Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mardis de la Philo : 21-1-2014
Mise en ligne : 1-8-2014

 

 

 

ARISTOTE

AUGUSTIN

BALZAC

BAUDELAIRE

CHATEAUBRIAND

DANTE

1- Vita Nova

2- La poétique de la langue

3- Le Pape et l'Empereur

4- L'Enfer

5- Le Purgatoire

6- Le Paradis

DELEUZE

DESCARTES

DIDEROT

DOSTOIEVSKI

DUBOS

HANSLICK

HEGEL

HEIDEGGER

HOMERE

KANT

KIERKEGAARD

LACAN

MICHEL-ANGE

MONTAIGNE

NIETZSCHE

PASCAL

PLATON

PLOTIN

PROUST

ROUSSEAU

SCHLOEZER

SCHOPENHAUER

SPINOZA

VALERY

WINCKELMANN

 

 

 

 

 



DANTE, POETE ET PHILOSOPHE

2- LA POETIQUE DE LA LANGUE

            La rencontre du très jeune poète – encore neuf ans – avec la bienheureuse passante de Florence qui, pour cette raison, porte le nom de Béatrice, ouvre soudain aux yeux de l’enfant ébloui les portes d’un autre Royaume, celui de la béatitude. Contre le jeu aristocratique de la Fin’Amor, qui s’exerce à maîtriser l’amour en ajournant indéfiniment la jouissance, contre l’inspiration cavalcantienne qui fait inversement de l’amour passion une fatalité tragique, et de la bella donna une figure de la Mort, vamp et vampire qui anémie la force vitale de son amant (1), Dante devine en l’amour, par la grâce de Béatrice, non une force des ténèbres, mais la source d’une lumière inépuisable, la joie d’une vie régénérée – Incipit Vita Nova – et le commencement de l’éternité. Béatrice est l’ange de Dieu qui avait pour mission, sur terre, d’orienter le poète vers la louange de la vraie vie, de lui montrer le chemin du salut. L’amour, l’Eros païen que les portails des églises représentaient parmi les péchés capitaux, en l’associant à la Luxure et à la Mort, est à l’inverse l’inspirateur d’une vie nouvelle, inépuisable et créatrice. C’est au chapitre XVIII de la Vita nova que s’effectue ce tournant, cette prise de conscience d’un nouvel ars erotica, une  nouvelle poésie inspirée par le dieu Amour. Le petit jeu amoureux de Dante et Béatrice est bientôt connu de toutes les filles de Florence, qui en font des gorges chaudes. On raille l’amant pétrifié chaque fois qu’il se trouve mis en présence de sa bien-aimée : « A quelle fin aimes-tu ta dame, lui demande une jeune délurée, puisque que tu ne peux en soutenir la présence ? A che fine ami tu questa tua donna, poi che tu non puoi sostenere la sua presenza? » ; pris au dépourvu, le jeune homme prétend n’attendre de Béatrice que son salut, à ses yeux véritable bénédiction qui lui donne accès, dès cette vie, à la béatitude : « La fin de mon amour fut jadis le salut de cette dame […] et en lui demeurait ma béatitude, car c’était là la fin de tous mes désirs ; Lo fine del mio amore fue già lo saluto di questa donna […] e in quello dimorava la beatitudine, ché era fine di tutti li miei desiderii ». La petite curieuse ne saurait s’en tenir là, et demande aussitôt au poète en quoi peut bien consister une béatitude qui se contente de si peu ? Et Dante de répondre : « Ma béatitude réside en ces paroles qui louent ma dame ; "Ove sta questa tua beatitudine ?". Ed io, rispondendo lei, dissi cotanto: "In quelle parole che lodano la donna mia" ». Béatrice est ainsi pour Dante l’occasion qui fait naître le poème, elle est la muse et l’inspiratrice qui dicte au poète les mots de son poème. On ne peut douter qu’il n’y ait là une résurgence d’un paganisme longtemps refoulé, et comme en témoignera souvent la renaissance, du retour de Vénus sous le visage de Marie (2). Lorsque Dante, au sommet du Purgatoire, passe le seuil enflammé qui garde l’entrée du Paradis terrestre, il rencontre l’énigmatique Matelda, qui annonce Béatrice comme Jean-Baptiste annonçait le Christ, « Une dame seulette / Qui n’en allait dansant et choisissant / mainte fleur une à une, parmi celles / Dont sa route à foison s’enluminait » (Purg. XXVIII, 39-42). Sa démarche dansante fait songer à la Primavera de Botticelli, ou bien encore à la Flore qui s’éloigne en répandant des fleurs qu’on voit sur une fresque célèbre de Pompéi : « Comme une dame en dansant se retourne / Les deux pieds rapprochés glissant au sol / Et n’avançant que d’un pas contenu… » (52-54). Lorsque Matelda croise le regard du poète, ce n’est pas le visage de la bienheureuse Vierge Marie qui fait soudain son apparition, c’est celui de l’antique Vénus : « Elle me fit / Le don de relever sur moi ses yeux / Je ne crois pas qu’ait lui tant de lumière / Sous les cils de Vénus, quand l’a blessée / son propre fils, d’une flèche insolite » (62-66). Curieux retour, dans l’antichambre du Paradis, d’une antique idole de la volupté que les sculpteurs du moyen âge représentaient sous la figure d’une prostituée répugnante, aux mamelles pendantes, chevauchant un bouc obscène. A partir de Dante, et pendant toute la première renaissance – celle du XVe siècle – Eros, élan de l’âme foudroyée par la beauté et aspirant à rejoindre le divin, l’emporte sur Agapé, la grâce divine qui émane de Dieu et se répand au contraire sur celui qui renonce au désir et se sacrifie pour son dieu (3). En faisant de l’amour pour une mortelle le principe dynamique de la création poétique, Dante retrouve l’inspiration du Banquet de Platon (4) : on se souvient en effet que, selon l’initiation érotique dont Diotime dénombre les échelons, l’amoureux, parvenu au terme de son ascension « dans la vaste région occupée par le beau […], tourné maintenant vers le vaste océan du beau et le contemplant, pourra enfanter  de beaux, de magnifiques discours, ainsi que des pensées nées dans l’inépuisable aspiration vers le savoir (en philosophia) » (210 d). L’extase amoureuse ne s’abîme pas dans le silence, elle enfante au contraire une parole nouvelle. Socrate remarquait, quelques lignes plus haut, qu’Eros est le principe de tout enfantement, selon la chair comme selon l’esprit, et qu’il préside à l’idée même de poésie, ou plutôt de poiêsis, qui est l’art de concevoir et de donner le jour, à l’enfant né de la femme comme à l’œuvre née de l’esprit : « Tu sais combien le mot de poiêsis (qu’on peut traduire à la fois par poésie et création) représente bien des choses. En général, on appelle poésie la cause qui fait passer quelque chose du non-être à l’existence de sorte que les créations dans tous les arts sont des poésies, et que les artisans qui les font sont tous des poètes » (205 bc). Dante en ce sens est bien platonicien, puisque l’amour qu’il éprouve pour Béatrice est le souffle qui lui inspire une nouvelle poétique, qui le fait créateur ; mais Dante crée cependant dans un espace qui n’est plus platonicien, dans la mesure où l’Eros païen élève l’âme du singulier vers l’universel, d’un beau corps à l’Idée de la beauté en général, tandis que l’amour que Dante porte à Béatrice ne se détourne jamais de son objet : Béatrice, qu’il a connue sous son apparence mortelle et qu’il retrouve revêtue de son corps glorieux tel qu’il resplendit en paradis, demeure toujours cette unique jeune femme, à nulle autre pareille, qu’il a rencontrée une première fois dans la ville de son enfance. Pour Platon, le singulier n’est qu’une image de l’immortel, et doit ainsi être dépassé ; mais pour Dante, le singulier est seul digne de Dieu, et l’absolu réside en lui. Quant à ce nouveau style que Dante, transfiguré par l’apparition de Béatrice, sent maintenant, par la vertu de l’Amour, naître en lui, ce dolce stil nuovo, il consiste précisément à composer le poème sous la dictée de l’amour. C’est du moins ce que Dante lui-même déclare à Bonaggiunta di Orbicciani qu’il rencontre au chant XXIV du Purgatoire : ce poète lucquois, de la génération qui précède celle de Dante, demande au poète « si je vois celui qui a trouvé / le nouvel art des rimes, qui commencent / Donne ch’avete intelletto d’amore. / Et moi à lui : Je suis homme qui note / quand Amour me souffle, et comme il me dicte / au cœur, je vais signifiant : I mi son un che, quando Amor mi spira, noto, e a quel modo ch’e’ ditta dentro vo significando » (49-54). En opposant son nouveau style à celui, ancien, de Bonaggiunta et de Guittone d’Arezzo (v. 56), Dante oppose à l’art satirique de ces deux poètes de la génération précédente, qui prennent pour cible de leur sarcasme la fausse idéalisation de l’amour courtois tel qu’il était parvenu en Italie après être passé par la cour sicilienne de Frédéric II, ce nouveau style qui reconnaît en l’amour son direct inspirateur et la source de toute vraie poésie. L’amour selon Dante, n’est pas l’hypocrisie de la Fin’Amor qui dissimule, par un jeu dont elle complique à plaisir les règles, la violence d’une possession physique par laquelle l’amant prend enfin sa revanche et n’accorde à la femme que le rôle subalterne de l’objet du désir ; l’amour n’est pas non plus prétexte à des jeux de versification virtuoses, par sonnet, chansons et ballades, tel qu’on les pratiquait à la cour de Palerme sous Frédéric de Hohenstaufen (c’est ce type de poésie amoureuse que cultivait le Sicilien Jacopo da Lentini, auquel Dante fait encore allusion dans ce même passage du Purgatoire en le nommant par son surnom : « le Notaire » : v. 56) ; mais l’amour n’est pas davantage, comme le croyaient Guittone d’Arezzo et Bonaggiunta de Lucques, un simple besoin animal, une passion aveugle, objet de satire, qu’il faut tourner en dérision, démythifiant ainsi les ornements dont l’aristocratique Fin’Amor s’était efforcée de le revêtir pour mieux en dissimuler la prosaïque brutalité. Non : l’Amour est le dieu qui dicte le poème au cœur du poète (dentro), il est surabondance vitale qui ouvre la voie d’une vie nouvelle, il est le souffle fécond, l’inspiration fait naître le Verbe proféré, qui vient expirer sur les lèvres du récitant. Le nouveau style sera donc dolce, refusant les discours amers qui dénigrent l’amour, soit pour le réduire au despotisme du besoin, soit pour couvrir sa bestialité sous les ornements de la courtoisie, soit enfin, comme le faisait Guido Cavalcanti, pour mettre en garde contre la terrible fatalité qui emporte les amants vers  la folie et vers la mort. Le poète, bien au contraire, doit prononcer l’éloge de l’amour, ou de Béatrice, ce qui revient au même, il doit célébrer la joie amoureuse, non de tout amour cependant, mais de cet amour qui, de la créature, fait un créateur, et enfante le poème. Et le poème de la Vita nova, dont l’accent nouveau avait frappé Bonaggiunta, celui qui commence par Donne ch’avete l’intelletto d’amore, se lit au chapitre XIX du premier texte de Dante, c'est-à-dire immédiatement après le chapitre XVIII au cours duquel la malicieuse, qui avait contraint Dante, par ses questions impertinentes, à préciser la nature de son amour, le conduisait à reconnaître que le miracle Béatrice est surtout miraculeux en ce sens qu’il lui inspire le désir d’écrire et de composer de nouveaux poèmes, et de chanter les louanges de sa Dame en disant d’elle « ce que jamais l’on a dit d’aucune » (VN, XLII : io spero di dicer di lei quello che mai non fue detto d’alcuna). Dans ce poème, Dante déclare comment Béatrice lui inspire une louange sans fin, des paroles si douces qu’elles ont le pouvoir de rendre amoureux toux ceux qui les entendent (farei parlando innamorar la gente) ; Béatrice est un miracle du ciel, dérobé provisoirement aux saints du Paradis, qui souffrent de son absence, pour enseigner aux hommes d’ici-bas la joie de vivre et de créer : il lui suffit d’aller son chemin pour humilier les cœurs vicieux, régénérer le nobles en les faisant renaître dans la Vita nova, et son regard incendie d’amour les yeux qui osent se lever vers elle. Que ma chanson, conclut Dante, parvienne jusqu’aux oreilles de Béatrice, pour qu’elle comprenne que mon amour pour elle n’est ni jaloux ni farouche, qu’il ne vise ni à contraindre ni à posséder, mais plutôt à lui rendre grâce du fait que, par sa seule apparition, elle justifie l’existence, sature le monde de sens et inspire au cœur du poète le désir infini de la vie éternelle. Cette joie, qui s’exprime au paradis par le rire de la bienheureuse, qui se fait de plus en plus triomphal selon les degrés de l’ascension céleste, est l’image exactement inverse du destin tragique de l’amour passion, qui enferme les amants dans un cercle mortel, tels les damnés dans les premières spires de l’enfer, et les détourne du monde, de la création et de leurs semblables. Le chant V de l’Inferno passe en revue les grandes figures de la damnation amoureuse : Sémiramis, Cléopâtre, Paris et Hélène, et enfin Tristan, cette grande figure de la Fin’Amor emporté, contre sa volonté, par la magie du philtre, et qui vit son amour en conflit avec le monde, toujours dans la fuite et l’angoisse, jamais dans la joie. Pourtant, au lieu de ces deux grands damnés que sont Tristan et Isolde, que Dante, s’il avait connu Wagner, aurait certainement fait figurer en ce deuxième cercle de l’Enfer, le poète choisit de faire paraître deux autres figures que, sans sa puissante évocation, nous n’aurions sans doute jamais connues : Francesca Rimini, jeune femme qu’on disait d'une grande beauté, fut mariée – façon pudique pour dire, dans les termes de l’époque, qu’elle fut vendue – à Gianciotto Malatesta, seigneur de Rimini, par son père Guido da Polenta, seigneur de Ravenne (5). Il se trouvait que son époux difforme et boiteux avait un frère qui avait la réputation d’être fort bel homme, et qui devint l’amant de Francesca. Le mari jaloux les surprit, et punit l’adultère en massacrant à la fois son frère et sa femme. Au chant V de l’Inferno, les damnés de l’amour sont entraînés comme des spectres sur un manège fou qui tourne en rond et dont ils ne seront jamais délivrés : « La tourmente d’enfer, jamais calmée, / emporte les esprits dans sa rafale / et les tourne et les heurte et les harcèle » (31-33). Telle est la ronde sans fin des « pécheurs de la chair : / pour eux la passion l’emporte sur la raison » (38-39). Virgile nomme alors à Dante quelques-unes de ces âmes à jamais emportées dans le tourbillon de l’amour passion, et le poète émet le souhait de parler à « ces deux-là qui vont ensemble / et qu’on dirait si légers dans le vent » (74-75). S’approche alors le couple d’outre-tombe au nom duquel parle Francesca. N’ayant d’autre consolation que celle de savoir que son assassin d’époux est destiné au dernier cercle de l’enfer, où les parricides sont éternellement plongés dans la glace (Inferno, chant XXXII), Francesca fait à Dante le récit de sa faute : « Nous lisions un jour, par agrément, / comment Amour étreignit Lancelot ; / nous étions seuls et sans aucun soupçon. / Cette lecture, à plus d’une reprise, / nous fit lever les yeux, devenir pâles : / mais un seul point du roman nous vainquit. / Quand nous lûmes le rire désiré / recevant le baiser d’un tel amant, / lui, que jamais on ne m’arrachera, / me baisa sur la bouche, tout tremblant » (Inf. V, 127-136). Comme Madame Bovary, Francesca confond l’amour avec ce qu’on en dit dans les romans, et pis encore : dans les romans de l’amour courtois. Le supplice des amants ne fait que prolonger pour l’éternité l’état qui leur semblait paradisiaque quand ils étaient en vie : condamnés désormais à toujours demeurer seuls avec eux-mêmes, enfermés dans l’isolement infernal du couple, à jamais tournant vainement sur eux-mêmes. L’au-delà chez Dante est un en-deçà, puisqu’il ne fait que prolonger indéfiniment le choix que les damnés, comme les élus, avaient fait de leur vivant. L’amour de Francesca pour Paolo, qui n’est qu’une image de cette autre image qu’est l’amour de Lancelot pour Guenièvre, se perd dans l’imaginaire romanesque et se détourne de la réalité de ce monde, comme de nos semblables qui l’habitent avec nous. L’amour passion, jaloux et stérile, est une perversion diabolique de l’amour véritable, joyeux et généreux, ouvert au monde et aux autres, et se réalisant dans une œuvre effective, dans le poème de louange et de célébration qu’il inspire aux cœurs qui sont attentifs à sa voix, à sa dictée (Amor ch’e ditta dentro). L’amour de la Vita nova est un amour lui-même nouveau, un « doux amour » réconcilié avec le monde, qui dissipe et purifie les angoisses que l’amour passion nourrit, et ne dépasse jamais.
            C’est ainsi que Dante conçoit une nouvelle poétique, de la célébration et de la louange, dont l’objet toutefois se transfère, non du ciel sur la terre, mais du ciel à cette créature unique qui naît de la fusion du ciel et de la terre, coïncidence miraculeuse de la gloire et de la chair, du royaume et de l’exil, de l’éternité et du temps : Béatrice. Au lever du soleil les moines chantent pendant les laudes (de laudere, louer) le cantique de Zacharie (Luc, 68-79) à la gloire du Seigneur qui a conduit son peuple sur le chemin du Salut ; la Commedia sera les laudes de Béatrice, miracle de Dieu dont le salut a montré pour la première fois à Dante le chemin de son Salut : « la mia beatudine dimora in quelle parole che lodano la donna mia ». Le dolce stil nuovo sera donc un chant de louange célébrant la beauté de Béatrice. A l’inverse de l’amour des damnés qui préfèrent l’imaginaire au réel, l’amour qu’inspire Béatrice est ancré dans ce monde, et plutôt qu’une passion du cœur, il inspire un acte de l’esprit qui affirme sa puissance créatrice en accord avec la raison. Les moines, qui parlent la langue des clercs, chantent en latin ; en quelle langue convient-il de célébrer Béatrice ? Si la nouvelle poésie doit exprimer l’élan vital qui soulève l’âme amoureuse, alors elle doit être comprise de tous les êtres humains, c'est-à-dire de tous ceux et celles qui sont capables d’amour ; mais ce sont les donne, non les uomini, qui ont intelletto d’amore, et par conséquent le dolce stil nuovo ne se fera vraiment comprendre que dans la mesure où il saura se faire entendre de celles-là mêmes qui sont seules capables de l’écouter : les femmes. C’est pourquoi la poésie amoureuse – plutôt que la poésie dont l’amour est le thème – doit s’exprimer en langue vulgaire, car les dames ignorent le latin, qui est langue de lettrés, comme il est apparu clairement aux poètes de l’amour courtois, dont Dante est le lointain descendant, à la fois héritier et réformateur : « Il n’y avait pas autrefois de poètes d’amour en langue vulgaire, mais en langue latine ; je dis chez nous, car il advint peut-être, et advient encore parmi d’autres peuples, comme en Grèce, que ces choses soient traitées non en vulgaire mais en langue littéraire. Il y a peu d’années apparurent pour la première fois ces poètes en langue vulgaire […] Le premier qui commença à rimer en vulgaire y fut poussé parce qu’il voulait faire entendre ses paroles à une dame qui entendait mal les vers en latin » (VN, XXV) (6). La langue poétique, selon Dante, est essentiellement féminine et maternelle, en ce sens que nous sommes nés avec elle et que par elle nous nous sommes élevés à la conscience de nous-mêmes et des autres, elle est la matrice en laquelle notre esprit a progressivement pris forme : « La langue vulgaire fut un lien entre mes parents qui se parlaient par son intermédiaire comme le feu prépare le fer pour le forgeron qui fait le couteau (7) ; aussi est-il manifeste que la langue vulgaire a contribué à ma génération, et qu’elle est ainsi une cause de mon existence. En outre, la langue vulgaire m’a introduit sur la voie de la science, qui est notre ultime perfection, en ce que je suis entré plus tard dans le latin et l’ai appris par son intermédiaire » (Conv. XIII). Aussi ne faut-il pas dire que nous parlons au moyen de la langue que nous ont communiquée nos parents et nourrices, mais que cette langue maternelle est en nous comme un feu qui irradie malgré nous en tout ce que nous disons, et qui continuerait d’illuminer nos propos quand bien même quand nous affecterions de parler une autre langue : la langue vulgaire – qu’il faut plutôt dire la langue du peuple, hommes et femmes, tandis que la société des lettrés, qui parlent entre eux le latin, est exclusivement composée d’hommes – est en nous la langue qui vient irréfutablement du cœur : « Si manifestement par les fenêtres d’une maison sortaient les flammes d’un incendie et si quelqu'un demandait s’il y avait là un incendie, et qu’un autre lui répondait que oui, je ne saurais juger qui des deux est le plus ridicule. Et semblable serait la demande et la réponse de quelqu'un et de moi-même, s’il me demandait si j’ai de l’amour pour ma propre langue et si je lui répondais que oui » (Conv. XII). Dès que pèse sur lui la condamnation de l’exil (janvier 1302), désormais errant loin de Florence jusqu’à sa mort (1321), Dante éprouve le besoin d’écrire un ouvrage sur la valeur poétique et rhétorique de la langue du peuple : il compose le De vulgari eloquentia dans les années 1303-1305, alors qu’il se trouve privé de la musique du toscan qui avait jusque là sonné à ses oreilles. Peut-être délivré de l’orgueil des Florentins qui s’imaginent ridiculement parler le plus illustre des dialectes italiens, ce qu’il s’emploie précisément à réfuter dans cet essai inachevé, il met en regard les qualités du toscan par comparaison avec celles du romain, du bergamasque, du milanais, du bolonais, du sarde, du sicilien, du vénitien, etc., chacun de ces vulgaires ayant les vertus qui sont les siennes sans qu’aucun ne puisse prétendre à la perfection (DVE, 1, 11-15) (8). Dante part alors en chasse de ce qu’il nomme « le vulgaire illustre », qui est l’âme commune qui luit et rayonne à travers les filtres des divers dialectes italiens (9), l’Italie elle-même étant aussi malheureusement morcelée sur le plan de la langue que sur le plan politique. Cette langue nouvelle, en laquelle se retrouveront également hommes et femmes de l’Italie enfin réunie, il appartient aux poètes de la dégager de la gangue des parlers municipaux, de soumettre le verbe italien à l’alchimie qui en délivrera la quintessence : le vulgaire illustre. Telle est la tâche que Dante s’assigne dans la Commedia : créer non seulement un cosmos cohérent mais une langue nationale qui réalisera à son niveau cette unité italienne que Dante désire ardemment, qu’il demande et attend du pouvoir impérial, seul capable de fédérer les cités concurrentes qui se déchirent pour le plus grand profit de la papauté, toujours avide de pouvoir et qui cherche à s’aliéner les pouvoirs municipaux, à l’exemple du pape rapace et sournois Boniface VIII, qui est le principal responsable de la victoire des Noirs à Florence et de l’exil de Dante. Le projet de Dante est moins chimérique qu’il peut sembler : il fut en effet le véritable inventeur de l’italien moderne, et il est frappant de constater que langue de Dante est bien davantage compréhensible aux oreilles de ses compatriotes d’aujourd’hui que ne l’est à nos oreilles le vieux français qu’on parlait autour de 1300. On comprend aussi que le De vulgari eloquentia trouve son prolongement naturel dans le De Monarchia, traité dans lequel Dante expose sa philosophie politique, et dont la rédaction est beaucoup plus tardive (sans doute de 1313 à 1318) : de même que l’Empereur doit réaliser l’empire universel, en soumettant les passions exclusives des patriotismes locaux, de même le poète doit rassembler tous les parlers de l’Italie en une langue illustre, c'est-à-dire lumineuse et resplendissante, seule capable de porter l’inspiration poétique – qui a pour tâche d’exprimer l’enthousiasme ascensionnel de la vitalité amoureuse – à sa plus haute incandescence. Et puisque la poésie se fait ici politique, il faut en souligner aussi l’accent révolutionnaire : il y a en effet beaucoup d’audace dans le fait de placer le savoir amoureux des femmes bien au-dessus du savoir érudit des lettrés, et le vulgaire, il est vrai « illustre », au-dessus du latin. La société médiévale est depuis longtemps structurée sur l’opposition des clercs, qui portent la tonsure, couronne spirituelle, se consacrent à la contemplation et à la prière, et sont les élus de Dieu, qui communiquent entre eux par la langue savante, qui est le latin ; et les laïcs, dont les soins sont d’abord temporels, qui préfèrent l’argent à Dieu, et doivent par conséquent être soumis aux premiers par le paiement de la dîme, par la participation à l’année liturgique, et remettre le gouvernement de leur vie spirituelle à l’autorité religieuse (10). Le projet poétique de Dante peut alors être dit triplement révolutionnaire, en ce sens qu’il opère le renversement de l’ordre établi, puisqu’il juge le pouvoir impérial plus haut et plus noble que le pouvoir ecclésiastique, le vulgaire plus noble que le latin, et enfin l’intelligence des femmes, qui est intelletto d’amore, plus noble que celle des hommes. Révolutionnaire, il l’est même quadruplement, puisque en plaçant encore les langues vulgaires, dont il reconnaît qu’elles sont historiques et ne cessent de se transformer, au-dessus de la langue savante, le latin ecclésiastique, qui demeure toujours tel qu’en lui-même il a été fixé, c'est-à-dire en préférant la vie dans sa perpétuelle transformation à la parfaite immobilité d’une langue morte, Dante affirme la valeur supérieure de l’instable sur le stable, du mortel sur l’immortel, du perpétuel changement sur le constant et l’immuable, et subvertit par là encore les valeurs sur lesquelles se fonde l’axiologie médiévale (11).
            Ainsi se trouve défini par Dante l’inspirateur de la poésie des temps modernes – l’Amour qui imprime à l’âme l’élan vital qui se porte de lui-même vers l’éternité et la divinité – ainsi que la langue que cet amour doit « illustrer », et qui est un incendie spirituel, un feu intérieur qui flamboie en chaque mot. Reste à préciser le contenu du poème futur. Il doit chanter sans se lasser la beauté de Béatrice, être quelque chose comme un perpétuel Magnificat adressé à la passante de Florence, ce miracle de Dieu qui sut éveiller, dans le cœur du poète encore enfant, le goût de la vie véritable. Cependant, pour entonner un chant de louange à Béatrice, il faut sans doute savoir qui est Béatrice, et Dante, dont on s’accorde à dire qu’il commence la rédaction du Purgatoire en 1307, alors qu’il se trouve réfugié à Lucques, n’a pas toujours été constant dans la détermination de cette identité. Femme, ange, miracle de Dieu, rire divin, joie de vivre, lumière qui illumine le monde comme les cœurs, allégresse du salut, gai savoir, connaissance intuitive des plus hauts mystères de l’âme et du monde, chiffre du Salut, sainte Véronique, éblouissement de la vision béatifique, Béatrice est tout cela, et la liste n’est pas exhaustive. Dans les derniers chapitres de la Vita nova, ce journal intime en lequel Dante retrace, pour lui-même sans doute autant que pour nous (l’ouvrage n’a jamais été publié de son vivant) l’itinéraire de ses amours adolescentes (12), Dante, accablé de chagrin par la mort de Béatrice, perd le goût de vivre et semble s’égarer dans des aventures qui dont autant d’impasses. Il se laisse alors malgré lui séduire par une femme – « elle avait un visage miséricordieux et pâle, comme d’amour » (13) – qui prend pitié de sa douleur et s’emploie à le consoler : « C’est une dame noble, belle, jeune et sage, apparue peut-être par volonté d’Amour, pour que ma vie connaisse le repos : Questa è una donna gentile, bella, giovane e savia, e apparita forse per volontade d’Amore, acciò che la mia vita si riposi » (VN, XXXVIII). Un débat s’élève alors dans l’âme du poète entre le cœur épris et l’âme raisonnable, dilemme bientôt résolu par le retour du refoulé, Béatrice en personne qui lui apparaît en une sorte rêve éveillé : « Contre cet adversaire de la raison, s’éleva un jour, presque à l’heure de none [encore le nombre neuf !], en moi une forte imagination. Il me sembla voir cette glorieuse Béatrice  avec ses vêtements rouge sang avec lesquels elle apparut pour la première fois à mes yeux. Elle me semblait aussi jeune que la première fois que je la vis. Alors je commençai à penser à elle » (VN, XXXIX). Pour cette trahison momentanée, suivie il est vrai d’un sincère repentir, Béatrice fera à Dante, lors de leurs retrouvailles au sein du paradis terrestre, au sommet de la montagne du Purgatoire, au seuil des royaumes célestes, une véritable scène de ménage : descendant du char d’Ezéchiel tiré par un Griffon, entouré du tétramorphe, précédé des vingt-quatre vieillards de l’Apocalypse, escorté par les Vertus théologales sous la forme de trois jeunes femmes dansantes, et des Vertus cardinales, quatre autres jeunes femmes tout aussi gracieuses, Béatrice, dont l’arrivée spectaculaire ne manque pas son effet, fait à Dante en larmes le récit de ses infidélités : « Aussitôt que je fus sur le seuil / de mon âge second, changeant de vie, / il me quitta pour se donner à d’autres. / Bien que montée de la chair à l’esprit / et grandie en beauté comme en vertu, / je lui devins moins chère et moins plaisante, / et il vira vers un chemin non-vrai, / suivant des biens dont l’image est factice / et qui ne tiennent que demi-promesses » (Purgatoire, XXX, 124-132). Cette déclaration faite publiquement devant la sainte assemblée couvre le poète de honte.
            Les doctes n’ont pas manqué de se pencher sur le récit de ces amours infidèles. Ne pouvant imaginer un instant que Dante ne saurait s’être abandonné jusqu’à situer une scène de jalousie aux portes du royaume des cieux, ils ont aussitôt allégorisé la donna gentile (ce qui signifie la noble dame, non la dame gentille…), sublimant par ce tour la présence charnelle dans l’immatérialité du concept. Ce sont les mêmes qui ont imaginé que Béatrice ne pouvait être une femme bien véritable, mais l’allégorie toute spirituelle de la béatitude céleste, qui affirment encore que la rivale post-mortem de Béatrice ne peut être, elle non plus, une femme, sans faire aussitôt tomber le poème mystique dans le mélodrame bourgeois. Il faut pourtant reconnaître qu’ils ont, cette fois, un argument de poids : Dante lui-même semble nous l’avouer dans un texte qu’il composa pendant l’exil, dans les années où il rédigeait également le De vulgari eloquentia, soit entre 1304 et 1307 (à partir de 1307, Dante consacre tous ses soins à la seule composition de l’Inferno), le Convivio ou Le Banquet. Cette œuvre inaugure une forme unique dans la littérature et la philosophie médiévale, qui témoigne surtout de l’absolue confiance que Dante avait en son propre génie, puisque, si le moyen âge fit du commentaire le genre philosophique par excellence, en revanche il était moins habituel de consacrer un ouvrage de philosophie au commentaire de ses propres poèmes (14). C'est pourtant ce que fait Dante dans le Convivio, continuant un procédé dont il avait déjà fait usage dans la Vita nova. Dante n’aurait pas imaginé ce procédé s’il n’avait pas été convaincu que l’inspiration poétique est une sorte de divination qui a la valeur d’une prescience : au commentaire d’en dévoiler le sens allégorique, et d’en tirer ainsi, par l’opération de la seule raison, la leçon philosophique. C’est ainsi que le livre II du Convivio s’ouvre sur un poème dédicacé au troisième ciel, qui est le ciel de Vénus, dont l’ascendant s’exerce sur les âmes amoureuses : « Vous dont l’esprit meut le troisième ciel, écoutez les raisons que j’ai au cœur, je ne sais les dire, tant elles me semblent nouvelles » (v. 1-3). Après avoir évoqué Béatrice, « une dame en gloire »,  « aux pieds de notre Seigneur », le poème de Dante fait intervenir une autre dame, dont on apprendra par la suite « qu’elle est miséricordieuse et bienveillante, sage et courtoise en sa grandeur » (v. 46-47), mais qui, pour le moment, éclipse Béatrice et occupe sa place dans le cœur du poète : « Or apparaît quelqu'un qui la [Béatrice] fait fuir, et me possède si puissamment que mon cœur tremble, à ce que l’on voit » (v. 20-22). Rassurons-nous : Dante n’est pas libertin et son infidélité est toute spirituelle. Dans le dernier chapitre, le chapitre XV, de ce second livre du Banquet, Dante nous apprend, délivrant le sens manifeste que dissimulait jusque là le voile de l’allégorie, que la rivale de l’ange de Dieu n’est autre que la philosophie elle-même : « Il faut donc savoir que cette Dame est la Philosophie, qui est vraiment une dame pleine de douceur, ornée d’honnêteté, admirable par son savoir, glorieuse de liberté » ; et, pour mieux enfoncer le clou, Dante conclut le même chapitre par ces mots : « Ainsi, à la fin de ce livre, je dis et affirme que la dame dont je m’étais épris après mon premier amour fut la très belle et honnête fille de l’empereur de l’univers, que Pythagore nomma Philosophie. »
            Soit. Ce n’était pourtant pas sur ce ton, non dénué de lourdeur et même un peu pédant – le Convivio, une œuvre laissée inachevée, est sans doute, de tous les ouvrages de Dante, le moins inspiré – que Dante évoquait, dans les derniers chapitres de la Vita nova, la gentile donna, belle consolatrice qui avait su divertir un moment l’amant endeuillé, avant que l’hallucination de Béatrice ensanglantée ne vienne remettre de l’ordre dans ce désordre amoureux (chap. XXXVI-XXXIX). Mais on peut toujours imaginer, comme les dantologues s’empressent de le faire, que la Séductrice qui motive les reproches que Béatrice fait à Dante lors de leur rencontre au paradis terrestre, n’est autre que la philosophie, la connaissance rationnelle détournant l’âme désirante de la contemplation mystique du mystère divin, objet de la vision béatifique dont Béatrice serait le symbole. Il est vrai que l’inspiration néoplatonicienne, qui est manifeste dans le Convivio, tend à légitimer cette interprétation, puisque le Banquet de Platon faisait d’Eros le souffle démonique qui inspire la méditation philosophique, tout désir humain, quelque soit l’illusion de son objet, étant désir de l’immortel, soit de la contemplation des formes intelligibles qui demeurent au-delà du devenir et sont seulement accessibles par l’âme recueillie en son intérieur et tout entière ramassée dans la connaissance de sa propre lumière. Il faudrait donc dire, que, pour Socrate comme pour Dante, du moins pour le Dante du Convivio, il n’y a de vraie béatitude que dans la philosophie, soit la connaissance rationnelle des essences enchaînées dans le développement dialectique de la démonstration. La scène de ménage qui attend Dante au chant XXX du Purgatoire ne serait donc qu’une forme allégorisée de la dispute toujours recommencée au moyen âge sur les dignités respectives de la philosophie et de la théologie, de la connaissance naturelle et de la connaissance révélée. Et si la béatitude dont Béatrice est la personnification est celle qui nous est donnée par la connaissance philosophique, et non de la vision béatifique, alors il faudrait dire que le pèlerinage de Dante s’efforce d’atteindre un bonheur terrestre et pratique, réalisable en ce monde, dans la cité des hommes, et non une extase surhumaine qui s’abîme dans la rose mystique de la Jérusalem céleste.
            Il faut en effet reconnaître que les références philosophiques de Dante vont en ce sens : l’Ethique à Nicomaque d’Aristote, qu’il connaît surtout par le commentaire qu’en a fait Thomas d’Aquin, La Consolation de Philosophie de Boèce (vers 524), une œuvre très répandue au moyen âge à laquelle il semble demander la force de surmonter la grande mélancolie qui l’accable depuis la mort de Béatrice, et qui lui a peut-être inspiré la personnification de la Philosophie sous l’aspect d’une noble Dame (15), enfin le De amicitia de Cicéron, proche du livre VIII de l’Ethique d’Aristote et destiné à devenir à la renaissance un classique de l’humanisme. L’ivresse amoureuse inspirée par les apparitions de la donna gentile serait donc l’amour de Dame Philosophie, qu’il faudrait entendre dans les termes d’une philosophie pratique et simplement humaine, dénuée de toute révélation, une morale et une politique dont la fin suprême serait la concorde et l’amitié entre les hommes. Le livre IV du Convivio creuse davantage dans cette direction, tout entier consacré à la philosophie pratique qui seule est en mesure de donner aux hommes la vraie noblesse : « Par ma Dame j’entends toujours celle qui est dite dans le précédent propos, c'est-à-dire cette très forte lumière, la Philosophie, dont les rayons font dans les fleurs bourgeonner et fructifier la vraie noblesse des hommes » (Conv. IV, 1). Et le quatrième livre du même Banquet continue sur le même ton, en faisant d’Aristote « le maître et le prince de la raison humaine », philosophe moral qui assigne à la philosophie la tâche de connaître le souverain bien, que tous les hommes désirent atteindre en cette vie, la béatitude et l’égalité de l’âme magnanime, qui valent pour cette vie, non pour l’au-delà. Et c'est exclusivement la philosophie morale de l’antiquité, sans qu’il ne soit jamais fait référence à l’Ecriture, qui occupe la suite du livre, par l’évocation approximative – il semble que l’éducation philosophique de Dante laisse à désirer – de Zénon et des Stoïciens, d’Epicure et des Epicuriens, de Socrate et Platon et des Académiciens, c'est-à-dire de l’école des Sceptiques (IV, 6), à moins que ce ne soit d’Aristote et des Péripatéticiens, autant de morales païennes qui sont par Dante élevées au pinacle. Il va même jusqu’à les comparer – contre toute la tradition patristique qui condamnait dans le stoïcisme un péché d’orgueil qui exalte la volonté sans la grâce et dans l’épicurisme la bestiale concupiscence de la chair – aux trois vertus théologales qui sont, aux yeux des chrétiens, des dons de la grâce à la créature sauvée du péché par le sacrifice du Fils de Dieu : « Notre foi tire son origine de la philosophie [c'est-à-dire de la sagesse des Païens] ; l’espérance en découle, qui est désir de ce qui est prévu ; et l’opération de la charité en découle. Par ces trois vertus, l’on monte philosopher dans ces Athènes célestes, les Stoïciens, Péripatéticiens et Epicuriens concourent en une volonté humaine à la recherche de la vérité éternelle » (Conv. III, 14). Plus loin, au livre IV du même Banquet, il semble aller plus loin encore en comparant les mêmes trois sagesses païennes aux trois Marie – Marie-Madeleine, Marie-Jacobé et Marie-Salomé – venues, après la résurrection, devant le tombeau désormais vide : « Par ces trois femmes, on peut entendre les trois écoles de la vie active, c'est-à-dire les Epicuriens, les Stoïciens et les Péripatéticiens, qui vont au monument, c'est-à-dire au monde présent qui est la demeure des choses corruptibles ; ils demandent le Seigneur, c'est-à-dire la béatitude, et ne la trouvent pas. Mais ils trouvent un jeune homme en vêtements blancs, qui selon le témoignage de Matthieu et des autres, était un ange de Dieu » (IV, 22). Il se peut toutefois que le blasphème ne soit qu’apparent, car en cette allégorie la philosophie païenne n’est figurée que pour illustrer l’aveu de son ignorance : devenue muette devant le mystère divin de la résurrection, la philosophie rationnelle doit s’effacer pour laisser la place à la révélation. Ces audaces ne sont peut-être qu’apparentes, la philosophie des anciens n’étant ici invoquée que pour ce qu’elle conduit l’esprit jusqu’aux limites de la connaissance rationnelle, en ce point où la raison doit abdiquer devant la foi, et où les morales élaborées par le génie de l’homme doivent disparaître pour que puissent se manifester les trois dons de la grâce que sont la foi, l’espérance et la charité. Tel était en effet le sens du texte qui précédait immédiatement les lignes que nous avons plus haut citées : « Le regard de Dame Philosophie fut généreusement disposé pour nous, non seulement pour qu’on voie le visage qu’elle nous montre, mais pour qu’on désire acquérir les choses qu’elle nous tient cachées. Aussi, de même que grâce à elle on voit par raison beaucoup de ces choses, – ce qui sans elle semblerait miraculeux – de même, l’on croit grâce à elle que tout miracle peut avoir sa raison dans un plus haut intellect, et par conséquent peut être en fait. Notre foi tire son origine…. etc » (ibid. : III, 14) : ainsi la philosophie ne vaut que parce qu’elle conduit la raison jusqu’au point où celle-ci doit faire l’aveu de son propre dépassement, la connaissance dans la foi, la certitude dans l’espérance et la flamme de l’intelligence dans le feu de la charité.
            Il demeure néanmoins que la philosophie pratique semble parfois usurper chez Dante la dignité de la révélation chrétienne, l’éloge fait par le poète de la sagesse païenne semblant alors anticiper les textes des humanistes de la renaissance du XVe siècle. C’est ainsi que Dante, toujours friand d’analogies conformément à la démarche symbolique de la pensée médiévale, avance, au livre II du Banquet, chapitre XIV, une étrange comparaison : « Le ciel Cristallin, qui est nommé ci-dessus Premier Mobile, peut manifestement être comparé à la Philosophie morale ». Laissons les arguments qui conduisent à cette comparaison, et ne retenons que son accent hérétique : en élevant la philosophie morale, ou pratique, au dixième ciel qui contient tous les autres et qui est le suprême édifice du monde (16), Dante accorde à la vie active la première place et lui subordonne la vie contemplative ; il fait, contre l’Evangile, Marthe plus sage que Marie, et contre l’Eglise, l’engagement des laïcs dans le siècle plus digne et valeureux que la vie des clercs, consacrée à la prière et à la méditation. Il est incontestable que Dante fut tenté un moment par une inspiration plus humaniste que chrétienne, et son intérêt pour la philosophie politique, dont le De Monarchia sera le fruit, en est un autre symptôme. En cette charnière du Duecento et du Trecento, Averroès, commentateur d'Aristote, exerce une puissante influence. Dante le connaissait au moins par Guido Cavalcanti, son ami de jeunesse auquel Boccace consacrera un conte du Décaméron, et dans lequel il fait de ce seigneur hautain et mélancolique  un sectateur d’Epicure et un athée (17). On ne sait trop comment se fit l’initiation de Dante, après la mort de Béatrice, à la philosophie, mais il est certain que ce fut une étape importante dans l’histoire de son esprit. Dante lui-même fait le récit, dans le Convivio (II, 12), de ce moment de son itinéraire : « Je me mis à lire le livre peu connu de Boèce, où, malheureux et chassé par les hommes, il s’était consolé. Entendant dire aussi que Cicéron avait écrit un autre livre où, traitant de l’Amitié, il avait dit certaines paroles de Lélius, homme exceptionnel, lors de la mort de son ami Scipion, je me mis à le lire. Bien qu’il me fût d’abord difficile de pénétrer leur sens j’y pénétrais enfin, autant que le permettaient la connaissance que j’avais du latin et mon peu d’intelligence […] Cherchant à me consoler, je trouvai non seulement un remède à mes larmes, mais des paroles d’auteurs, de sciences et de livres. Les considérant, j’avais bien lieu de juger que la Philosophie, qui était la dame de ces auteurs, de ces sciences et de ces livres, était une très grande chose. Je l’imaginais comme une grande dame et ne pouvais lui trouver d’action que miséricordieuse […] Poussé par cette imagination, je commençai à aller là où cette dame se montrait vraiment, c'est-à-dire dans les écoles des religieux et les disputations des philosophes. De sorte qu’en peu de temps, trente mois peut-être, je commençai à éprouver tant de douceur émanant d’elle, que son amour chassait et détruisait toute autre pensée ». A cette époque, entre 1290 et 1292, c'est-à-dire entre la mort de Béatrice et la composition de la Vita nova, Dante dut fréquenter l’école franciscaine de Santa Croce, où officiait, mais avant 1290, Pier di Giovanni Olivi (1248-1298) (18), et l’école dominicaine de Santa Novella, où enseignait Remigio dei Girolami (1247-1319), dont le thomisme rigoureux ne semble guère correspondre à l’éclectisme philosophique de Dante (19). Il put aussi aller écouter à Bologne (20) les leçons du vieux Taddeo Alderotti (1215-1295) (21), Florentin, dont l’enseignement était plus tourné vers la philosophie naturelle, et qui subissait probablement l’influence de l’averroïsme (22).
            Bien évidemment, l’épisode philosophique dont Dante nous fait le récit dans le Convivio se détourne considérablement de l’inspiration poétique du dolce stil nuovo, comme  de l’extraordinaire imagination mystique qui a donné naissance au cosmos symbolique de la Commedia. La leçon que Béatrice avait léguée au poète après sa mort n’était pas aisément déchiffrable. Dante ne savait encore si le chemin de la béatitude, dont Béatrice avait miraculeusement ouvert la perspective, devait le conduire à la terre ou au ciel. La philosophie politique de Dante, dont la préoccupation ne fut jamais absente pendant les longues vingt années de l’exil, témoigne pour le choix d’une sagesse pratique, qui travaille à la réalisation du souverain bien dès cette vie terrestre, dans la cité des hommes. Pourtant la Vita nova, du moins dans ces derniers chapitres, semble indiquer que Dante finit par se lasser de ses recherches philosophiques, le fantôme de Béatrice qui revêt pour cette apparition la robe rouge sang qui fut la sienne lors de la première rencontre de ceux qui n’étaient alors que des enfants, le détournant des sciences mondaines et le convertissant vers une toute autre recherche, semblable à celle des pèlerins qui se dirigent vers Rome pour y contempler la Véronique, une connaissance purement contemplative et intuitive, la vision béatifique du visage éternellement rieur de la très sainte Béatrice. Il semble ainsi qu’il y ait une tension, perceptible dans la fin de la Vita nova, entre la voie rationnelle de la philosophie et la création de l’imagination poétique. Ce n’est pourtant qu’une apparence, et il y a là sans doute matière à discussion. En suivant cette piste, nous serions conduit  à distinguer, entre les œuvres de Dante, les traités de théorie poétique – la Vita nova et le De vulgari eloquentia – les textes de philosophie pratique, morale et politique – le Convivio et le De Monarchia – et le texte de pure création, en lequel il faut bien reconnaître que seul s’exprime pleinement tout le génie de Dante – la Commedia, qui accomplit enfin le projet formulé dès les années de jeunesse : « dire d’elle ce que jamais l’on a dit d’aucune ». En renonçant à achever le Convivio – Dante n’a écrit que quatre livres là où le plan primitif prévoyait quinze traités ! – le poète ne prend-il pas conscience que ce n’est pas à la philosophie qu’il appartient de faire vivre éternellement Béatrice, mais bien à la poésie ?

 


NOTES

1- Cette ballade est particulièrement représentative de l’inspiration cavalcantienne : « Puisqu’il faut que j’éprouve de la douleur au cœur, / que je ressente pour tout plaisir un feu ardent  / et que je tombe d’énergie en abattement, / je vais dire comment j’ai perdu toutes mes forces. / Je sais que mes esprits sont morts / et que mon cœur, attaqué, n’a que peu de vie ; / si la mort ne m’était une joie, / je ferai de pitié pleurer Amour. / Mais, contraint par la folie qui m’a saisi, / Je perds toute conscience de moi-même / pour atteindre une autre condition, / tant que je ne puis exprimer tout mon tourment : / j’en suis tout égaré / car Amour me perce le cœur, / emportant avec lui tout mon pouvoir » (d’après Eric Auerbach, Ecrits sur Dante, Macula, 1998, p. 83.

2- Dans le chapitre qu’il consacre au « Mythe de Vénus » (p. 318-331), dans sa grande étude Dante humaniste, Les Belles Lettres, 1952, Augustin Renaudet inverse le mouvement de ce dévoilement : loin de reconnaître la résurgence d’une divinité païenne au sein du monde chrétien, l’auteur s’emploie au contraire à montrer comment la Vénus de la Commedia est entièrement soluble dans la Somme théologique de Thomas d’Aquin. Au terme de cette analyse, la mère d’Eros finit par s’effacer au profit de la Vierge Marie, objet de la mystique bernardienne.

3- Anders Nygren, Eros et Agape, Cerf, 2009 [1930-1937].

4- Dante ne connaissait pas le Banquet ; mais la mystique platonicienne de l’amour lui est parvenue par la médiation du néoplatonisme, qui lui-même n’était pas étranger à l’inspiration de la Fin’amor.

5- Dante, sur la fin de sa vie, fut généreusement accueilli à Ravenne par Guido Novello da Polenta, petit-fils de Guido da Polenta et neveu de Francesca. Il demeura à Ravenne les trois dernières années de sa vie, de 1318 à 1321, et y mourut.

6- Dans le même sens, dans l’épître XIII adressée à Cangrande della Scala, Dante précise la raison qui lui a fait choisir la langue vulgaire pour écrire la Commedia : « Quant au langage, il est familier et humble parce que c’est la langue vulgaire dans laquelle s’expriment aussi les femmes du peuple. »

7- Admirable image de la forge locutoire du Verbe qui imprime sa forme au métal en fusion de la voix chantante.

8- « Venons-en maintenant aux Toscans, lesquels, obnubilés par leur folie, semblent s’arroger le privilège du vulgaire illustre. Et ce n’est pas seulement la plèbe qui soutient cette sotte prétention, mais plusieurs hommes célèbres ont été du même avis […] Et puisque les Toscans ont été plus que d’autres atteints par cette ivresse ravageuse, il y a lieu de contrecarrer leur prétention par un examen de chaque parler municipal » (DVE, I, 13).

9- « Expliquons d’abord ce que nous entendons par l’épithète illustre et pourquoi nous l’appliquons au vulgaire. Nous appelons illustre quelque chose qui illumine et qui, illuminé, resplendit […] Et le vulgaire dont nous parlons est rehaussé par la culture et le pouvoir, et rehausse ses adeptes par l’honneur et par la gloire » (DVE, I, 18).

10- Selon le dominicain Humbert de Romans (XIIIe siècle), « de même que dans le monde il y a une partie supérieure, le ciel, et une partie inférieure, la terre, que, dans l’homme, il y a une partie plus compréhensive, l’âme, et une partie moins compréhensive, le corps […], de même, parmi les chrétiens, il y a deux genres d’hommes : les clercs qui sont supérieurs en dignité et plus intelligents par la science, et les laïcs » : cité par Ruedi Imbach, Dante, la philosophie et les laïcs, Editions universitaires de Fribourg, Cerf, 1996, p. 10-11.

11- « Nous appelons vulgaire la langue que les enfants, au moment où ils commencent à articuler les sons, apprennent des personnes de leur entourage ; bref, le vulgaire est la langue que nous avons assimilée en imitant notre nourrice et sans suivre aucune règle […] Nous avons en réalité une seconde langue, le latin, que les Romains ont appelée grammatica […] La langue vulgaire est la plus noble de ces deux langues, parce que c’est la première langue parlée par le genre humain, parce que monde entier s’en sert (avec des prononciations et des mots différents, il est vrai) et parce que c’est la façon naturelle de s’exprimer, tandis que l’autre langue est artificielle » (DVE, I, 1).

12- On sait que l’adolescence est le premier âge de la vie humaine, qu’il dure jusqu’à vingt-cinq ans environ, et que l’âme s’y emploie surtout à accroître et embellir le corps, tandis que la raison est encore privée du parfait discernement : Convivio, IV, 24. Le chapitre suivant, le 25, ajoute que l’adolescence est gouvernée par la vergogne, c'est-à-dire à la fois par la stupeur, la pudeur et la honte ; cet âge est aussi celui où l’âme jouit de son union à un corps sain et vigoureux.

13-Vita nova, XXXVI.

14- « Dans le Convivio, Dante inaugure une forme jusque là inconnue. Les commentaires latins des Saintes Ecritures,  d’Aristote, du Livre des Sentences de Pierre Lombard étaient certes admis comme outils de l’enseignement philosophique ; mais donner un commentaire, en italien, de ses propres poèmes italiens, qui eux-mêmes traitaient de ses propres mouvements passionnels, c’était une audace presque présomptueuse dans une œuvre encyclopédique et philosophique, et la justification à laquelle Dante se livre tout au long du premier traité n’a rien d’un pur exercice rhétorique. Elle ne dissimule pourtant pas, sous ses déductions et ses périphrases scrupuleuses, la fière opinion que Dante avait de lui-même et de son entreprise » : Erich Auerbach, Ecrits sur Dante, Macula, 1998, « Dante poème du monde terrestre », « III. Le sujet de la Comédie », p. 99-100. Il faut reconnaître toutefois que la forme adoptée ici par Dante est moins originale qu’il paraît : si on ne la trouve guère dans la littérature d’occident, elle est en revanche fréquente dans la philosophie comme dans la mystique arabes. Telle est, par exemple, la forme du très beau Traité sur l’amour d’Ibn Al-‘Arabi, 1165-1240 (introd. trad. et notes par Maurice Gloton, Albin Michel, 1986). Il est bien possible que le génie de Dante soit l’héritier non encore reconnu de la philosophie – ou poético-philosophie – de l’amour telle qu’elle a été méditée et approfondie par la spiritualité du soufisme. Ce serait cette inspiration, qui ne pouvait pas être méconnue dans la cour très sicilienne de Frédéric II, qui aurait redonné vie et vigueur à l’inspiration de la fin’amor, alors étouffée et contrainte par le formalisme et le maniérisme qui régnaient à la cour.

15- Boèce, Consolation de Philosophie, I, 1 : « Je vis apparaître à mes côtés au-dessus de la ma tête, une femme dont l’aspect inspirait la plus grande vénération : elle avait des yeux ardents et plus perçants que la vision du commun des hommes, son teint était vif et sa vigueur inépuisable, bien quelle fût si chargée de siècles qu’il était impossible de la croire de notre temps. »

16- Convivio, II, 3 : « Le ciel tranquille et pacifique du Cristallin est le lieu où se trouve la suprême Déité, qui est seule à se voir complètement. C’est le lieu des esprits bienheureux, selon ce que déclare la Sainte Eglise […] C’est le suprême édifice du monde, en quoi le monde entier est enfermé et au-dehors duquel il n’y a rien ; il n’est pas dans un lieu, mais fut seulement formé dans le premier Esprit, que les Grecs appellent Protonoé. C’est cette splendeur dont parle le Psalmiste, quand il dit à Dieu : Par-dessus les cieux est élevée ta magnificence. »

17- Boccace, Décaméron, VI, 9 : « Guido Cavalcante dei Cavalcanti était un des meilleurs logiciens qu’il y eût au monde, un philosophe de grande classe, expert dans les sciences de la nature […] J’ajoute que, vu la sympathie du philosophe pour les théories d’Epicure, on chuchotait communément que sa doctrine avait pour unique objet de prouver que Dieu n’existe pas ».

18- Pietro di Giovanni Olivi est un prédicateur et théologien franciscain, proche du mouvement des Spirituels qui, au nom de la pauvreté du Christ, condamnaient l’enrichissement de l’Eglise, et influencé par la spiritualité joachimite. Il fut professeur de théologie au couvent franciscain de Santa Croce, à Florence, où l’on s’accorde à penser qu’il fit la connaissance du jeune Dante.

19- C’est là du moins la leçon de Bruno Nardi, dans son grand article « Sviluppo dell’arte et del pensiero di Dante » (Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, T. 14, No. 1, Mélanges Augustin Renaudet, 1952, p. 36) : « S'è parlato anche delle scuole domenicane di S. Maria Novella, ove insegnava Remigio de' Girolami ; ma il tomismo di questo s'accorda assai poco coll'eclettismo filosofico del Convivio ». Ce jugement peut sembler toutefois bien rapide. On comprendra mieux l’influence de Remigio dei Girolami sur Dante en lisant le magnifique chapitre de Kantorowicz dans Les Deux corps du roi, essai sur la théologie politique du moyen âge, in Œuvres, « Quarto », Gallimard, 2000, p. 979-980 : le professeur dominicain enseignait un « corporatisme extrême et radical », qui soumettait totalement l’individu aux fins suprêmes de la collectivité politique, corporation ou cité. Sur Remigio, voir encore James Henderson Burns, Histoire de la pensée politique médiévale, PUF, 1993, p. 562-563, qui souligne également « la subordination de l’individu aux besoins communs ». Ce thème de la valeur absolue de la communauté politique exerce une influence évidente sur le De Monarchia de Dante.

20- Dans le sonnet 51 des Rime, Dante témoigne de son séjour à Bologne, confessant l’erreur d’avoir admiré la célèbre tour penchée que les Bolonais surnomme la Garisenda, mais d’avoir manqué stupidement la beauté d’une Dame dont il fit la connaissance : « Jamais ne pourraient faire amende / de leur grave erreur mes yeux, s’il / ne s’aveuglaient, puisqu’ils ont vu : La Garisenda au beau panorama / et n’ont pas reconnu, pour leur malheur / celle qui est la plus belle dont on parle. »

21- Taddeo Alderotti enseignait la médecine depuis 1260 à l’Université de Bologne. Il est cité par Dante au chant XII du Paradis, vers 83, comme exemple d’un savant qui s’est épuisé à connaître les choses terrestres, et opposé, à son désavantage, à saint Dominique, qui ne s’est justement occupé de connaître que les choses célestes. On le rencontre également dans le Convivio (I, 10), à propos de sa traduction en vulgaire de l’Ethique à Nicomaque, traduction que Dante juge laide et manquée.

22- Sur le parcours intellectuel du jeune Dante, voir Bruno Nardi, « Sviluppo dell’arte et del pensiero di Dante », Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, T. 14, No. 1, Mélanges Augustin Renaudet (1952), pp. 35-37.

 

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