Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mardis de la Philo : 21-3-2017
Mise en ligne : Juillet-août 2017

 

 

 

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SPINOZA

La plénitude de ce monde :

   1- Le Cas Spinoza

   2- La critique des superstitions

   3- « Deus sive Natura »

   4- « Le désir est l’essence même de l’homme »

   5- Une société de raison

   6- « Nous sentons et nous éprouvons que nous sommes éternels »

VALERY

WINCKELMANN

 

 

 

 

 



SPINOZA ET LA PLENITUDE DE CE MONDE
 

5- Une société de raison

 

            On parle volontiers, tout au long du XVIIIe siècle et encore au XIXe – le plus souvent pour le dénigrer et dénoncer son « athéisme » – du « panthéisme » de Spinoza, laissant entendre par là que le spinozisme abolit toute transcendance et identifie la divinité au déterminisme qui régit la totalité de la Nature, c'est-à-dire du monde matériel (alors que le monde des idées est lui aussi, selon Spinoza, « Nature »). Et il est bien vrai en effet que l’auteur de l’Ethique fait de Dieu la cause immanente et non transitive de tout ce qui est, force interne qui détermine toute existence à exprimer ce qui est en sa puissance : « Dieu est cause immanente mais non transitive de toutes choses » (Eth. I, 18). Aussi Dieu peut-il être identifié à la Nature en sa totalité, comme le principe toujours actif de son effectivité, ou de son inépuisable fécondité : « Le Droit de la Nature s’étend aussi loin que s’étend sa puissance, car la puissance de la Nature est la puissance même de Dieu qui a sur toutes choses un droit souverain » (TTP, chap. XVI ; GF II, 261). Certains interpréteront le règne universel de la nécessité divine selon les lois rigoureuses de la mécanique classique, Dieu ou le monde physique obéissant à des lois rigoureuses (tel est, par exemple, Le Système de la Nature du baron d’Holbach, publié en 1770) ; d’autres, plus authentiquement spinozistes, rapporteront au contraire le développement grandiose de la  causation divine – le monde selon Spinoza n’a pas été créé, il est toujours en train d’être créé – à un vitalisme universel (ou le vitalisme au XVIIIe siècle d’un Benoît de Maillet ou d’un Charles Bonnet ; c’est en ce sens que Sylvain Zac lisait Spinoza) (1), puisque le principe moteur de l’activité est immanent à chaque individu, mu par la puissance d’agir dont il est l’expression, et non, comme une marionnette, par les fils qu’un Dieu transcendant manipulerait. Comme il apparaît en outre, dans le cinquième et dernier livre de l’Ethique, que la pensée de Spinoza culmine dans un sentiment qui semble proche de l’expérience mystique – « nous sentons et nous éprouvons que nous sommes éternels » (scolie de V, 23) – quelques-uns ont été tentés de rapporter l’intuition qui se trouve à la source de la philosophie de Spinoza à l’enthousiasme païen de l’âme enivrée qui communie avec l’immensité de la Nature, et la vie universelle qui circule en tous ses membres. On trouve alors l’origine de ce retour au paganisme, par-delà le christianisme selon lequel Dieu est Personne et non Nature, dans le renouveau du Stoïcisme au XVIe siècle (Juste-Lipse), ou dans les « fureurs héroïques » de l’âme inspirée qui communie avec l’infinité du monde selon Giordano Bruno. Et c’est bien en ce sens en effet que Spinoza sera lu dans l’Allemagne romantique du début du XIXe siècle, comme une sorte de restaurateur de l’ivresse dionysiaque qui soulevait le monde pré-chrétien, avec Goethe – chez lequel le culte de la Nature ne fait pas obstacle à la description objective et scientifique de la diversité des formes naturelles – et plus encore avec Schleiermacher (1768-1834) et surtout le jeune Schelling, qui mettent au contraire l’accent sur l’ivresse subjective d’une communion avec l’âme du monde, ou sur la sublimité du sentiment de l’infini que nous inspire le spectacle de la vivante Nature, ce qui n’est pas non plus sans rapport avec la peinture de paysage de l’artiste allemand Caspar David Friedrich (1774-1840).
      Une telle lecture de Spinoza se fait pourtant à contresens de sa pensée : en communiant avec l’âme du monde, l’individu se perd extatiquement dans l’immensité. On reconnaît là le sentiment du sublime, dont Kant disait qu’il était le sentiment de l’absolument grand, l’intuition de l’infini sur laquelle Schleiermacher fondait sa  nouvelle théologie. Mais une telle expérience est inspirée par la rêverie selon Rousseau, nullement par l’expérience de l’éternité selon Spinoza. Les extases du promeneur solitaire naissent de la dissolution du moi qui se perd avec ivresse dans le Tout : « Plus un contemplateur a l’âme sensible, plus il se livre aux extases qu’excite en lui cet accord [« l’harmonie des trois règnes » de la nature]. Une rêverie douce et profonde s’empare alors de ses sens, et il se perd avec une délicieuse ivresse dans l’immensité de ce beau système avec lequel il se sent identifié. Alors, tous les objets particuliers lui échappent ; il ne voit et ne sent rien que dans le tout […] Je ne médite, je ne rêve jamais plus délicieusement que quand je  m’oublie moi-même. Je sens des extases, des ravissements inexprimables à me fondre pour ainsi dire dans le système des êtres, à m’identifier avec la nature entière » (Septième Promenade). Rien de tel chez Spinoza. Le conatus, ou désir d’affirmer son existence propre, est l’essence de l’Exister, c'est-à-dire la puissance divine en tant qu’elle s’exprime par la force vitale qui anime chaque individu : « Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être » (Eth. III, 6). Il ne s’agit nullement de perdre son individualité par communion avec l’âme du grand Tout, mais au contraire d’affirmer la puissance d’agir qui donne à l’individu sa cohésion, sa cohérence et son identité. Toute existence particulière tend ainsi à affirmer l’unité qui la maintient dans l’Etre, et ne désire nullement la dissoudre dans une immensité indifférenciée : « Car ce que nous avons montré jusqu'ici est tout à fait commun et se rapporte également aux hommes et aux autres individus, lesquels sont tous animés, bien qu'à des degrés divers » (scolie de II, 13). Toute chose, y compris la pierre, doit sa cohésion à une force divine qui en maintient l’unité et en affirme l’existence contre les diverses pressions – qui lui font souffrir mille passions – qu’exercent sur elle les choses qui l’environnent, dans un monde plein où tous les corps sont en interaction les uns avec les autres. La pierre n’en a évidemment pas conscience, seul l’homme peut s’élever à l’idée de l’idée qui définit le principe et la loi de sa cohésion, et en comprendre la nécessité. L’homme, comme la pierre, n’est qu’une partie de la nature, et toute partie n’est qu’une agrégation provisoire de corpuscules qui font système, pour la durée qui est assignée à cet organisme nécessairement fragile, perpétuellement agressé par les corps extérieurs, et perpétuellement régénéré par le renouvellement de ses cellules, les micro-formations qui le composent à l’infini, car la densité de l’Absolu se réalise tout autant dans la matière que dans la pensée. Sans le conatus, qui est la puissance de persévérer dans l’existence, l’individu, qui est partie de la nature, perdrait aussitôt son identité, et l’organisation qui lui donne corps se dissoudrait immédiatement dans l’immensité d’une matière désorganisée et bientôt indifférenciée. Le conatus est donc cause immanente, dans l’étendue par l’existence du corps, dans la pensée par l’enchaînement des idées adéquates, de l’identité de l’individu, destinée à s’affirmer et à se renouveler pendant la durée de son existence, selon la résistance qu’il saura opposer aux forces qui lui sont contraires.
            Ce qu’on appelle « l’état de nature » consiste donc en l’affirmation des existences individuelles, toutes déterminées à exprimer le plus qu’il est possible la puissance d’agir qui leur donne la force d’exister, à tenir le coup des rencontres passionnelles qui les assaillent, en maintenant leur identité autant qu’il est possible, et tant qu’elles auront la force de durer dans les perpétuelles transformations qui multiplient sans fin les êtres dans l’immense Nature : « Tout ce donc qu’un individu considéré comme soumis au seul empire de la Nature, juge lui être utile, que ce soit sous la conduite de la droite Raison ou par la violence de ses Passions, il lui est loisible de l’appéter en vertu d’un Droit de Nature souverain et de s’en saisir par quelque voie que ce soit, par la force, par la ruse, par les prières, enfin par le moyen qui lui paraîtra le plus facile » (TTP XVI). C’est ainsi que tout individu affirme son identité par la recherche de « l’utile propre » (proprium utile), ainsi qu’en cultivant son caractère propre (ingenium, qu’on traduit encore par tempérament, complexion, ou mieux : naturel) : « Comme la Raison ne demande rien qui soit contre la Nature, elle demande donc que chacun s'aime lui-même, cherche l'utile propre, ce qui est réellement utile pour lui, appète tout ce qui conduit réellement l'homme à une perfection plus grande et, absolument parlant, que chacun s'efforce de conserver son être, autant qu'il est en lui » (Eth. IV, scolie de 18) ; et : « Chacun existe par le droit suprême de la Nature, et conséquemment chacun fait par le droit suprême de la Nature ce qui suit de la nécessité de sa propre nature ; et ainsi chacun juge par le droit suprême de la Nature quelle chose est bonne, quelle mauvaise, ou avise à son intérêt suivant sa complexion (ex suo ingenio), se venge et s'efforce de conserver ce qu'il aime, de détruire ce qu'il a en haine » (Eth. IV, scolie II de 37; GF III, 255). Si l’on s’en tient donc à ce que les philosophes nomment « le Droit naturel », il faut dire que chacun est en droit d’exercer toute sa force non pour se maintenir en vie, mais pour croître en puissance, par la victoire que sa volonté d’expansion emportera sur les êtres qui sont plus faibles que lui. Car quand Spinoza écrit que le conatus, c'est-à-dire la force par laquelle la puissance divine s’exprime dans l’existence limitée de l’individu, est la volonté de persévérer dans son être, il ne faut pas comprendre que cette volonté veut simplement se maintenir en l’état, demeurer identique à elle-même, mais au contraire qu’elle ne peut demeurer fidèle à elle-même qu’en accroissant toujours sa puissance d’agir, car l’essence de l’homme n’est pas l’être, mais l’existence, c'est-à-dire le désir d’être toujours davantage : « Le Désir est l’essence même de l’homme, en tant qu’elle est conçue comme déterminée, par quelque sienne affection donnée, à faire quelque chose » (III, définition des affections, et dém. de IV, 18). L’existence n’est jamais selon Spinoza un équilibre stable, mais le destin d’une puissance qui tantôt s’épanouit – ce qui lui procure le sentiment de la joie, ou passion joyeuse – et tantôt décline – ce qui lui inspire la tristesse, ou passion triste. Toute existence portée par l’élan du conatus, est dynamique, jamais statique. On ne saurait même dire qu’il n’y a de repos que dans la mort, car la mort des uns est la naissance des autres, dans le brassage du grand Tout éternel et infini qui est la Nature, ou Dieu.
            C’est pourquoi l’état de Nature, ou droit naturel, est un état de guerre de chacun contre chacun : l’homme y est un loup pour l’homme, et les gros poissons mangent nécessairement les petits : « Par Droit et Institution de la Nature, je n’entends autre chose que les règles de la nature de chaque individu, règles suivant lesquelles nous concevons chaque être comme déterminé à exister et à se comporter d’une certaine manière. Par exemple les poissons sont déterminés par la Nature à nager, les grands poissons à manger les petits ; par suite les poissons jouissent de l’eau, et les grands mangent les petits, en vertu d’un droit naturel souverain. Il est certain en effet que la Nature considérée absolument a un droit souverain sur tout ce qui est en son pouvoir, c’est-à-dire que le Droit de la Nature s’étend aussi loin que s’étend sa puissance ; car la puissance de la Nature est la puissance même de Dieu qui a sur toutes choses un droit souverain. Mais la puissance universelle de la Nature entière n’étant rien en dehors de la puissance de tous les individus pris ensemble, il suit de là que chaque individu a un droit souverain sur tout ce qui est en son pouvoir, autrement dit que le droit de chacun s’étend jusqu’où s’étend la puissance déterminée qui lui appartient » (TTP, XVI). Un dessin célèbre de Bruegel (1556), qui donna lieu à une gravure, intitulé « Les grands poissons mangent les petits », montre un énorme poisson échoué ; dans un paysage qui doit beaucoup à Bosch, une créature vaguement humaine, armée d’un immense couteau, ouvre le flanc de l’animal : par l’ouverture, comme par la bouche de l’animal, un nombre considérable de poissons de diverses tailles, les plus petits sortant de la bouche des plus gros, se déversent en roulant les uns sur les autres. Au premier plan, deux hommes et un enfant dans une barque s’apprêtent à manger un petit poisson qu’ils sortent du ventre ouvert d’un plus gros poisson. Tous semblent se nourrir ainsi les uns des autres, dans une ingestion à la fois infinie et absurde. Une maxime en latin énonce la morale de cette histoire : Les gros poissons mangent par les petits (« grandibvs exigvi svnt pisces piscibvs esca »). Ajoutons qu’en interprétant ainsi la notion de « droit naturel », Spinoza en renverse ironiquement la signification traditionnelle et humaniste : par « droit naturel », on signifiait en effet la reconnaissance de la dignité de l’homme, limite à l’extension du droit positif, fondé en convention et non en nature. Selon Spinoza, rien ne saurait s’opposer à la Nature, qui est la puissance immanente qui porte chaque individu, et la Nature tout entière, à exprimer toujours davantage la singularité qui définit son caractère propre (ingenium). C’est pourquoi l’opposition forgée par les philosophes du droit naturel et du droit positif, ou fondé en convention, ne tient pas : les conventions résultent de l’équilibre des forces en présence, et relèvent toujours du règne de la nature.


                               Pieter van der Heyden d’après Pieter Bruegel l’Ancien,
    Les gros poissons mangent les petits, gravure éditée par Hieronymus Cock, Anvers, 1557
 
 
            Il ne faut pourtant pas croire que le « droit naturel », qui est en vérité le règne de la force et par conséquent l’abolition de tout Droit, passe pour l’ultime vérité de la « Nature », et la concurrence des appétits individuels pour le dernier mot d’une politique réaliste, et moins encore pour celui de la philosophie politique de Spinoza. En effet, rien n’est moins naturel, d’une certaine façon, que l’état de nature : les heurts constants des individus les uns contre les autres – l’homme est un loup pour l’homme et tout poisson est petit pour un plus gros que lui – attisent les rivalités, et la guerre de chacun contre chacun fait de la vie une longue passion. Or on sait que la passion, selon Spinoza, affecte l’âme par une impression dont la cause est extérieure à l’âme qu’elle affecte, condamnant ainsi les rivaux à une connaissance inadéquate des uns et des autres, connaissance d’imagination qui n’obéit pas à une nécessité intrinsèque, mais seulement au choc des désirs concurrents. La société que régit le Droit naturel est aussi une société totalement déterminée par l’imaginaire, les mythes, les modes, une société captive donc des images qu’elle suscite par le jeu des perpétuelles confrontations, chacun étant ainsi voué sur ce théâtre à s’identifier à l’image que les autres ont de lui, et non à se connaître lui-même. Une telle société, qui se juge elle-même réaliste et se targue même de ce qu’elle prend pour du « cynisme » – « chacun pour soi » – est en vérité une société prise de délire, gouvernée par de purs fantasmes, une société de somnambules ou encore, comme le dit Spinoza, d’hallucinés qui « rêvent les yeux ouverts ». C’est le propre de la connaissance du premier genre, ou connaissance d’imagination, de ne jamais connaître son objet, ou de s’en faire une idée nécessairement inadéquate, puisqu’elle ne connaît autrui que par l’impression – comme on dit aujourd’hui, le « ressenti » – qu’il fait sur le « Moi », et non par le désir propre qui anime intérieurement autrui lui-même. Ce pourquoi la société d’imagination obéit à un  principe d’imitation qui fait de chacun le double de l’autre, et cela d’autant plus que chacun s’imagine cultiver, plus que d’autres, sa « différence », comme si « être soi » consistait d’abord à se différencier des autres, et non à vivre en accord avec sa nature propre, son désir le plus authentique. La mode permet ainsi à chacun de s’imaginer original alors même qu’il suit la norme commune, ce pourquoi la mode doit toujours changer, car dès que le conformisme s’en répand, l’imitation devient trop visible, et il faut inventer une nouvelle image… La société d’imagination est ainsi l'agrégat des identités instables, aussi inconsistantes qu’un reflet dans le miroir, en perpétuelle métamorphose, une société hystérique d’individus devenus transformistes, pris d’un universel syndrome de Fregoli. Chacun n’obéit plus à l’inclination du conatus qui le fait persévérer dans l’être, mais à l’image que les autres lui dictent, et à laquelle il doit se conformer comme un acteur à son rôle. Pascal avait bien compris qu’une telle société, pour se maintenir dans un état stable, doit se fixer sur un modèle universel d’identification, qui jouera pour chacun le rôle de l’Idéal du Moi. Tel est le Roi qui donne le ton et dicte la mode, exhibé comme un mannequin qui offre à chacun un modèle d’identification, toute la société gravitant autour de ce soleil central comme dans une « Salle des Glaces », le jeu multiplié d’une multitude de miroirs tous orientés vers ce pôle central.
            On s’étonnera peut-être de ce que Spinoza, présenté dès avant sa mort comme un penseur matérialiste et athée, ait été annexé par les partisans de la république, ou plutôt de la démocratie. Pourtant, le Traité politique qu’il laisse inachevé à sa mort, et dans lequel il traite de la monarchie et de l’aristocratie, et s’arrête aux premières lignes du chapitre qui devait traiter de la démocratie, est certes fort critique à l’égard de l’aristocratie pour ce qu’elle divise en castes le corps social et menace donc son unité, mais reconnaît en revanche les mérites de la monarchie, seule en mesure de maîtriser les luttes des factions (qui sont comme un état dans l’État ou un empire dans l’empire) et d’imposer un ordre commun à l’ensemble de ses sujets. Certes, cette unité n’est qu’un théâtre de l’imagination, non une société de raison, mais elle réussit cependant à faire régner la paix et la sécurité, et à mettre fin à la guerre civile qui menace toujours sous la concurrence des orgueils et des amours propres, car « le corps politique est toujours plus menacé par ses propres citoyens (cives) que par des ennemis extérieurs (hostes) » (TP, VI, 6). Les guerres de religion, la lutte des clans nobiliaires qui tous se piquent du point d’honneur, tels les Guise et les Valois, mettent en péril la sûreté de l’État. On n'admirera jamais assez Louis XIV – mais ce fut plus généralement la stratégie suivie par l’absolutisme dans toute l’Europe tout au long du XVIIe siècle – d’avoir domestiqué la noblesse de France par le prestige tout imaginaire d’un décor fastueux, celui de Versailles, de l’avoir éblouie par le luxe, de l’avoir asservie par le snobisme, chacun n’existant plus que par la faveur du roi et ne se battant plus que pour être admis à la Cour. Ce n’est pas la violence qui a mis fin à la violence, mais une sorte d’envoutement collectif, d’hypnose qui a dépossédé chacun de son identité propre, l’aliénant à un Moi idéal et le condamnant à en quêter pour toujours la reconnaissance. La démocratie n’est la plus naturelle des constitutions aux yeux de Spinoza que dans la mesure où elle est une démocratie de raison, et non d’imagination, car les hommes peuvent alors se reconnaître égaux en ce sens où ils reconnaissent à chacun le droit de jouir de lui-même selon sa propre complexion, alors que sous le régime de l’imagination, c’est précisément le contraire : chacun ne se connaissant que par autrui, veut faire d’autrui le double de lui-même, obéissant par là au principe d’imitation, ou à la loi mimétique, qui gouverne les sociétés d’imagination. « Chacun a, de nature, l'appétit de voir vivre les autres selon sa propre complexion, et, comme tous ont pareil appétit, on se fait ensuite obstacle l'un à l'autre, et parce que tous veulent être loués ou aimés par tous, on en vient à une haine mutuelle » (scolie de Eth. III, 31).
            L’État démocratique est sans doute l’État « le plus naturel et celui qui est le moins éloigné de la liberté que la Nature reconnaît à chacun » (TTP, XVI). Mais encore faut-il pour cela que les hommes soient parvenus à la maturité de la raison, et que chacun reconnaisse à chacun le droit légitime de cultiver son naturel (ingenium), conformément à l’élan vital du conatus qui l’incline à affirmer toujours davantage sa puissance propre. Mais il est vrai que « les hommes en effet sont divers (rares ceux qui vivent suivant les préceptes de la Raison) et cependant envieux pour la plupart, plus enclins à la Vengeance qu'à la Miséricorde. Pour les accepter tous avec leur complexion propre et se retenir d'imiter leurs affections, il est besoin d'une singulière puissance sur soi-même » (chap 13 de l’appendice du livre IV de l’Eth.). Car il est nécessaire, pour parvenir à cette sagesse, de faire le deuil du narcissisme des affections imaginaires, reconnaître autrui comme un autrui, dans son insurmontable différence, et non comme un double du Moi qui désire se conjoindre à lui en rêvant d’une union fusionnelle mais toujours irréelle. La société d’imagination est la société des amours fous, donc aussi des haines inextinguibles, tandis que la société de raison est une société d’amitié, qui reconnaît à chacun son inaliénable indépendance, et vit ainsi dans la paix et la concorde. Et le prix de l’amitié est la reconnaissance d’une nécessaire solitude qui laisse à chacun, et à lui seul, le droit de vivre son destin, comme un fou ou comme un sage, et en vertu d’une inaliénable liberté qui fait aussi que nul ne peut vivre ni mourir pour un autre.
            Ce qui nous conduit à l’interprétation assez singulière que fait Spinoza de la maxime évangélique qui résume selon lui toute l’Écriture, maxime dont Jésus a su deviner, par une intuition géniale, qu’elle était inscrite dans le cœur de tous les hommes, qu’elle valait davantage que toutes les tables de la Loi qui nous sont dictées par une puissance extérieure, et qu’elle ne pouvait ni être corrompue ni être oubliée, puisque chacun peut la reconnaître en lui-même quand il consulte son intérieur : « En ce sens donc la loi nous est parvenue sans corruption, personne n’en peut douter ; car, par l’Écriture même, sans aucune difficulté ni ambiguïté, nous percevons que la loi se résume dans ce précepte : aimer Dieu par-dessus tout et son prochain comme soi-même » (TTP, XII). Mais pour aimer son prochain comme soi-même, il faut d’abord savoir s’aimer soi-même, d’un amour de raison et non d’imagination, non pour l’image que nous offrons aux yeux d’autrui (orgueil, envie, point d’honneur), mais pour la puissance créatrice qui nous dicte intérieurement sa nécessité (ex solo dictamine rationis), et s’exprime d’autant plus librement en nous que nous nous faisons les « automates spirituels » de sa réalisation. L’amour de soi – de ce qui nous est le plus intimement nous-mêmes, la puissance de vivre et de persévérer en notre être – est la condition de l’amour des autres, tandis que l’amour propre ne fait qu’enfermer le moi dans le mirage du narcissisme. Seuls ceux qui savent pourquoi ils doivent s’aimer eux-mêmes savent aussi aimer les autres, non pour les aliéner ni se les conjoindre, mais pour reconnaître en eux la puissance inaliénable de leur génie propre. L’amour passion, qui est un affect de l’imagination, rêve d’une impossible fusion, et conduit ainsi à la mort ou à la haine : tandis que l’amitié, qui est un acte de la raison, se réjouit non de ce qu’autrui m’appartienne, mais de ce qu’il s’appartient à lui-même et se réjouit de la vie qui est en lui, de l’épanouissement de sa puissance propre. Ce qui revient à dire que le véritable amour, selon Spinoza, n’est pas celui de Tristan pour Iseult ni celui d’Iseult pour Tristan, mais plutôt celui des parents pour leurs enfants, qui se réjouissent de les voir progressivement devenir eux-mêmes, ou du jardinier pour la fleur, qu'il se réjouit de voir éclore.
            C’est ainsi que les aliénations passionnelles de la société d’imagination condamnent ceux qui en sont affectés à une solitude d’autant plus radicale qu’ils rêvent d’une fusion impossible, et qu’inversement, la reconnaissance des autonomies respectives dans une société de raison, qui implique l’assentiment à une inaliénable solitude, rend aussi possible le lien communautaire dans l’amitié et la concorde. Dans une telle société, l’homme est enfin, non un loup pour l’homme, mais un dieu pour l’homme. Ce qui, en vérité, advient fort peu souvent, car, pour reprendre les derniers mots de l’Ethique, « tout ce qui est beau est difficile autant que rare » : « L'homme est un Dieu pour l'homme (2). Il est rare cependant que les hommes vivent sous la conduite de la Raison ; telle est leur disposition que la plupart sont envieux et cause de peine les uns pour les autres. Ils ne peuvent cependant guère passer la vie dans la solitude et à la plupart agrée fort cette définition que l'homme est un animal sociable ; et en effet les choses sont arrangées de telle sorte que de la société commune des hommes naissent beaucoup plus d'avantages que de dommages » (Eth. IV, scolie de 35). La philosophie politique doit donc répondre à ces deux postulats contradictoires : les hommes ont besoin de conjuguer leur force contre les forces qui les menacent, mais comme il est rare qu’ils vivent sous la conduite de la raison, il est rare aussi qu’ils réussissent à conjuguer harmonieusement leurs forces. La société de raison décrite au livre IV de l’Ethique décrit la cité des Sages, mais l’autre cité, celles des hommes tels qu’ils sont et non tels qu’ils devraient être, doit obéir à d’autres lois. Le bon fonctionnement de la démocratie, qui suppose à la fois que chacun délibère en pensant par lui-même à l’intérêt public, et que chacun se soumette au vote de la majorité, pose en principe que les citoyens sont adultes, ne se laissent ni fasciner, ni séduire, ni influencer par les autres. Il faut savoir être pleinement soi-même pour servir la cause de tous, la cause commune (res publica). Ce pourquoi les philosophes, quand ils ont voulu gouverner la cité, se sont transportés dans un âge d’or qui n’existe que dans leur imagination : « La plupart, au lieu d'une Éthique, ont écrit une Satire (3), et n'ont jamais eu en Politique de vues qui puissent être mises en pratique, la Politique, telle qu'ils la conçoivent, devant être tenue pour une Chimère, ou comme convenant soit au pays d'Utopie, soit à l'âge d'or, c'est-à-dire à un temps où nulle institution n'était nécessaire » (TP, I, 1) ; tandis que les politiques, partant du principe que « les hommes sont méchants » (Machiavel, un « homme très pénétrant » : TP, V, 7 et X, 1), se laissent davantage guider par l’expérience : « Pour les Politiques en revanche, on les croit plus occupés à tendre aux hommes des pièges qu'à les diriger pour le mieux, et on les juge habiles plutôt que sages. L'expérience en effet leur a enseigné qu'il y aura des vices aussi longtemps qu'il y aura des hommes ; ils s'appliquent donc à prévenir la malice humaine, et cela par des moyens dont une longue expérience a fait connaître l'efficacité, et que des hommes mus par la crainte plutôt que guidés par la raison ont coutume d'appliquer » (TP, I, 2). Si dans l’Ethique, Spinoza pose en philosophe la question du bon gouvernement, c’est bien en politique qu’il la pose à nouveau dans le TTP puis dans le TP, demeuré inachevé à sa mort. Ces deux ouvrages sont rédigés pour répondre à deux événements marquants de l’histoire de la Hollande au siècle d’or, deux assassinats aux yeux de Spinoza, dont est responsable, pour le premier, l’État et ses lois, et pour le second, les passions incontrôlées de la multitude.
            Le 15 octobre 1669, Adriaan Koerbagh meurt dans les geôles du Rasphuis, la prison d’Amsterdam. Ce libre penseur, que Spinoza a connu au début des années soixante à l’université de Leyde, dénonçait le dogmatisme des Eglises, qui permet aux prêtres de tromper les peuples et de profiter de leur crédulité, et l’arrogance des classes dominantes, qui règnent au nom de lois qu’elles sont seules à connaître, et qu’elles prennent soin de rédiger dans un jargon qui les rend incompréhensibles. Il revendiquait une république laïque, qui réduirait les églises à de simples communautés de croyances, dépourvues de tout pouvoir politique et fondées sur le seul sentiment de l’intime conviction. Cette insolence était inconcevable à l’époque, et le pouvoir politique condamne Adriaan et son frère Johannes en juillet 1668, le premier à dix ans de prison, et interdit au second, qui était pasteur, de prêcher. Un peu plus d’un an plus tard, Adriaan Koerbagh meurt, à la suite des mauvais traitements, de tuberculose, entre les murs de son cachot. Quand Spinoza apprend la mort de son ami, et sans doute dès la prononciation du verdict, il oublie sa maxime, « Caute : sois prudent », et sort de la réserve qu’il s’imposait jusque là. Cet événement est à l’origine de la rédaction du Traité théologico-politique, qui fait scandale et répand le nom de Spinoza en lui conférant le titre redoutable d’Athée radical. Si Spinoza veut soulever la question théologico-politique, c’est en mémoire de son ami, poursuivi par l’intolérance et la haine des Calvinistes, qui ont pu bénéficier en cette occasion du soutien des Régents. Dans une magnifique page du dernier chapitre, le chapitre XX,  Spinoza prend parti pour les esprits forts qui, au nom de la liberté, ont le courage d’affronter le conformisme établi. Une république qui ne serait tolérante que pour les esprits qui entrent docilement dans la norme se condamnerait par là même à la médiocrité de ses membres, car ce sont les meilleurs qui revendiquent le droit de penser par eux-mêmes, les citoyens les plus purs et les plus vertueux : « On ne fera point que tous répètent toujours la leçon faite ; au contraire, plus on prendra de soin pour ravir aux hommes la liberté de la parole, plus obstinément ils résisteront, non pas les avides, les flatteurs et les autres hommes sans force morale, pour qui le salut suprême consiste à contempler des écus dans une cassette et à avoir le ventre trop rempli, mais ceux à qui une bonne éducation, la pureté des mœurs et la vertu donnent un peu de liberté » (GF 332). Rien de pire, dans la République, que de persécuter ceux qui ne pensent pas servilement, revendiquent le droit de dire publiquement la vérité, et qui sont prêts à mourir pour la liberté : « Combien ne vaudrait-il pas mieux contenir la colère et la fureur du vulgaire que d’établir des lois dont les seuls violateurs possibles sont les amis des arts et de la vertu, et de réduire l’État à cette extrémité qu’il ne puisse supporter les hommes d’âme fière ! Quelle pire condition concevoir pour l’État que celle où des hommes de vie droite, parce qu’ils ont des opinions dissidentes et ne savent pas dissimuler, sont envoyés en exil comme des malfaiteurs ? Quoi de plus pernicieux, je le répète, que de tenir pour ennemis et de conduire à la mort des hommes auxquels on n’a ni crime ni forfait à reprocher, simplement parce qu’ils ont quelque fierté de caractère, et de faire ainsi du lieu de supplice, épouvante du méchant, le théâtre éclatant où, pour la honte du souverain, se voient les plus beaux exemples d’endurance et de courage ? Qui sait en effet qu’il est, dans sa conduite, irréprochable, ne craint pas la mort comme un criminel et ne se sauve pas du supplice par des implorations ; car le remords d’aucune vilenie ne torture son âme ; il est honorable à ses yeux, non infamant, de mourir pour la bonne cause, glorieux de donner sa vie pour la liberté » (GF 333). Il y a dans cette page un accent passionné qui ne trompe pas. Et si Spinoza termine son ouvrage par un éloge – non totalement dépourvu d’ambiguïté ni d’ironie – de la tolérance qui règne à Amsterdam, c’est pour mieux mettre en relief l’injustice révoltante qui a conduit à la mort son ami, victime de l’intolérance et du fanatisme des Eglises : « Que la ville d’Amsterdam nous soit en exemple, cette ville qui, avec un si grand profit pour elle-même et à l’admiration de toutes les nations, a goûté les fruits de cette liberté ; dans cette république très florissante, dans cette ville très éminente, des hommes de toutes nations et de toutes sectes vivent dans la plus parfaite concorde et s’inquiètent uniquement, pour consentir un crédit à quelqu’un, de savoir s’il est riche ou pauvre et s’il a accoutumé d’agir en homme de bonne foi ou en fourbe. D’ailleurs la Religion ou la secte ne les touche en rien, parce qu’elle ne peut servir à gagner ou à perdre sa cause devant le juge ; et il n’est absolument aucune secte, pour odieuse qu'elle soit, dont les membres (pourvu qu’ils ne causent de tort à personne, rendent à chacun le sien et vivent honnêtement) ne soient protégés et assistés par l’autorité des magistrats » (GF 334; souligné par moi).
            Cela dit, la démarche suivie par Spinoza dans le TTP peut légitimement surprendre. Certes, la question religieuse est au centre de l’ouvrage, puisque quinze chapitres sur vingt sont consacrés à l’interprétation des Écritures, montrant en quel sens l’ultime arbitre pour décider du sens du texte est la méthode historico-critique, non les dogmes des théologiens, fondés en tradition plus qu’en raison, mais l’enquête historique et rationnelle qui s’efforce de restaurer le sens originel en le dépouillant des diverses additions qui l’ont corrompu au cours des siècles. La question politique est traitée dans les cinq derniers chapitres, XVI à XX, et s’ouvre sur un éloge qui semble bien paradoxal de la Théocratie du peuple juif. Spinoza semble ici tirer les leçons de l’expérience : tandis que Koerbagh rêvait d’une république laïque, pourtant irréalisable en son temps, Spinoza prend acte des préjugés de son siècle, des passions haineuses qui animent le zèle des théologiens – « … ils ne pouvaient échapper à la pire haine des sujets, celle que l’on nomme théologique (odium theologicum) » (TTP, XVII; GF II, 290) – et travaille à construire un modèle de société qui puisse, dès maintenant, canaliser et neutraliser ces forces qui enveniment la paix sociale. Est-il bien nécessaire pour autant d’en revenir à la théocratie mosaïque, soit au gouvernement du peuple juif depuis sa libération du joug égyptien jusqu’à l’avènement des rois de Juda ? Il apparaît alors que la théocratie – terme que Spinoza emprunte à Flavius Josèphe et qui n’était guère plus utilisé depuis l’historien juif (1er siècle AC) – est un autre nom pour la démocratie telle qu’elle peut être pratiquée sous le régime de l’imagination (il est utopique de penser le politique sous le régime de la raison).
            Comment faire pour que l’État appartienne à tous et ne puisse être confisqué par aucun en particulier ? Comment faire surtout pour que l’Église ne constitue pas un pouvoir qui donne force de lois à ses dogmes en les dictant au pouvoir civil ? Il suffit de transférer le pouvoir à un Etre si suprême qu’on peut le concevoir comme presque inexistant, tous les membres de la communauté politique, remettant tous leurs pouvoirs en ce Dieu lointain, et se trouvant alors égaux les uns les autres : « Après leur sortie d’Égypte les Hébreux n’étaient plus tenus par le droit d’aucune autre nation et il leur était loisible d’instituer de nouvelles règles et d’occuper les terres qu’ils voudraient […] Revenus ainsi à l’état naturel, sur le conseil de Moïse en qui ils avaient la plus grande confiance, ils décidèrent de ne transférer leur droit à aucun mortel, mais seulement à Dieu » (TTP XVII). Ainsi se trouve résolue la question de la double nature du pouvoir, entre l’Église et l’État, de façon il est vrai radicale puisque l’un à l’autre sont identiques : « Dans cet État donc le droit civil et la Religion qui, nous l’avons montré, ne consiste que dans l’obéissance à Dieu, étaient une seule et même chose. Autrement dit les dogmes de la Religion n’étaient pas des enseignements, mais des règles de droit et des commandements, la piété passait pour justice, l’impiété pour un crime et une injustice ». En apparence, Spinoza semble donner tout le pouvoir à l’Église… Curieuse façon de lui refuser le pouvoir! L’Église est l’État, mais il est vrai qu’elle n’est aussi que l’État, et que tout son pouvoir réside, et réside seulement dans la rédaction des lois qui déterminent la constitution du peuple juif, comme un peuple libre, c'est-à-dire autonome. C’est en ce sens que Spinoza peut ajouter : « Puisque les Hébreux ne transférèrent leur droit à personne d’autre, que tous également, comme dans une démocratie, s’en dessaisirent et crièrent d’une seule voix tout ce que Dieu aura dit (sans qu’aucun médiateur fût prévu), nous le ferons, tous en vertu de ce pacte restèrent égaux ; le droit de consulter Dieu, celui de recevoir et d’interpréter ses lois, appartint également à tous, et d’une manière générale tous furent également chargés de l’administration de l’État » (souligné par moi). Il y a beaucoup d’ironie dans ce transfert, cette translatio imperii, puisque les Juifs ne donnent au fond tout le pouvoir à Dieu que parce qu’ils savent bien qu’il n’existe pas (puisqu'il est l'existence elle-même...), et qu’il ne risque donc pas les déranger… Mais ce tour de passe-passe ne fonctionne que tant que les citoyens s’accommodent du silence de Dieu ; dès qu’ils deviennent idolâtres, dès qu’ils éprouvent le besoin de la présence de Dieu, et le désir de se prosterner devant lui, ils tombent dans la servitude sous le règne chaotique de l’imagination. Pour se prémunir de ce risque, le peuple juif choisit l’un de ses membres, Moïse, comme seul porteur et interprète des lois divines. Chaque fois que le peuple aura besoin d’une loi  nouvelle, Moïse ira sur la montagne consulter Dieu et reviendra auprès du peuple avec le texte idoine… Ce qui signifie que les lois ne sont peut-être pas d’une très grande importance, et qu’il importe avant tout de se prémunir contre les passions que suscite leur rédaction. Le Temple de Dieu n’est alors que l’autel de la patrie, dont l’entretien et l’administration sont confiés à la tribu de Levi, fonctionnaire et gérante de l’unité de la nation, dépourvue de tout pouvoir politique – ce pour quoi on lui concédait le droit d’interpréter le texte sacré – comme de biens privés, le peuple tout entier assurant sa subsistance. L’origine prétendument divine des lois modérait l’ambition des politiques, qui ne pouvaient impunément accorder à Dieu des propos sacrilèges; et l’impuissance politique des Lévites les dissuadait de détourner l’interprétation des lois en un sens qui leur serait politiquement favorables, puisqu’ils étaient précisément dépourvus de tout pouvoir. Quant à toute velléité de tyrannie, elle était refoulée par le fait que tous les citoyens devaient à la patrie le service militaire, portaient leurs armes et savaient s’en servir ! La religion se limitait en fin de compte au culte de la nation, et le peuple juif pouvait prétendre littéralement, de lui-même, qu’il était le peuple de Dieu – son unique souverain – et de la patrie, qu’elle était le royaume de Dieu. Par ce transfert imaginaire du pouvoir absolu du peuple à une puissance qui le transcende, le peuple juif, tout en s’idolâtrant lui-même sous le nom de son Dieu, s’affranchit de la lutte des partis et des passions qu’elle soulève. Il ne s’agit pourtant que d’une société d’imagination, non de raison, qui ne peut donc éviter d’être progressivement corrompue par les passions tristes de l’Envie et de l’Amour propre, de la présomption et de la jalousie : les Lévites – « parmi lesquels il n’est pas douteux que ne se soit trouvé un grand nombre de fâcheux théologiens » (GF 296) – se constituent peu à peu en une aristocratie religieuse, que jalouse « l’âme populaire aigrie et attachée aux intérêts matériels », abandonnant bientôt le culte et entraînant la décadence de l’Etat. Le point de la plus grande corruption étant atteint quand le peuple demande un roi, dont le pouvoir doit alors coexister avec celui du pontife, qui se présente de son côté comme l’unique interprète de Dieu : « Ils voulurent avoir des rois mortels, ce qui entraînait que la demeure du pouvoir ne fût plus le temple, mais une cour, et que les hommes de toutes les tribus fussent dorénavant concitoyens non plus en tant que soumis au droit de Dieu et au Pontificat, mais en tant qu’ayant le même roi. Ce changement fut une cause considérable de séditions nouvelles qui finirent par amener la ruine complète de l’État. Quoi de plus insupportable en effet pour les rois que de régner à titre précaire et d’avoir à souffrir un État dans l’État ? » (TTP XVII, GF II, 298). Le roi veut se faire Dieu et l'absolu du divin déchoit inversement dans une forme mortelle. On ne saurait dire plus clairement que la cause du dépérissement des États est la division du pouvoir en temporel et religieux. L'équilibre politique veut au contraire que le roi jouisse du pouvoir exécutif qui est le sien, mais qu'il soit dépourvu de toute autorité spirituelle, c'est-à-dire qu'on ne lui reconnaisse pas le droit d'énoncer la vérité ; à l'inverse le prêtre est reconnu comme un maître de sagesse, mais destitué de tout pouvoir effectif, prophète désarmé dont la puissance se limite à la seule parole.
            Dans le chapitre suivant, le chapitre XVIII, Spinoza reconnaît que l’État des Hébreux ne peut plus aujourd’hui être pris par personne pour modèle. Un tel nationalisme, farouche et refermé sur lui-même, qui délègue le pouvoir législatif à un interprète attitré de la volonté divine, est rendu impossible par la venue du Christ, qui enseigne que la loi divine est écrite dans le cœur de chaque homme, et qu’elle vaut universellement, et non pour un seul peuple. Le culte est ainsi réservé au secret du cœur, que la législation de l’État ne saurait atteindre, celle-ci ne pouvant régler que le culte extérieur, c'est-à-dire les lois qui maintiennent la cohésion et la sociabilité des citoyens les uns avec les autres. Spinoza en serait sans doute resté là si un second événement n’était venu poser à ses yeux, en de nouveaux termes, la question du politique. 1672, l’année pendant laquelle les armées de Louis XIV commencent d’envahir les Provinces Unies, est connue en Hollande sous le nom de « Rampjaar », ou année désastreuse. L’invasion redonne le pouvoir au chef des armées, le Stathouder dont le poste est accordé par tradition à la famille des princes d’Orange. Le grand pensionnaire Johann de Witt, qui gouvernait les Provinces Unies comme une confédération, c'est-à-dire comme une libre association, partisan de la tolérance et de la liberté de penser, qui avait semble-t-il l’amitié ou du moins la considération de Spinoza, tente de s’opposer à la prise du pouvoir par les militaires. Le 20 août 1672, Johann de Witt et son frère Cornelisz sont lynchés par une foule excitée par le parti des Orangistes, persuadée que les frères de Witt collaborent avec l’ennemi. Leurs cadavres sont mutilés, éventrés et castrés, et pendus par les pieds au pilori. Cet acte de sauvagerie, l’éruption soudaine de la violence qui sommeille sous la paix apparente de l’ordre politique, révulse Spinoza, qui veut placarder sur les murs de La Haye un texte qu’il intitule « Ultimi barbarorum », Les derniers des barbares (4). Ce massacre, qui inaugure une ère nouvelle pendant laquelle le pouvoir central sera renforcé, la tolérance considérablement amoindrie, la liberté de pensée réprimée, provoque dans l’esprit de Spinoza une remise en question de sa philosophie politique. La rédaction inachevée du Traité politique ne sera publiée qu’avec les Œuvres posthumes, à la fin de l’année 1677. Le ton est radicalement différent de celui du Traité théologico-politique. Aux analyses ardentes et sourdement passionnées du TTP, le TP oppose une sorte de balance des pouvoirs réciproques, un métabolisme de l’organisme étatique, un essai pour formuler les lois de l’équilibre des puissances – plutôt que des pouvoirs constitués – par le recours à diverses institutions qui limitent mutuellement leurs excès. Il n’est plus question de la Théocratie, non seulement en raison du christianisme qui, en intériorisant la loi religieuse, la situe hors d’atteinte du pouvoir politique, dans le seul secret du cœur, dans l’intimité de la conscience où nul, hormis Dieu, ne peut s’immiscer ; mais encore parce que la Théocratie risque de donner des armes à la haine religieuse, la plus féroce des haines, et que Spinoza veut à tout prix étouffer ce désir de violence – il n’y a pas pire haine que la haine théologique – qui menace à tout instant la paix et la concorde des citoyens. Une fois passé le premier mouvement de révolte, Spinoza modère son opposition au parti Orangiste : Guillaume III conduit victorieusement la résistance à l’envahisseur et s’impose ainsi comme défenseur de la patrie. Ce qui fait apparaître la nécessité d’une instance souveraine capable de prendre les décisions qui s’imposent, sans passer par une quelconque délibération, et semble appuyer le régime monarchique. En état de guerre, il faut que les peuples se donnent des rois, sans lesquels leur puissance d’agir, la promptitude de leur riposte seraient considérablement handicapées ; un tel état risque de se pérenniser, car il faut reconnaître qu’il n’existe guère de société qui ne soit constamment en guerre contre elle-même, par la lutte pour le pouvoir qui oppose, au sein de l’Etat, les diverses classes ou castes qui le composent.
            Si la monarchie se trouve dans une certaine mesure légitimée, en revanche l’aristocratie ne peut structurer qu’une société instable, par les privilèges qu’elle accorde à la caste dominante, qui attisent l’envie et la haine, et doivent par conséquent être compensés par un système complexe d’organes de décision dont la véritable fonction n’est pas de décider effectivement, mais plutôt de neutraliser les autres centres de pouvoir et refouler leurs prétentions dans des limites raisonnables.
            Quant à la démocratie, elle est menacée par la violence immaîtrisée de la « multitude », foule déchaînée qui agit avec barbarie, aveuglée par la violence de ses passions, fanatisée par les superstitions religieuses, car « la foule est terrible quand elle est sans crainte, terret vulgus, nisi metuat » (Eth. IV, 54, scolie). Cette notion apparaît déjà dans le TTP, comme une force corruptrice qui menace le système théocratique : « Qui même a éprouvé la complexion si diverse de la multitude, est près de désespérer d’elle : non la Raison, en effet, mais les seules affections de l’âme la gouvernent ; incapable d’aucune retenue, elle se laisse très facilement corrompre par le luxe et l’avidité. Chacun pense être seul à tout savoir et veut tout régler selon sa complexion » (TTP, XVI). Cette même notion occupe une place centrale dans le TP, puisque dès le premier chapitre Spinoza souligne l’importance de limiter les débordements de la foule, ou de la multitude : « Je suis pleinement persuadé que l'expérience a montré tous les genres de Cité qui peuvent se concevoir et où les hommes vivent en paix, en même temps qu'elle a fait connaître les moyens par lesquels il faut diriger la multitude, c'est-à-dire la contenir dans certaines limites » (TP, I, § 3). La monarchie, en équilibrant le pouvoir centralisé du monarque par la violence insurrectionnelle que la « multitude » est en mesure de lui opposer, réalise une sorte de balance naturelle qui semble rendre l’État viable. La démocratie n’est pas traitée, le texte demeurant inachevé. Peut-on imaginer ce qu’aurait été le contenu de cette dernière partie ? La démocratie est le gouvernement le plus dynamique qui conduit les affaires de l’État, jouant sur le seul équilibre des violences réciproques, et non sur une contrainte imposée, et par conséquent toujours fragile. Spinoza aurait donc dû décrire un système assez semblable au gouvernement des Provinces Unies, c'est-à-dire une fédération de pouvoirs locaux relativement autonomes, mais avec une puissance militaire mobilisable à tout moment et souveraine pour la conduite de la guerre – c’était à peu près le cas du pouvoir des Régents modérément centralisé à Amsterdam, et du Stathouder qui avait les pleins pouvoirs sur les armées, dans la mesure où le pouvoir civil le lui conférait. Le risque de dictature militaire est toujours limité, chez Spinoza qui s’inspire en cela du « très pénétrant Machiavel », par le service militaire que doit tout citoyen, propriétaire de ses armes et responsable de leur entretien. Spinoza souligne souvent, comme Machiavel avant lui, la force d’une armée citoyenne, qui se bat pour l’indépendance de la patrie, et la faiblesse d’une armée mercenaire, qui se bat pour la solde et peut trahir ou déserter à tout moment. Mais il ne s’agit encore que de la systématique des pouvoirs opposés qui détermine l’équilibre politique de l’état social. La fin suprême du gouvernement doit être, selon Spinoza, et c’est ce point capital qui fait la supériorité de la démocratie, le développement des forces propres de chacun des individus qui sont les membres de la société civile. La sécurité assure la paix et tempère les passions. C’est quand la violence sociale est à son plus bas degré que les délires de l’imagination ont le moins de chance de dominer les esprits. Les conditions sont alors favorables au développement d’une société de raison, ce cercle amical des Égaux qui se reconnaissent mutuellement le droit d’être pleinement eux-mêmes et de cultiver leur propre fonds, c'est-à-dire d’être de mieux en mieux conscients de la force divine qui les détermine à agir. C’est ainsi que la démocratie n’est pas pour Spinoza, comme elle l’est pour Rousseau, l’anéantissement de l’intérêt particulier par fusion et identification avec la volonté générale. La fin suprême des sociétés humaines est de produire des individus qui soient dignes de ce nom, c'est-à-dire des vivants capables de s’élever à la pleine conscience d’eux-mêmes, de vivre en pleine lucidité et par conséquent de jouir de la vie qui leur est impartie. L’homme selon Spinoza ne change pas de nature en passant de l’état de nature à l’état civil (c’est le cas selon Hobbes et Rousseau), il demeure toujours ce qu’il est par l’institution de Dieu, ou de la Nature : une existence singulière appelée à connaître de mieux en mieux la force divine qui lui donne l’existence, à en sonder l’infinie singularité et à en jouir, ce qui est la plus haute béatitude que l’homme puisse connaître. La monarchie, du moins en tant qu’elle est une société d’imagination, rapporte tous ses membres à un Moi idéal, qui leur propose un modèle d’identification et leur attribue un rôle sur le théâtre social. La monarchie tend ainsi à uniformiser les conditions, à araser les différences, faisant de chaque citoyen la reproduction conforme d’un prototype imposé. La démocratie lui est supérieure en ce sens qu’elle permet, en assurant la libre circulation des idées, le progrès des connaissances et l’enrichissement de chacun. Elle seule peut cultiver les différences, et laisser libre cours au libre épanouissement de chaque citoyen.

 

NOTES

1- L’idée de vie dans la philosophie de Spinoza, PUF, 1963.

2- Dans le livre des mille Adages d’Erasme, « L’homme est un dieu pour l’homme » correspond au n° 69. Il est suivi de l’adage 70 : « L’homme est un loup pour l’homme », auquel Erasme consacre beaucoup moins d’attention qu’à l’adage précédent. Ces deux formules se retrouvent dans l’épître dédicatoire du De Cive (1642) de Hobbes : « Et certainement il est également vrai et qu’un homme est un dieu à un autre homme, et qu’un homme est aussi un loup à un autre homme. L’un dans la comparaison des Citoyens les uns avec les autres ; et l’autre dans la considération des Républiques. »

3- Voir Ethique, III, Préface ; Ethique, IV, prop. 50,  scolie ; et Lettre 30 à Oldenburg.

4- Nous le savons par le témoignage de Leibniz lors de son passage à La Haye en 1676 : « J’ai passé plusieurs heures avec Spinoza, après le dîner. Il m’a dit que, le jour du massacre des De Witt, il avait voulu sortir le soir et placarder une affiche près du lieu du massacre avec ces mots Ultimi barbarorum. Mais son hôte [il s’agit de Van der Spyck] l’avait enfermé dans la maison pour l’empêcher de sortir, car il se serait exposé à être mis en pièces » (Steven Nadler, Spinoza, une vie, Bayard, 2003, p. 359).

 

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