Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mardis de la Philo : 7-1-2014
Mise en ligne : 1-7-2014

 

 

 

ARISTOTE

AUGUSTIN

BALZAC

BAUDELAIRE

CHATEAUBRIAND

DANTE

1- Vita Nova

2- La poétique de la langue

3- Le Pape et l'Empereur

4- L'Enfer

5- Le Purgatoire

6- Le Paradis

DELEUZE

DESCARTES

DIDEROT

DOSTOIEVSKI

DUBOS

HANSLICK

HEGEL

HEIDEGGER

HOMERE

KANT

KIERKEGAARD

LACAN

MICHEL-ANGE

MONTAIGNE

NIETZSCHE

PASCAL

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PLOTIN

PROUST

ROUSSEAU

SCHLOEZER

SCHOPENHAUER

SPINOZA

VALERY

WINCKELMANN

 

 

 

 

 



DANTE, POETE ET PHILOSOPHE

1- VITA NOVA

           

            Il faut dire de Dante ce qu’on doit dire de tous les poètes : qu’ils ne naissent que deux fois. La première est naissance à la vie végétale et animale, naissance au monde physique et matériel, qui est le monde du besoin : c’est ainsi qu’en 1265, à l’époque où le soleil est dans la constellation des Gémeaux, entre le 21 mai et le 21 juin, Dante naît à Florence, dans une famille de petite noblesse citadine, d’Alighiero degli Alighieri et de Bella degli Abati (chaque nom marque en effet une appartenance à une maison particulière, qu’il faudrait plutôt appeler un « clan », ce qui en dit déjà long sur les dissensions incessantes qui déchirent la cité). La seconde naissance est naissance à l’amour et à la poésie, qui est le monde du désir, naissance qu’il faut concevoir comme un bouleversement et une régénération de l’être tout entier, à la fois spirituelle et sensible, illumination poétique dont le modèle est celui de la conversion religieuse : le jeune Dante a neuf ans, presque dix (« Neuf fois déjà depuis ma naissance le ciel de la lumière était revenu presque vers le même point de sa révolution… ») quand il rencontre celle qu’il nomme « Béatrice », selon l'état civil Bice di Folco Portinari, une jeune enfant d’un an sa cadette, une fillette qui vient tout juste d’avoir neuf ans, d’une riche et noble famille, Folco Portinari étant l’un des banquiers les plus influents de Florence : « … quand à mes yeux apparut pour la première fois la glorieuse dame de mes pensées, que nombre de gens nommaient Béatrice sans savoir ce que signifiait son nom ». Il est significatif que la révélation de l’incantation poétique se fasse sur le mode de la rencontre : toute rencontre est rencontre d’un Autre, découverte d'une altérité fondamentale, d’un émerveillement inspiré par une sorte de prodige. Le semblable ne rencontre pas le semblable, il le reconnaît et se retrouve avec lui confiné dans le cercle de l’Habitude, rituellement soumise au principe de répétition. Et s’il est vrai, comme les poètes romantiques l’ont si bien senti – et sans doute Edgar Poe plus qu’un autre – qu’est effective la rencontre du double, c’est précisément en ce sens que le double n’est pas reconnu comme le semblable, mais surgit méconnu avec le visage de l’absolument autre. La rencontre de ces deux enfants de neuf ans (« elle m’apparut vers le début de sa neuvième année et je la vis vers la fin de ma neuvième année »), rencontre citadine, quelque part dans les rues de Florence, décide à jamais du destin de Dante et l’oriente sur le chemin qui le conduira, à travers la forêt obscure – selva oscura – de l’angoisse et du désespoir, vers la composition de la Commedia (elle n’est qualifiée de « divina » qu’après la mort du poète), qui ne prendra fin qu’avec la vie même de Dante, en 1321. Peut-on dire qu’il s’agit d’une rencontre amoureuse ? Oui, dans la mesure où tout l’œuvre de Dante, provoqué par l’apparition de la très jeune Béatrice, est une amplification poétique du motif de l’amour, une architecture extraordinairement subtile de significations et d’images déployées autour du point aveugle qui se focalise dans le regard de Béatrice. « Qu’est-ce que l’amour ? » est en ce sens la seule et unique question qu’approfondit l’œuvre en prose comme l’œuvre poétique de Dante : « Dès lors je dis qu’Amour s’empara de mon âme, qui lui fut si tôt soumise, et commença à prendre sur moi telle assurance et tel pouvoir, par la force que lui donnait mon imagination, qu’il me fallait exécuter complètement tous ses désirs. Il me recommandait maintes fois de chercher à voir ce jeune ange. Aussi durant mon enfance l’allai-je souvent cherchant (onde io ne la mia puerizia molte volte l’andai cercando) ; et je lui voyais de si nobles et louables manières que d’elle on pouvait assurément dire cette parole d’Homère : “Elle ne semblait pas la fille d'un homme mortel, mais d’un dieu” » (VN, II). Cependant, il faut bien reconnaître qu’il ne s’agit pas d’une rencontre amoureuse au sens où nous l’entendons ordinairement (mais n’est-ce pas précisément le propre de la rencontre qu’elle n’a rien de commun avec l’ordinaire ?). La famille des Portinari est une riche et grande famille, celle des Alighieri de petite et pauvre noblesse : une alliance de ces deux maisons est proprement inconcevable, nulle part Dante n’en conçoit même l’idée, en un monde où le mariage était l’objet d’une négociation financière, celui de Dante avec Gemma Donati étant conclu dès 1277, quand le poète avait douze ans : Dante épousera en effet en 1285, à l’âge de vingt ans, celle qu’on lui avait destinée, qui lui donnera deux ou trois garçons, et une fille, Antonia, qui mourra sous le nom de Sœur Béatrice au couvent San Stefano degli Ulivi, en cette même ville de Ravenne où, bien des années auparavant (1), Dante, épuisé par dix-neuf années d’exil, était venu lui-même mourir ; quant à Béatrice, on ignore la date de son mariage, mais on sait qu’elle était déjà la femme de Simone dei Bardi – une autre riche famille florentine de marchands et de banquiers – dès 1280 (elle avait donc quatorze ans), et qu’elle mourut à l’âge de 24 ans, peut-être des suites d’un accouchement. Dans cette société féodale en voie d'embourgeoisement, le mariage est affaire de possession et de transmission des richesses, il n'est pas le lieu de l'amour : c'est hors mariage que les romans et les chansons des troubadours transportent le lyrisme de la transgression amoureuse, dans un autre monde, à la fois magique et fabuleux, où se dissipent par enchantement les contraintes du réel. Entre Dante et Béatrice, il n’y eut rien, rien du moins de ce que le monde, et la poésie courtoise, nomment une aventure, rien sinon la prodigieuse et monumentale sublimation dont la Commedia est le fruit le plus accompli.
            Dans la Vita nova, sorte de registre des événement les plus signifiants qui scandent l’histoire de cet amour fondateur, à la fois pour la vie et pour l’œuvre ici indissociables, que Dante rédige sans doute au cours des années 1292-1293, donc deux ou trois ans après la mort de Béatrice, nous apprenons que Dante, bien qu’il cherchât à croiser à nouveau la jouvencelle, dut attendre encore neuf ans pour voir apparaître la dame – donna, mais aussi domina (2), c'est-à-dire l’épouse du maître, dominus – par laquelle lui avait été révélée la vérité ineffable et plus qu’humaine de l’amour : « Après que furent passés assez de jours pour que fussent accomplies les neuf années suivant l’apparition (l’apparimento) susdite de cette très noble enfant, au dernier de ces jours il advint que cette admirable dame m’apparut vêtue d’une très blanche couleur, au milieu de deux nobles dames qui étaient plus âgées. Passant dans une rue, elle tourna les yeux vers l’endroit où j’étais, plein d’effroi (molto pauroso). De par son ineffable courtoisie (la sua ineffabile cortesia) qui est aujourd’hui récompensée au monde d’en haut, elle me salua si vertueusement qu’il me sembla voir le sommet de la béatitude. L’heure où me parvint son doux salut était exactement la neuvième » (VN III). Les deux rencontres – celle de l’enfance à neuf ans, puis celle de la jeunesse à dix-huit ans – sont silencieuses, l’intensité du choc sensationnel ne se dissipe pas en paroles inutiles, et la prodigieuse énergie dégagée par cette intersection des destins est tout entière concentrée dans le regard et dans le geste. L’amour dont il s’agit ici transcende les limites du monde humain, le lieu propre de Béatrice n’est pas Florence, mais le ciel où danse la ronde des anges, l’apparition est proprement surnaturelle – il ne serait pas tout à fait déplacé de dire qu’elle est « surréaliste » – et il est évident, dès le commencement, que l’extrême illumination de la rencontre ne saurait être contenue dans le cercle prosaïque et privé du couple, ou de la famille selon le sens que l’état civil donne à ces mots. La rencontre amoureuse est pour Dante une expérience de l’Absolu, elle ne saurait être relative à une cité, à une époque, à des coutumes changeantes au gré de l’histoire des hommes : elle nous transporte – le temps d’un éclair – dans l’éternité, à la façon dont saint Paul nous rapporte son ravissement au troisième ciel (II, Cor. 12, 1-6), et ce n’est là encore qu’une faible image, puisque Béatrice, au terme de l’ascension du paradis, doit conduire cette créature qui se prénomme Dante et à laquelle elle était prédestinée, non au troisième ciel, mais au-delà du dixième, dans le feu de l’empyrée, la rose mystique où « je puis voir enfouis / Reliés par l’amour en un seul livre / Tous les feuillets épars de l’univers » (Paradis, XXXIII, 85-87). Pour Dante comme pour Platon, le confort du couple est une bien pauvre tentative d’enclore l’infini de l’amour dans la finitude de la vie conjugale. Contre Aristophane, qui voulait croire que l’amour était une aventure humaine et seulement humaine, dont l’histoire se conclut sur un happy end, chacun retrouvant sa moitié d’orange, Platon affirmait avec force, dans le Banquet, que l’on aime toujours « ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce qui nous manque » (200 e), que l’amour est un élan et non un état, que le désir amoureux est désir du désir, c'est-à-dire désir d’un dépassement infini, mais nullement désir de la satiété, du bonheur stable ni de la possession satisfaite. Un homme, sans doute, épouse une femme, mais précisément, Dante n’est pas un homme, mais un poète, c'est-à-dire un esprit tendu vers le surhumain ; quant à Béatrice, elle n’est pas une femme, elle est véritablement un ange, une ambassadrice du divin, un inépuisable prodige, un miracle : « Ce qu’elle semble, quand elle sourit / Ne se peut dire ni garder en mémoire / Tant c’est un extraordinaire et noble miracle (Non si pò dicer né tenere a mente / Sì è novo miracolo e gentile) » (VN, XXI, dernier tercet du sonnet). Et le miracle Béatrice se perd dans la profondeur du mystère divin, puisque Dante n’hésite pas à élever sa Dame jusqu’au point le plus insondable de la divinité, le mystère de la Trinité, le foyer incandescent des trois cercles dans lequel s’abîme le regard du poète dans les derniers vers qui concluent le Paradis (« Là défaillit ma haute fantaisie », Paradis, XXXIII, 142) : « Cette Dame fut accompagnée du nombre neuf pour donner à entendre qu’elle était un neuf, c'est-à-dire un miracle, uno miracolo, dont la racine, à savoir celle du miracle, n’est autre que la merveilleuse Trinité » (VN, XXIX). L’hérésie amoureuse de Dante touche ici au blasphème : dans ces derniers vers du dernier chant du Paradis, Dante ne suggère-t-il pas qu’au sein des trois cercles de feu qui imagent le mystère divin de la Trinité, qui est celui de l'unité fusionnelle de l'amour divin – « Le premier, comme Iris en Iris / Se reflétait en l’autre, et le troisième / Semblait un feu qu’ils exhalaient ensemble » (118-120)  – la vision béatifique discerne difficilement la forme d’un visage humain : « Celui de tes anneaux qui semblaient être / Comme un reflet produit par la lumière / Lorsque mes yeux en eurent fait le tour / Me parut comporter dans son espace / Notre effigie, peinte en sa couleur même (del suo colore stesso / Mi parve pinta della nostra effige) » (127-131). Deux interprétations de ce texte sont possibles : l’une, pieuse, veut que, des deux cercles en miroir, celui qui réfléchit l’autre est à lui comme le Fils est au Père, le troisième cercle, qui est comme un feu que les deux autres « exhalent ensemble » (120), étant alors la figure du Saint-Esprit ; mais il est également possible, dans cette impalpable « Véronique » qui brille dans le feu duquel tout procède, de discerner le visage, non du Christ, mais de Béatrice elle-même, qui fusionnerait alors avec l’infini. Une telle lecture est d’autant plus en accord avec le texte de Dante que le poète n’hésite pas, en quelques autres endroits, à identifier la Sainte Face du Fils de Dieu avec le visage de Béatrice. C’est ainsi, par exemple, qu’au chant XXXI du Purgatoire, Dante, rivant son regard dans les yeux de la bienheureuse Béatrice, voit se réfléchir en eux, « comme Iris en Iris », l’image du Griffon, la bête à double nature, à la fois aigle et lion, qui symbolise – à nos yeux étrangement – le Christ (3) : « Mille désirs plus ardents que la flamme / Rivèrent mon regard aux yeux brillants / Qui demeurèrent fixés sur le Griffon ; / Et, comme le soleil en un miroir / En ses yeux rayonnaient la double bête / Tantôt sous un aspect, tantôt sous l’autre » (Purgatoire, XXXI, 18-123). Dans le miroir des yeux de Béatrice, l’Ange de Beauté et le Fils de Dieu ne font qu’un.
            Il appartient à la magie de l’amour, qui est ici la tension extrême du désir, de susciter une extraordinaire prolifération dans l’ordre symbolique, comme s’il ne pouvait être répondu, à la violence du choc de la rencontre – qui est rencontre de l’indicible – que par le développement d’un discours illimité, d’une complexité sans cesse croissante, comme un texte chiffré qui dissimule un ineffable secret, qu’on ne peut dire qu’en le taisant, c'est-à-dire en l’esquivant par la médiation d’une image ou d’un symbole. Cette réaction, à la provocation de ce que Lacan nomme « la Chose », par l’expansion du signifiant, c’est très exactement ce qu’on nomme une sublimation (4). La poésie est le stratagème qui permet de reproduire à volonté le miracle de la rencontre, soit la venue du « monstre » – ce qui se montre, ce qui, d’invisible, se rend visible – en la réfléchissant, selon la multiplicité des perspectives possibles, dans les divers miroirs de la signification. Dans L’Amour fou, ce merveilleux poème en prose qui fut, pour toute une génération, un véritable bréviaire d’amour, ce texte qui est si proche de Dante et pourtant si ancré dans la modernité, André Breton écrivait : « Comment ne pas espérer faire surgir à volonté la bête aux yeux de prodiges, comment supporter l’idée que, parfois pour longtemps, elle ne peut être forcée dans sa retraite ? C’est toute la question des appâts » (Gallimard, 1937, p. 22). Par la grâce de Béatrice, de sa beauté, de son sourire si éclatant que, si nous le regardions en face, nous serions, comme Sémélé par le regard de Zeus, aussitôt réduits en cendres (Paradis, XXI, 4-12), le monde entier se fait tout d’un coup signifiant, et non seulement le monde, mais le moi qui est le spectateur du monde, et encore le poème qui rassemble le moi et le monde dans l’unité de la représentation.
            Que la beauté de Béatrice soit révélatrice de la forme du monde, c’est ce dont témoigne de façon suffisamment explicite le voyage cosmique qui s’accomplit en premier lieu sous la conduite de Virgile, guide envoyé par la Bienheureuse pour le salut de l’âme égarée de Dante, voyage qui chemine jusqu’au centre de la terre, s’enfonçant dans le puits d’Enfer, culmine ensuite au sommet de la montagne du Purgatoire, jusqu’aux portes du Paradis terrestre où Béatrice se substitue enfin au poète de l’Enéide ; alors, retrouvant cette femme qui n’est pas une femme, mais « l’un des très beaux anges du ciel » (VN, XXVI), Dante peut prendre son essor sur les ailes de l’ange, traverser les sphères des sept planètes, s’élever plus haut encore, au-delà de la sphère des fixes, au-delà du Cristallin, et se perdre enfin dans l’Empyrée en compagnie de la bienheureuse, dans la rose mystique d’où procède la création.
            Mais l’apparition Béatrice n’est pas seulement constitutive de la structure du monde, elle est encore la violence féconde qui donne naissance au moi, qui est logé dans le monde comme un spectateur dans un théâtre. On dit souvent de la Vita nova, qui est le récit des événements qui scandent la surréelle aventure de Dante avec Béatrice, qu’elle est le premier texte profane rédigé à la première personne. Le moi se construit ainsi comme un phénomène de résonance, l’écho répercuté par la rencontre de l’Autre, le monstre et le prodige, la merveille et le miracle. Béatrice, qui parfois prend aux yeux de Dante la forme d’une « mère empressée de secourir son fils pâle et sans souffle » (Paradis, XXII, 5-6), est le principe qui donne à Dante le jour et le met au monde. La rencontre avec la jeune fille a pour le poète la valeur d’une seconde naissance : « En cette partie du livre de ma mémoire, avant laquelle peu de choses on pourrait lire, se trouve une rubrique qui déclare : Incipit vita nova. » Ces premiers mots qui ouvrent la Vita nova (ce petit traité est écrit en langue vulgaire, qui est la langue des femmes, mais porte cependant un titre latin) ont un double sens, puisqu’ils valent également comme éléments du texte, et comme événement de la vie. Comme éléments du texte, car l’on sait que les manuscrits du moyen âge prenaient pour titre les deux ou trois  mots qui en faisaient l’ouverture, ce qu’on nomme proprement un « incipit », dont la forme la plus répandue était du type : Incipit liber vitae novae… En ce sens, ce qui commence en ce commencement, c’est l’œuvre même de Dante, cette œuvre qui culmine avec la Divine Comédie précisément annoncée, il est vrai de façon bien énigmatique, dans les dernières lignes de la Vita nova : « S’il plaît à celui pour qui vivent toutes choses, que ma vie dure quelques années encore, j’espère dire d’elle ce que jamais l’on n’a dit d’aucune : io spero di dicer di lei quello che mai non fue detto d’alcuna » (VN, XLII). Mais ces mots valent encore et surtout comme commencement non seulement du texte de la Vita nova, mais de la vie même de Dante, car c’est par le miracle Béatrice que Dante naît à lui-même comme au monde, et si les pages du livre de mémoire qui précèdent l’événement sont pauvres et presque blanches, en revanche celles qui le suivent portent ce long hymne de louange qui constitue l’essentiel de l’œuvre de Dante, tout entière dédiée à Béatrice, et qui ne prendra fin qu’avec la mort du poète. C’est une vie nouvelle qui commence, non simplement un livre : Incipit vita nova, et non Incipit liber vitae novae. Et si Béatrice a ce pouvoir de provoquer une seconde naissance, c'est parce qu’elle ouvre le chemin du salut à une âme angoissée et perdue, proche un moment du suicide, comme le laisse entendre une confidence de Dante lui-même glissée dans un chant du Purgatoire (5). Dans la Vita nova, le salut offert ou refusé par Béatrice, qui en détient la clé, est figuré métaphoriquement, Dante jouant avec le double sens du mot « salut » : on se souvient que lors de la seconde rencontre du poète avec Béatrice (les deux jeunes gens ont alors dix-huit ans), la jeune fille « de par son ineffable courtoisie, qui est aujourd'hui récompensée au monde d’en haut, me salua si vertueusement qu’il me sembla voir alors le sommet de la béatitude » (VN, III). Une troisième rencontre eut lieu, plus tard, alors que Dante feint, pour déjouer la rumeur et selon les règles de l’amour courtois (c’est aussi en ce sens qu’il faut entendre « l’ineffable courtoisie » de Béatrice), de porter son amour sur un autre objet, comme un leurre qu’on substitue à l’inaccessible divinité, ce que le poète nomme très significativement « faire de cette noble dame [celle que Dante feint d'aimer] un écran à la vérité : fare di questa gentile donna schermo de la veritade » (VN, V) (6). Béatrice, abusée par cette ruse et sans doute blessée de ce qu’elle prend l’ombre pour la proie, fait mine cette fois de ne pas reconnaître son adorateur qui la regarde passer : « A cause de ces rumeurs exagérées qui semblaient m’accuser de vice, la très noble dame
qui fut destructrice de tous les vices et reine des vertus, passant par quelque lieu, me refusa son très doux salut, en quoi résidait toute ma béatitude » (VN, X). Certes, le salut que Béatrice tantôt accorde et tantôt refuse est le salut de courtoisie d’une noble et gente dame ; mais pour Dante il est bien davantage encore le salut de son âme, qui seul peut donner un sens et une « valeur », sans lesquels il ne saurait y avoir de vraie « noblesse » (nobilitade, ou gentilezza), à sa vie. De Béatrice, Dante n’attend rien moins que la vie éternelle et la vision béatifique dont jouissent à jamais les bienheureux qui sont en paradis, vision dont l’objet est la divine Sainte Face en laquelle s’esquisse un visage humain qui pourrait bien être celui de Béatrice elle-même.
            En provoquant la double naissance du monde et du moi, l’un et l’autre accordés dans la célébration de celle qui est plus qu’une femme, Béatrice donne enfin naissance au poème, elle est la divine occasion qui inspire tout un monde de signes qui correspondent et se font écho. Béatrice elle-même n’est-elle pas, plus qu’un être sensible, le pur signe du Salut ? De par son nom même, et « nombre de gens la nommaient Béatrice sans savoir ce que signifiait son nom » (VN, II), Béatrice n’est peut-être qu’une allégorie de la divine béatitude, en ce sens où l’entendement de l’enfant, comme une voix intérieure, lui murmure, lors de la première rencontre avec la fillette qu’il vient de croiser, « Apparuit iam beatitudo vestra : dès maintenant vient d’apparaître votre béatitude » (VN, II). Plus qu’une femme, Béatrice est un nom, et c’est par la vertu de Béatrice que les noms et les choses s’accordent enfin : nomina sunt consequentia rerum (VN, XIII). Tout, autour de Béatrice, se métamorphose comme par miracle en allégories et en symboles, toute sensation est indice, toute rencontre est signifiante, ce qui revient à dire que tout, désormais, est l’objet d’une rencontre, ou d’un émerveillement sans fin. C’est ainsi que Béatrice, qui n’est pas une femme mais un ange, et qui n’est pas un ange mais une figure même de la divinité, qui s’identifie par sa gloire à la Vierge Marie et par sa passion au Christ lui-même, est tout aussi bien un nombre, à savoir le nombre neuf qui revient dans cette histoire comme un refrain mystique : « Toutefois, parce que maintes fois le nombre neuf a pris place parmi les paroles ci-dessus, non sans raison à ce qu’il me semble, et qu’à son départ un tel nombre semble avoir eu une large place, il convient donc d’en dire quelque chose, puisque cela semble convenir à mon propos » (VN, XXVIII). Dante et Béatrice ont neuf ans quand ils se rencontrent pour la première fois, ils en ont dix-huit lors de la deuxième rencontre, celle du mémorable salut, qui a lieu à la neuvième heure du jour ; peu de temps après, composant une épître en forme de sirventès (7) dans laquelle il énumère les soixante plus belles dames de Florence, Dante se trouve poussé par une force mystérieuse à placer Béatrice à la neuvième place (VN, VI) ; quelques jours après la mort du père de Béatrice, Dante, accablé d’une crise d’angoisse au cours de laquelle il prend conscience de la mort prochaine de Béatrice, souffre cruellement durant neuf jours (VN, XXIII). Dante lui-même est frappé de ces coïncidences numérologiques, et consacre un chapitre de son essai au symbolisme du nombre neuf, le chapitre XXIX : c’est ainsi encore, remarque-t-il, qu’il y a neuf sphères, de la Lune au Cristallin, qui tournent dans l’univers, et que le nombre trois, qui est la racine de neuf, est le chiffre du mystère divin : donc, conclut-il hardiment, « si trois est par lui-même facteur de neuf et si le facteur lui-même des miracles est trois (c'est-à-dire le Père, le Fils et le Saint-Esprit, qui sont trois en un), cette dame fut accompagnée du nombre neuf pour donner à entendre qu’elle était un neuf, c'est-à-dire un miracle (questa donna fue accompagnata da questo numero del nove a dare ad intendere ch’ella era uno nove, cioè uno miracolo), dont la racine, à savoir celle du miracle, n’est autre que la merveilleuse Trinité » (VN, XXIX). Béatrice n’est pas une femme, elle n'est pas un ange, elle est le mystère des Mystères, la figure du Dieu trine dont tout provient, où tout retournera (8). Depuis le point d’impact de la rencontre, se propage comme une onde de choc qui transforme l’espace et le temps en un système de signes, et l’univers entier en un texte qu’il faut déchiffrer. Béatrice est ainsi l’allégorie de l’œuvre à venir, et la Commedia se divisera en trois parties, l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, chaque partie étant elle-même composée de trente-trois chants, auquel s’ajoute un prologue, le premier chant de l’Enfer, ce qui fait un total de cent chants, chiffre symbolique de la perfection divine. En outre, chaque chant est lui-même composé d’une cellule qu’on nomme la « terzina dantesca », ou bien encore la « tierce enchaînée » (terzina incatenata) : elle est composée de trois vers hendécasyllabes, le premier vers et le troisième rimant ensemble, et le vers du milieu rimant avec le premier et le troisième de la tierce suivante. La tierce de Dante est une tresse, le tressage savant des vers dans le tissu du texte, qui est hymne de louange en l’honneur de la gloire de Béatrice la bienheureuse. En voyant Béatrice pour la première fois, c’est bien son œuvre à venir que Dante avait en vue. La rencontre inaugurale fut ainsi triplement féconde, en ordonnant le monde, en élevant le moi à la dignité d’un destin, en faisant enfin de la vie un vaste poème chiffré qu’il appartient au poète de formuler dans la langue des hommes.
            Nous venons d’évoquer un délire d’interprétation, qui est, comme on sait, le symptôme le plus patent de la psychose paranoïaque. Dante serait-il fou ? C’est ce que semble bien penser Dante da Maiano, contemporain de Dante Alighieri, qui répond en ces termes à l’auteur de la Vita nova qui lui demandait de l’aider à interpréter un étrange rêve qui le hante (Béatrice nue, bien qu’enveloppée dans un drap rouge sang, et dans les bras d’un Seigneur de terrible apparence, mangeait contre son gré le cœur sanglant de Dante) (9) : « Si tu es sain et solide d’esprit / Lave abondamment tes couilles / Afin que s’éteignent et passent les vapeurs / Qui te font déraisonner en parlant / Et si tu es affecté d'une maladie cruelle / J’entends, sache-le, que tu as radoté » (Rimes, livre premier, IV). Les choses sont-elles pourtant si simples ? On sait combien la notion de santé est problématique, et que penserions-nous de celui qui dirait de l’amour qu’il est une maladie ? Et qui peut se flatter de n’avoir jamais connu cette inspiration amoureuse qui fait de la vie un poème et de chaque événement un merveilleux secret dont seuls les amants détiennent la clé ? Dante aurait peut-être été fou s’il n’avait écrit la Divine Comédie, extraordinaire dépassement du fantasme par l’élaboration de la sublimation. Mais Dante n’est nullement fou, il est poète qui, plus que nul autre, prend l’amour au sérieux : il ne se résignera jamais à refouler l’exaltation amoureuse, qui porte le désir de vivre à sa plus haute intensité, dans la catégorie discréditée du fallacieux ou de l’illusoire. Rien de plus réel au contraire que Béatrice, par la vertu de laquelle le monde entier prend force de réalité et chaque événement fait acte de présence. Rien de plus raisonnable, aux yeux de Dante, que l’amour fou. Il n’est pas le seul poète à penser ainsi, et c’est peut-être même à ce parti pris que se reconnaissent les poètes de tous les temps. Il suffit de comparer, à la Vita nova de Dante, cet autre texte de notre modernité, auquel nous avons déjà fait allusion, L’Amour fou d’André Breton (1937, rédigé entre 34 et 36) (10). En ne concevant en premier lieu de beauté que convulsive, consumée dans « l’explosante-fixe » d’une jouissance onirique (11), et née d’une rencontre qui a la valeur d’une « trouvaille », ce qui n’est pas sans rappeler l’art du trobar qui fait le troubadour, et qui rejoint ce que Dante nomme un « miracle », Breton retrouve la poésie à la fois éblouie et hermétique, précipité de la cristallisation amoureuse, de l’adorateur de Béatrice. Pour Breton comme pour Dante, l’amour absolu naît d’une rencontre émerveillante qui détermine une « précipitation » du désir (12), rencontre d’une passante (13) que le saisissement de la révélation fige et méduse en une idole inaccessible. Ce qui distingue l’ancien du moderne, c’est que le premier pose l’Absolu dans l’au-delà, et adore en Béatrice la reine du ciel et l’ange salvateur ; tandis que le moderne croit pouvoir en ce monde jouir de la possession de son rêve : Breton épouse Jacqueline Lamba le 14 août 1934. Pourtant, Dante n’avait peut-être pas tout à fait tort puisque le couple du pape du surréalisme et de l’ondine du Coliseum se défait sept ans plus tard, en 1941, quand Jacqueline s’éloigne de Breton pour se rapprocher d’un peintre surréaliste américain, David Hare (14). Il reste que le somptueux feu d’artifice de L’Amour fou évoque parfois étrangement la composition de la Vita nova : Dante construit son récit de la passion-Béatrice en insérant dans son texte les poèmes que la muse de Florence lui inspire, et en propose chaque fois une interprétation, espérant que l’énigme du sonnet, une fois dénouée, lui livrerait le secret de son amour ; Breton, dans un célèbre passage de L’amour fou, commente à son tour un poème autrefois composé, « Tournesol », qui prophétise de façon surprenante la longue promenade nocturne des deux amants dans Paris, qui célébra leur première rencontre. Pour l’ancien comme pour le moderne, la vérité de l’amour ne réside pas dans l’ordre du réel, mais bien dans l’ordre symbolique, dans le système de signes qui compose le poème.
            Cependant, si l’amour fou du poète surréaliste provient en partie de la sublimation dantesque, d’où provient l’amour plus qu’humain que Dante lui-même portait à la si bien nommée Béatrice, cette passante de rares fois croisée dans les rues de Florence, contemplée chaque fois dans la stupeur et le ravissement, mais, en vertu d’un Noli me tangere tacite, jamais étreinte, ni même touchée, pas même effleurée ? Tous les dantologues (15) s’accordent à reconnaître dans cette extrême idéalisation de l’objet du désir l’héritage tardif de ce qui fut au XIIe siècle non seulement une poétique amoureuse mais encore un véritable ars erotica : l’amour que les modernes ont baptisé « courtois » (c’est Gaston Paris, un grand médiéviste, qui crée en 1880 cette expression désormais courante), et que les trouvères aux temps des croisades célébraient sous le nom de fin’amor. La filiation est sans doute pertinente, mais elle est bien lointaine, le premier troubadour de langue d’oc étant un grand seigneur, Guillaume IX, duc d’Aquitaine et comte de Poitiers (1071-1127), qui vécut exactement deux cents ans avant Dante. Si donc la Divine Comédie est l’héritière du trobar clus, ce n’est certainement pas sans que cet héritage ait subi de considérables modifications avant de parvenir jusqu’à Dante. Qu’est-ce donc que la « fin’amor » ? « Fina » implique l’idée d’achèvement, d’accomplissement et donc de perfection : la fin’amor s’oppose au fals’amor comme le pur à l’impur, la cour à la plèbe, l’aristocratique au vilain, le raffiné au vulgaire, le civilisé au sauvage, le maîtrisé au débridé. « Amour courtois » en effet, en ce sens qu’il est cultivé dans le cercle très fermé des cours seigneuriales, au sein d’une élite qui a à cœur de se distinguer du commun des mortels. A cette fin l’éthique de l’amour courtois soumet la vie amoureuse à un lourd appareil de règles et de codes qui font de l’amour un jeu savant et subtil, une stratégie adroite qui, pour triompher, suppose une parfaite maîtrise de soi de la part de l’amant. Paul Zumthor a pu ainsi fortement souligner le formalisme, le goût de la règle et du rituel, qui ordonne au XIIe siècle les manières de cour (16).
Et Georges Duby a magistralement montré comment le nouveau code de l'amour extraconjugal a contribué à domestiquer la sauvagerie d'une chevalerie destinée au célibat : dans le triangle de la fin'amor, qui inscrit le jeune chevalier troubadour dans la relation pourtant exclusive du seigneur et de son épouse, c'est bien le maître de maison qui reste le maître du jeu, utilisant sa Dame comme un leurre sur lequel se focalisent les désirs impétueux de ses vassaux : « La femme est un leurre, analogue à ces mannequins contre lesquels le chevalier nouveau se jetait, dans les démonstrations sportives qui suivaient les cérémonies de son adoubement » (17) Aussi ce jeu d’amour n’exige-t-il de la part des amants aucun engagement véritable, leurs personnalités propres – si tant est qu’une telle notion peut avoir un sens à cette époque – n’entrant nullement en ligne de compte, mais seulement leur connivence dans le respect des règles communément acceptées, selon lesquelles il faut jouer et dont il faut plus encore savoir se jouer. A l’inverse, la Vita nova de Dante suppose la construction d’une première personne. La fin’amor n’est certes pas un amour authentique, tel que le concevra peut-être naïvement le romantisme, mais un amour intellectuel et contrôlé, qui jouit assez perversement des règles qu’il multiplie lui-même à plaisir comme autant d’obstacles qui, en retardant l’accomplissement du désir, en accroissent aussi la tension. Il ne s’agit nullement de passion amoureuse, mais du travail habile de la chasse et de la séduction, qui conduit à la capture, non à la reconnaissance, de l’objet sur lequel se fixe le désir. Il n’est pas question d’exprimer l’amour, mais au contraire de le discipliner en le soumettant à des règles de pure convention. Aussi a-t-on pu dire, à juste titre, que la poésie courtoise semble s’adresser toujours à la même femme, si du moins on peut appeler « femme » cette figure abstraite et blanche qui ne tient, dans cette poétique précieuse et hermétique, que le rôle de la proie (18). L’extrême adoration, jouée sur la scène du théâtre d’amour, que le chevalier porte à sa Dame, dont il fait par jeu sa maîtresse – Domina – toute-puissante, à l’image de la soumission du vassal à son suzerain, peut ainsi aller de pair avec la grande brutalité des mœurs de l’époque : l’idéalisation hyperbolique de la Dame courtoisement courtisée est parfaitement compatible avec l’horreur de la condition féminine au XIIe siècle, la femme n’étant qu’une marchandise que l’on donne dès l’enfance, par contrat, en mariage, dans le but de nouer des alliances militaires ou d’accroître l’étendue d’un domaine. L’épreuve (assag), obligée dans les rites de l’amour courtois, qui consiste à contempler nue la femme poursuivie sans céder toutefois au désir de la toucher, ou, plus périlleux encore, à donner libre cours à la caresse sans autoriser la pénétration, est bien caractéristique de la cruauté perverse de la fin’amor qui est, non un jeu amoureux, mais seulement un jeu avec l’amour, ou plutôt avec le désir, et dont le but n’est pas la volupté mais bien la maîtrise, ici affirmée par l’épreuve que l’on fait de la maîtrise de soi-même et de ses propres appétits. L’amour courtois est un jeu de volonté plus que d’amour. Amour que l’on aurait tort de croire pour autant chaste, la dame, objet en apparence d’une extravagante adoration, devant accorder à la fin sa « merci », qui avait alors le sens de salaire, à l’amant à la fois glacial et brûlant qui quémande sa faveur, ce qui donne à la poétique courtoise une couleur puissamment sensuelle et lui fournit une abondante imagerie érotique. Jeu dangereux enfin, ce qui en augmente le piquant, puisqu’il ne conçoit l’amour que dans l’adultère, bien loin du mariage qui dispense des travaux d’approche et de chasse, et déchoit ainsi l’aventure amoureuse dans la routine d’une possession triviale et bourgeoise. Selon l'éthique de la fin'amor, en ce sens bien opposée à la catéchèse du mystère chrétien, c'est l'adultère qui est noble et le mariage qui est vil, c'est l'aventure qui est chevaleresque et le confort de la vie conjugale qui est bourgeois. Et le jeu est d'autant plus risqué que la partie doit se jouer en présence de la cour, chacun surveillant chacun et désireux de médire, les amants prenant garde à chaque instant de tromper les « lauzengiers » – les témoins indiscrets qui s’empresseraient d’éventer le secret – péril qui excite le désir et exacerbe encore la tension du jeu. La littérature portera jusqu’à l’extravagance, mêlant le sadisme au masochisme (Chrétien de Troyes, Le chevalier à la charrette), le rituel de la courtoisie amoureuse. Les savants se sont interrogés sur l’origine de cet ars erotica. Sa puissante sensualité le distingue dans une certaine mesure des formes mystiques de la spiritualité cistercienne, comme l’a montré autrefois avec passion, bien que de façon sans doute trop tranchée, Etienne Gilson (19). La thèse de Denis de Rougement (20), qui voit dans la poétique de la fin’amor une expression  symbolique de l’ascétisme des Cathares, n'est qu'une ingénieuse fiction : si rien ne vient infirmer cette construction, aucun document ne vient non plus la confirmer. En outre, les troubadours, qui partagent les valeurs de la culture chevaleresque, tournent volontiers en dérision le sentiment religieux, qu'il soit orthodoxe ou hérétique. L'amour qu'ils chantent à beau être courtois, il est bien terrestre et sexuel, mêlant, à nos yeux de façon déconcertante, l'idéal à l'obscène. Si le manichéisme cathare est résolument étranger à la joi de la fin'amor, en revanche la poésie précieuse et lettrée d’Ovide – Les Métamorphoses, certes allégorisées et interprétées en un sens moral, sont alors un classique  longuement commenté dans les écoles – n’est sans doute pas étrangère à cette mode aristocratique des manières amoureuses, à condition toutefois de la rapporter à l’Ars amandi ou aux Remedia Amoris.
            La fin’amor a la vertu de manifester presque sans masque l'horreur du plaisir qui se dissimule sous les élaborations de la sublimation. Il ne s’agit nullement de souffrir la passion de la rencontre, mais bien davantage d’esquiver cet effroi en le soumettant aux règles strictes d’un jeu dont on entend bien conserver la maîtrise. Pourtant, les condamnations répétées des hommes d’Eglise au cours du XIIIe siècle (le Traité de l'amour courtois d'André le Chapelain fait partie des titres condamnés par Etienne Tempier en 1277), ainsi que la diffusion de la poétique courtoise dans les pays de langue d’oc, du Limousin jusqu’en Catalogne, modifient peu à peu le contenu de cette érotique paradoxale. Sans doute subit-elle l’influence du soufisme dans l’Espagne musulmane (cantigas de amores), et parvient-elle ainsi, considérablement modifiée et élevée à la hauteur de l'extase mystique, au milieu du XIIIe siècle, en Sicile, à la cour de Frédéric II de Hohenstaufen, vers 1230-1240, autre interface des poétiques arabe et chrétienne. C’est par cette voie que, dans la seconde moitié du treizième siècle, elle remonte en Italie et inspire dans l’Italie du nord, entre Bologne et Florence, un nouveau style de poésie amoureuse.
            Après la naissance de la poésie italienne, d’abord religieuse avec François d’Assise et Jacopone da Todi, l'école du dolce stil novo (Purgatoire, XXIV, 57), qui précède la poésie de Dante, recevra de lui son nom de baptême. Elle marque la naissance d’un lyrisme de l’amour profane avec Guido Guinizelli (1230-1276), poète bolonais et juriste gibelin, hautement estimé de Dante, le premier, selon le poète de la Commedia, à enraciner la vraie noblesse dans l'exaltation du sentiment amoureux et à forger, pour célébrer la joie d'amour, une langue raffinée, supérieure aux parlers municipaux (21). Renaissance plutôt que naissance, car Guinizelli redonne en vérité vie à la langue solennelle et éclatante cultivée avec prédilection, dans la première moitié du XIIIe siècle, à la cour de Frédéric II, mais en la consacrant à la dévotion du sentiment amoureux, et non plus aux affaires de l'Etat. Contre cette rhétorique virtuose et volontiers précieuse (Jacopo da Lentini, Piero della Vigna, Guido delle Colonne), Guittone d'Arezzo et quelques autres à sa suite, dont Bonaggiunta de Lucques, réagissent, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, par une poésie d'expression plus populaire, invoquant avec véhémence la morale chrétienne pour condamner le nouveau culte, à leurs yeux blasphématoire, de l'amour profane, aveugle et luxurieux. Dante peut sans peine retourner l'accusation : calomnier l'amour est le pire des blasphèmes dont un poète peut se rendre coupable, puisque l'amour est source vive de toute poésie. En se réclamant de Guinizelli, par delà les diffamations triviales de Guittone, le dolce stil novo (Dante et ses amis : Guido Cavalcanti, Lapo Gianni et Cino da Pistoia), ambitionne de réconcilier amour profane et amour sacré, en élevant le premier à la dignité d'un miracle divin, et en introduisant dans le second une sensualité rédimée, rétablie dans la gloire qui fut la sienne avant le péché. Il ne s'agit pourtant pas de revenir à Guinizelli, mais de le surpasser de beaucoup en osant dire de la Dame sur laquelle le désir se fixe « ce qu'on n'a jamais osé dire d'aucune » (Vita nova, XLII). C'est ainsi qu'au chant XI du Purgatoire, l'âme du célèbre miniaturiste Oderisi de Gubbio prédit à Dante que, de même que, dans l'art de peindre, Giotto a surpassé l'art de Cimabue, pourtant son maître, de même, dans l'art de bien dire, Guido Cavalcanti surpassera Guido Guinizelli, dont son art pourtant se réclame. Et Dante d'ajouter encore que « peut-être est né celui qui chassera du nid ces deux poètes », se nommant ainsi périphrastiquement lui-même, par un trait de modestie tout illuminé d'orgueil qui le place plus haut que Cavalcanti, qui lui-même surpasse pourtant Guinizelli (v. 94-99). Le jeune Cavalcanti, qu'une nouvelle de Boccace (Décaméron, VI, 5) nous présente comme un esprit fort, épicurien et athée, ce qui correspond assez au caractère altier et ombrageux que décrivent aussi les chroniqueurs de l'époque (Dino Compagni et Filipo Villani), prenait assurément l'amour très au sérieux. Proche ami de Dante, confrère en stilnovisme, Guido Cavalcanti est l'auteur d'une poésie inspirée par Amour, dieu fatal qui désespère les âmes et les fait sombrer dans la folie. Sa poétique amoureuse diffère considérablement de la préciosité maîtrisée de la fin’amor en ce sens qu’elle décrit l’amour, non comme le déroulement d’un jeu savamment réglé, mais au contraire comme une passion qui fait atrocement souffrir, qui enténèbre l’esprit et le cœur, « Et bien souvent, écrit Cavalcanti, Amour cause la mort, / quand la vertu vitale, qui résiste / à celle-ci, est par lui entravée » (22). Provenant de l'influence toute matérielle de la planète Mars (et non de Vénus), l'amour ôte à l'homme la lumière de la raison et le livre à l'angoisse puis à la mort. Monstre de dédain et de froideur, la Dame aimée est la Cruelle et la Maîtresse qui règne sur l'esprit envouté du poète, blessé par les flèches que lancent les yeux de son idole, pleurant ses blessures d'amour en des termes empruntés au sacré, s'exprimant sur lui-même comme s'exprime le Christ quand il attire l'attention du fidèle sur les saintes plaies de la crucifixion : « Je vous prie, vous qui parlez de douleur, que, par l'effet d'une rare pitié, vous daignez écouter ma peine » (XIX, 1-3) (23). Dans la tragédie cavalcantienne de l'amour, la fin dernière est la mort, et il n'est pas de résurrection pour rédimer l'angoisse de cette agonie.
            C’est à l’encontre de cette poésie, qui conduit finalement à l’ascèse et au renoncement, que Dante conçoit un nouveau lyrisme amoureux : l’amour, loin d’être une malédiction, est au contraire le signe qui montre le chemin du Salut. Interpellé au chant XXIV du Purgatoire par Bonagiunta di Lucca (proche de l'ancienne école, celle de Guittone d'Arezzo) qui lui demande s’il est bien l’auteur d’un beau poème, qui marque un point d’inflexion dans le parcours de la Vita nova – « Donne ch’avete intelletto d’amore : Dames qui avez l’intelligence d’amour » – Dante répond : « Je suis homme qui note quand Amour me souffle, et comme il dicte au cœur, je vais signifiant : I’ mi son un che, quando / Amor mi spira, noto, e a quel modo / Ch’e ditta dentro vo significando » (Purg. XXIV, 52-54). Tel est, dit Bonagiunta, « le nœud du doux style nouveau : il nodo […] di qual dolce stil novo » (Purg. XXIV, 55-57). Dante se présente ainsi comme un prophète d'Amour, directement inspiré par le souffle du dieu, élevant l’amour à une dignité métaphysique, et même religieuse, dont l’expression la plus pure est la poésie, et opposant par là la joie de l’invention poétique à la souffrance de l’expérience vécue. Si l'amour est parfois souffrance, la création est enthousiasme, et seule la joie poétique a le pouvoir de transfigurer le mal d'amour. C’est pourquoi le « doux style nouveau » – dolce stil novo – est chantant et inspiré, et non plus heurté et tourmenté comme il l’était chez Cavalcanti. L’amour, illuminé par la poésie, indique le chemin du salut. Béatrice ne saurait être aux yeux de Dante un leurre funeste, puisqu’elle lui rend au contraire à la fois la vie et le monde, en le vouant à un art de louange, tout entier consacré à la poésie, qui élève l’esprit jusque dans la joie du paradis. Le triomphe de l'Amour est pour Cavalcanti un triomphe de la Mort ; il est pour Dante un triomphe de la Vie, et de la joie qu'elle inspire. Tout amour est heureux car il est la rencontre première qui féconde toute poésie, qui doit être selon Dante hymne et célébration, et que seule est digne de la joie d'amour la joie que le poème répand. Qui donc est Béatrice ? On ne répondra pas en deux mots à une telle question, et tout l’œuvre de Dante est le commentaire de ce mystère. Il y a en effet dans cette figure, finalement plus littéraire que mystique, une profonde ambiguïté : en premier lieu, Béatrice est une femme bien réelle, rencontrée dès l’enfance par cet autre enfant qu’était alors Dante. Cette rencontre, qui, aux yeux du poète, touche à ce qu’il y a de plus absolu en ce monde comme en l’autre monde, ne saurait être une illusion, et Béatrice n’est pas l’apparence précaire d’un reflet, de l’Idée ou de la Forme immortelle ; mais par ailleurs, Béatrice est plus qu’une femme, bien plus que ce qu’il est au pouvoir d’un homme de posséder, puisqu’elle est véritablement l’ange du Salut qui nous délivre de l’angoisse et du mal et, par son rire divin, élève celui qui lui a été destiné à la plus haute joie de la création poétique, qui est pour les hommes mortels l’unique voie de Salut. A la poétique de déploration de Cavalcanti, Dante entend opposer une poésie de l’exaltation vitale, de l’ivresse amoureuse amplifiée dans l’infini. C'est ainsi que Béatrice est à la fois une femme réelle et un signe divin, une rencontre sensible et une illumination qui nous transporte dans l’éternité. De Béatrice, nous savons peu de choses : nous savons par exemple qu’elle portait une robe rouge sang le jour de la première rencontre, et une robe blanche, comme l’aube des anges, le jour béni où le salut fut donné. Mais nous ne connaissons ni sa taille, ni les traits particuliers de son visage, ni même la couleur de ses yeux (il est vrai que son regard est trop éblouissant pour que nous puissions la discerner). A la fois femme et signe, présence physique et poème déployée, Béatrice est irréductiblement ambivalente, puisqu’elle se tient à la fois en deux mondes qui, indépassablement, diffèrent : le monde du réel et celui du symbolique.
            Munis de ces clés, il nous est possible de suivre maintenant le parcours amoureux, considérablement embrouillé, dont la Vita nova fait le récit. L’ouverture sur l’Absolu s’y conjugue avec les cachotteries et les faux-semblants des très terrestres amours adolescentes, les syncopes du « Je t’aime – Moi non plus », les ruptures qui sont des appels et les refus qui sont des offrandes. Après la première rencontre, déterminante, de deux enfants dans les rues de Florence, l’une qui vient tout juste d’entrer dans sa neuvième année, l’autre qui s’apprête à la quitter, une fois écoulée une nouvelle période de neuf ans, se produit une seconde rencontre, au cours de laquelle, sans un mot, Béatrice accorde son salut à Dante, qui en éprouve une béatitude qui passe tout ce qu’on peut en dire. Mais la jeune femme étant maintenant mariée, pour préserver sa réputation, Dante choisit deux femmes-écran – donna schermo – auprès desquelles il joue le rôle de l’amant transi. Béatrice, piquée de son indifférence, dont elle ne discerne pas la feinte, lors d’une troisième rencontre, refuse à Dante son « très doux salut » (X). Le poète en éprouve une terrible souffrance : « Après que me fut refusée ma béatitude, je fus pris d’une telle douleur que, quittant les autres, solitaire j’allais baigner la terre de mes larmes amères » (XI). Le dieu Amour commande alors au poète de composer une chanson qui viendra dire à sa Dame combien l’amour qu’il lui porte est profond, et combien est vain l’attachement apparent qui lui fait écran (XII). Puis  rencontrant à nouveau Béatrice parmi d’autres jeunes femmes, médusé par l’apparition (« il me sembla ressentir un terrible frisson qui naissait dans ma poitrine du côté gauche, et s’étendait aussitôt dans tous les endroits de mon corps », XIV), Dante désarmé et tremblant fait rire de lui, et écrit aussitôt un poème pour demander pitié à sa Dame. Pourquoi alors, se dit-il à lui-même, continuer à chercher à la voir, puisqu’il ne peut lui présenter qu’un aspect ridicule ? « Je dirais que, sitôt que je m’imagine son admirable beauté, alors me vient un désir de la voir, si fort qu’il tue et détruit en ma mémoire tout ce qui pourrait s’élever contre lui » (XV). Pourtant, lui demande judicieusement un jour une « noble dame » : « A quelle fin aimes-tu ta dame, alors que tu ne peux soutenir sa présence ? ». Désarçonné par la pertinence de la question, Dante répond d’abord qu’il attend de Béatrice le signe ineffable de son salut, seul susceptible de lui procurer la béatitude. Etrange béatitude, rétorque son interlocutrice, en quoi donc consiste-t-elle ? « En ces paroles, répond Dante, qui louent ma Dame » (XVIII). Pourtant, lui fait-on ingénieusement remarquer, les poèmes qu’il vient d’écrire ne semblent pas avoir été écrits pour eux-mêmes, mais bien pour tourner vers lui l’attention de Béatrice. Dante honteux, ne sait d’abord que répondre. Puis : « Puisqu’il y a tant de béatitude en ces paroles qui louent ma dame, pourquoi mon langage a-t-il été autre ? Aussi me proposai-je de prendre pour matière de mon langage ce qui serait louange de cette très noble dame » (XVIII). Ainsi Dante trouve un nouveau sens à l’amour : il est l’occasion de l’invention poétique, qui vaut par elle-même, il est l’inspiration qui dicte le chef-d’œuvre. C'est alors qu’il écrit le plus beau poème de la Vita nova, et la première œuvre du dolce stil nuovo : Donne ch’avete intelletto d’amore, vers qui ouvre le poème et par lequel, on se le rappelle, Bonagiunta reconnaît au Purgatoire (XXIV, 49-60) Dante comme l’inventeur d'un nouveau style, qui est en vérité plus qu’un style, mais une véritable philosophie de l’amour, source vive de la création poétique. Peu de jours après, meurt Folco Portinari, le père de Béatrice : la mort fait son entrée en scène dans cette histoire d’amour, et la mort du père présage aux yeux du poète la mort qu’il pressent prochaine de Béatrice elle-même (XXII). A la suite de ce malheur, Dante est terrassé pendant neuf jours par une terrible maladie, au cours de laquelle il est frappé d’épouvante par un affreux cauchemar qui vient lui dire : « Ne le sais-tu pas ? Ton admirable amie a quitté ce monde » (XXIII). Cependant, Dante verra encore passer Béatrice précédée d’une certaine dame nommée « Primevère », ce qui signifie « celle qui vient devant », la première étant à la seconde, selon l’analogie immédiatement suggérée par le poète, comme Jean-Baptiste au Christ (XXIV). C’est alors, écrit Dante, que la bienheureuse Béatrice fut « appelée par le Seigneur de Justice à partager sa gloire sous les enseignes de la Vierge Marie, reine bénie » (XXVIII), ce qui lui inspire une longue chanson, de pitié et de déploration (XXXI). Nulle part pourtant n’est décrite l'agonie de Béatrice qui, il est vrai, ne meurt nullement, mais se transporte en haut des cieux. Dante remarque par la suite qu’une « noble dame, jeune et fort belle, me regardait si miséricordieusement que toute pitié semblait recueillie en elle » (XXXV) : la compatissante finit par se substituer progressivement à Béatrice dans le cœur de Dante, non sans un débat intérieur qui oppose le cœur, qui s’attache à ce qui lui est sensiblement présent, et la raison, qui lui commande de ne pas oublier la bienheureuse Béatrice. Hanté par la culpabilité, Dante voit alors lui apparaître à nouveau en songe Béatrice, dans cette même robe rouge sang qu’elle portait lors de leur première rencontre (XXXIX). Quelques jours plus tard, Dante pense, en les voyant passer, que son destin est semblable à celui des pèlerins qui se rendent à Rome pour contempler la Véronique : sa vie ne sera désormais qu’un long pèlerinage qui l’emportera jusque dans les cieux, où il pourra contempler à nouveau la Sainte Face, de Dieu, ou de Béatrice. Béatrice se révèle donc, au terme de ce parcours, l’unique objet de l’amour, et la Miséricordieuse qui avait commencé de se substituer à la Bienheureuse n’est qu’une image fallacieuse, dont il faut se détourner. Deux nobles dames lui demandent alors de composer pour elles quelques vers, et s’attendent sans doute à ce que Dante célèbrent leur beauté (XLI) : Dante leur envoie un poème qui déçoit leur attente, puisqu’il imagine qu’il s’élève au-delà de l’ultime sphère qui contient l’univers, à savoir le Cristallin, et que son esprit pèlerin contemple dans le feu de l’Empyrée l’inoubliable visage de Béatrice, ce qui constitue la première esquisse du futur chant du Paradis. Ainsi l’Unique reste-t-elle l’Unique, et Platon, qui voyait dans la beauté sensible le reflet d'un intelligible divin, est démenti : Béatrice n’est pas l’image de l’Absolu, elle est l’Absolu lui-même. Il suffira désormais, si l’on peut ainsi s’exprimer, pour accomplir sa destinée, à Dante de composer le récit de son long pèlerinage, qui conduit de l’Enfer du désespoir jusqu’au Paradis de la vie éternelle, et qui est le poème de la Divine Comédie : « De sorte que, s’il plaît à celui pour qui vivent toutes choses, que ma vie dure quelques années encore, j’espère dire d’elle ce que jamais l’on a dit d’aucune : Sì che, se piacere sarà di colui a cui tutte le cose vivono, che la mia vita duri per alquanti anni, io spero di dicer di lei quello che mai non fue detto d’alcuna » (XLII).

 

NOTES

1- On sait par Boccace qu’Antonia était encore religieuse à San Stefano en 1350 : il lui fit don en effet à cette date d’une somme de dix florins d’or au nom de la Compagnia d’Orsanmichele (Vita di Dante).

2- Les poètes de la fin’amor se font les vassaux de leur dame, qui est leur suzeraine ; aussi la nomment-ils souvent, plutôt que donna, domna, pour domina : Dictionnaire des Lettres françaises, Le Moyen Age, Fayard, 1964, article « Courtoisie », par Bartina H. Wind et Michel Zink ; et Encyclopedia Universalis, article « Courtoisie » par Paul Zumthor.

3- Ce symbole est relativement répandu au moyen âge, et se rencontre, selon André Pézard (note 108 p. 1327 de son édition de Dante dans la Pléiade ») dès le début du VIIe siècle, chez Isidore de Séville (Etymologia, XII, 2). On lira avec profit sur ce thème le chapitre intitulé « Le Griffon » dans Louis Charbonneau-Lassay, Le Bestiaire du Christ, Albin Michel 2006 [1940], p. 364-377.

4- Voir surtout, de Jacques Lacan, dans le livre VII du Séminaire, L’Ethique de la psychanalyse, la leçon intitulée « L’amour courtois en anamorphose » : chapitre XI, p. 167-184. On aurait tort de croire que cette érotique de la sublimation n’appartient qu’au moyen âge, et qu’elle est définitivement dépassée dans les temps modernes : dans une note de L’Amour fou (Gallimard, 1937, note de la p. 113), André Breton fait un éloge passionné de ce « film prodigieux, triomphe de la pensée surréaliste, qu’est Peter Ibbetson ». La mystique amoureuse qui inspire ce très étrange film de Henry Hathaway (1935), tiré d’un roman de George du Maurier, n’est pas moins exaltée que celle qui transporte Dante, conduit par Béatrice, jusqu’à la cime du paradis céleste : un homme et une femme ne se retrouvent et ne s’aiment qu’en rêve, sans jamais pouvoir s’unir physiquement en cette vie ; c’est seulement dans l’autre monde, au-delà de la mort, donc dans l’éternité, qu’ils pourront enfin se conjoindre. C'est dans le surréel, et non dans le réel, que s'accomplit la vérité de l'amour.

5- Purgatoire, I, 58-60 : « Celui-ci n’a pas vu son dernier soir / Mais sa folie l’en fit être si proche / Qu’il s’en fallait désormais de bien peu » (c’est en ces termes que Virgile parle de Dante qui l’accompagne, à Caton qui garde le seuil du Purgatoire).

6- Le mot italien schermo vient du vieil haut allemand Skerm, ou Skirm, qui a donné en allemand moderne Schirm, qui désigne différents objets faisant parade (parasol, parachute, paravent…), et qui prend aussi le sens d’abri, de refuge ou de protection. La stratégie de dérivation pratiquée ici par Dante pour leurrer son entourage est assez proche de cette formation de compromis que Freud nomme le « souvenir-écran », qui permet une expression de l’inconscient tout en en déplaçant l’accent sur une scène en apparence insignifiante, mais en laquelle se condense le fantasme.

7- Le sirventès appartient au genre du blâme ou de la satire, bien loin de la Commedia qui se veut au contraire hymne de louange. Il s’agit de dénoncer les vices des contemporains, la rapacité des princes, la dépravation des mœurs, la frivolité des femmes, la cruauté et l’inutilité des guerres. Le ton est caustique, souvent injurieux et grossier. On s’étonne que Dante ait pu composer un sirventès en lequel se trouvait le nom de Béatrice. Ce paradoxe apparent signifie sans doute que l’amour passion n’est pas si loin de la haine, et que la profanation est l’envers obligé de l’adoration. On comprend mieux ainsi que Dante ait pris la décision de ne pas insérer ce mystérieux sirventès dans la composition de la Vita nova : « Je composai une épître en forme de sirventès, que je n’écrirai pas ici » (VN, VI).

8- Cette prolifération symbolique dont Béatrice est à la fois la source et le point aveugle a pu conduire certains à penser que Béatrice n’a pas d’existence réelle, qu’elle n’est qu’une Idée mais ne fut jamais une femme, pur symbole pour désigner la Philosophie, la Sagesse, la Foi ou la Charité… Tel est le cas du Père Mandonnet, dont l’ouvrage, Dante le Théologien. Introduction à l’intelligence de la vie, des œuvres et de l’art de Dante Alighieri, (Desclée de Brouwer, 1935), fut âprement brocardé par Etienne Gilson dans son Dante et la philosophie (Vrin, 1939). Telle était déjà la thèse soutenue par Rémy de Gourmont dans son essai, Dante, Béatrice et la poésie amoureuse. Essai sur l’idéal féminin en Italie à la fin du XIIIe siècle (Mercure de France, 1908). Il est vrai que Boèce, que Dante cite souvent, ouvrait sa Consolation par la personnification de la philosophie sous la forme d’une femme dont les yeux jetaient des flammes, qui avait le teint vif et débordait d’énergie… Denis de Rougemont me semble mieux inspiré lorsque, dans une note de L’Amour et l’Occident (note 4 du livre VI : « Le mythe contre le mariage »), il écrit : « Béatrice a certainement existé, et Dante l’a certainement aimée. C’est donc d’une sublimation qu’il s’agit ici, à l’inverse de ce qui se passe chez de nombreux troubadours. Béatrice deviendra successivement la Philosophie, la Sagesse et la Science sacrée qui mène au Paradis et en explique les mystères » (« 10/18 », UGE, 1962, p. 296). Ne voir en Béatrice qu’une pure allégorie, c’est éteindre dans la poésie de Dante l’incandescence amoureuse qui la fait flamboyante, c’est la dépouiller de sa substantifique moelle.

9- Ce thème du cœur mangé est un motif de la littérature médiévale : on le trouve par exemple dans le Lai d’Ignauré, composé dans les premières années du XIIIe siècle, ou bien encore dans le Châtelain de Coucy, roman d’aventures composé à la fin du XIIIe siècle, qui comprend environ huit mille octosyllabes. Il s’agit chaque fois de la vengeance d’un époux jaloux, qui tue son rival, lui arrache le cœur et donne ce cœur à manger à son épouse, qui se meurt d’effroi en apprenant le repas qu’elle vient de consommer. On lira à ce sujet la postface « L’Adultère, la fée et la lignée », par Danielle Régnier-Bohler, dans Le Cœur mangé, récits érotiques et courtois, XIIe et XIIIe siècles, préface de Claude Gagnebet, Stock, 1979, p. 297-336. Dans le cauchemar de Dante, la Dame dévore le cœur de son adorateur, et l’Amour, « seigneur terrible », apparaît sous l’aspect d’une puissance diabolique. Si l’on doit calquer ici la structure traditionnelle du conte, il faut dire qu’Amour, dieu « terrible », est l’époux jaloux de Béatrice, et que Dante est l’amant malheureux qui trouve la mort en cette aventure.

10- Nadja (1928), qui s’éloigne sans doute davantage de la poétique de l’amour passion, conviendrait toutefois mieux encore pour la traduction du monde, et des événements qui y surviennent, en un texte crypté, composé de symboles et de signes, que le poète seul est en mesure de déchiffrer. André Breton n’écrivait-il pas, dans le premier Manifeste du surréalisme : « Certes, à ne considérer que superficiellement leurs résultats, bon nombre de poètes pourraient passer pour surréalistes, à commencer par Dante et, dans ses meilleurs jours, Shakespeare » (Œuvres complètes, tome I, Pléiade, p. 328) ? C’est sans doute pour la même raison que Lacan choisit de terminer une remarquable séance, consacrée en grande partie à l’amour courtois, par ces mots : « Cela n’empêche pas qu’il s’agit pourtant de quelque chose de tout à fait fondamental, sans quoi il ne serait même pas concevable qu’André Breton puisse célébrer de nos jours L’Amour fou, comme il s’exprime dans les termes de ses préoccupations, c'est-à-dire en rapport avec ce qu’il appelle le hasard objectif. Drôle de configuration signifiante, car qui comprendra, à relire ces choses dans leur contexte, dans un siècle ou deux, que le hasard objectif veut dire les choses qui arrivent avec un sens autant plein qu’elles se situent quelque part où nous ne pouvons saisir aucun schème rationnel ni causal, ni rien qui en justifie d’aucune façon le surgissement dans le réel ? Autrement dit, c’est aussi à la place de la Chose que Breton fait surgir l’amour fou » (Séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse, p. 183-184).

11- « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas » (L’Amour fou, Gallimard, 1937, 26).

12- « Toujours est-il que le plaisir est ici fonction de la dissemblance même qui existe entre l’objet souhaité et la trouvaille. Cette trouvaille, qu’elle soit artistique, scientifique, philosophique ou d’aussi médiocre utilité qu’on voudra, enlève à mes yeux toute beauté à ce qui n’est pas elle. C’est en elle seule qu’il nous est donné de reconnaître le merveilleux précipité du désir. Elle seule a le pouvoir d’agrandir l’univers » (L’Amour fou, Gallimard, 1937, p. 21).

13- Breton : « Cette jeune femme qui venait d’entrer était entourée comme d’une vapeur – vêtue d’un feu ? […] Je l’avais déjà vue pénétrer deux ou trois fois en ce lieu : il m’avait à chaque fois été annoncé, avant de s’offrir à mon regard, par je ne sais quel mouvement d’épaule à épaule ondulant jusqu’à moi à travers cette salle de café depuis la porte » (L’Amour fou, Gallimard, 1937, p. 63). Réminiscence, peut-être, du célèbre sonnet de Baudelaire « A une passante » : « Une femme passa, d’une main fastueuse / Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ».

14- La cause de cette rupture vient sans doute de ce que le poète aimait une image, et non une femme réelle, ce qui donne peut-être raison à Dante… C’est là du moins ce que Jacqueline Lamba elle-même confiera plus tard : « Il me présentait à ses amis comme une naïade parce qu'il jugeait cela plus poétique que de me présenter comme un peintre en quête de travail. Il voyait en moi ce qu'il voulait voir, mais en fait il ne me voyait pas réellement ».

15- Ce mot est un curieux privilège : les spécialistes de Balzac sont « balzaciens », de Stendhal, « stendhaliens », mais les spécialistes de Dante sont « dantologues ». Cela semble indiquer une secte plutôt qu’une école, où se retrouveraient les initiés d’un savoir ésotérique. Je ne connais qu’un autre cas semblable : les connaisseurs des albums de Tintin, qui se disent « tintinologues »…

16- Paul  Zumthor,  « From the Universal to the Particular in Medieval Poetry », MLN, Vol. 85, No. 6, Comparative Literature (déc., 1970), p. 815-823.

17- Georges Duby, « L'amour que l'on dit courtois  », in Mâle Moyen Age. De l'amour et autres essais, Flammarion, 1988, p. 76-77. Ce texte de Duby, court et dense, est d'une grande richesse. On peut pourtant lui adresser deux critiques : il y a des « amours courtois » (la poésie andalouse, la poésie occitane, la poésie de langue d’oïl et des Minnesänger, la poésie de l'école sicilienne, enfin le dolce stil novo, auquel Duby ne pense manifestement pas ici – avec raison, car il s’agit d’une forme tardive et très particulière), et il est un peu rapide de les réduire à un seul et unique schéma. Par ailleurs, en mettant à ce point l’accent sur la discipline et la maîtrise, on risque de manquer la poésie de la joie de vivre, et ce qu’il peut y avoir d’authentique dans l’exaltation de l'ivresse amoureuse, si manifeste dans la poésie courtoise.

18- « L'indifférenciation culminera avec la désincarnation de la Dame. Dès Guillaume IX, la Dame n'est plus que forme blanche, ivoire resplendissante dont l'irradiation fascine le regard et instaure le règne du semblant où se piège le désir : "Que plus ez blanca qu'evori / Per qu'ieu autra non azori ; Elle est plus blanche qu'ivoire, et c'est pourquoi je n'adore personne d'autre qu'elle." Blanche absente, à la limite de l'évanescence, elle reste hantée par le souvenir de la béance qu'elle a suturée. », Jean-Charles Huchet, L'Amour discourtois. La Fin'Amors chez les premiers troubadours, Privat, Paris, 1987, p. 112-113.

19- Etienne Gilson, La théologie mystique de saint Bernard, Vrin, 1934, appendice IV, « Saint Bernard et l'amour courtois », p. 193-214. Dans ce texte éloquent, Gilson, scandalisé qu'on ose comparer l'incomparable, le terrestre au céleste et la poétique de l'amour courtois à la théologie de l'amour mystique, s'emploie à creuser l'abîme qui sépare ces « deux systèmes nécessairement incommuniquants, hermétiquement clos l'un par rapport à l'autre, parce qu'ils emploient le mot amour en des sens opposés » (p. 211). Pourtant le grand historien de la philosophie médiévale ne considère ici que la comparaison, à ses yeux sacrilège, que certains ont osé faire de l'amour dont la créature est l'objet avec l'amour qui se convertit en Dieu ; en revanche, il omet de renverser les termes de ce rapprochement, et de considérer les ressemblances de l'extase mystique avec cette autre extase très charnelle que nous fait goûter l'union des sexes. On ne saurait nier que les textes les plus mystiques ne soient tout à fait dénués d'érotisme. Et l'on ne s'étonnera jamais assez, à la lecture des commentaires du Cantique des cantiques, celui par exemple de Bernard de Clairvaux, et plus encore de son continuateur Gillebert de Hollandie, des invraisemblables allégories élaborées par l'interprétation, et dont le but inavoué semble surtout d'esquiver le sens littéralement et manifestement sexuel d'un poème qui se présente pourtant explicitement comme le récit des amours de Salomon avec la Sulamite. C'est ainsi que le baiser sur la bouche désigne l'union du Christ avec son Eglise, que l'Epouse est appelée la plus belle des femmes pour humilier les âmes charnelles et mondaines, que les deux seins de la Sulamite sont, pour celui de gauche, le symbole des secours temporels, et pour celui de droite, celui des consolations célestes, que les lèvres de l'épouse sont le symbole de l'effusion de la grâce distillée par le Verbe... etc. Il n'est guère difficile de deviner, dans cette obstination farouche à ne jamais nommer un chat un chat, le refoulement grandiose du plus manifeste. Gilson répudie sans appel toute comparaison entre l'amour courtois, charnel et terrestre, avec l'amour mystique, spirituel et céleste ; mais l'amour mystique lui-même ne recourt-il pas aux métaphores enflammées qui traduisent l'ardeur et le transport, très charnels et terrestres, des amants dans l'étreinte ?

20- Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, « 10/18 », Union Générale d’Editions, 1962.

21- Dans le De vulgari eloquentia (I, 15), Dante affirme que les poètes bolonais, dont Guinizelli est le plus fameux, sont ceux qui se sont le plus approchés de l'illustre vulgaire, cette langue nouvelle et nationale que Dante se flatte de forger pour surmonter les divisions et les disgrâces des parlers municipaux. Dans le même traité, il vante ailleurs (II, 5) l'ampleur rythmique des hendécasyllabes de Guinizelli, le vers aux yeux de Dante le plus digne de la poésie nouvelle (II, 5). Dante cite aussi l'art de Guinizelli, avec quelques autres, comme exemple de « construction savoureuse et gracieuse, mais aussi sublime » (II, 6). On retrouve encore Guinizelli au Purgatoire, au chant XI qui le met en parallèle, dans l'art poétique, avec Cimabue dans l'art de peinture, l'un et l'autre étant placés ainsi aux fondements de la modernité (94-99) ; également au chant XXVI du même Purgatoire, où Dante et Virgile rencontrent Guinizelli parmi les sodomites repentis. A Guinizelli qui s'enquiert de la raison pour laquelle Dante le considère avec une affectueuse admiration, Dante répond lui-même, soulignant la filiation de son art : « Vos doux écrits en sont la cause : / tant que vivra notre usage moderne, / ils feront que leurs encres soient chéries » (110-114).

22- « Di sua potenza segue spesso morte, / Se forte – la vertù fosse impedita, / La quale aita – la contraria via. » Le poème de Cavalcanti que je cite ici correspond au n° XXVII b (v. 35-37) dans l’édition de Christian Bec (Guido Cavalcanti, Rimes, Imprimerie nationale, 1993, p. 108-109) ; j’emprunte la traduction à l’édition de la Pléiade (Anthologie bilingue de la poésie italienne, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1994, p. 78-79). A l’inverse du plus grand nombre des poèmes de Cavalcanti, qui adoptent la forme du sonnet, il s’agit cette fois d'une longue dissertation, en laquelle le poète argumente et développe sa philosophie de la passion amoureuse : l’amour est un accident mortel, un choc violent, imprévisible et ineffable qui fait chanceler l’âme et met la vie en péril. Dans la Vita nova (§ XXV), Dante reprend ce thème, qui est un lieu commun de la poétique du dolce stil nuovo : l’Amour n’est pas substance, en ce sens qu’il n’est pas un dieu que l’on puisse personnifier, comme le faisaient les Païens ; il est un accident, en ce sens qu’il est rencontre sensible, donc soumis au choc de la sensation : son rayon, tel une flèche, lancé par les yeux de la Dame, vient blesser le cœur de l’imprudent qui s’expose à son trait, et ouvre une plaie par laquelle s’écoulent les esprits vitaux, laissant sa victime dans une langueur proche de la mort. Cette agonie d’amour, au centre de la poétique de Guido Cavalcanti, devient, dans la poésie de Dante, mystère de la résurrection et commencement d'une vie nouvelle.

23- I' prego voi che di dolor parlate / che, per vertute di nova pietate, non disdegniate – la mia pena udire (Guido Cavalcanti, Rimes, Imprimerie Nationale, 1993, p. 84-85). Dans la seconde moitié du XIVe siècle, à la suite de la peste noire qui frappe l'Europe à partir de 1348, on rencontrera, sur les peintures de dévotion, des formules semblables, mais attribuées cette fois à l'Homme de Douleur, le Christ en buste émergeant du tombeau, entre mort et résurrection, montrant ses plaies au passant, lui adressant les mots silencieux inscrits sur le tableau et empruntés aux Lamentations de Jérémie (I, 12) : « O voi tutti che passate considerate e vedete se e dolore simile al dolore mio e per voi lo portai : O, vous tous qui passez, songez et voyez s'il est une douleur semblable à la mienne, et pour vous je l'ai supportée » (voir à ce sujet le beau livre de Millard Meiss, La Peinture à Florence et à Sienne après la peste noire, préface de Georges Didi-Huberman, Hazan, 1994 [1951], p. 183-187). Cette formule est assez proche de celle de Cavalcanti, confondant ainsi l'amour profane avec l'amour sacré. Mais la similitude est bien plus frappante encore chez Dante, dans la chronique commentée qu'il fait lui-même de son amour pour Béatrice dans la Vita nova (VII) : « O voi che per la via d'amor passate / Attendete et guardate / S'elli è dolore alcun, quanto mio, grave ; O vous qui par la voie d'amour passez, / prenez garde et voyez / s'il est quelque douleur aussi pesante que la mienne. »

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