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SPINOZA
La plénitude de ce monde :
1- Le Cas Spinoza
2- La critique des superstitions
3- « Deus sive Natura »
4- « Le désir est l’essence même de l’homme »
5- Une société de raison
6- « Nous sentons et nous éprouvons que nous sommes éternels »
VALERY
WINCKELMANN
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SPINOZA ET LA PLENITUDE DE CE MONDE
2- La critique des superstitions
Bien des lecteurs, appâtés par la réputation sulfureuse de celui qu’on nommait dès 1670, après la publication du Traité théologico-politique, « l’Athée Spinoza », ont été bientôt rebutés par le système aride et démonstratif de l’Ethique, publiée quelques mois après sa mort. Le premier problème que pose à son lecteur cette « forteresse conceptuelle », pour employer une image assez répandue (1), est d’en trouver la porte d’entrée. Cette question a par ailleurs une valeur universelle : comprendre une philosophie, c’est toujours la comprendre ab initio, depuis l’intuition première qui la fonde, depuis l’événement originaire qui l’institue. Dans une magnifique conférence prononcée à Bologne en 1911, après avoir expliqué qu’il faut, pour comprendre une philosophie, apprendre à l’habiter, et non point seulement la considérer comme un système que l’on peut décrire de l’extérieur, Bergson ajoutait : « A mesure que nous cherchons davantage à nous installer dans la pensée du philosophe au lieu d’en faire le tour, nous voyons sa doctrine se transfigurer. D’abord la complication diminue. Puis les parties entrent les unes dans les autres. Enfin tout se ramasse en un point unique, dont nous sentons qu’on pourrait se rapprocher de plus en plus quoiqu’il faille désespérer d’y atteindre » (2). Pour mieux expliquer sa pensée, Bergson prend alors deux exemples, dont Berkeley est le second, et le premier précisément Spinoza : « Je ne connais rien de plus instructif que le contraste entre la forme et le fond d’un livre comme l’Ethique : d’un côté ces choses énormes qui s’appellent la Substance, l’Attribut et le Mode, et le formidable attirail des théorèmes avec l’enchevêtrement des définitions, corollaires et scolies, et cette complication de machinerie et cette puissance d’écrasement qui font que le débutant, en présence de l’Ethique, est frappé d’admiration et de terreur comme devant un cuirassé du type Dreadnought (3) ; de l’autre, quelque chose de subtil, de très léger et de presque aérien, qui fuit quand on s’approche, mais qu’on ne peut regarder, même de loin, sans devenir incapable de s’attacher à quoi que ce soit du reste, même à ce qui passe pour capital, même à la distinction de la Substance et de l’Attribut, même à la dualité de la Pensée et de l’Etendue » (4). Bergson pense ici à l’intuition centrale de l’Ethique, la source vive qui anime l’appareil démonstratif des propositions, et qui lui permet de lire Spinoza en rapprochant l’expérience de l’éternité au livre V de l’Ethique du sentiment de la durée, qui est l’intuition première qui se trouve à l’origine de la pensée de Bergson lui-même. Ce rapprochement entre deux intuitions philosophiques, qui s’enrichissent l’une par l’autre, est fort éclairant, mais trop purement spéculatif pour que nous puissions, dès maintenant, en apprécier la pertinence. Il nous est plus facile, mais sans doute aussi moins profond, de chercher l’intuition originaire de la pensée de Spinoza du côté de l’expérience plutôt que du côté de la pensée, du côté de la biographie plutôt que de celui du système. A l’origine de toute philosophie, il est sans doute possible de trouver un acte de rupture. Descartes, dans le Discours de la Méthode, qui avait à ses yeux la valeur d’une histoire de son esprit (5), rapporte comment la double désillusion née de l’arbitraire de l’enseignement puis de l’irrésolution du voyage l’a progressivement conduit à ne chercher la vérité qu’en lui-même. La rupture, pour Spinoza, fut plus brutale. Spinoza est né en 1632 (la même année que Vermeer et Leeuwenhoek) à Amsterdam, dans une famille marrane qui avait fui l’Espagne, puis le Portugal, en 1492, quand Isabelle la Catholique (6) et Ferdinand d’Aragon prirent le parti insensé de chasser les Juifs de leurs terres. Sa famille était bien insérée dans la communauté juive d’Amsterdam, et son père était un marchand plutôt aisé qui faisait le commerce des grains et des épices avec l’Espagne, le Portugal et les Côtes des Barbaresques (Maghreb). Il semble que Baruch – que l’on prénommait Bento quand il était encore membre de la communauté juive d’Amsterdam – suivit dès 1639 (il avait alors sept ans) l’enseignement religieux dispensé par le rabbin : lecture et explication de la Bible, récitation en hébreu et traduction en espagnol ; en revanche, il ne suivra pas l’enseignement des classes supérieures (cinquième et sixième niveau à partir de quinze ans : le Talmud, soit les grands commentaires de la tradition) réservé à ceux qui se destinaient à devenir rabbins. Il acquiert cependant une connaissance suffisante de l’hébreu et de la Bible pour surpasser la plupart des apologistes catholiques qui ne connaissaient que le texte latin, parfois le texte grec, mais ne lisaient pas l’hébreu. On ne sait pas très bien quel fut le parcours intellectuel, le « discours de la méthode », de l’adolescent Spinoza, ni comment s’est formée sa pensée. Il éprouva sans doute très vite le besoin de s’affranchir du carcan intellectuel de la confrérie éducative du Talmud Torah. Cette exigence intellectuelle précoce put sans doute se satisfaire dans l’extraordinaire mélange des religions et des peuples, dans une relative liberté d’opinions, qui composait alors la société d’Amsterdam, qu’on surnommait Cosmopolis (c’était le lieu d’édition qu’imprimaient les libraires sur les ouvrages clandestins pour échapper aux recherche de la censure) et qu’on comparaît volontiers à la Tour de Babel. Certains supposent qu’il connut très tôt Franciscus van den Enden (1602-1674), élève des Jésuites, devenu libre penseur, admirateur de l’antiquité et partisan d’une démocratie radicale. Van den Enden ouvre en 1650 (Spinoza a 18 ans) une librairie qui attire les esprits curieux, libres de toute confession. Intellectuel entreprenant mais homme d’affaires médiocre, son petit commerce fait faillite deux ans plus tard, en 1652. Il ouvre aussitôt une école, en plein centre d’Amsterdam, où il enseigne avec talent le latin et le grec, ainsi que la philosophie moderne (Bacon, Hobbes, Descartes), et réussit à convaincre la bourgeoisie fortunée de lui confier l’éducation de ses enfants. Il est évident que Spinoza, pour sortir de l’horizon de la seule culture juive, avait besoin d’apprendre le latin, qui lui donnait accès à la totalité des ouvrages savants, et pouvait ainsi décloisonner l’horizon limité du portugais, sa langue naturelle, que complétaient un peu d’espagnol et d’hébreu. Avec Van den Enden, dont il fut rapidement assez proche, Spinoza découvrait un autre monde, qui décuplait son appétit de savoir et enflammait son intelligence. Cette rencontre marque sans doute l’origine du processus intellectuel qui conduisit Spinoza à devenir ce qu’il était (7). En 1654, son père, Michael Spinoza, meurt, et le jeune Baruch doit reprendre l’affaire familiale avec son frère Gabriel. Il ne le fit sans doute qu’à contrecœur, tant il est difficile, partagé entre la philosophie et le commerce, de servir ces deux maîtres à la fois. Gagner de l’argent mais risquer de perdre sa vie, ou chercher la vraie vie mais risquer de vivre dans une relative pauvreté, tel est le dilemme hautement philosophique qui se pose à tous ceux qui se présentent au seuil de la vraie vie. C’est ce que Spinoza nous rapporte lui-même, dans un petit traité qu’il composera plus tard, vers 1660, après que le saut ait été accompli : Tractatus de intellectus emendatione, Traité de la réformation (presque de la restauration) de l’intelligence, ou de la faculté de discernement. Les premières lignes posent admirablement l’alternative que nous venons d’évoquer : « Je me décidai à rechercher s’il n’y avait pas quelque chose qui fut un bien véritable, capable de se communiquer, que l’âme, rejetant tout le reste, pût être affectée par lui seul ; quelque chose dont la découverte et l’acquisition me donneraient pour l’éternité la jouissance d’une joie suprême et continue (in aeternum fruerer laetitia). Je dis “finalement je me décidaiˮ : à première vue, en effet, cela semblait déraisonnable de vouloir renoncer à quelque chose de certain pour quelque chose d’incertain. Je voyais les avantages que nous procurent les honneurs et les richesses ; mais je voyais aussi qu’il me fallait en abandonner la poursuite si je voulais m’appliquer sérieusement à cette autre et nouvelle recherche. Or je voyais bien que si jamais la félicité suprême était contenue dans les honneurs et les richesses, il me faudrait en être privé ; mais si, par contre, elle n’y était pas contenue et que je les poursuivisse exclusivement, je me priverai à jamais de la félicité suprême. » Spinoza ne serait pas devenu lui-même s’il avait choisi les affaires et laissé tomber la philosophie, mais il n’aurait pas agi non plus en accord avec lui-même s’il avait choisi autrement qu’il n’a fait. C’est ainsi que nous ne devenons que pour comprendre ce que nous avons toujours été, et que la vraie liberté ne réside pas dans l’offre des choix, mais au contraire dans l’obéissance à la détermination intérieure qui nous intime l’ordre de devenir ce que nous sommes : « Cette chose est dite libre qui existe par la seule nécessité de sa nature et se détermine par soi seule à agir » (Eth. I, déf. 7). Par la suite, ayant oublié la violence de l’engagement, nous nous mentons à nous-mêmes en nous persuadant que nous avons librement délibéré, et finalement opté pour le choix qui nous semblait le plus raisonnable. Mais, en vérité, il n’y a rien de tel : nous avons choisi parce que nous éprouvions intimement l’impératif qui nous commandait de le faire, et qui est véritablement, selon Spinoza, la voix de Dieu, ou de la nature. Et s’il fallait le refaire, nous referions ce chemin. Il n’est rien de plus nécessaire que les choix de la liberté.
Il est vrai que le jeune Bento, comme on le surnommait affectueusement dans le sein de la communauté, plus formellement nommé Baruch, et qui est alors sur le point de devenir Benedictus, a été puissamment aidé par les circonstances dans le choix qu’il devait faire de toute éternité : le 27 juillet 1656, le rabbin Saül Levi Morteira (8), dont on dit qu’il s’était attaché à cet élève extraordinairement doué dans la yechiva où il lui enseigna le Talmud, prononça le texte suivant, qu’on dit herem en hébreu, et qui est l’équivalent de ce que les catholiques nomment l’excommunication : « A l’aide du jugement des saints et des anges, nous excluons, chassons, maudissons et exécrons Baruch de Spinoza avec le consentement de toute la sainte communauté, en présence de nos saints livres et des six cent treize commandements qui y sont enfermés. Nous formulons ce herem comme Josué le formula à l’encontre de Jéricho. Nous le maudissons comme Elie maudit les enfants et avec toutes les malédictions que l’on trouve dans la Loi. Qu’il soit maudit le jour ; qu’il soit maudit la nuit ; qu’il soit maudit pendant son sommeil et pendant qu’il veille. Qu’il soit maudit à son entrée et qu’il soit maudit à sa sortie. Veuille l’Eternel ne jamais lui pardonner. Veuille l’Eternel allumer contre cet homme toute sa colère et déverser sur lui tous les maux mentionnés dans le livre de la Loi ; que son nom soit effacé dans ce monde et à tout jamais, et qu’il plaise à Dieu de le séparer de toutes les tribus d’Israël, l’affligeant de toutes les malédictions que contient la Loi. Et vous qui restez attachés à l’Eternel, votre Dieu, qu’Il vous conserve en vie ! » (9) Il était en outre interdit à tout membre de la communauté d’avoir la moindre relation, ni écrite ni verbale, avec le répudié. Ce qui simplifiait considérablement le choix entre la philosophie et les écoles de commerce : Baruch ne pouvait plus travailler dans l’entreprise familiale avec son frère Gabriel, et devait trouver par lui-même ses propres moyens de subsistance. Il apprit à tailler des lentilles, divertissement alors prisé des intellectuels et amateurs d’optique, ce qui lui permit de gagner sa vie, plutôt mal que bien, mais sans dépendre de personne. Le herem prononcé contre Spinoza est d’une exceptionnelle violence. La communauté amstellodamoise s’était constituée autour de 1600, avec un contingent de réfugiés fuyant le Portugal. Elle n’avait donc qu’un demi-siècle d’ancienneté et, encore fragile, devait se prémunir contre toute dissension interne comme externe. D’autres herems, dont certains connurent de graves conséquences – je pense au suicide d’Uriel da Costa en 1640 – ont été prononcés avant celui de Spinoza, mais ce dernier est animé d’une véhémence singulière. Qu’avait fait Baruch pour encourir la colère des rabbins ? Le conseil de la Synagogue (Mahamad) justifiait en ces termes le bannissement : « Les messieurs du Mahamad vous font savoir qu’ayant eu connaissance depuis quelque temps des mauvaises opinions et de la conduite de Baruch de Spinoza, ils s’efforcèrent par différents moyens et promesses de le détourner de la mauvaise voie. Ne pouvant porter remède à cela, recevant par contre chaque jour de plus amples informations sur les horribles hérésies qu’il pratiquait et enseignait et sur les actes monstrueux qu’il commettait et ayant de cela de nombreux témoins dignes de foi qui déposèrent surtout en présence dudit Spinoza qui a été reconnu coupable, les Messieurs du Mahamad décidèrent que ledit Spinoza serait exclu et écarté de la maison d’Israël. » Les « hérésies » en question pouvaient être de nature purement rituelle, comme le non-respect des interdits alimentaires, du sabbat, la non-participation aux prières collectives, etc. Mais le ton du herem laisse entendre que la rupture était plus profonde, et que le divorce était spirituel. Spinoza, qui n’était certainement pas présent dans la Synagogue le jour où fut prononcé son bannissement, s’était sans doute depuis quelques années distancié des croyances de la communauté, sans retour possible. Il avait alors 24 ans, et c’est un âge où un esprit de sa trempe sait déjà où il veut aller, même s’il ne connaît pas encore le chemin qui l’y conduira. L’excommunication pouvait fort bien être temporaire, se résoudre au bout de quelques jours au prix d’une amende ou de quelque pénitence, ou bien en raison du repentir de l’exclu venu implorer son pardon. Chacun avait dû comprendre qu’il ne fallait guère s’attendre au moindre mea culpa de la part de Spinoza, que le divorce était irrémissible, et que les voies du philosophe ne croiseraient plus jamais celles de la Synagogue, ni celles d’aucune autre Eglise, comme le laissait deviner la réputation d’athéisme qui accompagnait déjà le penseur solitaire.
Désormais, Spinoza vécut modestement, délaissant Amsterdam pour la campagne, s'installant à Rijnsburg (1661-1663), près de Leyde dont il fréquentait l’Université, l’une des plus accueillantes à la philosophie contemporaine, et particulièrement à celle de Descartes. Rijnsburg était surtout le premier foyer du mouvement des Collégiants, une fois qu'il avait pris conscience de lui-même et s'était organisé. Les Collégiants refusaient l'autorité du pasteur, auquel on concédait traditionnellement le monopole de la parole au sein de la communauté, et permettaient à chacun, dans le respect de la diversité des opinions et le droit de parole étant égal pour tous, de s'exprimer librement. Spinoza se reconnut dans ce climat de tolérance, et rencontra parmi les Collégiants nombre de ceux qui devinrent des amis proches : Albert Burgh (qui rompit par la suite brutalement avec le philosophe), Louis Meyer, Adriaan Koerbagh, Franciscus van den Enden, le savant allemand Henry Oldenburg... Vers avril 1663, Spinoza se rapprocha de La Haye, à Voorburg d’abord, puis dans la ville même où il mourut en février 1677, à l’âge de 45 ans. Il semble qu’il n’ait plus eu la moindre relation avec sa famille, ni avec les membres de la communauté juive, et qu'il n’ait jamais manifesté le besoin de renouer avec ces liens anciens. Il vivait entouré d’une communauté d’amis, marchands plus ou moins fortunés dont il avait dû faire la connaissance quand il était encore dans les affaires, partisans de la tolérance et tous cherchant une voie, plus ou moins « chrétiens sans Eglise » (Kolakowski), dans la confusion des Eglises et des Sectes qui proliféraient alors dans les Provinces-Unies. Le philosophe ressemble souvent à un prêtre mis au chômage par la mort de Dieu. Telle fut la voie que suivit Spinoza lui-même, même si cette « mort », à l’inverse d’un Nietzsche par exemple, ne semble pas l’avoir trop tourmenté. C’est même ce qui frappait tant les contemporains, et c’est le thème sur lequel Pierre Bayle, tant dans les Pensées diverses sur la comète (1682) que dans le Dictionnaire historique et critique (première édition en 1697), n’a cessé de mettre l’accent : la vie de Spinoza démontre qu’on peut vivre sans Dieu et être honnête homme, que l’athéisme ne va pas nécessairement de pair, comme le ressassent les théologiens, avec la dépravation des mœurs et les pires perversités, qu’on peut être athée et n’être pourtant pas fou, ni possédé par d’étranges démons, bref qu’on peut vivre sans transcendance et pourtant en paix avec soi-même, dignement et sagement. Bayle se plaît à dresser le portrait, paradoxal aux yeux de ses contemporains, de l’Athée vertueux, et souligne à plaisir le contraste entre certains Païens héroïques et sublimes, qui ignoraient pourtant tout de Jésus-Christ, et la cruauté et la rapacité de certains princes chrétiens, qui se réclamaient pourtant de l’Eglise de Pierre, et croyaient en Dieu, à tous ses saints et à tous ses diables ! A en croire l’érudit protestant, le philosophe de La Haye vécut dans une égalité d’âme toujours constante, qu’aucune vicissitude ne réussit à troubler. L’une des très rares confidences concédées par Spinoza laisse pourtant entendre le contraire. Ne lit-on pas, dans les premières pages du Traité de la réforme de l’entendement, ces lignes : « Je me voyais en effet plongé dans le plus grand danger et forcé de chercher de toutes mes forces un remède, quoique incertain ; de même qu’un malade atteint d’une maladie mortelle (velut aeger lethali morbo laborans), et qui prévoit une mort certaine à moins qu’il n’applique un remède, est contraint de le chercher de toutes ses forces, si incertain qu’il soit ; car c’est en lui que gît tout son espoir. » (10) Le choix de la philosophie fut donc pour Spinoza une question de vie ou de mort. Pourtant, le texte ne s’attarde pas sur cette angoisse fondatrice, et se met aussitôt en route pour trouver les règles d’une vie heureuse et sereine. Certes, juif, Spinoza se trouvait à la fois exclu de la communauté qui pouvait lui apporter aide et réconfort, et du plus grand nombre des Gentils, qui éprouvaient à la fois haine et fascination pour les fils d’Abraham qui vivent entre eux mais gardent leur Mystère. Le cercle choisi de ses amis composait à ses yeux la seule société qui convient au philosophe, et sa réputation était assez grande pour que les plus grands esprits viennent s’entretenir avec lui, comme ce fut le cas de Christian Huygens, qui admirait les connaissances optiques de Spinoza, et de Gottfried Leibniz, qui vint spécialement à La Haye pour le rencontrer quelques mois avant sa mort. Ils eurent des entretiens pendant plusieurs semaines, sur des questions scientifiques, politiques et aussi sur l’Ethique, qui n’était alors pas publiée mais dont Leibniz avait entendu parler par l’un des amis du philosophe de La Haye (11).
De son vivant, Spinoza ne publia que deux ouvrages, se méfiant de la haine des Eglises et fidèle à la devise qu’il avait fait inscrire sous son sceau : sous le dessin d’une rose, le mot latin « Caute », « Avec prudence… ». C’est seulement quelques mois après sa mort, que l’œuvre complète fut publiée clandestinement à la fin de l’année 1677, sous le titre Opera posthuma. A l’automne 1663, Spinoza publie un commentaire des Principes de la philosophie de Descartes, qui le fait passer aux yeux de ses contemporains pour un disciple du philosophe français. Pourtant, une lecture attentive discerne très bien les thèses sur lesquelles Spinoza entend se différencier de Descartes et, sur ce point, un appendice, intitulé Pensées métaphysiques, est plus explicite encore. Mais rien de bien compromettant jusque là. C’est alors qu’au printemps 1670, rompant brusquement avec ses maximes de prudence, Spinoza publie un ouvrage qu’il préparait depuis près de quatre ans, et qui va immédiatement provoquer un énorme scandale, l’auteur apparaissant après cette publication, aux yeux de l’Europe entière, comme l’Athée par excellence : le Traité théologico-politique. Sous le ton neutre et maîtrisé de la démonstration, une tension souterraine, une sourde fureur fait vibrer ce texte à la fois glacial et brûlant. Il s’agit de régler les comptes. Il y a un lien en effet entre 1656 et 1670, entre l’acte de l’excommunication, auquel Spinoza dans ses textes n’a jamais fait la moindre allusion, et la publication du Traité théologico-politique : Bayle, dans l’article « Spinoza » du Dictionnaire historique et critique (1696), repris par Colerus dans sa biographie de Spinoza (1706), rapporte que le philosophe, après le herem prononcé contre lui par la synagogue, aurait rédigé en espagnol une « Apologie » dans laquelle il rendait compte de son itinéraire intellectuel et justifiait ses positions théoriques (12). Ce texte peut-être mythique n’a jamais été retrouvé. Mais les rares témoignages qui le mentionnent le considèrent comme une sorte d’ébauche du Traité théologico-politique, qui ne sera pourtant publié que quatorze ans après l’excommunication. D’autres événements, moins éloignés, ont pu décider le philosophe qui faisait profession de prudence à sortir de sa réserve : en 1665, à l’occasion de l’élection d’un nouveau pasteur dans le village de Voorburg, les calvinistes orthodoxes rédigent une pétition dans laquelle ils se plaignent de la présence parmi eux d’un « Juif athée » ; et surtout, en 1669, un ami libre penseur de Spinoza, Adriaen Koerbagh, meurt en prison, incarcéré pour ses opinions de libre penseur.
Quoi qu’il en soit, le Traité théologico-politique est un texte ardent et magnifique, qui accumule en rafales des arguments qui laissent sans réplique. L’attaque porte sur les Ecritures, c'est-à-dire sur l’ultime fondement de l’autorité des Eglises. La réforme de Calvin avait dépouillé la foi chrétienne des légendes et des superstitions qui l’encombraient depuis des siècles, elle avait opéré une sorte d’épuration du christianisme qui avait aussi la valeur d’une rationalisation. Pourtant, la Bible, que l’on considérait au XVIe siècle comme le plus vieux livre du monde, était l’ultime planche de salut qui offrait son point d’appui à tous ceux qui éprouvaient le besoin de trouver un sens à la vie et celui d’énoncer les règles d’une éthique. Certes, la compréhension du Livre sacré ne dépendait plus d’une tradition savante exclusivement réservée aux théologiens de l’Eglise romaine, comme c’était le cas pour les catholiques, mais d’une illumination personnelle, la régénération du cœur dans le brasier de la Foi qui, d’une vue, perçoit le sens du texte dans la confusion apparente des récits divers. Mais si l’Eglise Réformée tolérait, dans une certaine mesure, la divergence des interprétations pieuses – l’Ecriture devenant alors un thème qu’il faut méditer, et non plus une vulgate qu’il faut réciter – toutefois la valeur absolue du Livre Saint ne pouvait elle-même sans blasphème être contestée. Or, c’est précisément sur ce point, sur cet ultime refuge du dogmatisme ecclésiastique, que porte l’enquête de Spinoza. Elle transpose la Bible du registre du sacré dans celui du profane, elle soumet la Parole de Dieu aux impératifs de l’exégèse scientifique, elle précipite l’absolu de la loi divine dans la relativité de l’histoire, selon l’évolution des langues, la variation des coutumes, la cohérence des chronologies. Elle traduit la sainteté d’un témoignage – qui doit valoir pour les siècles des siècles – devant le tribunal de la Raison, qui en examine la légitimité comme le ferait un quelconque détective pour un quelconque procès-verbal. Ce qu’indique le titre même de l’ouvrage (il n’est peut-être pas de Spinoza lui-même), par l'invention d’un nouveau concept, le « théologico-politique », qui inscrit la leçon du théologien dans la conjoncture politique de l’époque, et dénonce inversement le despotisme de l’Etat qui prétend fonder sa souveraineté sur une révélation plus qu’humaine dont les prêtres seraient les seuls dépositaires légitimes. Le geste de Spinoza est à la fois radical – on ne peut plus faire la sourde oreille, il faut répondre aux arguments de la critique – et sacrilège – il n’est pas de vérité, si sainte soit-elle, qui puisse se croire dispensée de répondre aux questions que lui pose l’enquête scientifique. Si la Foi est l’Esprit inspiré par une transcendance, et si la Raison est l’Esprit livré à lui-même, ne prenant appui que sur lui-même, alors le Traité théologico-politique prend acte de la soumission de la Foi à la Raison, de l’esprit aliéné à une vérité plus qu’humaine à l’esprit simplement humain qui n’accepte en sa créance que ce qu’il conçoit clairement et distinctement. Le résultat de cette révolution dans la hiérarchie des connaissances est décapant : le Pentateuque (la Genèse, l’Exode, le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome), qui constitue le cœur de l’Ancien Testament, puisqu’il contient la Loi que Dieu donne au peuple des Elus, n’est qu’une compilation tardive de livres divers, témoignages discutables et contradictoires rédigés à des époques distinctes. Pour en assurer la valeur inconditionnée, la tradition attribuait ces cinq livres à Moïse lui-même, puisqu’il reçut directement de Dieu, tracées en lettres de feu, les tables de la Loi. Spinoza démonte cette légende et disperse l’unité du texte sacré dans la complexité des temps, dans le labyrinthe de l’Histoire : le Livre de Moïse n’est pas de Moïse, le Livre de Josué n’est pas de Josué, les Livres des Juges ne sont pas des Juges, et les Livres des Rois ne sont pas des Rois. Le Pentateuque est un recueil composé sur le tard par le grand prêtre Esdras, après le retour de l’Exil à Babylone et la construction du second temple, donc à une époque relativement récente, puisque Esdras est approximativement le contemporain de Périclès. Quant à la chronologie proposée par les Ecritures, elle est proprement chaotique, les généalogies sont discordantes, le récit tantôt dilate le temps (par exemple dans les histoires de Jacob et de Joseph) tantôt le raccourcit invraisemblablement, et les quelque 6000 ans qui nous séparent de la création du monde semblent peu de chose quand on les compare aux chronologies enseignées par les Chinois telles qu’elles nous ont été rapportées par les missionnaires jésuites de Pékin. Spinoza, dans le chapitre IX de son Traité, met au défi les savants de débrouiller l’écheveau chronologique de la Bible, et reconnaît, qu’en dépit d’une longue recherche et de sa connaissance du texte original en hébreu (alors que les théologiens romains ne connaissent que le texte des Septante), il n’a jamais réussi à résoudre ce problème (13). En outre, les textes ainsi rassemblés ont été tronqués, et même corrompus par l’ignorance des copistes, la grammaire hébraïque laissant le champ ouvert à la pluralité des lectures, puisque l’élision des voyelles dans le texte écrit permet de donner divers sens à un même assemblage de lettres. Ainsi tout est humain, trop humain dans la Bible, la vérité du message divin se résume à quelques sentences morales que tous peuvent comprendre, et les kabbalistes et autres millénaristes qui hallucinent un sens inouï en torturant laborieusement les textes, et en leur faisant dire ce qu’ils n’ont jamais dit, rêvent les yeux ouverts.
Selon Spinoza, l’écriture de la Bible fonde le témoignage divin, le « Testament » de Dieu, sur une double certitude : la prophétie et les miracles. Or, la première est incertaine et les seconds sont incohérents. Les prophéties sont incertaines car le témoignage des prophètes est une vision de l’imagination et non une démonstration de la raison, c'est-à-dire une pensée aliénée à une autorité qui la transcende, et non une pensée qui prend appui sur elle-même, qui trouve en elle-même la certitude qui la fonde. La preuve en est que les prophètes, pour marquer leurs visions du sceau de la vérité, ont toujours besoin d’un signe divin qui en assure l’authenticité. C’est à ce signe qu’on distingue les vrais des faux prophètes, et ce signe lui-même peut être objet de soupçon, puisque « dans le Deutéronome (chap. XIII), rappelle Spinoza, Moïse pose ce principe que si quelque Prophète veut enseigner des Dieux nouveaux, alors même que sa doctrine serait confirmée par des signes et des miracles, il doit être condamné à mort » (TTP, chap. II ; GF, II, p. 51). Si les faux prophètes peuvent donc invoquer des signes et des miracles, tout comme les prophètes véritables, quel signe nouveau permettra de distinguer entre les vrais et les faux signes ? Et si l’on invoque alors le Décalogue, il faut encore demander où se trouve le fondement de la Loi divine. Cette quête du premier principe ne peut s’achever que dans une instance de vérité qui est à elle-même son propre fondement, c'est-à-dire dans la Raison. Les prophéties ne sont ainsi que des connaissances d’imagination, non de raison. Leur degré de connaissance est faible, mais il n’est pourtant pas nul : on trouve chez les prophètes l’énoncé de quelques vérités morales élémentaires, qu’il était en effet nécessaire d’enseigner au peuple pour l’inciter à se conduire sagement, et qu’il fallait bien inculquer en recourant à un style imagé et narratif, par métaphores et fables, et non par la voie démonstrative de la raison, qui progresse méthodiquement, mais qui suppose un apprentissage et ne séduit pas sur le champ, qui ne parle pas à l’imagination et n’est pas en mesure – du moins dans l'immédiat – de frapper les esprits d’admiration ni d’enthousiasme. C’est pourquoi la connaissance prophétique se laisse définir selon Spinoza par un triple critère : la vivacité de l’imagination, la véracité fondée sur un signe transcendant et un sentiment moral qui ne se connaît pas encore lui-même avec rigueur : « La certitude des Prophètes reposait sur trois raisons : 1- une imagination distincte et vive ; 2- un signe ; 3- enfin et principalement, une âme encline au juste et au bon » (TTP, chap. XV, éd. Appuhn, « GF », II, p. 255).
S’il faut ainsi reconnaître à la prophétie la valeur d’une connaissance d’imagination – ce que Spinoza nommera lui-même, dans le Traité de la réforme de l’entendement, puis dans l’Ethique, le « premier genre de connaissance », soit le niveau le plus bas du savoir, un savoir encombré d’images et de légendes, et non encore véritablement conscient de lui-même, une sorte de préscience semblable à celle qui peut nous être communiquée dans les rêves – en revanche, il ne faut pas accorder la moindre vérité aux miracles dont se réclament les prophètes, et qui se multiplient fantastiquement dans le récit biblique. La prophétie ne fait qu’obscurcir la Raison tandis que le miracle la nie et en contredit les principes. Car Dieu, ou la Raison, ne saurait se contredire lui-même sans se réfuter lui-même. Or le miracle, loin d’être une illustration de la majesté divine, est au contraire un signe de son incohérence, puisque Dieu éprouve, par le miracle, le besoin de modifier l’ordre constant de la nature dont il est pourtant l’unique prescripteur. Nul ne saurait contester que Dieu ne soit infiniment capable d’ordonner une nature qui, à chaque instant de son développement, témoigne pour sa majesté. Pourquoi faudrait-il alors qu’il rompe l’ordre naturel pour se manifester aux yeux de sa créature ? Le monde comme il est, comme il va, n’est-il donc pas capable d’exprimer par lui-même sa toute-puissance ? Comment qualifier le Créateur d’une Nature capricieuse qui tantôt obéit à une loi, et tantôt à une autre ? Un dieu qui a besoin de miracles est un dieu faible, incapable d’exprimer toute sa gloire dans le règne de la Nature. Et c’est pourquoi Spinoza peut oser écrire que le miracle, loin de révéler Dieu, le réfute au contraire : « Tant s’en faut que les miracles, si l’on entend par là des ouvrages qui contredisent à l’ordre de la Nature, nous montrent l’existence de Dieu ; ils nous en feraient douter au contraire, alors que sans les miracles nous pourrions en être certains, je veux dire quand nous savons que tout dans la Nature suit un ordre fixe et immuable […] La foi au miracle nous ferait douter de tout et nous conduirait à l’Athéisme » (TTP, GF, II, p. 121 et 123). Ce qui est en jeu ici, c’est la défiguration de la Création par la violence du premier péché, et l’exil du paradis où tout n’était qu’ordre et beauté. Pascal comprenait en ce sens la chute de nos premiers parents, selon la parole d’Isaïe : Vere, tu es deus absconditus. Le Dieu de l’Ecriture est un dieu caché depuis la corruption du monde, et le spectacle de la nature, que célébraient les Païens, non les Chrétiens, ne conduit pas à Dieu mais en détourne au contraire (L 242 et 781). Pour Spinoza à l’inverse, la Nature – non toutefois son simple spectacle, mais la force qui l’anime intérieurement, dans l’intimité de son existence matérielle – témoigne aux yeux de tous de la puissance divine, qui produit une infinité d’effets et engendre une infinité de phénomènes divers. Elle exprime au plus haut degré la puissance du divin, à tel point qu’il est possible d’identifier Dieu à la Nature, et qu’il est possible également de retrouver, ici-bas, la béatitude du paradis terrestre au sein de laquelle repose, depuis toujours, la vie qui nous anime comme l’éternité qui nous porte dans l’existence. C’est en ce monde qu’il faut trouver le chemin du salut, non dans un autre, et c’est offenser Dieu qu’imaginer qu’il lui faut, pour exprimer sa perfection, démentir l’ordre de la Nature et miraculeusement interrompre le cours ordinaire du monde.
Il est possible, à la condition toutefois de dépouiller l’Ecriture des diverses superstitions qui l’encombrent, de discerner en elle l’ébauche de ce qui pourrait être une éthique véritablement philosophique. Il faut en effet distinguer entre l’Ancien Testament, qui ne s’adresse qu’au peuple juif et ne s’exprime en conséquence que conformément à ses coutumes comme aux tournures propres à sa langue, et qui n’accède à la connaissance que par la révélation prophétique, et le Nouveau Testament, qui s’adresse à tous les peuples de la terre, et doit emprunter à cette fin un langage plus universel, donc plus conforme à la Raison. C’est pourquoi ni Jésus ni les Apôtres ne parlent comme les Prophètes, ils enseignent comme des hommes qui s’adressent à des hommes, ils argumentent et veulent persuader, non certes par de pures démonstrations mais en usant d’images et de paraboles (14). Par cette épuration, ils tendent vers la Philosophie, et réduisent la Loi à l’impératif essentiel qui résume tous les autres : l’amour de Dieu et du prochain (sans que soit davantage précisé, il est vrai, la nature d’un tel amour) : « Bien que la Religion telle qu’elle était prêchée par les Apôtres, c'est-à-dire en faisant simplement connaître le Christ par un récit, ne soit pas de l’ordre de la Raison, il est au pouvoir de chacun d’en atteindre par la Lumière naturelle le fond essentiel qui consiste principalement, comme toute la doctrine du Christ, en enseignements moraux. » Et encore : « La Loi se résume dans ce précepte : aimer Dieu par-dessus tout et son prochain comme soi-même […] C’est là le fondement de toute la Religion ; si on le supprime, tout l’édifice s’effondre d’un seul coup […] Tel a toujours été l’enseignement de l’Ecriture, et à cet égard nulle erreur accidentelle n’a pu en corrompre le sens qu’elle n’ait été aperçue incontinent par un chacun, nul n’a pu falsifier cet enseignement que sa malice n’éclatât aux yeux aussitôt » (15). Il appartiendra à la seule Raison de décanter la vérité de cette leçon de tous les ornements d’imagination qui la surchargent dans la rhétorique des Prophètes. On peut dire en ce sens que l’Ethique de Spinoza est l’ultime rationalisation d’une vérité entrevue dans l’Evangile, comme si, pour reprendre une image de Paul, elle était vue de manière confuse, dans un miroir et non face à face (I Cor. 13, 12). Paradoxale hypothèse qui dérive du message évangélique la philosophie de l’Athée Spinoza !
Ce qui nous importe ici c’est l’écart entre Divination et Connaissance, Révélation et Démonstration, Imagination et Raison. Si l’Ecriture est une philosophie imaginée, mais non encore véritablement connue, alors il nous faut mieux définir ce que c’est que connaître par imagination, pour pouvoir ensuite nous élever à la connaissance purement rationnelle. Le propre de l’imagination, qui est selon Spinoza la source vive de toutes les superstitions, c’est qu’elle cède à l’impression, au choc de la rencontre renversante, à l’immédiateté de l’illumination. L’imagination est connaissance passionnée. Aussi est-elle inconstante, toujours dépendante du hasard de la circonstance, des collisions imprévisibles. C’est pourquoi elle tombe toujours sous le joug d’une autorité qui la transcende, d’une extériorité qui la subjugue. L’imagination est une pensée aliénée ; elle est une connaissance éblouie, une extase idolâtre. Ses beaux yeux, comme ceux de la marquise, font mourir d’amour l’entendement, qui renonce à son droit d’examen. Pas d’imagination sans fascination. A l’inverse de l’entendement, qui toujours progresse selon l’enchaînement des propositions, l’imagination cristallise dans l’idée fixe, elle est l’expression d’un esprit médusé, assujetti. Ainsi le prophète, ce fou de Dieu, littéralement possédé par la révélation qui le consume, dont il n’est que l’instrument passif. L’imagination ne connaît son objet que par l’éclair de l’amour fou ou par la sidération de l’épouvante. Elle est connaissance sans reconnaissance. Ce premier niveau du savoir, encore enfoui dans l’inconscience, puisqu’il est incapable de rendre raison par lui-même, n’est pas sans ressemblance avec la pure sensation, l’empreinte sensible non encore assimilée par l’esprit, le choc des images non encore passé au crible du raisonnement, à la pesée rigoureuse de la démonstration. Et c’est pourquoi l’imagination est toujours une connaissance du singulier, jamais de l’universel dont nous ne saurions avoir la moindre représentation sensible (qu’on essaie donc de se représenter un triangle quelconque : on ne réussira qu’à dessiner ce triangle que voici, unique et déterminé), même si l’imagination peut parfois ébaucher une forme générale, par superposition des images ressemblantes, c'est-à-dire par un procédé de confusion, non de définition : « Seules les choses singulières affectent l’imagination. Si quelqu’un, par exemple, a lu une seule pièce contenant une histoire d’amour, il la retiendra très bien tant qu’il n’en aura pas lu plusieurs du même genre, parce qu’elle se maintient seule dans son imagination ; mais, s’il y a plusieurs objets du même genre, on les imagine tous à la fois et on les confond aisément. » (TRE, § 44; éd. Appuhn, « GF », I, p. 209). L’imagination est connaissance passive, le pur enregistrement d’une présence sensible dont l’intensité passagère offusque l’esprit et le rend incapable d’en surmonter la commotion : « Pour conserver les termes en usage, les affections du corps humain dont les idées nous représentent les corps extérieurs comme présents, nous les appellerons images des choses, quoiqu’elles ne reproduisent pas les figures des choses. Et lorsque l’esprit considère les corps sous ce rapport, nous dirons qu’il imagine » (Eth. II, 17, scolie ; « GF », III, p. 95). L’imagination est ainsi la pensée qui adhère à la sensation. C’est pourquoi la représentation sensible imagine son objet plus qu’elle ne le connaît : elle le considère en effet comme un tableau, d’un point de vue extérieur, et non par la puissance qui l’anime intérieurement, c'est-à-dire par son essence même. Mais la vraie connaissance est celle du producteur actif, non celle du spectateur passif. En ce sens, l’on peut dire que l’image que nous percevons du monde nous en apprend davantage sur le mécanisme de notre vision que sur la nature du monde lui-même : « Les idées des Corps extérieurs que nous avons indiquent plutôt l’état de notre propre Corps que la nature des corps extérieurs » (Eth. II, Coroll. 2 de la prop. 16). Le meilleur exemple, inlassablement repris par le philosophe, en est l’image du soleil, auquel, précisément, la poésie précieuse compare volontiers les yeux de la marquise, le soleil que nous croyons voir distant de deux cents pieds environ, alors qu’il est éloigné de nous de plus de six cents fois le diamètre de la terre (Eth. II, scolie de la prop. 35 ; « GF », III, p. 109). Tout ce que nous croyons savoir du fait que notre esprit en a été frappé est connaissance d’imagination : ce que nous avons appris de l’expérience non maîtrisée par l’entendement, ce que nous répétons en nous laissant guider par les mots, et non par l’enchaînement des idées (le langage courant n’est que le lexique de l’imagination, la nomenclature des impressions généralisées ; seul le langage de la science, construit par l’esprit et non reçu par la sensibilité ni transmis par la tradition, atteint la vérité), ce qui nous a été communiqué par la rumeur, tout cela forme pour Spinoza ce qu’il nomme « la connaissance du premier genre », qui est encore le stade primitif du savoir (voir par exemple le scolie 2 de la prop. 40 du livre II de l’Ethique). La prégnance de l’empreinte, incapable de dissiper le charme de l’impression, résiste à sa déclinaison dans un développement argumenté, et ne peut s’associer – dans la mesure où elle parvient à s’arracher à elle-même – qu’à l’impression la plus proche, et dont la proximité purement fortuite n’est fonction que de la succession nécessairement aléatoire des rencontres. C’est ainsi que l’imagination – qui est une énergie liée, et non libre – passe d’une image à une autre, de façon décousue et non raisonnée, par exemple lorsque le village de l’enfance se trouve à jamais associé au goût du thé ou du tilleul, par ce que la psychanalyse nomme une « libre association d’idées », liberté qui va de pair, remarquons-le, avec une rigoureuse nécessité, comme il en va du vélo quand il roule en roue dite « libre » : « Si le corps humain a été une fois affecté par deux corps extérieurs en même temps, lorsque l’esprit, dans la suite, imaginera l’un des deux, aussitôt il se souviendra également de l’autre, c’est-à-dire qu’il les considérera tous deux comme lui étant présents » (Eth. II, scolie de la proposition 44, « GF », III, p. 119). C’est ainsi que l’imagination peut fluctuer d’une représentation à une autre, mêlant l’hétérogène par une sorte de flottement de l’âme : avec la femme et le poisson, elle composera la sirène, l’aigle et le lion, le griffon, ou bien encore la chimère avec le lion, la chèvre et le serpent. L’imagination se laisse aller à engendrer des hybrides impossibles, elle dérive aisément dans les rêveries d’un esprit pris de délire, et l’on comprend ainsi qu’il n’y a pas bien loin de l’empreinte de la sensation aux extravagances du rêve. Seul l’entendement peut faire obstacle à cette dépravation de sa puissance, en soumettant la représentation sensible aux lois de la Raison, en dépassant la passivité de l’expérience naïve par la construction rationnelle d’une expérimentation savante. Abandonnée à elle-même, l’imagination ignorante se laisse aller à flotter au pays de l’imaginaire ; maîtrisée par la Raison, l’imagination savante se fait auxiliaire de la science. C’est ainsi que « Josué a cru que le soleil se mouvait autour de la terre, que la terre était immobile et que le soleil s’est arrêté pendant quelque temps » (TTP, II ; « GF », II, p. 56). Josué est ignorant, et demeure ébloui sous le coup de l’impression sensible. Mais si Josué devenait savant, il se délivrerait de l’apparence qui le fascine, et s’élèverait à une plus haute interprétation des données sensibles, qui sont par elles-mêmes dépourvues de toute fausseté, et ne nous trompent que parce que nous nous trompons. C’est ainsi qu’on rabâche que nous voyons le soleil tourner autour de la terre. Rien de plus faux : nous voyons en vérité la terre tourner autour du soleil. Je sais une plage où l’on peut déterminer la seconde à laquelle l’astre du jour disparaît, englouti par l’océan. En cet instant vénérable, curieusement, tous les plagistes s’immobilisent dans l’attente de cette grandiose extinction, les jeux de ballon se suspendent, comme en hommage à des cultes très anciens dont les rites soudain reprendraient sens. Spectateur parmi d’autres de ce drame cosmique, allongé sur mon transat, je ne vois pas le soleil qui se couche, mais je sens bien la terre qui chavire, j’éprouve délicieusement le sentiment quasi onirique d’une révolution lente, une chute en arrière corrélative à la montée inexorable de l’horizon marin. La perception est véridique, mais il m’appartient de la lire à la lumière de la science, non en cédant passivement au coup de l’impression, mais en enrichissant activement l’expérience par le travail de la pensée. C’est ainsi que les yeux du corps ne voient vraiment qu’à la condition d’être éclairés par les démonstrations de la raison, qui sont les yeux de l’esprit. Car « les yeux de l’esprit (mentis oculi), par lesquels il voit et observe les choses, sont les démonstrations elles-mêmes » (Ethique V, scolie de la prop. 23 : « GF », III, p. 325) (16).
Reste à comprendre pourquoi tous se persuadent qu’ils voient le soleil se coucher quand ils voient la terre tourner. La faute n’en revient pas à la représentation sensible elle-même, mais à l’interprétation que s’en fait l’observateur. « Il ne faut pas voir la réalité telle que je suis », écrivait le poète Paul Eluard (17). Le sujet se met indûment au centre du spectacle du monde, il occupe, en ce théâtre, la place du centre, à la façon du souverain dans la loge royale, du propriétaire faisant le tour de ses domaines, du « Moi » qui se prend pour le Roi, et identifie l’Etat à lui-même. La critique spinoziste de l’illusion perceptive est éthique plus encore qu’épistémologique : c’est par orgueil que le Moi se fait le centre de tout, qu’il imagine le monde gravitant autour de son auguste personne, alors qu’il est en vérité emporté, infime animalcule, dans les tourbillons qui agitent l’univers. Si le Moi trône dans le centre fixe du manège des étoiles, alors tout tourne autour de lui, tout se rapporte à lui, et le soleil se couche en effet à l’horizon. Mais si nous détrônons le Moi de son imaginaire majesté, aussitôt nous voyons se dissiper le mirage du monde tandis que se découvre progressivement à nous l’étrangeté et même l’inhumanité d’une nature matérielle en perpétuelle transformation, et dont nous ne sommes qu’une lilliputienne partie, mais une partie tout de même, le membre singulier qui vibre avec la puissance infinie qui soulève l’ensemble, tel l’instrumentiste dans l’orchestre symphonique, participant plus ou moins intensément, selon qu’on a de la lumière, à la vie immense qui anime l’univers.
Spinoza se fait ici l’hériter de la Renaissance. Ce philosophe qui par deux fois choisit de loger chez un peintre – chez Daniel Tydeman à Voorburg, chez Hendrik van der Spyck à La Haye – n’ignorait sans doute pas le danger contre lequel Léonard de Vinci prévenait l’apprenti : Ogni pittore dipinge se stesso, « Tout peintre se peint lui-même ». Tout portraitiste, selon Léonard, doit apprendre à refouler la tentation de l’autoportrait, et c’est pour déjouer cette hantise du double, cette obsession spéculaire, qu’il faut s’inspirer des taches d’humidité sur les murs de l’atelier, de façon à forcer les automatismes de notre imagination, et la contraindre à inventer des visages nouveaux (18). Et Pascal dénonce la même illusion quand, dans les Pensées, il remarque que la symétrie, sans laquelle il nous semble qu’il ne saurait y avoir de beauté, ne nous plaît que lorsqu’elle est en largeur, non en hauteur ni profondeur, car c’est en vérité la symétrie de notre propre visage que nous projetons sans le savoir sur l’écran de l’image, tombant ainsi dans le panneau qui joue à notre insu le rôle du miroir (19). Le vrai narcissisme n’est pas l’amour vaniteux de soi-même, mais la fascination du double qui apparaît à nos yeux inconscients sous le masque de l’Autre. Toute perception est ainsi insidieusement imaginaire, dans la mesure où elle se complaît dans une image spéculaire, l’admiration d’un jumeau fantomatique qui me ressemble comme un frère. C’est avant 1430 que les peintres florentins mettent au point la construction perspective, qui ordonne le spectacle du monde autour du point de vue, qui est la projection à l’infini, c'est-à-dire à l’horizon où s’intersectent les parallèles, du regard du spectateur placé devant le tableau. C’est ainsi que l’image visible de l’univers est une sorte de leurre, un arrangement fallacieux qui s’ordonne autour du seul point fixe dans cet univers mouvant : le point de vue, image de l’œil spectateur dans le miroir du tableau. Que toute perspective soit un fantasme de l’imagination, et non une perception de la réalité, les peintres en prennent conscience dès le XVIe siècle, en soumettant la construction géométrique à de fantastiques déformations, dites encore « perspectives dépravées » ou « anamorphoses », révélant par ces monstruosités morphologiques l’inconsistance réelle de la vision normale, qui n’est qu’une parmi l’infinité des projections possibles. Seul l’amour-propre nous fait adhérer naïvement au mirage du visible, et nous demeurerions éblouis par ce décor si l’entendement, en soumettant l’expérience aux raisons de l’expérimentation, ne dissipait l’illusion par la formulation de la loi physique. Tel est, selon Spinoza, le vice de toute représentation simplement sensible, qui reçoit passivement l’empreinte de la sensation comme la cire reçoit le cachet. Toute connaissance qui n’obéit pas à la seule dictée de la raison subit l’attraction d’une ressemblance non reconnue comme telle, et verse dans l’imaginaire par le jeu d’un mimétisme inconscient. C’est ainsi que l’homme de l’imagination éprouve un sentiment de tristesse quand il considère une triste figure, et un sentiment de joie quand il se trouve face à une mine joviale : « Si nous imaginons qu’une chose semblable à nous et à l’égard de laquelle nous n’éprouvons d’affection d’aucune sorte éprouve quelque affection, nous éprouvons par cela même une affection semblable » (Eth. III, prop. 27). C’est ainsi que je peux difficilement m’empêcher de bâiller quand je vois bâiller mon vis-à-vis, et qu’il est difficile de ne pas sourire à celui qui me regarde en souriant. Par cette imitation des affections, la société d’imagination devient une confrérie des doubles, chacun n’aimant en l’autre que l’image de lui-même, et tous composant non une véritable communauté, mais seulement un agrégat de solitudes. Ce mimétisme, qui ne rassemble les hommes que par une pulsion d’imitation tout imaginaire, repose sur une reconnaissance virtuelle, non réelle, instable et précaire, qui retourne instantanément, dès que le miroir se brise, l’admiration en rivalité et l’amour en haine. La brusque mise en évidence de cet éblouissement réciproque qui leurre le désir en le détournant du réel et en le convertissant vers l’imaginaire, provoque le rire par le rétablissement brutal de la vérité. Pascal, encore : « Deux visages semblables, dont aucun ne fait rire en particulier, font rire ensemble par leur ressemblance » (L 13). Si Dupond et Dupont sont inséparables, et suscitent le rire, c’est parce que l’un est le double halluciné de l’autre, et que ces deux ne font qu’un, incarcéré dans le cercle de sa solitude, et toujours ressassant les mêmes formules, répétant les mêmes manies. Au livre III de l’Ethique (« De l’origine et de la nature des affections », prop. 40 à 46), Spinoza énonce les règles qui gouvernent la société d’imagination. Les âmes faibles, telles celles des enfants, sujettes à la variation des affects, sont ainsi chancelantes, variant au gré des rencontres, se faisant toujours semblables aux visages divers qui leur font face : « Nous savons par expérience que les enfants, parce que leur corps est continuellement comme en équilibre, rient ou pleurent par cela seul qu’ils voient les autres rire ou pleurer ; en outre, tout ce qu’ils voient faire aux autres, ils désirent aussitôt l’imiter, et enfin ils désirent tout ce qu’ils imaginent procurer du plaisir aux autres » (Eth. III, scolie de la prop. 32; « GF », III, p. 167). L’Ethique se donne pour tâche de nous apprendre à voir le monde tel qu’il est, non tel que nous sommes, et inversement à nous connaître tels que nous sommes en réalité, et non par notre image réfléchie dans le monde – image qui n’est qu’un mirage – mais par l’intuition de l’acte qui constitue notre essence, qui nous donne la force et le désir d’exister, et de toujours persévérer dans ce désir.
Cependant, enfermés que nous sommes dans la prison de l’imaginaire, matrice de toutes les superstitions, prisonniers de ce palais des mirages, de ce labyrinthe aux miroirs, comment nous y prendrons-nous pour trouver le chemin de la sortie ? Comment passer de la superstition à la science, comment surmonter le niveau primitif de la connaissance, connaissance d’imagination qui est aussi le premier genre de la connaissance, pour nous élever au deuxième genre de connaissance, qui est la connaissance supérieure de l’entendement, faculté active de l’esprit qui n’obéit plus à l’impression subie mais construit au contraire le développement de son propre discours ? Il appartient à l’Ethique d’indiquer ce passage, qu’il faut concevoir comme un saut plutôt que comme une transition continue, et grâce auquel seulement nous réussirons à passer de la dépendance infantile à l’autonomie de l’âge adulte.
NOTES
1- Fabrice Audié donne quelques exemples de cette métaphore dans son Spinoza et les mathématiques, préf. P.-F. Moreau, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2005, p. 112 et note 525.
2- « L’intuition philosophique », dans Bergson, La Pensée et le mouvant, PUF, « Quadrige », 1985 [1938], p. 119.
3- « Sans peur ». Ce type de cuirassé passait pour invincible au début du XXe siècle, et joua un rôle essentiel au cours de la Première Guerre Mondiale.
5- Selon une lettre que Guez de Balzac adresse à Descartes le 30 mars 1628, Descartes aurait en effet d’abord songé à intituler le Discours de la Méthode : Histoire de mon esprit.
6- Malgré cet acte odieux, l’Eglise romaine ne craint pas d’instruire depuis plusieurs années, en l’honneur d’Isabelle, un procès en béatification. L’énormité d’une telle exaltation a toutefois, pour le moment du moins, fait reculer les théologiens catholiques, qui n’ont pas osé conclure.
7- Sur la question très difficile, et encore aujourd’hui très discutée, de la mutuelle influence entre Spinoza et Van den Enden, et sur la détermination de l’époque de leur première rencontre, on lira : K. O. Meinsma, Spinoza et son cercle, Vrin, 2006, p. 136-142 (Spinoza aurait commencé à fréquenter l’école de Van den Enden vers 1656 jusqu’en 1661, ce qui est, de l’aveu de l’auteur, un peu court pour apprendre le latin et découvrir les philosophies de Machiavel, Hobbes, Bacon et Descartes : p. 142) ; Jonathan I. Israel, Les Lumières radicales, éd. d’Amsterdam, 2005, p. 206 sq. (Van den Enden aurait « radicalisé » Spinoza , « soit au début des années 1650, soit, ce qui semble bien plus probable, à la fin des années 40, quand Spinoza avait un peu moins de vingt ans » : p. 207. Donc bien avant que Van den Enden n’ouvre son école sur le Singel, et alors qu’il tenait dans le centre une petite librairie qui faisait aussi office de boutique d’art) ; Steven Nadler, Spinoza, Bayard, 2003, p. 128-141 (« Une des grandes incertitudes de la biographie de Spinoza concerne la date à laquelle il commença à étudier avec Van den Enden. Il se pourrait que cela n’ait été qu’en 1657 » : p. 132).
8- Deux rabbins étaient présents ce jour-là : Saül Levi Morteira et Isaac Aboab. Les biographes de Spinoza ne sont pas d’accord sur l’identité de celui qui prononça le herem : pour Colerus, ce fut Aboab, pour Lucas ce fut Morteira. Voir Meinsma, Spinoza et son cercle, Vrin, 2006, p. 105 et note p.
9- Steven Nadler, Spinoza, 2003, p. 147-148.
10- Traduction Koyré, Vrin, 1984, § 7, p. 8 et 9.
11- Il s’agit de Walther von Tschirnhaus.
12- Bayle : « Il composa en espagnol une apologie de sa sortie de la synagogue. Cet écrit n’a point été imprimé ; on sait pourtant qu’il y mit beaucoup de choses qui ont ensuite paru dans son Tractatus Theologico-Politicus, imprimé à Amsterdam, l’an 1670, livre pernicieux et détestable, où il fit glisser toutes les semences de l’athéisme qui se voit à découvert dans ses Opera posthuma. » Colerus : « M. Bayle a avancé que Spinoza composa en espagnol une apologie de sa sortie de la Synagogue, et que cependant cet écrit n’aurait jamais été imprimé. Il ajoute que Spinoza y avait inséré plusieurs choses qu’on a depuis trouvées dans le livre qu’il publia sous le titre Tractatus theologico-politicus ; mais il ne m’a pas été possible d’apprendre aucune nouvelle de cette apologie, quoique dans les recherches que j’ai faites j’en aie demandé à des gens qui vivaient familièrement avec lui, et qui sont encore pleins de vie » (Spinoza, Œuvres complètes, « Pléiade », 1954, p. 1324). Ce manuscrit aurait eu pour titre : Apologia para justificarse de su abdicación de la sinagoga (Nadler, Spinoza, 2003, p. 161).
13- « Ce serait en vérité une tâche assez pénible d’accorder entre elles toutes ces histoires contenues dans le premier livre de Samuel de façon qu’elles parussent écrites et mises en ordre par un seul historien […] Je demande qu’on veuille bien se donner la peine de nous montrer un ordre certain dans ces récits, un ordre que des historiens, dans leurs travaux de chronologie, puissent imiter sans tomber dans une faute grave […] Devant celui qui accomplira pareille tâche je m’incline d’avance et je suis prêt à voir en lui un grand oracle. J’avoue en effet qu’en dépit d’une longue recherche, je n’ai jamais rien pu trouver de tel. J’ajoute même que je n’écris rien ici que je n’aie longuement et longtemps médité ; et, bien qu’imbu dès mon enfance des opinions communes sur l’Ecriture, il m’a été impossible de ne pas conclure comme je l’ai fait » (Traité théologico-politique, chap IX ; éd. Charles Appuhn, « GF », tome II, p. 180-182).
14- L’art de l’argumentation et du développement dialectique n’est jamais autant développé que chez Paul de Tarse. Aussi Spinoza a-t-il lu avec la plus grande attention ce prédicateur chrétien et le cite à plusieurs reprises, pour le commenter favorablement, dans le Traité théologico-politique.
15-Traité théologico-politique, chapitre XI et XII, éd. Appuhn, « GF », II, p. 210 et 224.
16- « Les choses invisibles en effet, et qui sont les objets de la pensée seulement, ne peuvent être vues par d’autres yeux que les démonstrations. » (TTP, chap. XIII, « GF », II, p. 232).
17- Paul Eluard, Œuvres complètes, I, p. 301 ; deuxième partie (« Confections », § 24) de A toute épreuve, 1930. Cette formule avait été suggérée par Eluard à Max Ernst pour titre de l’une de ses œuvres, un tableau mural destiné à la maison du poète à Eaubonne (1923, Paris, Musée d’Art Moderne). Elle figure également en épigraphe de La Psychanalyse du feu de Gaston Bachelard.
18- « Le plus grand défaut des peintres est de répéter dans une composition les mêmes mouvements et les mêmes visages et draperies, et de faire que la plupart des visages ressemblent à leur auteur. Cela m’a souvent étonné, car je connaissais certains peintres qui paraissaient avoir fait des autoportraits de toutes leurs figures, toutes avec les gestes et les mouvements de ceux qui les peignit […] Ayant réfléchi plusieurs fois à la cause de ce défaut, il me semble qu’il faut penser que l’âme, qui régit et gouverne notre corps, détermine aussi notre jugement, avant même que nous l’ayons fait nôtre ; c’est donc elle qui a formé toute la figure de l’homme comme elle l’a trouvé bien, avec le nez long, ou court, ou camus ; et de même elle a fixé sa taille et l’ensemble. Et ce jugement est si puissant qu’il meut le bras du peintre et l’oblige à se copier lui-même, parce qu’il semble à l’âme que c’est là la vraie manière de peindre un homme et que qui ne fait pas comme elle, se trompe. Et si elle trouve quelqu'un qui ressemble à son corps qu’elle a formé, elle l’aime et souvent en tombe amoureuse. C’est pourquoi beaucoup de gens deviennent amoureux et prennent des femmes qui leur ressemblent, et souvent les enfants qui naissent d’eux ressemblent à leurs parents » (Léonard de Vinci, La Peinture, prés. André Chastel, Hermann, 1964, p. 185-186). On consultera également André Chastel, Art et Humanisme à Florence au temps de Laurent le Magnifique, PUF, 1982 [1959], p. 100-104 ; et Martin Kemp, « Ogni pittore dipinge sé : A Neoplatonic Echo in Leonardo’s Art Theory ? », sous la direction de C. H. Clough, Cultural Aspects of the Italian Renaissance. Essays in Honour of Paul Oskar Kristeller, New York, 1976, p. 311-323.
19- « Symétrie. En ce qu’on voit d’une vue. Fondée sur ce qu’il n’y a pas de raison de faire autrement. Et fondée aussi sur la figure de l’homme. D’où il arrive qu’on ne veut la symétrie qu’en largeur, non en hauteur ni en profondeur » (L 580).
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