui se meurt en son nom. La religion apparaît ainsi comme un approfondissement de la douleur et non comme un remède. Loin de restaurer l'Idéal perdu, elle semble en porter éternellement le deuil.
            Ni héroïque, ni religieux, l'Idéal ne pourrait-il être, fidèle cette fois à la leçon hégélienne (ou plutôt infidèle, puisque là où paraît la philosophie l'art doit disparaître), philosophique? Peut-on concevoir un art philosophique? Sous ce titre précisément — L'art philosophique — Baudelaire nous a laissé un essai inachevé sans doute rédigé en 1859. Il y est surtout question des peintres lyonnais Paul Chenavard (1807-1895) et Louis Janmot (1814-1892). Louis Janmot est l'auteur du Poème de l'âme, série de dix-huit tableaux qu'il présente à l'exposition universelle de 1855, bien représentatif du courant mystique qui s'épanouit dans la peinture lyonnaise dans les années 1840, en relation avec les préraphaélites anglais. Œuvre « trouble et confuse » selon Baudelaire, qui est pourtant sensible à l'atmosphère fantastique du cycle symbolique, qui séduira plus tard les surréalistes. Le poète y devine « un charme infini et difficile à décrire, quelque chose des douceurs de la solitude, de la sacristie, de l'église et du cloître ; une mysticité inconsciente et infantile » (1105). Dans cette peinture, la religion devient religiosité, et Janmot qui « n'est pas un cerveau philosophiquement solide » (1105), qui « a dû être marqué jeune par la bigoterie lyonnaise » (1104), affaiblit la mystique en une vague philosophie, trop peu systématique pour être vraiment philosophique, trop peu imaginative pour être vraiment artistique (« Il ne faut pas confondre la sensibilité de l'imagination avec celle du cœur », 1105). Mais c'est surtout à Chenavard que Baudelaire entendait consacrer la plus grande partie de son analyse. Ce peintre, ami de Delacroix, brillant causeur aux vastes connaissances, avait été chargé, à l'issue de la révolution de 48, de la décoration intérieure du Panthéon, que la République voulait transformer en un temple de l'humanité. Le coup d'État du 2 décembre 1851, rendant l'église au culte catholique, mettra fin à ce projet, l'artiste ne se remettant jamais de cet échec. Chenavard avait conçu un grandiose programme, « La palingénésie universelle », inspiré par la philosophie de Hegel et par les idées franc-maçonnes, qui devait représenter toute l'histoire de l'humanité, depuis le chaos de l'origine jusqu'à la révolution française. Le musée de Lyon conserve des esquisses impressionnantes et surtout des toiles en grisaille, grandeur nature, évoquant les souffrances des chrétiens des catacombes. Selon Baudelaire, l'art philosophique de Chenavard est un art de la décadence, ce que semble confirmer le peintre lui-même puisqu'il divise l'histoire de l'humanité en quatre âges, l'enfance, la virilité, l'âge moyen et la vieillesse, cette dernière correspondant « à la période dans laquelle nous entrerons prochainement et dont le commencement est marqué par la suprématie de l'Amérique et de l'industrie » (1104). Cette vieillesse de l'humanité est aussi le temps de l'hypertrophie de la connaissance et de l'épuisement de l'imagination, c'est-à-dire de la création artistique. En ce sens, ajoute Baudelaire, Paul Chenavard est bien un peintre de son temps : « Chenavard est un grand esprit de décadence et il restera comme signe monstrueux du temps » (1104). Baudelaire, pas plus que Hegel, ne croit possible une conciliation entre l'art et la philosophie : l'image artistique doit être suggestive, parler à l'imagination et non à la raison, et inversement le livre n'a pas besoin du secours de l'image : « Qu'est-ce que l'art philosophique? C'est un art plastique qui a la prétention de remplacer le livre, c'est-à-dire de rivaliser avec l'imprimerie pour enseigner l'histoire, la morale et la philosophie » (1099). La beauté selon Baudelaire ne doit pas être claire, elle n'enseigne ni ne signifie rien, et inversement, la philosophie par l'image ne peut être qu'une philosophie de pacotille, « un retour à l’imagerie nécessaire à l'enfance des peuples » (1099) : « Plus l'art voudra être philosophiquement clair, plus il se dégradera et remontera vers l'hiéroglyphe enfantin ; plus au contraire l'art se détachera de l'enseignement, et plus il montera vers la beauté pure et désintéressée » (1100).
            C'est ainsi que toutes les voies nouvelles qui se proposent à l'art en ce milieu du XIXe siècle semblent autant d'impasses. L'héroïsme néoclassique, le revival de la peinture religieuse, enfin l'art mis au service de la philosophie, sont incapables de retrouver le secret perdu de la beauté. La source créatrice de l'imagination semble tarie : « Il est bon de hausser la voix et de crier haro sur la bêtise contemporaine, s'exclame Baudelaire dans le préambule de son Salon de 1859, quand, à la même époque où un ravissant tableau de Delacroix trouvait difficilement acheteur à mille francs, les figures imperceptibles de Meissonier se faisaient payer dix et vingt fois plus [...] Discrédit de l'imagination, mépris du grand, amour (non, ce mot est trop beau), pratique exclusive du métier, telles sont, je crois, quant à l'artiste, les raisons principales de son abaissement » (1029). Et quelques pages plus loin, avant le célèbre développement sur l'imagination, reine des facultés : « De jour en jour l'art diminue le respect de lui-même, se prosterne devant la réalité extérieure, et le peintre devient de plus en plus enclin à peindre, non pas ce qu'il rêve, mais ce qu'il voit. Cependant c'est un bonheur de rêver, et c'était une gloire d'exprimer ce qu'on rêvait ; mais que dis-je! connaît-il encore ce bonheur? » (1036). Nous sommes en effet entrés dans la décrépitude de l'humanité, l'artiste moderne, frappé d'une débilité de l'imagination, se résigne au réel et ne sait plus créer : « Ne savons-nous pas que la saison des Michel-Ange, des Raphaël, des Léonard de Vinci, disons même des Reynolds, est depuis longtemps passée, et que le niveau intellectuel général des artistes a singulièrement baissé? » (« L'Œuvre et la vie de Delacroix », 1865, p. 1117).
            Il faut donc réinventer l'art, retrouver la beauté au sein même de la modernité où elle semble s'être égarée. Inventer une beauté qui soit celle de la modernité, de la ville, de sa misère, la paradoxale beauté d'un monde sans idéal, une beauté qui naîtrait de l'ennui même, du spleen et de son vertige, une beauté étrange, toujours bizarre, qui ferait éclore ses fleurs, non dans une utopie céleste en laquelle plus personne ne croit, mais dans le mal même, et dans l'infini chagrin de l'homme moderne qui ne se console pas d'avoir été abandonné de Dieu. Dans le dernier poème en prose du Spleen de Paris (« Les bons chiens »), Baudelaire entonne l'éloge paradoxal, non de l'homme raisonnable et de ses exploits, mais des chiens crottés qui trottinent sur les trottoirs des villes dans l'indifférence du public, des chiens perdus abandonnés de leur maître (« Je chante le chien crotté, le chien pauvre, le chien sans domicile, le chien flâneur, le chien saltimbanque, le chien dont l'instinct, comme celui du pauvre, du bohémien et de l'histrion, est merveilleusement aiguillonné par la nécessité, cette si bonne mère, cette vraie patronne des intelligences! », 307). Image dérisoire sans doute du poète qui se meurt dans la solitude de la grande ville, mais plus encore manifeste pour un nouvel art poétique qui entend faire naître la beauté des ordures qui jonchent le trottoir des cités modernes : « Arrière la muse académique! Je n'ai que faire de cette vieille bégueule. J'invoque la muse familière, la citadine, la vivante, pour qu'elle m'aide à chanter les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés, ceux-là que chacun écarte, comme pestiférés et pouilleux, excepté le pauvre dont ils sont les associés, et le poète qui les regarde d'un œil fraternel » (307).
            Cette Muse citadine, qui abhorre l'idylle champêtre et les sentiments fades, Muse des chiens errants et des pauvres qui sont à la rue, Baudelaire a pu croire un moment — un moment seulement — qu'elle pourrait être l'inspiratrice des émeutes populaires, et la poésie l'hymne des barricades. En cela encore, il est proche de Delacroix, dont l'attitude politique est celle d'un dandysme aristocratique, sans grande sympathie pour le lyrisme républicain ; c'est pourtant Delacroix qui peindra en 1830 La Liberté guidant le peuple, le premier tableau romantique qui rompt avec l'antiquité comme avec le Moyen Age et qui propose une image nouvelle pour une épopée moderne. Baudelaire a neuf ans en 1830, mais il en a vingt-sept en 1848, et la révolution de février l'enthousiasmera plus encore que les trois Glorieuses n'avaient enthousiasmé Delacroix, dont la participation aux événements avait été surtout sentimentale. En revanche Baudelaire sera enivré par l'insurrection populaire de février 1848, atterré par la répression des journées de juin et terrifié par le coup d'État du 2 décembre 1851. Dans l'une des notes qui portent l'intitulé « Mon cœur mis à nu » (7), en vue d'un livre qui aurait été une sorte de confession, projet qui n'a jamais abouti, Baudelaire écrit : « Mon ivresse en 1848. De quelle nature était cette ivresse? Goût de la vengeance. Plaisir naturel de la démolition. Ivresse littéraire ; souvenir des lectures [...] Les horreurs de Juin. Folie du peuple et folie de la bourgeoisie. Amour naturel du crime. Ma fureur au coup d'État. Combien j'ai essuyé de coups de fusil. Encore un Bonaparte! quelle honte! » (1274). Et Baudelaire en effet s'est battu du côté des insurgés sur les barricades de juin. Dans une lettre à Ancelle du 5 mars 1852, il écrit : « Vous ne m'avez pas vu au vote. C'est un parti pris chez moi. Le 2 décembre m'a physiquement dépolitiqué. Il n'y a plus d'idées générales. Que tout Paris soit orléaniste, c'est un fait, mais cela ne me regarde pas. Si j'avais voté, je n'aurais pu voter que pour moi. Peut-être l'avenir appartient-il aux hommes déclassés? » (lettre n°26, p. 69). Ce « physiquement dépolitiqué » évoque une castration symbolique, et l'on peut dire que l'échec de 48 est pour Baudelaire un échec de son être le plus intime, c'est-à-dire un échec de la poésie. Vers le mois d'août 1851, donc quelques mois avant le coup d'État, il publie une préface aux Chants et chansons de Pierre Dupont, poète républicain. Après avoir évoqué la pureté du poète par contraste avec la corruption du règne de Louis Philippe, « un sentiment indomptable d'égalité » (607) et la « Marseillaise du travail », Baudelaire fait un éloge dithyrambique du Chant des ouvriers que Dupont écrivit en 1846 : « Quand j'entendis cet admirable cri de douleur et de mélancolie, je fus ébloui et attendri. Il y avait tant d'années que nous attendions un peu de poésie forte et vraie! » (610). Il semble bien que Baudelaire identifie alors l'insurrection républicaine et le génie de la poésie : « Pierre Dupont est dans l'amour de la vertu et de l'humanité, et dans ce je ne sais quoi qui s'exhale incessamment de sa poésie, que j'appellerais volontiers le goût infini de la République » (612). Le poète est alors l'Inspiré, et par son chant se fait entendre la voix du peuple : « Tout poète véritable doit être une incarnation » (606). Dix ans plus tard, au mois d'août 1861, Baudelaire reprendra pour une revue son essai sur Pierre Dupont, mais en en modérant assez considérablement le ton. Le réalisme accablant du Second Empire révèle cruellement l'emphase de cette poésie sommaire. Pourtant, et « malgré de nombreuses négligences de langage et un lâché dans la forme vraiment inconcevables » (746), Baudelaire ne renie pas l'émotion de sa jeunesse : « Pourquoi rougirais-je d'avouer que je fus profondément ému? » (742). L'utopie quarante-huitarde aurait pu peut-être réconcilier la société et la poésie, le réel et l'Idéal (« Le grand secours que  la Muse en tira, écrit-il encore à propos des chansons de Pierre Dupont, fut de ramener l'esprit du public vers la vraie poésie », 742), mais le cynisme du bonapartisme détruisit définitivement cette espérance. Et la déception est d'autant plus grande que c'est le peuple lui-même qui, par le suffrage universel, a élu son propre tyran.
            Le coup d'État de 1851 convertit Baudelaire à une sorte de nihilisme, ou du moins d'extrême pessimisme, dont la façade, et la façade seulement, est l'attitude provocatrice du dandy. Que devient la poésie dans la prose du monde, comment être poète sous le Second Empire? Le naufrage de l'Idéal conduit à la pensée d'une humanité naturellement déchue, marquée d'un péché originel, qui se précipite volontairement dans les chaînes et dans le crime : « Il est impossible de parcourir une gazette quelconque, de n'importe quel jour, ou quel mois ou quelle année, sans y trouver à chaque ligne les signes de la perversité humaine la plus épouvantable, en même temps que les vanteries les plus surprenantes de probité, de bonté, de charité, et les affirmations les plus effrontées relatives au progrès et à la civilisation. Tout journal, de la première ligne à la dernière, n'est qu'un tissu d'horreurs [...] Tout, en ce monde, sue le crime : le journal, la muraille et le visage de l'homme » (Mon cœur mis à nu, 1299). La ruine de l'utopie « fraternitaire » (« tous ces affolés qui cherchent le bonheur dans le mouvement et dans une prostitution que je pourrais appeler fraternitaire, si je voulais parler la belle langue de mon siècle » : Spleen de Paris, XXII, « Le crépuscule du soir », 264) met à nu le mal radical de la nature humaine, et réfute définitivement l'optimisme des Lumières. Au lendemain du 2 décembre, Baudelaire note rageusement les chapitres d'un ouvrage qu'il intitulerait De quelques préjugés contemporains ; on y lit entre autres choses ceci : « De Jean-Jacques — auteur sentimental et infâme. Des fausses Aurores » (616). On lit encore dans les Journaux intimes : « De Maistre et Edgar Poe m'ont appris à raisonner » (1266). Une métaphysique du châtiment (selon Joseph de Maistre, la révolution est un sacrifice voulu par Dieu en expiation de nos péchés) et une esthétique de l'épouvante (le fantastique de Poe) se substituent à l'optimisme naturaliste du XVIIIe siècle. L'homme de la nature n'est qu'un monstre et l'espérance démocratique d'un progrès de l'humanité cède la place à la certitude aristocratique de la décadence : « Qu'est-ce que le Progrès indéfini! qu'est-ce qu'une société qui n'est pas aristocratique! ce n'est pas une société, ce me semble. Qu'est-ce que l'homme naturellement bon? où l'a-t-on connu? l'homme naturellement bon serait un monstre, je veux dire un Dieu » (lettre du 21-1-1856, p. 120). Or l'homme est loin d'être un dieu, il existe même un « Lucifer latent qui est installé dans tout cœur humain » (« Théodore de Banville », 759). L'homme est donc naturellement mauvais, et Sade a raison contre Rousseau (8).
            Comment être poète dans le Second Empire? Puisque le réel renie la poésie, la poésie doit renier le réel, l'art doit substituer, à une nature irrémédiablement corrompue, une fiction qui charme et enchante. Contre la platitude revendiquée par les artistes « réalistes » (« nous avons entendu parler d'un procédé littéraire appelé réalisme, — injure dégoûtante jetée à la face de tous les analystes, mot vague et élastique qui signifie pour le vulgaire, non pas une méthode nouvelle de création, mais une description minutieuse des accessoires » Madame Bovary, 651) Baudelaire demande à l'art de transfigurer le réel dans le rêve et l'utopie : « C'est une grande destinée que celle de la poésie! Joyeuse ou lamentable, elle porte toujours en soi le divin caractère utopique » (« Pierre Dupont, I », 614). D'où le célèbre « Éloge du maquillage », dans Le peintre de la vie moderne (1182-1185) : la beauté, pour paraître, ne doit certes pas imiter la nature — « qui ne peut conseiller que le crime » (1183) — elle doit au contraire la nier par le maquillage et le costume et créer ainsi comme le songe d'une surnature : « La femme est bien dans son droit, et même elle accomplit une espèce de devoir en s'appliquant à paraître magique et surnaturelle » (1184). De même, l'élégance provocante du dandy qui, par l'extravagance de sa parure, ce que Baudelaire nomme « la haute spiritualité de la toilette » (1183), affiche son mépris pour la médiocrité des foules résignées sous le joug du despote qu'elles se sont elles-mêmes donné. Loin d'être une « incarnation » de l'âme du peuple, comme Baudelaire l'avait un temps espéré dans son premier article consacré à Pierre Dupont, l'artiste défie au contraire la société qui le rejette, il entre en résistance contre l'esprit du temps : « Les nations n'ont de grands hommes que malgré elles, — comme les familles. Elles font tous leurs efforts pour n'en pas avoir. Et ainsi, le grand homme a besoin, pour exister, de posséder une force d'attaque plus grande que la force de résistance développée par des millions d'individus » (Fusées, 1252). Par goût de la provocation, Baudelaire va parfois même jusqu'à dire que le véritable ami des pauvres, loin d'être un philanthrope, est celui qui les fouette et les martyrise, les contraignant ainsi à sortir de leur inertie résignée : « En politique, le vrai saint est celui qui fouette et tue le peuple pour le bien du peuple » (Fusées, 1252 ; également le poème en prose intitulé « Assommons les pauvres » du Spleen de Paris, 304-306). Il ne s'agit, après tout, que d'une violence imaginaire ; mais la violence que la société exerce sur le poète, elle, est bien réelle : l'artiste est semblable à un vieux saltimbanque qui se meurt de désespoir dans un coin oublié de la fête foraine : « Je viens de voir l'image du vieil homme de lettres qui a survécu à la génération dont il fut le brillant amuseur ; du vieux poète sans amis, sans famille, sans enfants, dégradé par sa misère et par l'ingratitude publique, et dans la baraque de qui le monde oublieux ne veut plus entrer! » (Spleen de Paris, « Le vieux saltimbanque », 249). Exil terrible du poète dans un monde sans beauté et sans idéal, qui ne peut que rêver d'un autre monde et inviter au voyage en utopie : « ne jamais sentir le courant de la vie ambiante, ne jamais voir le spectacle de la vie, la grotesquerie perpétuelle de la bête humaine, la nauséabonde niaiserie de la femme, etc. » (« Théodore de Banville », 738). L'artiste se renie donc lui-même en préférant le réel au rêve, en refusant l'évasion vers l'imaginaire, n'importe où mais ailleurs : « Emporte-moi, wagon! enlève-moi, frégate!/Loin! loin! ici la boue est faite de nos pleurs! » (« Mœsta et errabunda », Les Fleurs du Mal, 61). « De jour en jour, l'art diminue le respect de lui-même, se prosterne devant la réalité extérieure, et le peintre devient de plus en plus enclin à peindre, non pas ce qu'il rêve, mais ce qu'il voit. Cependant c'est un bonheur de rêver, et c'était une gloire d'exprimer ce qu'on rêvait ; mais que dis-je! connaît-il encore ce bonheur? » (Salon de 1859, 1036). Aussi la « reine des facultés » (Salon de 1859) sera, pour l'artiste, l'imagination qui enfante le rêve et réfute la réalité.
Pourtant, cette esthétique de la fiction envoûtante est incertaine et fragile : l'art n'est-il qu'un beau décor, et suffit-il de « maquiller » le réel pour s'en affranchir? Si la poésie se résigne à n'être qu'une illusion, elle renonce aussi à la vérité, et n'est plus donc qu'un songe fallacieux. Baudelaire est conscient qu'un tel art pourrait bien n'être qu'un trucage, le bariolage séduisant de la grisaille du monde. S'il est possible de sauver encore la poésie, alors il faudra chercher le vestige de la beauté dans la laideur du monde moderne. Et si le Mal est tout ce qui nous reste après la ruine de l'idéal et la chute des anges, alors c'est dans le Mal que le poète doit cueillir les fleurs nouvelles de la modernité. « Il faut être absolument moderne » écrira Rimbaud dans Une saison en enfer (1873, Garnier 241). En choisissant, non de se détourner de la modernité, mais de l'approfondir au contraire pour trouver, au sein de sa laideur, une beauté nouvelle, et de l'or dans sa boue, le projet baudelairien devient unique et sans précédent (9). C'est seulement alors que commence sa véritable aventure poétique. La poésie, si elle veut relever le défi du réel et ne pas se contenter du maquillage du rêve, doit désormais cultiver « les fleurs du Mal » ; et le frontispice souhaité par Baudelaire pour son œuvre de poète, « un squelette arborescent, l'arbre de la science du bien et du mal, à l'ombre duquel fleurissent les sept péchés sous la forme de plantes allégoriques » (A Poulet-Malassis, fin août 1860, p. 227), pourrait être le frontispice de toute œuvre d'art qui prétendrait au titre de la modernité : « Ce frontispice n'est plus le nôtre, mais il va au livre d'une façon telle quelle ; il a ce privilège de s'adapter à n'importe quel livre, puisque toute littérature dérive du péché — Je parle très sérieusement » (id. p. 224).
            Dans un monde désormais voué à la platitude et à la banalité, l'effondrement de l'Idéal condamne le poète à l'Ennui, c'est-à-dire à la dépression du sentiment vital dans l'abîme du Temps. Tout, dans la modernité, porte le deuil d'un dieu disparu, d'une beauté défunte. La lumière lunaire, aimée de Baudelaire, est la pâle clarté de la modernité, depuis que le soleil de la Beauté s'est éclipsé (10). A propos de la mort de Delacroix, Baudelaire évoque la douleur du deuil : « Il y a dans un grand deuil national un affaissement de vitalité générale, un obscurcissement de l'intellect qui ressemble à une éclipse solaire, imitation momentanée de la fin du monde » (L'Œuvre et la vie d'Eugène Delacroix, 1141). « Le monde va finir, prophétise encore Baudelaire dans Fusées. La seule raison pour laquelle il pourrait durer, c'est qu'il existe » (1262). "Américanisée" par le Progrès et par « l'ardeur vers Plutus », l'humanité « se débattra péniblement dans les étreintes de l'animalité générale » (1263-64). Les révolutions soulèvent les peuples, que la volonté générale anime. La faillite de l'Idéal enfante la foule, que définit non son dynamisme mais au contraire son inertie, masse indifférenciée en laquelle chaque individu, ayant renoncé à devenir lui-même, se résigne au conformisme du modèle standard. L'Ancien Régime distinguait entre les états et les métiers ; l'individu moderne se fond dans la foule monotone des identiques. On pense à Tocqueville (que Baudelaire ne cite jamais) : la République moderne dégénère dans le despotisme de la majorité, et l'égalité finit par contredire la liberté. Le vêtement porte la marque de ce deuil universel qui est aussi un dégoût de vivre : l'homme moderne, affublé du complet-veston noir, est uniformément travesti en employé des pompes funèbres : « Et cependant, n'a-t-il pas sa beauté et son charme indigène, cet habit tant victimé? N'est-il pas l'habit nécessaire de notre époque, souffrante et portant jusque sur ses épaules noires et maigres le symbole d'un deuil perpétuel ? Remarquez bien que l'habit noir et la redingote non seulement ont leur beauté politique, qui est l'expression de l'égalité universelle, mais encore leur beauté poétique, qui est l'expression de l'âme publique ; — une immense défilade de croque-morts, croque-morts politiques, croque-morts amoureux, croque-morts bourgeois. Nous célébrons tous quelque enterrement » (Salon de 1846, 950) (11). Prisonnier dans ce monde de la banalité, confiné dans la résignation universelle, le poète rêve d'un ailleurs impossible et étouffe en ce cachot.

 

 

NOTES

1- On attribue en effet à Baudelaire l'invention du mot « modernité », non qu'il soit le premier à l'employer, puisqu'on le trouve déjà chez Chateaubriand, mais parce qu'il fut le premier à en formuler l'énigme et le caractère paradoxal du point de vue esthétique (dans Le peintre de la vie moderne). Il vaut pourtant la peine de se rapporter au passage où, pour la première fois, apparait le substantif (Mémoires d’Outre-tombe, publication dans La Presse de 1848 à 1850 : III, livre 37, chap. 5). En route vers Prague pour rendre visite au roi détrôné Charles X qui s’est réfugié dans le château des rois de Bohême, Chateaubriand passe la douane wurtembergeoise : « La vulgarité, la modernité de la douane et du passeport contrastaient avec l'orage, la porte gothique, le son du cor et le bruit du torrent », note-t-il. L’écrivain lui-même se pense placé à la charnière de deux mondes, l’ancien que la révolution a détruit, et le nouveau que celui qui fut ministre de Charles X considère avec circonspection. Chateaubriand est précisément sur le point de rendre visite au dernier des rois de France (les Orléans sont illégitimes à ses yeux), qu’il décrira magnifiquement comme une sorte de spectre vivant prisonnier sous les voûtes d’un château qui semble hors du temps. Il transforme ainsi poétiquement cette douane en passage d’un seuil fantastique, comme s’il était possible de régresser dans le temps et de voyager dans le passé. Deux mondes s’affrontent donc : la bureaucratie de l’état moderne, la « vulgarité » l’emportant désormais sur le raffinement de la vie aristocratique, d’une part ; et de l’autre la poésie médiévale et romanesque de l’ancien temps, figuré sur cette scène par le décor médiéval tel que le romantisme se plaisait à le rêver : une croisée d’ogives, l’orage des grandes passions, le son du cor qui se perd dans le lointain comme la voix du passé, et le bruit du torrent qui témoigne de la vie de la terre. Pour cet écrivain qui se penche avec nostalgie sur un passé dont il ne reste que des décombres (mais il saura encore décrire superbement les promesses de l’avenir dans l’épilogue des Mémoires), la modernité est le règne de l’Etat et de ses administrateurs, l’anonymat bureaucratique qui a pris le relais de l’engagement personnel sur lequel était fondée la société médiévale, l’indifférence tatillonne des fonctionnaires qui a supplanté l’individualité pleine de morgue de l’aristocrate. Entre l’ancien et le nouveau, le formidable cataclysme de la révolution française marque la césure. La douane de Wurtemberg est un seuil pour l’histoire. Quant à Baudelaire lui-même, il passe dès après sa mort pour l'inventeur de la « modernité » dans le domaine des arts, tant sa poésie semble emblématique du nouveau style. Commentant pour le Salon de 1873 un tableau de Manet intitulé Le Repos (il s'agit d'un portrait de Berthe Morisot mélancolique), Théodore de Banville écrivait : « ce portrait attirant [...] qui s'impose à l'esprit par un caractère intense de modernité — que l'on me pardonne ce barbarisme devenu indispensable!... Baudelaire avait bien raison d'estimer la peinture de Manet, car cet artiste, patient et délicat, est le seul peut-être chez qui l'on retrouve ce sentiment raffiné de la vie moderne qui fait l'exquise originalité des Fleurs du Mal » (Catal. Manet expo 1983, p. 317-318).

2- La lettre de Diderot, adressée à Sophie Volland, est envoyée du Grandval le 31 octobre 1760 (et non, comme on le lit parfois, du 28 octobre 1760) : Lettres à Sophie Volland, Garnier, tome XVIII, 1875-77, p. 530-536. Elle commence par ces mots : « Vous ne savez pas ce que c’est que le spline, ou les vapeurs anglaises ; je ne le savais pas non plus. Je le demandai à notre Écossais [il s'agit du Père Hoop] dans notre dernière promenade, et voici ce qu’il me répondit : "Je sens depuis vingt ans un malaise général, plus ou moins fâcheux ; je n’ai jamais la tête libre. Elle est quelquefois si lourde que c’est comme un poids qui vous tire en devant, et qui vous entraînerait d’une fenêtre dans la rue, ou au fond d’une rivière, si on était sur le bord. J’ai des idées noires, de la tristesse et de l’ennui ; je me trouve mal partout, je ne veux rien, je ne saurais vouloir, je cherche à m’amuser et à m’occuper, inutilement ; la gaieté des autres m’afflige, je souffre à les entendre rire ou parler. Connaissez-vous cette espèce de stupidité ou de mauvaise humeur qu’on éprouve en se réveillant après avoir trop dormi ? Voilà mon état ordinaire, la vie m’est en dégoût ; les moindres variations dans l’atmosphère me sont comme des secousses violentes ; je ne saurais rester en place, il faut que j’aille sans savoir où. C’est comme cela que j’ai fait le tour du monde. Je dors mal, je manque d’appétit, je ne saurais digérer, je ne suis bien que dans un coche. Je suis tout au rebours des autres : je me déplais à ce qu’ils aiment, j’aime ce qui leur déplaît ; il y a des jours où je hais la lumière, d’autres fois elle me rassure, et si j’entrais subitement dans les ténèbres, je croirais tomber dans un gouffre. Mes nuits sont agitées de mille rêves bizarres : imaginez que l’avant-dernière je me croyais marié à Mme R..... Je n’ai jamais connu un pareil désespoir. Je suis vieux, caduc, impotent ; quel démon m’a poussé à cela ? Que ferai-je de cette jeune femme-là ? Que fera-t-elle de moi ? [...] Monsieur, ajoutait-il encore avec une exclamation qui me déchirait l’âme, j’ai été gai, je volais comme vous sur la terre, je jouissais d’un beau jour, d’une belle femme, d’un bon livre, d’une belle promenade, d’une conversation douce, du spectacle de la nature, de l’entretien des hommes sages, de la comédie des fous : je me souviens encore de ce bonheur ; je sens qu’il faut y renoncer". » Nous sommes en 1760, et Diderot ne connaissait pas le sens du mot spleen. Il avait été pourtant mis à la mode, dans un poème de Feutry, Le Temple de la mort (1753), ainsi que dans un conte de Pierre-Victor de Besenval, intitulé précisément Le Spleen (1757). Chateaubriand connaît le mot et l’emploie dans son sens moderne dans les Mémoires d’Outre-tombe : « Je dois demander pardon à mes amis de l'amertume de quelques-unes de mes pensées. Je ne sais rire que des lèvres, j'ai le spleen, tristesse physique, véritable maladie ; quiconque a lu ces Mémoires a vu quel a été mon sort. Je n'étais pas à une nagée du sein de ma mère, que déjà les tourments m'avaient assailli. J'ai erré de naufrage en naufrage ; je sens une malédiction sur ma vie, poids trop pesant pour cette cahute de roseaux. » (Livre de poche, III, 405). Bien avant Chateaubriand, Hoffmann, dans les Kreisleriana (1814-15), fait allusion à « la folie splénétique de Kreisler », qui se dissipe dans « l’Eden musical » (Les Romantiques allemands, Pléiade, I, 934). Sur le « spleen » chez Baudelaire, on lira le bel article de Guy Sagnes, « Baudelaire, spleen, ennui, mélancolie » dans Le Magazine littéraire, n° 273, janvier 1990. Noble mélancolie inspirée par la désertion de l’Idéal chez Chateaubriand, le spleen devient chez Baudelaire un vice : « La nouveauté du prologue des Fleurs du mal est d'avoir déclaré que l'Ennui est un Vice. Le goût sournois de la destruction n'est plus ce rêve fou que Gautier réservait à " l'ennui des vieux Césars " ; il est l'instinct de chacun. Le signe de l'élection divine est devenu celui de l'élection satanique. L'Ennui est le théâtre du sadisme. »

3- Guy Sagnes, « Baudelaire, spleen, ennui, mélancolie », Le Magazine littéraire, n° 273, janvier 1990.

4- Sur l'épouvante que le suicide de Gérard de Nerval inspire à Baudelaire, voir l'émouvant témoignage de Catulle Mendès rapporté par Michel Butor dans Histoire extraordinaire, essai sur un rêve de Baudelaire, p. 239.

5- La subtile perversion qu’Ingres fait subir au modèle classique l’érotise insidieusement, et substitue à la nature un monstre né du désir : « Le fusain de monsieur Ingres poursuit la grâce jusqu’au monstre : jamais assez souple et longue l’échine, ni le col assez flexible, et les cuisses assez lisses, et toutes les courbes du corps assez conductrices du regard qui les enveloppe et les touche plus qu’il ne les voit. L’Odalisque tient du plésiosaure, donne à rêver de ce qu’une sélection bien dirigée eût fait d’une race de femmes spécialisées depuis des siècles dans le plaisir, comme le cheval anglais l’est dans la course » Valéry, Degas, danse, dessin, Gallimard, « Idées/arts », p. 103. Remarquons qu’au XVIIIe siècle déjà, Hogarth (Analyse de la beauté, ENSBA 1991, p. 123) notait que l’extrême beauté de l’Apollon du Belvédère tenait à une déformation subtile des proportions qui sont dans la nature : « Les cuisses et les jambes de l’Apollon sont trop longues et trop grosses […] Or, quoique souvent dans les plus beaux ouvrages les plus nobles parties soient souvent négligées, cela ne peut cependant pas être le cas dans une statue d’ailleurs si admirable, dont l’exactitude des proportions doit être l’une des plus essentielles beautés. Il faut donc supposer que ces parties ont été allongées et grossies à dessein par l’artiste, pour produire l’inexplicable effet de cette statue, sinon il lui aurait été facile d’éviter ce défaut apparent. Ainsi, d’un examen complet de ses beautés, nous pouvons conclure à bon droit que ce qu’on a toujours jugé si mystérieusement excellent dans son ensemble est dû à ce qui paraît être un défaut de l’une de ses parties ».

6- On trouve quelque chose de semblable dans l’Histoire de la peinture italienne (1817) de Stendhal : « Jusqu’à quand, dans les arts, notre caractère sera-t-il enfoui sous l’imitation ? Nous, le plus grand peuple qui ait jamais existé (oui, même après 1815), nous imitons les petites peuplades de la Grèce, qui pouvaient à peine former ensemble deux ou trois millions d’habitants. Quand verrai-je un peuple élevé sur la seule connaissance de l’utile et du nuisible, sans Juifs, sans Grecs, sans Romains ? Au reste, à notre insu cette révolution commence. Nous nous croyons de fidèles adorateurs des anciens, mais nous avons trop d’esprit pour admettre, dans la beauté de l’homme, leur système, avec toutes ses conséquences » (chap. CXXV, « Folio », p. 331).

7- Ce titre a été suggéré à Baudelaire par l’une des « marginalia » d’Edgar Poe : « S’il prenait à un homme ambitieux l’envie de révolutionner, d’un seul coup, l’univers de la pensée humaine, de l’opinion humaine et du sentiment humain, l’occasion est là, la route de la renommée immortelle s’ouvre devant lui, droite et sans embarras. Tout ce qu’il a à faire et d’écrire et de publier un tout petit livre. Le titre devrait en être simple, quelques mots ordinaires : "Mon cœur mis à nu" [My heart laid bare]. Mais ce petit livre devrait être fidèle à son titre » (E. A. Poe, Contes, essais, poèmes, Laffont, « Bouquins », 1989, p. 1097).

8-« C’est elle [la nature] aussi qui pousse l’homme à tuer son semblable, à le manger, à le séquestrer, à le torturer ; car, sitôt que nous sortons de l’ordre des nécessités et des besoins pour entrer dans celui du luxe et des plaisirs, nous voyons que la nature ne peut conseiller que le crime. C’est cette infaillible nature qui a créé le parricide et l’anthropophagie, et mille autres abominations que la pudeur et la délicatesse nous empêchent de nommer » (Le Peintre de la vie moderne, p. 1183).

9- L'alchimie poétique est une opération de transmutation qui fait éclore des fleurs dans le mal et des pépites d'or dans la boue. Dans un projet de poème pour servir d'épilogue pour la seconde édition des Fleurs du Mal, Baudelaire écrit : « Anges revêtus d'or, de pourpre et d’hyacinthe,/O vous, soyez témoins que j'ai fait mon devoir/Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte./Car j'ai de chaque chose extrait la quintessence,/Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or. » (180). Un fragment de vers noté sans doute en vue de ce poème écrivait : « J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or » (Pléiade, « Bribes », p. 178). Ne peut-on deviner ici une réminiscence inversée de la prophétie du prêtre Joad dans l’Athalie de Racine : « Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé ? » (III, 7) ?

10- « La Lune, qui est le caprice même, regarda par la fenêtre pendant que tu dormais dans ton berceau, et se dit: "Cette enfant me plaît." Et elle descendit moelleusement son escalier de nuages et passa sans bruit à travers les vitres. Puis elle s'étendit sur toi avec la tendresse souple d'une mère, et elle déposa ses couleurs sur ta face. Tes prunelles en sont restées vertes, et tes joues extraordinairement pâles. C'est en contemplant cette visiteuse que tes yeux se sont si bizarrement agrandis; et elle t'a si tendrement serrée à la gorge que tu en as gardé pour toujours l'envie de pleurer », Le Spleen de Paris, poème en prose n° 37, « Les bienfaits de la lune ».

11- Dans le superbe chapitre II de La Confession d’un enfant du siècle (1836), Musset développait déjà la même idée : « Qu’on ne s’y trompe pas : ce vêtement noir que portent les hommes de notre temps est un symbole terrible ; pour en venir là, il a fallu que les armures tombassent pièce à pièce et les broderies fleur à fleur. C’est la raison humaine qui a renversé toutes les illusions ; mais elle en porte elle-même le deuil, afin qu’on la console » (« Folio », 1973, p. 28).

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