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SPINOZA
La plénitude de ce monde :
1- Le Cas Spinoza
2- La critique des superstitions
3- « Deus sive Natura »
4- « Le désir est l’essence même de l’homme »
5- Une société de raison
6- « Nous sentons et nous éprouvons que nous sommes éternels »
VALERY
WINCKELMANN
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SPINOZA ET LA PLENITUDE DE CE MONDE
4- « Le désir est l'essence même de l'homme »
Toute éthique se donne pour tâche d’indiquer à l’homme le chemin qui conduit à la vie bienheureuse. Mais comme il est vrai que cette ambition est aussi celle de la morale, il importe de distinguer entre la philosophie morale – qui formule les devoirs qu’une conscience pure doit dicter à la volonté – de la philosophie éthique – plus soucieuse des réalités, préférant le possible à l’Idéal, et s’efforçant de définir des stratégies du bonheur dans une vie exposée aux dangers les plus divers, dangers extérieurs que nous imposent les circonstances, ou dangers intérieurs de nos illusions qui nous égarent dans l’imaginaire en nous faisant prendre des vessies pour des lanternes ou un chien aboyant pour une constellation céleste (1). La morale énonce ce que nous devons faire ; l’éthique s’intéresse davantage à ce nous pouvons faire. Mais même en ce sens, en apparence plus modeste, le titre que Spinoza donne à son ouvrage – Ethica – peut dérouter, puisqu’il laisse entendre qu’il appartient à l’homme de tracer son chemin, que chacun est libre de choisir sa voie, alors que nous savons à l’inverse que, selon Spinoza, nos pensées comme nos actes sont rigoureusement déterminés par l’enchaînement des causes qui suivent de l’infinie puissance qui est en Dieu, que cette puissance s’exprime par la suite des idées sous l’attribut de la pensée ou par l’enchaînement des mouvements sous l’attribut de l’étendue. Tout ce que nous ferons, tout ce que nous pensons, est donc défini de toute éternité en Dieu, et s’il nous arrive d’avoir le sentiment de décider de notre vie, c’est parce que nous éprouvons intérieurement l’impulsion qui nous pousse à agir ainsi, et non autrement, et que cette détermination intime nous semble, avec raison, venue du plus profond de nous-mêmes, et par conséquent la plus authentiquement nôtre. C’est ainsi, peut écrire Spinoza, qu’une pierre qui tombe, obéissant en vérité à une loi rigoureuse, si nous l’imaginons douée de conscience, croira tomber de son propre fait, en n’obéissant qu’à son bon vouloir, puisque c’est par elle-même, et non par une force extérieure, qu’elle aura le sentiment d’être entraînée dans sa chute : « Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, pense et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en aucune façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut. Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent » (2). Ce n’est donc pas parce que nous voulons le faire que nous faisons ce que nous faisons, mais inversement parce que nous sommes intérieurement déterminés à le faire que nous avons le sentiment de le faire de notre plein gré : « Il est donc établi que nous ne nous efforçons à rien, ne voulons, n'appétons ni ne désirons aucune chose, parce que nous la jugeons bonne ; mais, au contraire, nous jugeons qu'une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appétons et désirons » (3). C’est ainsi que la volonté précède les motifs inventés ultérieurement pour justifier nos choix, et que nous voulons ce que nous voulons bien avant de savoir, ou d’imaginer, les raisons de nos préférences. Mais s’il en est ainsi, à quoi bon chercher le chemin d’une vie meilleure, puisque nous sommes déterminés de toute éternité à suivre ce chemin ? A quoi bon une éthique pour la pierre qui tombe puisque, avec ou sans éthique, elle n’en tombera pas moins ? Spinoza répondrait ici que la pierre, ou l’homme, peut avoir plus ou moins conscience des forces qui l’entraînent, et que ce degré de conscience lui permet d’accéder à la jouissance, qui est la plus haute béatitude, de se savoir portée dans l’existence par une nécessité divine, par la puissance infinie qui s’exprime à la fois, sous l’attribut de la pensée, par l’enchaînement des idées, et sous l’attribut de l’étendue, par l’incessant mouvement des corps qui ne cessent d’échanger leurs forces et leurs éléments dans l’immensité de la Nature.
Toutefois, comment nous élever de la vie inconsciente de la pierre, ballottée au gré des circonstances, à la pleine conscience de la nécessité universelle, il faudrait même dire à la participation enthousiaste, puisqu’il s’agit d’éprouver au plus intime de soi-même l’épanouissement de la toute puissance de Dieu, ou de la Nature ? Tous les esprits comme tous les corps, qui durent plus ou moins selon l’intensité de la force vitale qui les soulève, soit le degré propre de leur « puissance d’agir », et selon l’intensité de leurs collisions avec les autres corps comme avec les autres esprits, ne sont que d’infimes parties dans l’immensité de l’univers, tel un bouchon sur l’océan. Comment pourraient-ils s’élever à l’intelligence du Tout, eux qui ne sont presque rien ? Imaginons un billard infini – ce jeu est en effet le plus exact modèle de la Nature telle qu’elle est interprétée par la mécanique pré-newtonienne, et ce n’est pas sans raison que le billard, à la ville comme à la cour, connut une extraordinaire fortune au XVIIe siècle – dans lequel il nous serait permis d’attribuer à chaque bille – comme la pierre imaginée par Spinoza lui-même – intelligence et conscience. Comment une bille, parmi l’infinité des autres répandues sur cette table immense, pourrait-elle, par ses seules forces, concevoir la nécessité qui régit l’ensemble du jeu, soit à la fois l’impulsion dont elle ressent en elle-même l’élan (ce que la physique classique nomme l’impetus) et les collisions qu’elle subit à l’extérieur (en conformité avec les lois des chocs des corps) ? Tel est bien pourtant le pari que se propose de réussir l’Ethique de Spinoza.
La Nature, qui est Dieu, est éternelle, et poursuit sans fin, et sans finalité, le jeu perpétuel de ses générations et de ses transformations, comme une sorte de feu d’artifice qui n’obéirait à aucune autre nécessité qu’à celle de son propre épanouissement : « Cet Etre éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature agit avec la même nécessité qu’il existe. Car la même nécessité de nature par laquelle il existe, est celle aussi par laquelle il agit. Donc la raison, ou la cause, pourquoi Dieu ou la Nature agit et pourquoi il existe est une et toujours la même. N’existant pour aucune fin, il n’agit donc pour aucune ; et comme son existence, son action aussi n’a ni principe ni fin » (préface d’Ethique IV). Ce jeu est sans fin, le monde n’a pas été créé, il ne sera jamais anéanti. Selon Spinoza, la Nature n’a pas été créée, elle est perpétuellement en train de se créer, perpétuellement en travail de régénération et de renaissance, et c’est précisément par cette puissance qui est la sienne de se recréer à chaque instant, de se produire existante et comme de se réinventer dans l’Etre, que la Nature, qui est Dieu, est « cause de soi », existence absolue qui s’alimente à sa propre source, qui est pour elle-même sa propre origine. Dans ce tumulte formidable et grandiose, qui obéit à des lois universelles et rigoureuses (rien ne saurait s’en excepter), l’individu humain n’est qu’un fétu de paille perdu dans l’immensité : comment le navire pourrait-il s’élever à la conscience claire et distincte de l’océan dans lequel, à chaque instant, il menace de sombrer ? « On voit par cette exposition que nous sommes mus en beaucoup de manières par les causes extérieures et que, pareils aux vagues de la mer, mues par des vents contraires, nous sommes ballottés, ignorants ce qui nous adviendra et quel sera notre destin » (4) ; « Si bien que l’esprit avide de vérité inébranlable, où il pensait trouver un lac tranquille à souhait et, après une traversée heureuse et sûre, parvenir selon son désir au port de la connaissance, se voit flottant au hasard sur la mer houleuse des opinions, entouré de toutes parts des orages de la discussion, ballotté et submergé par les vagues du doute, sans aucun espoir de reprendre pied » (5). Dans la peinture hollandaise du XVIIe siècle, il est un genre, celui des « Marines », qui représente de fiers vaisseaux affrontant la mer en furie. Ambivalence de ses images : s’agit-il de magnifier l’audace des navigateurs qui affrontent les périls pour conquérir de nouveaux horizons, à l’image des vaisseaux de la Compagnie des Indes Orientales qui sont à l’origine de la prospérité économique des Provinces-Unies ? Ou s’agit-il de représenter allégoriquement la faiblesse des hommes livrés à l’ouragan des passions ? C’est à cette seconde leçon, pessimiste, que les peintres, le plus souvent d’obédience calviniste, font allusion.
L’homme, aime à répéter Spinoza, est « une partie de la Nature ». Comme le sens allégorique des tableaux de Marines, la formule de Spinoza peut s’entendre en un double sens : tout d’abord, la partie étant infime par comparaison avec le Tout, elle ne saurait lutter contre les forces qui l’assaillent, et ne peut que s’exercer à les supporter avec égalité d’âme : « La puissance de l'homme est extrêmement limitée et infiniment surpassée par celle des causes extérieures ; nous n'avons donc pas un pouvoir absolu d'adapter à notre usage les choses extérieures. Nous supporterons, toutefois, d'une âme égale les événements contraires à ce qu'exige la considération de notre intérêt, si nous avons conscience de nous être acquittés de notre office, savons que notre puissance n'allait pas jusqu'à nous permettre de les éviter, et avons présente cette idée que nous sommes une partie de la Nature entière dont nous suivons l'ordre » (6). Si nous en restions là, la sagesse de Spinoza s’apparenterait à celle des Stoïciens, comme certains l’ont prétendu, invoquant avec raison sa dette envers la renaissance du stoïcisme depuis le XVIe siècle (7). Mais en un autre sens, la partie ne saurait être partie d’un tout sans partager avec ce tout quelque chose de sa nature, non point une qualité accidentelle, mais une qualité substantielle, qui appartient à l’essence même du tout. C’est ainsi que l’homme ne saurait être partie de la Nature s’il n’était Nature lui-même, s’il n’était animé, au plus intime de lui-même, par la même puissance divine qui anime la Nature tout entière, s’il ne s’éprouvait lui-même, non soulevé par la vague, mais vague lui-même, expression de l’élan vital, pure affirmation de l’exister dont le Dieu de Spinoza est la source vive et toujours agissante. Partie de la divine Nature, l’homme se trouve en quelque sorte déifié lui-même, appelé à vivre sa partie parmi les vivants, comme un service divin de la vie universelle qui de toutes parts ruisselle dans l’organisme Nature : « L’homme, aussi longtemps qu’il est une partie de la Nature, doit suivre les lois de la Nature, ce qui est le véritable service divin ; et, aussi longtemps qu’il agit ainsi, il se maintient dans sa santé » (8) ; et : « La puissance par laquelle les choses singulières et conséquemment l'homme conservent leur être est la puissance même de Dieu ou de la Nature […] Donc la puissance de l'homme, en tant qu'elle s'explique par son essence actuelle est une partie de la puissance infinie, c'est-à-dire de l'essence, de Dieu ou de la Nature » (9). N’est-ce pas en ce sens que Rimbaud peut écrire : « Enfin, ô bonheur, ô raison, j'écartai du ciel l'azur, qui est du noir [la tentation céleste est un mirage qui dissimule le noir des espaces infinis], et je vécus, étincelle d'or de la lumière nature. » (Une Saison en enfer, « Alchimie du Verbe ») ? Comme celle de Rimbaud, la béatitude que nous enseigne Spinoza est tout entière de la terre, non du ciel, de l’ici-maintenant et non de l’au-delà.
Reprenons l’image, puisqu’elle nous est aussi proposée par Spinoza lui-même, du marin qui tient la barre dans la tempête. La force immense de l’océan, qui à la fois porte le bateau et l’expose à la violence de la houle, qui le sauve et le met en péril en même temps, vit encore dans le cœur du marin qui tient bon la barre, lui-même soulevé par le désir de persévérer dans l’existence, de résister contre l’océan formidable qui le menace par cette même puissance qui le porte lui-même à vivre, et qu’il ressent aussi infinie en lui qu’en dehors de lui. La relation de l’individu au tout, et de la partie à la Nature, n’est pas seulement d’opposition, elle est aussi de communion, de participation à la même force vitale. C’est ainsi que le marin ne lutte pas contre l’océan, il en épouse plutôt la puissance, il écoute le courant par le bruissement de l’eau le long de la coque, il donne du mou quand le mat plie sous le vent, il se laisse porter par une rafale pour mieux esquiver la suivante. C’est en prenant conscience qu’il est partie de la Nature, d’une totalité infinie, indivisible et vivante, et non en s’opposant vainement à elle, qu’il arrivera à bon port. Telle est l’intuition première qui peut nous sauver du naufrage, et l’expérience originaire sur laquelle Spinoza bâtit l’architecture conceptuelle de l’Ethique. Que savons-nous donc de la Nature, nous qui en savons nécessairement quelque chose puisque nous en sommes vivantes parties, puisque nous participons, tant que la force et la volonté d’exister nous maintiennent à flots, à la vie de l’infini ? Qu’y a-t-il de commun entre la partie et le Tout, entre l’individu et la Nature, entre l’homme et Dieu ? Une même puissance s’exprime dans mon corps, tant qu’il trouve en lui la force de persévérer dans l’existence, comme dans mon esprit, tant qu’il trouve en lui la force de produire des idées nouvelles, de se recréer en se régénérant par une perpétuelle invention, à l’image de la création continue qui s’effectue dans l’univers. Cette identité intime et profonde doit nécessairement donner lieu, dans la vie de l’esprit, à une notion, qu’il faut entendre comme intuition et non comme idée abstraite, qui est commune à la partie comme au Tout. C’est de cette « notion commune » que se déduit la sagesse de l’Ethique, comme le fleuve s’engendre de sa source : « Ce qui est commun à toutes choses et se trouve pareillement dans la partie et dans le tout ne peut être conçu qu'adéquatement […] Il est donc nécessaire que l’Âme perçoive adéquatement ce qui est commun à tous les corps et se trouve également dans la partie et dans le tout d'un corps quelconque, et cela aussi bien en tant qu'elle se perçoit elle-même, qu'en tant qu'elle perçoit son propre Corps ou un corps extérieur quelconque, et ce qui est commun ne peut être conçu d'une autre manière […] Il suit de là qu'il y a certaines idées ou notions qui sont communes à tous les hommes, car tous les corps conviennent en certaines choses qui doivent être perçues par tous adéquatement, c'est-à-dire clairement et distinctement » (10).
Il s’agit bien là d’une notion commune et non d’une opinion générale, c'est-à-dire d’une affirmation de l’entendement et non d’une fiction de l’imagination. Car il existe en effet deux voies que l’esprit peut emprunter pour élargir le singulier dans le général : la première est la voie de l’imagination, qui procède par surimpression des images, qui sont autant d’empreintes reçues passivement par l’esprit à l’occasion de la rencontre sensationnelle, et dont le résultat est une image globale, approximative, qui a la valeur d’un prototype pour la connaissance du premier genre – transmise par ouï-dire et non affirmée par un acte, par une opération de l’esprit. C’est de cette connaissance passive que sont issus les mots de notre langage, « homme », ou « cheval » n’exprimant pas une véritable connaissance de ce qu’ils désignent, mais seulement une image confuse qui ne nous apprend rien de la nature intrinsèque de la chose même : « Sitôt que les images se confondent entièrement dans le Corps, l'Âme aussi imaginera tous les corps confusément, sans nulle distinction, et les comprendra en quelque sorte sous un même attribut […] Ces termes signifient des idées au plus haut degré confuses. De causes semblables sont nées aussi ces notions que l'on nomme Générales, telles : Homme, Cheval, Chien, etc., à savoir, parce que tant d'images, disons par exemple d'hommes, sont formées à la fois dans le Corps humain, que sa puissance d'imaginer se trouve dépassée ; elle ne l'est pas complètement à la vérité, mais assez pour que l'Âme ne puisse imaginer ni les petites différences singulières (telles la couleur, la taille de chacun), ni le nombre déterminé des êtres singuliers, et imagine distinctement cela seul en quoi tous conviennent, en tant qu'ils affectent le Corps » (11). De telles idées générales, dépourvues de la nécessité qui n’appartient qu’aux affirmations de la Raison, fluctuent selon les impressions reçues par les uns et les autres, sans qu’il soit possible de les départager avec rigueur. C’est ainsi qu’il est possible de désigner l’homme comme un animal raisonnable, ou comme un roseau pensant, ou comme un loup pour l’homme, ou comme le vivant dont le propre est le rire, etc. : « Ces notions ne sont pas formées par tous de la même manière ; elles varient en chacun corrélativement avec la chose par laquelle le Corps a été plus souvent affecté et que l'Âme imagine ou se rappelle le plus aisément. Ceux qui, par exemple, ont plus souvent considéré avec étonnement la stature des hommes, entendront sous le nom d'homme un animal de stature droite ; pour ceux qui ont accoutumé de considérer autre chose, ils formeront des hommes une autre image commune, savoir : l'homme est un animal doué du rire ; un animal à deux pieds sans plumes ; un animal raisonnable ; et ainsi pour les autres objets, chacun formera, suivant la disposition de son corps, des images générales des choses » (12). A l’inverse, les notions communes consistent en une intuition de l’entendement, qui est la partie active de l’esprit, qui produit lui-même ses propres concepts, tel l’artisan qui taille lui-même ses propres lentilles, et ne les reçoit pas d’une impression venue de l’extérieur. Aussi faut-il rentrer en nous-mêmes, pour nous rendre attentifs à la seule puissance de la Nature qui, à chaque instant, nous porte dans l’existence et nous donne la force de persévérer en notre être. Car c’est en nous-mêmes seulement, et non dans le monde extérieur, que nous trouverons ce qu’il y a de commun entre nous et Dieu, entre l’individu et la Nature, entre la partie et le tout. Et il importe d’être bien conscient qu’une telle notion commune n’est en aucune façon une image, que nous pourrions nous représenter dans l’extériorité, mais une évidence intime qu’il nous appartient d’intuitionner au plus profond de nous-mêmes. Car Dieu, ou la Nature, ou la Substance, déploie l’infinité de sa puissance sous l’attribut de l’étendue par les mouvements qui engendrent les corps et sans cesse les transforment, et sous l’attribut de la pensée par les idées qui naissent les unes des autres, que ce soit par enrichissement mutuel ou par l’exercice de la contradiction, chaque individu matériel comme chaque idée déterminée exprimant à sa façon, selon sa modalité – l’individu singulier est, selon Spinoza, un « mode » de la « substance » – l’infinité qui est en Dieu. C’est en ce sens que toutes choses sont en Dieu et que Dieu est en chacune, comme son acte le plus spécifique, le plus essentiel, la force même qui le maintient dans l’existence. Car Dieu n’est pas extérieur à sa création comme un peintre qui se tient à distance de son tableau, il est l’œuvre elle-même en train de se faire, work in progress dont la totalité est éternellement une et indivisible, obéissant à des lois constantes et demeurant égales à elles-mêmes, tandis que les parties qui sont en elles (toute partie est relative et ne se distingue que nominalement du tout avec lequel elle fusionne en vérité) imaginent, en raison de la durée limitée qui leur est impartie dans le grand scénario cosmique, vivre dans le temps, alors qu’elles sont en vérité l’une parmi l’infinité des expressions singulières de l’éternité : « Dieu est cause immanente, mais non transitive, de toutes choses » (13). C’est ainsi que Spinoza peut dire encore que toutes choses sont en Dieu, non seulement en ce sens qu’elles sont parties de la Nature, mais encore que Dieu est en elles, et qu’elles éprouvent au plus intime d’elles-mêmes la puissance d’exister qui donne lieu à l’univers entier : « Je crois que Dieu est, de toutes choses, cause immanente comme on dit, et non cause transitive. J’affirme, dis-je, avec Paul, et peut-être avec tous les philosophes anciens, bien que d’une autre façon, que toutes choses sont et se meuvent en Dieu, j’ose même ajouter que telle fut la pensée de tous les anciens Hébreux autant qu’il est permis de le conjecturer d’après quelques traditions, malgré les altérations qu’elles ont subies » (14). Par ces « anciens Hébreux », il faut sans doute entendre Maïmonide et d’autres théologiens juifs du Moyen Age, qui affirmaient que les choses sont en Dieu et se meuvent en lui, et au-delà, le Talmud et le Midrasch, qui disent de Dieu qu’il est « le lieu du monde », car « toute la terre est pleine de sa gloire » (15). Mais plus encore, puisque Spinoza le cite lui-même, le converti Paul de Tarse, dans le magnifique discours qu’il prononce à l’agora d’Athènes, devant de nombreux Grecs, parmi lesquels des philosophes stoïciens et épicuriens : « Si Dieu a fixé aux peuples les temps qui leur étaient départis et les limites de leur habitat, c’était afin que les hommes cherchent la divinité pour l’atteindre, si possible, comme à tâtons et la trouver. Aussi bien n’est-elle pas loin de chacun de nous. C’est en elle en effet que nous avons la vie, le mouvement et l’être (Ἐν αὐτῷ γὰρ ζῶμεν καὶ κινούμεθα καί ἐσμεν). Ainsi d’ailleurs l’ont dit certains des vôtres : Car nous sommes aussi de sa race » (16).
C’est ainsi parce que Dieu vit en nous comme dans la Nature entière qu’il nous est possible d’accéder aux notions communes sur lesquelles nous pourrons construire une parole véritable, non par une idée abstraite qui, n'ayant de sens que général, n'aurait de valeur qu'approximative, mais par une intuition riche et concrète, que nous puiserons en nous, en communiant intimement avec la force qui nous fait vivant. Ce qui peut se dire encore ainsi : les notions ou idées qui sont singulières et non générales, sont de deux espèces qui doivent être rigoureusement distinguées. Les idées de l’imagination (« idée » est forme contemplée) comme les notions de l’entendement (« notion » est acte de l’esprit) peuvent être dites « singulières », mais en des sens radicalement différents : l’idée de l’imagination est singulière en ce qu’elle est fixation sur l’image de l’objet, qui subjugue l’esprit par rencontre fascinante, telle l’idole médusant son adorateur transi ; mais la notion commune de l’entendement est singulière en ce qu’elle est la cause d’une intuition personnelle et intérieure, non pas simple idée générale, mais expérience de la vie commune, de la puissance d’exister qui est dans la partie comme dans le tout. En se généralisant, les idées de l’imagination perdent leur singularité et tendent vers l’approximation d’une moyenne ; inversement, les notions communes sont d’autant plus profondément vécues, donc d’autant plus singulières, que leur universalité est d’autant mieux reconnue, et je comprends d’autant mieux que la puissance de l’exister est en moi, comme dans la Nature tout entière, que je l’éprouve comme une force singulière qui est vivante au plus profond de moi-même, si singulière même qu’aucun mot, qui ne désigne qu’une généralité de l’imagination, ne saurait en rendre compte. Aussi importe-t-il moins de comprendre la logique déductive de l’Ethique que d’en éprouver la nécessité intime, dont l’intensité est croissante selon le développement des propositions et le progrès de l’esprit sur l’échelle des connaissances, depuis la connaissance du premier genre – qui tient son savoir d’une source extérieure – par la connaissance du deuxième genre – qui produit son savoir par l’activité déductive de l’entendement – jusqu’à la connaissance du troisième genre, qui culmine dans le dernier livre de l’Ethique – qui connaît par l’intuition de la totalité et non par l’agencement des parties.
La première notion avancée au livre I de l’Ethique est celle de la « substance », et les six premières propositions n’ont d’autre fin que de conduire à la septième qui les résume et pose le fondement de tout l’édifice : « A la nature d’une substance appartient l’exister, ad naturam substantiae pertinet existere » C’est en apparence seulement que cette proposition semble se déduire des précédentes, alors qu’en réalité elle est l’intuition première qui a donné lieu, par analyse, aux six premières propositions, qui n’ont d’autre fonction que de nous préparer à l’écoute, à la saisie intuitive de la septième proposition. La première des notions communes, la matrice qui engendre la totalité des propositions qui expriment, avec une puissance d’affirmation croissante, la sagesse de l’Ethique, est donc celle de la substance comme pur « exister ». S’appropriant les mots de la philosophie médiévale, Spinoza en transforme radicalement le sens. Pour l’aristotélisme thomiste, la substance est le support commun des qualités ou accidents qui déterminent ou singularisent l’existant, à la façon du mannequin de bois que le tailleur costume, ou de l’âme de fer sur laquelle Bartholdi a pu élever sa statue allégorique de la Liberté éclairant le monde. La substance est en ce sens l’armature statique qui ne réalise son identité propre que par l'addition des qualités secondes qui la distinguent des autres substances. Mais pour Spinoza, la substance est force et non forme, elle est la Mère de toutes choses, la puissance divine qui donne l’existence et engendre la Nature. Il appartient en effet à la substance d’exister, puisqu’elle est l’existence elle-même, la génératrice, ou force productive de l’Etre. Et cette force est égale dans la partie comme dans le Tout, et également infinie, en ce sens qu’elle n’est pas divisible, ni mesurable, ni soumise aux évaluations qui nombrent la quantité, mais une et constante dans la plus infime des créatures comme dans l’immensité de l’univers.
Dans l’immensité de l’univers, la puissance déployée par la substance est à la fois spectaculaire et grandiose. En lisant Spinoza, il n’est pas interdit de penser aux théories de la science contemporaine, et pour l’univers entier aux découvertes de l’astrophysique et au modèle standard de la théorie du Big Bang : la création de l’univers est toujours en voie de développement, et le rayonnement de l’énergie qui lui a donné naissance enfante encore les mondes… En connaître la nécessité, ce n’est pas s’émerveiller du spectacle que nous offre le firmament (connaissance simplement spectatrice, de l’imagination et non de l’entendement), c’est en reconstruire, par la force innée de l’entendement, le processus nécessaire qui a donné lieu à un si formidable effet, et la création progressive des diverses particules de la matière, depuis l’instant zéro de l’explosion initiale et selon les degrés décroissants de l'intensité du rayonnement cosmique au fur et à mesure que s’accomplissait l’expansion de notre univers. Spinoza semble même aller plus loin, en pensant d’autres univers dans lesquels la substance s’exprimerait sous d’autres attributs, et un univers immortel dont on ne saurait limiter la durée dans le temps, à la différence du nôtre dont la naissance remonte à moins de quatorze milliards d’années-lumière, à moins que l’on n’admette que, par expansion et contraction, le cœur vivant de l’espace-temps ne cessera jamais de battre. Mais s’il est permis ainsi de progresser dans la connaissance de l’activité de la « substance » en tant que totalité de la Nature, comment nous est-il permis d’appréhender cette même puissance en nous-mêmes, qui, selon la formule de l’apôtre Paul reprise par l’athée Spinoza, « vivons, nous mouvons et sommes » dans la création des mondes toujours en train de se faire, dans l’éternelle activité du Dieu vivant ? Pour exprimer l’intuition de cette activité au plus profond de nous-mêmes, Spinoza emprunte un mot à la physique de son temps : celui de conatus, du déponent conor, qui signifie en latin l’effort, physique ou intellectuel, l’essai d’entreprendre, soit une activité qui se projette dans l’avenir, qui se pose comme encore existante dans le temps qui va venir. Car l’existence, par laquelle Dieu manifeste sa puissance, est le don de chaque instant, et, de ce que j’existe en ce moment présent, rien ne me permet de conclure que j’existerai toujours dans un futur proche. Comme Descartes le soutenait en affirmant que la création ne peut simplement être originelle, mais qu’elle doit au contraire être continue, car la créature retournerait aussitôt au Néant si elle n’était à chaque instant soutenue par l’activité créatrice de la divinité, l’existence singulière ne peut se conserver dans l’Etre qu’à la condition d’être perpétuellement recréée, incapable qu’elle est de se donner à elle-même l’existence, qu’elle ne peut que recevoir de la toute-puissance divine, cause d’elle-même et perpétuelle source de vie. Car nous sommes locataires et non propriétaires de l’existence – ce qui fait que toute créature revendiquant pour elle-même le titre de propriétaire paraîtra toujours pécher par présomption. Aussi bien ne sommes-nous pas « substance », mais « modes » singuliers par lesquels s’exprime l’activité de la substance, unique et infinie, cause d’elle-même, en ce sens que son acte propre est l’institution de l’existence, ou, pour le dire dans le langage de Spinoza, que son essence enveloppe l’existence. Nous éprouvons pourtant, dans l’intimité de nous-mêmes, l’activité de cette puissance infinie sous la forme d’un effort (conatus) qui incline notre puissance d’exister sur notre futur proche. Dans la mécanique classique, le conatus désignait au XVIIe siècle la quantité de mouvement (mv), qui se conserve dans le mouvement d’inertie, et se répartit de façon constante par les lois des chocs des corps. La notion de conatus préfigure, dans l’histoire de la physique mathématique, la notion d’énergie qui ne s’affirmera vraiment qu’au XIXe siècle, avec le mémoire de Carnot sur la « puissance motrice du feu » (1824), en passant par la notion intermédiaire de force qui domine la physique du XVIIIe siècle depuis les Principia de Newton (1687). Dans le célèbre Cours de physique de Richard Feynman, il est énoncé qu’il ne saurait y avoir d’autre définition de l’énergie que celle d’une quantité qui se conserve, quelles que soient les transformations réalisées dans l’expérience (17). Il me semble que la notion physique d’énergie est assez proche de la notion spinoziste de « substance », avec cette différence toutefois que l’énergie physique ne produit ses effets que dans le monde de la matière, alors que, selon Spinoza, cette même énergie produit également une infinité d’effets dans le monde de l’esprit, par la succession des idées confuses ou claires et distinctes, inadéquates ou adéquates. Toutefois, en tant que le conatus est ce par quoi nous faisons en nous-mêmes l’expérience de la puissance de l’exister – tandis que la loi de la conservation de la quantité de mouvement régit l’expérience observée, et non l’expérience vécue – il est encore ce qui définit notre essence, à la fois singulière – puisque nous en faisons personnellement l’expérience – et universelle – puisque toute existence déterminée est soulevée par cette même puissance. D’où les propositions 6 et 7 de la troisième partie de l’Ethique (« De l’origine et de la nature des affects ») : « Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être » (18), et : « L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer en son être n’est rien à part l’essence actuelle de cette chose » (19).
Il est vrai que la notion de conatus, dans la physique cartésienne seule connue de Spinoza, est encore confuse, et le restera jusqu’à ce que Leibniz distingue, dans un texte rédigé en 1689, le Phoronomus, entre le conatus et l’impetus. Le conatus se résume au principe de la conservation de la quantité de mouvement, tandis que l’impetus (mv²) désigne l’élan qui accélère continument le mouvement. L’un s’oppose à l’autre comme, selon Leibniz, la « force morte » à la « force vive », comme l’équilibre réciproque des mouvements d’inertie aux degrés croissant de la vitesse dans le mouvement uniformément accéléré. Spinoza – sa connaissance des lois physiques se limite au livre III des Principes de la philosophie de Descartes, dont il a publié en 1663 un exposé selon l’ordre géométrique – ignorait cette distinction, lui qui pensait le conatus non comme le principe d’une simple loi de conservation, mais bien comme un élan qui veut se perpétuer, donc, si l’on veut se référer au langage de Leibniz, comme impetus plutôt que comme conatus. L’effort de persévérer en son être, qui est l’essence de toute chose existante, à l’exception de la divinité – qui n’est pas chose existante mais l’existence même – ne saurait s’identifier à ce qu’on nomme « l’instinct de conservation ». L’essence de mon existence ne consiste pas dans le fait de me conserver dans l’état présent, mais plutôt dans le désir de toujours accroître la puissance d’agir de ma nature, d’étendre le rayon d’action de la sphère en laquelle s’exprime ma volonté d’être et de vivre. Car ce que veut conserver le conatus, ce n’est pas telle ou telle propriété acquise, c’est lui-même, c’est son élan propre, l’intensité de l’affirmation qui l’institue dans l’existence. Et de même que Dieu existe pour exister, que la Nature ne tend à aucune autre fin qu’à l’affirmation éternelle de sa puissance, qu’à la causation éternelle d’une infinité d’existences singulières et rigoureusement déterminées, de même, l’éthique de Spinoza – à l’encontre des morales qui définissent en premier lieu un souverain bien, puis assignent chaque existant à la réalisation de cette fin suprême – ne propose aucun idéal moral à l’horizon de notre progrès, mais nous commande plutôt de jouir pleinement de l’existence qui nous est donnée, présentement, ici et maintenant. La morale nous enseigne à vivre en vue du bien, tandis que l’éthique nous fait comprendre que nous ne vivons que pour vivre, et que la vie est à elle-même sa propre fin. Nietzsche n’aurait pas été émerveillé par la découverte de Spinoza, comme d’un ami par delà les siècles qui les séparent (20), s’il n’avait trouvé en lui une sagesse conforme à la maxime qu’il s’était lui-même donnée : « Deviens ce que tu es » (Werde der du bist), ce qui signifie : « Vis pleinement le présent que tu vis en ce moment même, ne t’égare pas en des temps qui ne sont pas les tiens » ; et nullement : « Réalise en acte ce qui sommeille en puissance dans ta nature ». Maxime sous laquelle il a choisi de placer son autobiographie : Ecce homo (1888), dont le sous-titre est : « Comment on devient ce que l'on est : wie man wird, was man ist ». Etrange éthique de Spinoza qui ne nous dicte aucun devoir – ce pourquoi elle n’est pas une morale – mais seulement d’être pleinement ce que nous sommes, et de jouir pleinement du don de l’exister pendant le temps qui nous est imparti. C’est ainsi que le conatus n’est pas un effort pour devenir autre que nous-mêmes, mais au contraire pour vivre plus intensément ce que nous sommes déjà. Pour Spinoza comme pour Nietzsche, la vie n’a d’autre fin qu’elle-même, et l’existence est un absolu qui trouve en lui-même sa propre cause, ce qui revient à l’affirmation de la substance comme pure cause de soi. Il est des esprits qui se tourmentent parce que, gémissent-ils, la vie n’a pas de sens. Ainsi Spinoza lui-même en proie à la « maladie mortelle » de la mélancolie quand, après le herem qui l’excluait de la communauté juive d’Amsterdam, il se lamentait sur la vanité et l’inconstance de ce qui passe pour désirable aux yeux de la plupart des hommes, faute de n’avoir reconnu qu’ils ne vivent que pour vivre : « C’est ce défaut seul de connaissance qui est cause que certaines choses, existant dans la nature et dont je n’ai qu’une perception incomplète et mutilée, parce qu’elles s’accordent mal avec les désirs d’une âme philosophique, m’ont paru jadis vaines, sans ordre, absurdes » (21). Mais l’Ethique nous fait comprendre que l’Absurde n’est pas un argument contre l’existence, puisque la plénitude de l’exister consiste en cela même que l’existence est à elle-même sa propre fin, et que c’est nécessairement la mutiler et l’appauvrir que la soumettre à un « sens », quel qu’il soit, qui serait autre que l’existence elle-même. Remercions Dieu de nous avoir fait la grâce de ne pas exister, puisqu'il est l'existence elle-même, et jouissons de cette vie qui nous est donnée sans qu'on ait cru bon d'en préempter le sens.
Que signifie pourtant accroître l’intensité de la vie, ou de l’exister, dans le présent même où il nous est donné de le vivre ? Si l’Ethique de Spinoza doit se comprendre comme la stratégie du conatus, quels en sont plus précisément les préceptes, et comment nous sera-t-il permis d’accroître notre puissance d’agir et de vivre pleinement le don de la vie ? En premier lieu, il importe de comprendre qu’il s’agit là d’accroître sa puissance (potentia) – qui est accroissement de la puissance d’agir dont mon existence est l’expression, donc affirmation de l’exister propre – et non son pouvoir (potestas) – qui est diminution de la puissance d’agir des sujets dominés, donc négation des existences concurrentes. L’Ethique s’efforce en effet de s’élever vers la plus haute affirmation de l’existence, dont l’essence consiste précisément dans cette propre et pleine affirmation, c'est-à-dire dans la production d’une infinité d’existences nouvelles, sans que rien de négatif ne vienne limiter cette causation perpétuelle. C’est pourquoi la question du pouvoir relève du Politique, et non de l’Ethique, qui travaille inversement à affirmer en son infinitude la puissance de l’exister, dont l’auto-causalité de Dieu ou de la Nature est le principe. Comment procède alors cette affirmation de la vie pour la vie, quel est son contenu ? La puissance du conatus s’exprime à la fois, sous l’attribut de la pensée par la production d’idées nouvelles, et sous l’attribut de l’étendue, par le rayonnement de la santé, qu’il faut concevoir avec Montaigne comme une expansion de l’élan vital, un « feu de gaité » qui nous procure, mieux que toutes les extases des mystiques, l’ivresse du présent pleinement vécu, le sentiment vécu par le corps équivalent à l’ivresse poétique qui soulève l’esprit : « Nos maîtres ont tort, de quoi cherchant les causes des élancements extraordinaires de notre esprit, outre ce qu'ils en attribuent à un ravissement divin, à l'amour, à l'âpreté guerrière, à la poésie, au vin, ils n'en ont donné sa part à la santé. Une santé bouillante, vigoureuse, pleine, oisive, telle qu'autrefois la verdeur des ans et la sécurité me la fournissaient par venues. Ce feu de gaieté suscite en l'esprit des éloises [éclairs] vives et claires outre notre clarté naturelle, et entre les enthousiasmes les plus gaillards, sinon les plus éperdus » (22). La première ébauche de l’Ethique – que Spinoza commence de concevoir alors qu’il n’a pas encore trente ans – s’intitule Court traité sur Dieu, l’homme et sa félicité. Charles Appuhn (édition GF) traduit : « … l’homme et la santé de son âme », et Madeleine Francès (Pléiade) : « … l’homme et son état bienheureux ». Le mot welstand, qui signifie la félicité et le bien-être, se rapporte tout autant à la santé du corps qu’à la santé de l’âme. La plénitude de l’activité divine s’exprime tout autant dans l’esprit que dans le corps. Dans l’esprit, par la joie de penser, de créer des concepts, de concevoir des idées qui seront d’autant plus puissantes qu’elles se trouveront plus en adéquation avec elles-mêmes, c'est-à-dire avec la causalité immanente qui les porte dans l’existence ; dans le corps par ce « feu de gaieté » que Montaigne sait évoquer avec force, la plénitude vitale d’un corps qui respire la santé, l’exaltation d’un organisme qui jouit d’éprouver sa force musculaire, à la façon d’un enfant qui bondit pour le seul plaisir de bondir, ou d’un cheval qui court dans le pré à seule fin de jouir de sa course.
Dès le Court traité, Spinoza affirme que l’étendue, et non seulement la pensée, est un attribut divin, c'est-à-dire une expression de la puissance infinie de l’exister dont Dieu est la source inépuisable : « De tout ce que nous avons dit jusqu’ici, il apparaît avec évidence que, selon nous, l’étendue est un attribut de Dieu » (Court traité, I, 2, § 18). La raison pour laquelle les philosophes, et Descartes tout particulièrement, ont toujours révoqué cette affirmation, c’est que l’étendue – telle par exemple que l’entendement la pose pour la construction des figures de la géométrie euclidienne – est divisible, tandis que Dieu ne saurait l’être, puisque l’infini est un attribut de sa substance, et que l’infini – dont la nature est pour ainsi dire élastique – ne saurait être divisé : coupez l’infini en deux, et vous obtiendrez deux infinis, et non deux moitiés d’infini. Outre cela, la division est une action, dont pâtit la substance divisée, et nul ne saurait penser que Dieu, qui est acte pur, ne puisse souffrir la moindre passion (23). Si pourtant Spinoza – en un geste à la fois radical et fondateur – reconnaît à l’étendue, qui n’est que le nom abstrait de la matière, la productivité infinie qui est comme le signe et la marque de fabrique de la puissance divine, c’est parce qu’il ose soutenir ce qui, aux yeux de ses contemporains, est un paradoxe : l’expansion de la matière dans l’immensité de l’univers se déploie dans une étendue qui n’est nullement divisible, mais qui forme au contraire un tout lié et indissociable. L’espace de la géométrie euclidienne est en effet divisible, mais c’est parce qu’il est un espace abstrait, du moins en ce qu’il est posé dans l’extériorité, et donne ainsi à l’entendement l’occasion de déterminer dans le fini, c'est-à-dire de mesurer et de calculer, les objets qu’il réussit à construire lui-même dans cet espace. C'est en ce sens que la géométrie, connaissance du deuxième genre qui fait se succéder les propositions selon la nécessité propre de l'entendement, demeure pourtant, pour une certaine part, une activité de l'imagination, puisque la géométrie pose ses figures dans l'extériorité d'un espace abstrait, et s'efforce en ce sens de les imaginer plus que de les purement connaître.
Or l’espace n’est pas seulement extérieur, il est aussi l’espace intérieur de mon corps propre, tel que je l’appréhende intuitivement, par une aperception immédiate et nullement par une perception objective. Et il se trouve que je reconnais bien, quand je porte attention au sentiment du volume corporel, personnellement éprouvé, que cet espace forme un tout vivant, indissociable et indivisible, et que c’est seulement par une opération abstraite de l’esprit que je peux imaginer qu’il serait possible de le diviser sans porter atteinte à son essence même. Aussi m'appartient-il, par la seule persévérance de l'exister, de ressentir intérieurement la vie qui anime mon corps par la force indivisible et vibrante qui m'est intuitivement donnée en sa totalité, par la vigueur qui me soulève et le battement qui me rythme, puissance tout entière vécue dans la durée d'un présent, et non imagée depuis un point de vue extérieur, à la façon de l'anatomiste qui ne distingue entre les parties que parce qu'il ne sait rien du tout qui donne la vie. Chaque organe ne saurait en effet être considéré isolément, mais ne se maintient au contraire en vie que par l’ensemble de ses interactions avec le tout. Et le tout de l'organisme rayonne dans l'environnement sans lequel il ne saurait demeurer vivant. C’est ainsi que mon corps ne vit qu’en relation avec le milieu déterminé par la nature de ses fonctions biologiques, et que ce milieu lui-même ne peut subsister que dans la mesure où il est partie prenante des échanges incessants qui s’accomplissent dans la biosphère, elle-même partie indissociable du tout de l’univers : « Et continuant ainsi à l’infini, nous concevrons que la Nature entière est un seul Individu dont les parties, c'est-à-dire tous les corps varient d’une infinité de manières, sans aucun changement de l’Individu total » (24). C’est ainsi que la Nature tout entière doit elle-même être considérée comme un organisme vivant – facies totius universi (25) – dont il est impossible, sinon par une opération abstraite de l’imagination (dont la connaissance est, nous le savons, toujours inadéquate), de séparer des parties les unes des autres sans aussitôt altérer le dynamisme, ou la fécondité qui s’exprime en elles. Ce pourquoi nous devons dire, de l’œuvre de Dieu, que sa densité est infinie, qu’il ne saurait y avoir de vide qui sépare une partie d’une autre, et que nul élément ne saurait être réduit à néant sans que soit atteinte non seulement la plénitude de ce monde, mais aussi son essence même, qui réside entièrement dans le pur acte d’exister. L’espace concret en lequel ce monde matériel a lieu, au sein duquel s’accomplit la perpétuelle transformation, par altérations, épanouissements et décrépitudes, naissances et morts, des organisations singulières et finies engendrées par l’éternelle activité de Dieu, cet espace-là n’est en aucune façon divisible, chaque partie n’ayant de réalité que par sa participation à la vie du tout. Si l’esprit répugne à reconnaître la puissance de l’indivisible dans l’étendue – qui est la sphère d’expansion de l’énergie contenue au cœur de la matière – c’est parce qu’il se représente l’étendue par un acte d’imagination, qui ne connaît que par les images ou figures qu’elle dessine dans l’extériorité, et non par un acte d’entendement, qui ne connaît que par le déploiement de sa force intérieure, par l’activité de sa nature propre, c'est-à-dire par une notion, ou intuition (le conatus), qui est commune à l’individu singulier et fini qui la conçoit comme au mode infini qui exprime la toute puissance de la causation divine (26).
C’est ainsi que l’Ethique nous enseigne, non à soumettre notre vie à des impératifs qui lui seraient dictées de l’extérieur, et tiendraient leur dignité inconditionnelle de la transcendance de l’autorité qui les énonce, mais bien davantage à nous réconcilier avec la plénitude immanente de cette vie, telle que nous pouvons la goûter dans le présent même où nous la goûtons, et dans l’essentielle béatitude qui illumine tout vivant capable de s’élever à la plus haute sagesse : recevoir à chaque instant le don de l’existence, savoir en prendre conscience et s’en réjouir comme d’une grâce à la fois inestimable et incompréhensible. Prendre conscience de ce qu’il y a d’absolu dans le seul acte de vivre, et ainsi apprendre à en jouir. Ce qui nous conduit à la proposition 9 du livre III, « De l’origine et de la nature des affects » : « L’Esprit, soit qu'il ait des idées claires et distinctes, soit qu'il ait des idées confuses, s’efforce de persévérer en son être (conatur in suo esse perseverare) pour une certaine durée indéfinie, et il a conscience de son effort » ; ce qui nous vaut le scolie suivant : « Cet effort (conatus), quand on le rapporte à l’esprit seul, s’appelle Volonté ; mais quand on le rapporte à la fois à l’Esprit et au Corps, on l’appelle Appétit, lequel n’est, par là, rien d’autre que l’essence même de l’homme […] Entre l’Appétit et le Désir il n’y a aucune différence sinon que le Désir se rapporte généralement aux hommes en tant qu’ils sont conscients de leur appétit, et c’est pourquoi on peut le définir ainsi : le Désir est l’Appétit avec la conscience de lui-même. » Formule par la suite souvent reprise, et placée en tête des définitions des affections qui terminent le livre III : « Le Désir est l’essence même de l’homme en tant qu’on la conçoit déterminée, par suite d’un quelconque affect d’elle-même, à faire quelque chose. » La Volonté est le vecteur du conatus qui incite l’esprit à se porter toujours vers l’idée qu’il est sur le point d’enfanter, et ainsi à jouir présentement de sa vivante fécondité. Ce qui n’est pas se porter vers l’avenir mais jouir du présent, le présent n’étant pas immobile mais porté par le mouvement de ce qu’il est, à chaque instant, sur le point d’engendrer. L’Appétit (appetitus), qu’il faudrait plutôt traduire ici, en en modernisant le sens, par « besoin », est le même élan vital en tant qu’il s’exprime, non sur le corps en tant qu’organisme, mais sur la conscience du corps, c'est-à-dire sur le corps tel qu’il est connu par l’esprit. C’est ainsi que nous pouvons ressentir le besoin de la soif, comme le diabétique ressent le besoin du sucre, besoin qui peut par ailleurs être trompeur, tel le besoin ressenti par l’hydropique, qui l’incite à boire alors que boire lui est pourtant néfaste (voir Descartes, « Méditation VI »). Quant au Désir, il ne saurait être autre que le Besoin ou l’Appétit « avec la conscience de lui-même, cum ejusdem conscientia », donc un degré de conscience supérieur à la conscience simplement animale de l’Appétit.
Pour comprendre cette formule, il importe de comprendre aussi ce que Spinoza nomme conscience. Selon Descartes, la conscience est le pouvoir de la pensée qui, à l’inverse du corps qui ne fait que percevoir son objet, a le pouvoir de s’apercevoir elle-même. Le Cogito est l’acte originaire de cette coïncidence – que Descartes nomme « évidence » – de la pensée avec elle-même, de cette aperception de soi-même qui fait incompréhensiblement d’une pensée un spectacle qui s’offre à la pensée elle-même. La conscience est donc un acte de vision, ou de contemplation intellectuelle, et les propriétés de l’évidence sont celles de l’image stigmatique, à savoir la clarté et la distinction, qui sont les deux variables inverses dont l’équilibre optimal définit la plus haute perfection de la vision (la meilleure mise au point de l’image). C’est ainsi que le pouvoir de grossissement du microscope – qui mesure la distinction – est inversement proportionnel à l’éclairement de la cible – soit la clarté de l’image considérée – ce pourquoi il est nécessaire d’éclairer le plus intensément possible la lame placée sous l’objectif, ceci à l’aide d’un miroir qui permet de réfléchir la source de la lumière pour la concentrer sur l’échantillon. Le modèle de la conscience est donc, selon Descartes, optique, et l’évidence désigne l’excellence d’une vision mentale. A l’inverse, selon Spinoza, l’essence de toute existence, celle du corps comme celle de l’esprit, est pratique plutôt que théorique, de l’ordre de l’action plutôt que de la contemplation, de l’effort (conatus) plutôt que de l’évidence. La puissance d’une idée réside moins dans sa clarté et sa distinction que dans sa fécondité, l’étendue de son rayon d’action, sa force productive, bref dans l’intensité de son activité propre. Car les idées ne sont pas pour Spinoza dans l’esprit comme des tableaux ou des images muettes, mais des affirmations agissantes, le travail du concept faisant effort pour enfanter d’autres idées. Prendre, comme le fait Descartes, les idées pour des images, c’est confondre la connaissance de l’entendement avec la connaissance, toujours mutilée et confuse, de l’imagination. Toute idée est affirmation, acte de définition et de détermination, conception donc, et non simple vision d’une forme, fût-elle pure idéalité de la pensée : « Ceux qui, en effet, font consister les idées dans les images qui se forment en nous par la rencontre des corps […] regardent les idées comme des peintures muettes sur un panneau et, l'esprit occupé par ce préjugé, ne voient pas qu'une idée, en tant qu'elle est idée, enveloppe une affirmation ou une négation » (27).
Qu’en est-il alors du Désir, qui est l’Appétit avec conscience de lui-même ? Pour désigner la conscience, Spinoza use le plus souvent d’une expression singulière qui, à ma connaissance, lui appartient en propre : l’idée devenue consciente d’elle-même est « l’idée de l’idée ». Spinoza signifie par cette formule que, pour prendre conscience d’elle-même, l’idée doit se faire l’objet d’une idée d’ordre supérieur. On peut dire en ce sens que la conscience est une métapsychologie, c'est-à-dire une réflexion non pas psychologique, mais sur la psychologie elle-même, au sens où l’on parle encore de « méta-linguistique », ou de « méta-économie ». C’est ainsi qu’on pourrait dire, d’une réflexion sur l’ordre géométrique adopté dans l’Ethique, qu'elle constituerait une sorte de « méta-Ethique » (c’est ce dont on peut trouver l’esquisse, en effet, dans le Traité de la réforme de l’entendement). En préférant cette formule (« idée de l’idée ») au mot « conscience » pourtant adopté par la tradition philosophique, Spinoza affirme que l’évidence intellectuelle n’est jamais vision parfaite, mais qu’il y a au contraire une infinité de degrés dans la conscience, selon que l’on s’élève au niveau de l’idée de l’idée, ou bien à celui, supérieur, de l’idée de l’idée de l’idée, et ainsi de suite à l’infini. A l’inverse de ce que prétend Descartes, il n’existe donc pas d’acte de conscience parfait, sinon en Dieu en tant qu’il s’exprime sous l’attribut de la pensée. Notre conscience, à nous qui ne sommes qu’une partie dans l’immense nature, est toujours et nécessairement partielle, et par conséquent toujours perfectible. On pourrait dire, en ce sens, que l’idée de l’idée est l’idée élevée au carré, soit à la puissance deux, et que la suite de cette puissance affirme aussitôt son infinité, donc la possibilité d’élever l’idée à la puissance n quand n croît vers l’infini. Ainsi est-il permis de penser l’exaltation de l’esprit qui s’effectue en Dieu. En écrivant que le Désir est la conscience de l’Appétit, ou du besoin exprimé par le Corps, Spinoza veut nous signifier qu’est possible une intensification infinie de la conscience que nous avons de notre corps, une élévation toujours croissante de notre adhésion à la vie qui s’exprime en notre individualité, nous qui ne sommes pourtant qu’une partie de la Nature.
C’est ainsi que notre adhésion à l’Etre est susceptible de croître en intensité, sans qu’il soit possible de fixer une limite à cette élévation à la puissance supérieure. Vivre et exister, qui sont les noms de l’Absolu puisque la vie, qui est en Dieu ou la Nature, n’a d’autre but qu’elle-même, est donc un acte qui est en mesure, chez l’animal doué de conscience, de s’affirmer toujours davantage, et encore davantage, et ainsi de s’exalter dans la connaissance de sa propre puissance. L’esprit n’est certes pas libre d’agir comme il l’entend, puisque tous nos actes sont déterminés par la causalité dense, qui ne fait nulle part la part du vide, de la Nature, expression pleine de l’infinité créationnelle qui est en Dieu. C’est pourquoi l’éthique n’énonce pas les maximes auxquelles doit obéir l’action droite, agie en vue du bien : elle nous conduit plutôt à prendre toujours une conscience plus lumineuse et forte de la nécessité au sein de laquelle notre existence individuelle se trouve plongée. Et plus nous sommes conscients du conatus qui nous soulève et nous fait vivre, plus nous adhérons à la vie qui s’épanouit en notre individualité singulière, en notre personnalité propre. Il ne nous appartient pas de modifier le cours des choses, mais il nous appartient de l’approuver, de participer à son élan créateur, de jouir toujours davantage de cette affirmation infinie de l’Etre qui nous environne et nous anime nous-mêmes intérieurement : « Cette doctrine est utile en ce qu'elle nous apprend que nous agissons par le seul geste de Dieu (ex solo dei nutu) et participons de la nature divine et cela d'autant plus que nous faisons des actions plus parfaites et connaissons Dieu davantage et encore davantage » (28).
Et c’est ainsi que l’extrême nécessité qui s’exprime par la causation divine dont la Nature, matérielle et spirituelle, est animée, est compatible, et non pas opposée, à l’expérience intime de la liberté. Car ce n’est pas le moindre paradoxe de Spinoza – il y en a de nombreux, mais ils se révèlent tous apparents au yeux du lecteur qui approfondit sa lecture – que d’affirmer à la fois que tout s’ensuit nécessairement de la force productive qui émane de la vie de Dieu, ou la Nature (« Dans la Nature des choses, il n’est rien donné de contingent ; mais toutes choses sont déterminées par la nécessité de la nature divine à exister et à produire un effet d’une certaine façon » : Ethique, I, prop. 29), et d’intituler en même temps la cinquième partie de l'Ethique, qui est le véritable couronnement de la sagesse : De Potentia intellectus sive de libertate humana, De la puissance de l’intellect ou de la liberté humaine. Car l’homme – à la différence de l’animal qui demeure prisonnier de la connaissance du premier genre, ou connaissance par imagination, qui est donc être sensible mais incapable de penser, c'est-à-dire de conceptualiser son sentiment (puisqu'il ne peut tout au plus que l'imaginer confusément), et moins encore de prendre conscience de sa conceptualisation même – l’homme donc est seul en mesure de s’élever à la conscience de la puissance d’agir qui se manifeste par l’affirmation de son individualité propre, donc non seulement de vivre, mais d’intensifier l’expérience de l’élan vital qui le soulève en l’élevant à la puissance supérieure de la conscience de soi. Ce qui signifie que l’homme seul est en mesure de participer avec une intensité toujours croissante à la vie de l’univers, et sans qu’il soit possible d’assigner une limite à ce progrès de la conscience. Nous dirons en ce sens que l’animal vit, mais que l’homme est cet animal qui a vocation d’affirmer infiniment la vie qui le traverse, de magnifier et d’exalter la finalité sans fin du don gratuit, et merveilleusement dépourvu de sens, de l’existence ou de la vie. Comme si la Nature, ou Dieu, avait créé l’homme pour se donner un vivant dont la mission serait d’adorer infiniment la puissance qui lui donne la vie.
Et cela est vrai tout autant du point de vue de l’esprit – c’est l’esprit en effet qui s’affirme par le progrès de la conscience – que de celui du corps, l’un à l’autre inséparables, puisque l’âme est l’idée du corps, et que l’un et l’autre sont des expressions identiques, mais sous des attributs différents, d’une seule et même puissance d’agir. Or, si l’esprit humain est capable de croître en degrés par le progrès de la conscience, il doit exister une propriété semblable dans le corps, puisque les deux registres d’expression sont apparentés terme à terme. Spinoza affirme en effet, en une formule qu’on jugera en première lecture déroutante, que le corps de l’homme est supérieur à celui de l’animal en ce qu’il est plus apte à agir comme à pâtir. On la trouve énoncée à plusieurs reprises au cours du développement de l’Ethique, et on peut la résumer en cette proposition formulée au chapitre 27 de l’appendice du livre IV : « Plus le corps est apte à être affecté de plusieurs manières et à affecter les corps extérieurs d’un très grand nombre de manières, plus l’âme est apte à penser. » Qu’est-ce à dire ? On comprend que la pensée de l’homme, en s’élevant à la conscience d’elle-même, puisse s’élever à une puissance supérieure, et ainsi dépasser la vie limitée qui s’exprime dans l’animalité. Mais on discerne moins bien en quel sens le corps de l’homme dépasse par ses performances le corps de l'animal, dont l’instinct et la puissance ont longtemps été célébrés par les hommes : les premières idoles, devant lesquelles les hommes se sont prosternés, n'avaient-elles pas la forme des bêtes, et non celle des hommes eux-mêmes ? Pourtant, il faut penser ici ce que c’est que le corps, ou, pour le dire comme Spinoza, « ce que peut un corps ». Car le corps vivant ne saurait se limiter au sac de peau qui l’enveloppe, il appartient nécessairement à un milieu sans lequel il ne pourrait subsister, se nourrir ni se reproduire. La partie n’est pas isolée du tout, elle est dans le tout comme le membre dans l’organisme. Dans une lettre extraordinaire et essentielle, la lettre 32 à Oldenburg, Spinoza compare l’individu, partie de la nature, à un ver qui se trouverait dans le sang d’un organisme vivant, et pour lequel le sang ne serait pas considéré selon l’unité de son essence, mais se décomposerait en lymphe, en chyle, et dans les autres parties qui le composent. Pour nous, en revanche, qui connaissons le tout de l’organisme – ce dont le ver ne saurait avoir la moindre idée – le sang peut être considéré comme une substance unique, elle-même intégrée dans le tout de l’organisme vivant. « Nous pouvons donc concevoir, conclut Spinoza dans ce texte étrange, tous les corps de la nature en même manière que nous venons de concevoir le sang » (GF IV, 237). Ce qui nous conduit à penser que la distinction de la partie et du tout est toujours relative au point de vue de la partie, et qu’en vérité la partie diffuse et rayonne dans le tout, sans qu’il soit possible de délimiter strictement la sphère de sa puissance d’agir, ni l’expansion de la causalité dont elle est la source active et vivante. C’est ainsi que le corps ne se limite pas à l’organisme en tant que système clos. Il faut au contraire concevoir tout organisme vivant comme un système ouvert sur le monde – puisque la partie participe nécessairement de la vie du tout – et indissociable du milieu au sein duquel seulement il peut affirmer et épanouir la force vitale qui demande à s’exprimer par sa nature. Le corps vivant n'est pas un intérieur qui se préserve de tout extérieur, une forteresse hermétiquement close au monde qui s'étend hors ses murs. Il doit plutôt être conçu comme un système d'échanges, un foyer toujours actif dont la richesse dépend de ses multiples connexions avec le monde environnant, à la façon de la cité qui s'est construite au carrefour de routes nombreuses, en un point de rencontre qui est aussi le lieu d'origine du marché ; ou bien encore à la façon d'Amsterdam qui communique avec le monde entier grâce à l'audace de ses liaisons maritimes qui s'aventurent jusqu'au bout du monde. C'est aussi pourquoi, comme l'écrit Spinoza de façon assez déconcertante, « Des individus dont le corps humain est composé, certains sont fluides, certains sont mous, certains enfin sont durs » (deuxième postulat, à la suite de la prop. 13 d'Ethique II), ce qui signifie dans son esprit que les particules dures qui constituent le système de l'organisme lui demeurent toujours attachées (bien qu'en régénération perpétuelle), que les particules molles sont solidaires de l'organisme mais peuvent toutefois s'en dissocier par l'effet de la croissance, tandis que les particules fluides jouent le rôle de messagers qui ne cessent d'échanger avec le milieu environnant. Tout organisme ne se maintient ainsi en vie que grâce à la régulation de son métabolisme, par l'équilibre optimal qui s'établit au maximum d'unité et au maximum de dispersion, entre concentration et expansion, condensation et diffusion. On comprend alors en quel sens il est possible de dire que le corps vivant est d'autant plus parfait qu'il se trouve en interconnexion active avec un milieu d'autant plus vaste, riche et complexe. Et c’est en ce sens que la supériorité du corps humain sur le corps animal peut être conçue, car tandis que la bête demeure confinée dans un milieu déterminé, auquel elle est adaptée et duquel elle ne peut s’affranchir – ce pourquoi les animaux manifestent une sensibilité extrême au tracé des limites qui définissent leur horizon d’existence, et expriment cette passion par des rituels d’intimidation envers les étrangers qui se présentent au-delà de la limite, ou d’effroi quand ils sont eux-mêmes soumis à la contrainte de la transgression – l’homme en revanche est l’animal transgresseur par excellence, l’explorateur des terres inconnues, l’inadapté que lancine toujours le désir du départ, l’homo viator qui n’est vraiment lui-même que lorsqu’il se met en route. Et c’est en ce sens que le corps de l’homme, à l’inverse de celui de la bête, est disponible pour tous les mondes possibles, destiné à l’émerveillement de la découverte plutôt qu’au confort de l’habitat. Il est vrai que la vie de Spinoza fut tout particulièrement sédentaire. Mais à celui qui jouit de la béatitude au plus profond de lui-même, à quoi bon partir à l’aventure au bout du monde ? En revanche, le monde dans lequel vivait Spinoza, ce monde affairé qui spéculait sur le commerce mondial, dont Amsterdam était la capitale laborieuse et industrieuse, par les expéditions aventureuses dans lesquelles se lançait la Compagnie des Indes Orientales, démontrait admirablement cette vocation exploratrice de l’homme sur la terre.
Peut-être sommes-nous en mesure de mieux comprendre maintenant en quel sens la participation à la vie universelle qui surabonde sur la terre comme dans l’univers – « Toutes les choses sont animées à des degrés divers » écrit Spinoza (II, 13, scolie), ce qu’il faut entendre en ce sens que toutes choses, de la pierre jusqu’à l’homme, sont soulevées par l’élan du conatus, qui est la vie de Dieu, ou plutôt l’activité du Dieu vivant qui est l'existence même – en quel sens cette nécessité infinie et vivante n’est pas contradictoire avec l’expérience de la liberté, mais en est bien au contraire l’objet même. Car le corps, dont le rayon d’action est en expansion dans le milieu sans lequel il ne pourrait vivre, comme l’esprit qui pense également dans un milieu intellectuel qui le nourrit et le stimule, ne se limitent pas à eux-mêmes, mais sont ouverts sur l’immensité, et expriment d’autant plus leur puissance d’agir propre que cette ouverture est plus grande. La liberté ne consiste pas selon Spinoza dans l’acte qui s’oppose à la Nature et, par son travail, vise à la domestiquer et à la soumettre à ses intérêts propres, elle consiste au contraire dans la participation au dynamisme immanent qui soulève l’univers, non par la volonté de le transformer, mais plutôt par celle de communier avec la vie infinie qui le parcourt et le traverse. C’est pourquoi la liberté ne saurait consister en la négation de la nécessité – elle est au contraire affirmation pure, et il n’y a rien de négatif en elle – elle consiste inversement dans l’affirmation de cette même nécessité, dans la participation joyeuse et puissante à la divine nécessité qui ne cesse de recréer le monde, et ceci sans autre finalité que celle de l’expression de son infinité, éternelle et gratuite. Revenons au marin qui tient bon la barre dans le tumulte du grand océan. Il ne lutte pas contre la vague, il l’épouse au contraire et communie avec la houle. Il est partie de la nature, vivant à son rythme, en phase avec le souffle de la tempête, son corps et son esprit s’exaltent en participant à la vie qui anime le grand univers liquide. Pas un geste inutile. Il suffit d'une fausse manœuvre pour risquer le naufrage. D’où vient cet étrange sentiment de liberté, d’où vient cette ivresse, ce soulèvement en nous de la vie ? Serais-je d’autant plus libre que j’ai moins le choix ? L’homme, partie de la nature, est nature lui-même, immergé dans l’immense univers. La liberté est expérience de la nécessité, nécessité intérieure qui s’exprime par le déploiement de ma puissance d’agir selon le degré qui lui est propre, nécessité extérieure qui résulte de la pression des événements, qui me met en situation d’agir. La liberté ne consiste pas dans l’indifférence du choix mais au contraire dans l’extrême détermination de l’acte. Je n’ai pas le choix d’être libre, je le suis dans la mesure où je connais le monde, en ce sens où le nageur connaît la vague, c’est-à-dire d’une connaissance intuitive, non discursive, d’une seule vue et non selon la progression de la démonstration. La plus haute connaissance, qui est raison, connaît la partie par le tout, par l’ajustement de chacune des partitions singulières dans l’ensemble de la symphonie, et non le tout par l’enchaînement des parties, qui est connaissance d’entendement, consécution des propositions mais non intuition de la totalité. Et c’est ainsi que je connais l’Ethique, quand j’en perçois l’unité et le sens, non par la concaténation des raisons, proposition par proposition, comme un apprenti qui épelle un texte dont il ne perçoit pas le sens, mais par l’intuition du tout qui donne l’unité et affirme la nécessité des parties qui le composent. La liberté consiste à vivre sous le seul dictamen de la raison, ce qui revient à affirmer son identité propre en participant généreusement à la vie qui parcourt l'immense univers, ou Nature, qui est Dieu : « L'homme libre, c'est-à-dire qui vit sous la dictée de la seule raison (ex solo rationis dictamine), n'est pas conduit par la crainte de la mort, c'est-à-dire désire agir, vivre, conserver son être, d'après le fondement qui consiste à rechercher ce qui lui est utile » (Ethique, IV, prop. 67, démonstration). La liberté n’est certes pas libre arbitre, qui suspend l’action pour prendre le temps du choix, elle est au contraire jouissance d’agir selon la nécessité intérieure du dictamen qui est l’expression, vivante en moi, de l’activité infinie qui est en Dieu. Et c’est en ce sens que l’on peut dire de l’homme libre qu’il est un automate à la fois matériel et spirituel – automaton spirituale (29) – à l’image du pianiste qui, parvenu à l’excellence de sa technique, exprime à la fois la nécessité intime, perçue par son intelligence, qui se développe dans la composition musicale, et obéit comme un automate à la rigoureuse nécessité du jeu de mains et de ses doigtés, comme si son corps, à l’égal de son esprit, était possédé par le génie de la musique. Le pianiste communiant avec la sonate est comme le marin communiant avec l’océan : c’est en se soumettant à la dictée de la plus puissante nécessité qu’ils s’éprouvent libres, en se laissant traverser par l’élan vital qui les soulève et les emporte dans la vie bienheureuse dont Dieu, ou la Nature, est la source perpétuelle.
NOTES
1- « La science de Dieu ne concorde pas plus avec la science humaine que le Chien, signe céleste, avec le chien qui est un animal aboyant, et peut-être lui ressemble encore moins » (Pensées métaphysiques, deuxième partie, chap. XI ; GF, I, p. 384) ; « L’entendement et la volonté qui constituerait l’essence de Dieu devraient différer de toute l’étendue du ciel de notre entendement et de notre volonté et ne pourraient convenir avec eux autrement que par le nom, c'est-à-dire comme conviennent entre eux le chien, signe céleste, et le chien, animal aboyant » (Ethique, I, scolie de la prop. 17 ; GF, III, p. 42).
2- Lettre 58 à Georg Hermann Schuller ; GF, IV, p. 302).
3- Ethique, III, scolie de la prop. 9 ; GF, III, p. 145.
4- Ethique, III, scolie de prop. 49; GF, III, p. 195.
5- Principes de la philosophie de Descartes, préface de Louis Meyer ; GF, I, p. 231.
6- Ethique IV, « Appendice », chapitre 32 ; GF III, p. 301.
7- On peut toujours relire avec profit, à ce sujet, le vieux livre de Léontine Zanta, La Renaissance du Stoïcisme au XVIe siècle, « Bibliothèque littéraire de la Renaissance », Champion, 1914 ; réimp. Slatkine, Genève, 1975. Plus récent : Le stoïcisme au XVIe et au XVIIe siècle. Le retour des philosophies antiques à l’âge classique, sous la direction de Pierre François Moreau, Albin-Michel, 2013 [Kimé, 1994].
8- Court Traité de Dieu, de l’homme et de la santé de son âme, deuxième partie, chap. 18, § 9 ; GF, I, p. 130.
9- Ethique, IV, prop. 4, démonstration ; GF, III, p. 224.
10- Ethique, II, prop. 38, et démonstration et corollaire ; GF, III, p. 111.
11- Ethique, II, prop. 40, scolie 1 ; GF, III, p. 114.
13- Ethique, I, prop. 18 ; GF, III, p. 43.
14- Lettre 73 à Oldenburg ; GF, IV, p. 335.
15- Sylvain Zac, L’Idée de vie dans la philosophie de Spinoza, PUF, 1963, p. 29.
16- Actes, 17, 26-28. La dernière formule est une citation des Phénomènes d’Aratos, poète grec du IIIe siècle BC.
17- Le Cours de physique de Feynman / The Feynman Lectures on Physics, tome I, « Première partie, traitant surtout de la mécanique, du rayonnement et de la chaleur », Addison-Wesly publishing Company, Londres, Menlo Park, Don Mills, 1969, chap. 4 : « Conservation de l’énergie », p. 4-1 – 4-2. Dans ce chapitre, Feynman invente une petite fable : une mère compte à l’heure du coucher les 28 cubes avec lesquels son fils a joué pendant la journée. Parfois, elle en trouve 26, parfois 28 et parfois même 30 ! A chaque fois, la mère trouve une explication rationnelle qui rend compte de ces variations apparentes, prenant chaque fois appui sur un raisonnement, c'est-à-dire sur une équation différente, mais en se fondant sur un principe de conservation : aucun élément de l’ensemble ne peut être réduit purement et simplement à néant, et aucun élément ne peut être produit ex nihilo. Ainsi de l’énergie pour le physicien : on ne sait pas d’elle ce qu’elle est, mais seulement qu’elle se conserve et doit se conserver : « Il est important de réaliser, conclut Feynman, que dans la physique d’aujourd’hui, nous n’avons aucune connaissance de ce qu’est l’énergie » (p. 4-2a).
18- Ethique, III, prop. 6 ; GF, III, p. 142.
19- Ethique, III, prop. 7 ; GF, III, p. 143.
20- « Je suis tout étonné, tout ravi ! J’ai un prédécesseur, et lequel ! Je ne connaissais presque pas Spinoza : si je viens d’éprouver le besoin de lui, c’est l’effet d’un “acte instinctifˮ. Non seulement sa tendance générale est, comme la mienne, de faire de la connaissance le plus puissant des états de conscience, mais je me retrouve encore dans cinq points de sa doctrine ; ce penseur, le plus isolé et le plus irrégulier de tous, est celui qui là-dessus se rapproche le plus de moi : il nie le libre arbitre, la finalité, l’ordre moral, l’altruisme, le mal, et si, évidemment, les différences sont grandes, elles tiennent plutôt à celles des époques, de la civilisation et de la science. Au total : ma solitude, qui m’avait fait souvent souffrir, comme à une très haute altitude, de la raréfaction de l’air et me causait des hémorragies, s’est transformée du moins en duo. C’est merveilleux ! » (30-VII-81, Sils-Maria ; Lettres choisies, trad. Vialatte, Gallimard, p. 176).
21- Lettre 30 à Oldenburg ; GF, IV, p. 232.
22- Essais, III, 5, « Sur des vers de Virgile » ; édition établie par Pierre Michel, tome III, Le Livre de Poche, 1972, p. 77.
23- « De tout ce que nous avons dit jusqu’ici il appert avec évidence que nous affirmons que l’étendue est un attribut de Dieu, ce qui cependant ne semble en aucune façon ne pouvoir convenir à un être parfait, car l’étendue étant divisible, l’être parfait se trouverait ainsi formé de parties, ce qui ne saurait du tout s’appliquer à Dieu, parce qu’il est un être simple. En outre, quand l’étendue est divisée, elle pâtit, et cela aussi ne peut avoir lieu en Dieu, car il n’est point sujet à pâtir et ne peut rien avoir à pâtir d’un autre être, puisqu’il est de tout la première cause efficiente » (Court traité, première partie, chap. 2, § 18 ; GF, I, p. 54).
24- Ethique, II, prop. 13, lemme 7 ; GF, III, p. 90.
25- Lettre 64 à Schuller ; GF, IV, p. 315.
26- « Si cependant l'on demande pourquoi nous inclinons ainsi par nature à diviser la quantité ? je réponds que la quantité est conçue par nous en deux manières : savoir abstraitement, c'est-à-dire superficiellement, telle qu'on se la représente par l'imagination, ou comme une substance, ce qui n'est possible qu'à l'entendement. Si donc nous avons égard à la quantité telle qu'elle est dans l'imagination, ce qui est le cas ordinaire et le plus facile, nous la trouverons finie, divisible et composée de parties ; si, au contraire, nous la considérons telle qu'elle est dans l'entendement et la concevons en tant que substance, ce qui est très difficile, alors, ainsi que nous l'avons assez démontré, nous la trouverons infinie, unique et indivisible. Cela sera assez manifeste à tous ceux qui auront su distinguer entre l'imagination et l'entendement : surtout si l'on prend garde aussi que la matière est la même partout et qu'il n'y a pas en elle de parties distinctes, si ce n'est en tant que nous la concevons comme affectée de diverses manières ; d'où il suit qu'entre ses parties il y a une différence modale seulement et non réelle » (Ethique, prop. 15, scolie ; GF, III, p. 38-39) ; « Si cependant vous demandez pourquoi nous sommes si naturellement portés à diviser la substance étendue, je répondrai : c’est parce que la grandeur est conçue par nous de deux façons : abstraitement ou superficiellement ainsi que nous la représente l’imagination avec le concours des sens, ou comme une substance, ce qui n’est possible qu’au seul entendement. C’est pourquoi, si nous considérons la grandeur telle qu’elle est pour l’imagination, ce qui est le cas le plus fréquent et le plus aisé, nous la trouverons divisible, finie, composée de parties et multiple. Si, en revanche, nous la considérons telle qu’elle est dans l’entendement, et si la chose est perçue comme elle est en elle-même, ce qui est très difficile, alors, ainsi que je vous l’ai suffisamment démontré auparavant, on la trouve infinie, indivisible et unique » (Lettre 12 à Louis Meyer ; GF, IV, p. 159).
27- Scolie de la démonstration du corollaire de la proposition 49 du livre II.
28- Ethique, II, scolie de la prop. 49 ; GF, III, p. 131.
29- « Nous avons montré cependant que l’idée vraie est simple, ou composée d’idées simples, telle l’idée faisant connaître comment et pourquoi une chose existe ou a eu lieu ; nous avons montré aussi qu’il en découle dans l’âme des effets objectifs proportionnés à l’essence formelle de son objet ; cela revient à ce qu’ont dit les anciens : que la vraie science procède de la cause aux effets ; à cela près cependant que, jamais que je sache, on n’a conçu, comme nous ici, l’âme agissant selon des lois déterminées et telle qu’un automate spirituel » (TRE, § 46 ; GF 210).
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