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SCHOPENHAUER
SPINOZA
La plénitude de ce monde :
1- Le Cas Spinoza
2- La critique des superstitions
3- « Deus sive Natura »
4- « Le désir est l’essence même de l’homme »
5- Une société de raison
6- « Nous sentons et nous éprouvons que nous sommes éternels »
VALERY
WINCKELMANN
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SPINOZA ET LA PLENITUDE DE CE MONDE
3- « Deus sive Natura »
Le célèbre « Appendice » qui conclut le livre I de l’Ethique résume les principales chimères par lesquelles l’imagination fascine ses proies, et les rend inaptes à la vie bienheureuse. Leur source commune est alimentée par la présomption ou par l’amour propre des hommes qui, par imagination, rapportent tout à eux-mêmes, et se prennent pour la fin suprême et la plus haute dignité de l’univers en son entier : « Ils disent en effet que Dieu a tout fait en vue de l’homme et qu’il a fait l’homme pour que l’homme lui rendît un culte. » Ce qui les conduit à imaginer que la Terre a été créée par Dieu en vue de la satisfaction de leurs seuls besoins, chacun en particulier rêvant que la nature est au service de ses désirs, et se réjouissant de se croire aimé du créateur et comme le favori de Dieu : « Tous, se référant à leur propre complexion, inventèrent divers moyens de rendre un culte à Dieu afin d’être aimés par lui par-dessus les autres, et d’obtenir qu’il dirigeât la Nature entière au profit de leur désir aveugle et de leur insatiable avidité ». Et si le cours du monde vient à décevoir leurs espérances, ils imaginent qu’ils ont offensé Dieu, et que les tempêtes, les tremblements de terre ou les épidémies de peste sont des châtiments envoyés pour prix de leurs péchés, comme si les hommes étaient l’unique fin et le but ultime de ce monde. Le commencement de la sagesse consiste donc dans la perte de cette illusion folle, et la prise de conscience de la totale indifférence de la Nature à notre égard. L’homme n’a ni plus ni moins de dignité que la moindre des créatures, toutes exprimant également la puissance infinie qui se déploie et s’explique dans l’espace immense de l’univers, par la production perpétuelle des corps, qu’ils soient inertes ou doués de vie. La Nature n’est ordonnée à aucun but qui lui serait assigné par une puissance transcendante, elle n’obéit qu’à elle-même, elle est à elle-même sa propre fin, en deçà du bien et du mal comme de la beauté et de la laideur, et sa perfection consiste non dans l’ordre ni dans la finalité, mais dans la production d’une infinité d’effets, chacun singulier et tous divers les uns des autres, dans la prodigalité infinie d’une richesse qui n’a d’autre fin que sa multiplication et son engendrement continus. L’existence n’a d’autre fin qu’elle-même, sa perfection consiste en la seule intensité avec laquelle elle se porte vers l’exister, c'est-à-dire avec laquelle elle produit sans cesse l’infinité des existences singulières possibles. Cette productivité, qui n’a pas eu de commencement et n’aura pas de fin, et dont la perfection est tout entière contenue dans l’infinité de sa puissance (et nullement dans le but que seule l’imagination pourrait lui assigner), est l’œuvre perpétuelle d’une causalité toujours active, qui répond à des lois rigoureusement nécessaires, qu’aucun miracle ne saurait enfreindre, qui sont les lois du mouvement – telles qu’elles ont été formulées par Descartes dans la deuxième partie des Principes de la Philosophie – et ceci parce que la physique mathématique est la première interprétation de la Nature qui ne met pas l’homme au centre, et ne veut connaître que la logique interne de la mécanique du monde. La science véritable commence nécessairement par l’élision du sujet, et c’est le destin de l’intelligence de ne pouvoir connaître la Nature qu’à la condition de ne plus la comprendre, c'est-à-dire d’en révéler la radicale étrangeté, car il appartient à la nature des choses d’être totalement dépourvue de signification aux yeux des humains. Sans ces lois fondamentales de la physique, qui posent en principe la conservation de la quantité de mouvement (formulation à l’âge classique, du principe de la conservation de l’énergie), l’univers ne serait pas ce qu’il est, c'est-à-dire tourné vers l’unité (unus versus, par opposition à di-versus), demeurant toujours lui-même par la perpétuelle circulation de ses éléments et transformation de ses parties, sur le modèle d’un organisme vivant, qui ne cesse de se transformer et de se régénérer tout en conservant son identité : « La figure de l’univers entier demeure toujours la même bien qu’elle change en une infinité de manières, facies totius universi, quae quamvis infinitis modis variet, manet tamen semper eadem » (Lettre 64 à Schuller ; GF IV, 315) ; et « la Nature entière est un seul individu dont les parties, c'est-à-dire tous les corps, varient d’une infinité de manières, sans aucun changement de l’individu total, totam Naturam unum esse Individuum, cujus partes, hoc est, omnia corpora infinitis modis variant, absque ulla totius Individui mutatione » (Eth. II, scolie du lemme 7 qui fait suite à la prop. XIII).
De ce deuil du sens de l’Etre, l’Ethique nous apprend à ne pas nous affliger, ne pas nous attrister, mais au contraire à puiser dans cette finalité sans fin de l’exister la force même qui nous fait pleinement exister, et devenir sans réserve, ni remords ni repentir, ce que nous sommes en effet. Il faut penser, avec Spinoza, que la puissance qui nous porte dans l’existence est le seul et unique absolu que nous puissions reconnaître, et que ce serait humilier la vie que de lui donner un sens ou lui assigner un but, puisque l’absolu ne peut être qu’à lui-même sa propre fin. La vie n’a d’autre but qu’elle-même, elle ne veut vivre que pour vivre le plus intensément possible, et les hommes, comme toutes les productions de la nature, ne désirent que vivre, dans la plénitude de cet acte qui seul porte en lui la dignité de l’infini. Remercions Dieu de nous avoir fait la grâce de son inexistence, de perpétuellement créer et recréer le monde sans l’assujettir à un quelconque dessein, et de nous donner l’existence pure, source de la plus haute béatitude, sans qu’il soit besoin de lui prescrire une tâche, ni de lui indiquer un but. L’univers est un feu d’artifice qui se perpétue sans fin, et c’est en cela précisément que réside sa divinité. La vie n’a d’autre but qu’elle-même, et nous ne vivons que pour être toujours plus vivants. Et Dieu ne saurait exister, puisqu’il est l’existence elle-même : « Une chose créée peut être dite jouir de l'existence parce qu'en effet l'existence n'est pas de son essence ; mais Dieu ne peut être dit jouir de l'existence, car l'existence de Dieu est Dieu lui-même » (Pensées métaphysiques, appendice des Principes de la philosophie de Descartes, partie II, chap. 1, « Ce qu'est l'Eternité » ; GF I, 359 ). Il n’est pas vivant, il est la source intarissable de toute vie. L’existence ne serait pas divine si elle n’était à elle-même sa propre fin : « La Nature n’agit pas pour une fin. Cet Etre éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature – Deus sive Natura – agit avec la même nécessité qu’il existe. Car la même nécessité de sa nature par laquelle il existe, est celle aussi par laquelle il agit. Donc la raison, ou la cause pour laquelle Dieu ou la Nature agit, et pourquoi il existe, est une et toujours la même. N’existant pour aucune fin, il n’agit donc aussi pour aucune ; et comme son existence, son action aussi n’a ni principe ni fin » (préface à Eth. IV). La parfaite gratuité de l’existence est le fait de la majesté de l’absolu, et il appartient à l’absolu de l’existence de toujours produire des existences nouvelles, sans que jamais ne tarisse ni ne se répète la source de l’exister. La création n’est pas le Fiat lux de l’origine ; nous sommes perpétuellement en état de création, et le monde est en permanence créé et recréé. Ce sera la tâche de l’Ethique que de définir l’existence absolue, à l’égard de laquelle nous serons d’autant plus parfaits que nous vivrons conformément à sa puissance. Alors nous comprendrons qu’une vie qui aurait un sens serait une pauvre vie, puisqu’elle serait assujettie à une signification, ou un but qu’elle ne se serait pas donnée à elle-même. Le non-sens de l’Etre, dans sa grandiose infinité, est la page blanche, le silence originaire en lequel nous est donnée la puissance de vivre, qui est en nous la source d’un contentement infini, et d’une jouissance dont Spinoza va jusqu’à dire qu’elle nous fait goûter à l’éternité.
Cependant, enfermés que nous sommes dans la prison de l’imaginaire, matrice de toutes les superstitions, prisonniers de ce palais des mirages qui est un labyrinthe aux miroirs, comment nous y prendrons-nous pour trouver le chemin de la sortie ? Comment passer de la superstition à la science, comment surmonter le niveau primitif de la connaissance, connaissance d’imagination, qui est aussi le premier genre de connaissance, pour nous élever au deuxième genre de connaissance, qui est la connaissance supérieure de l’entendement, faculté active de l’esprit qui n’obéit plus à l’impression subie mais construit au contraire le développement de son propre discours ? Il appartient à l’Ethique d’indiquer ce passage, qu’il faut concevoir comme un saut plutôt que comme une transition continue, grâce auquel nous réussirons à passer de la dépendance infantile à l’autonomie de l’âge adulte.
Plus la superstition donne libre cours aux délires de l’imagination, plus l’esprit se perd dans le palais des mirages de ses propres passions, et plus devient douteuse l’éventualité de la délivrance. Pour sortir de ce cercle maléfique, il faut un saut, un renversement du pour au contre, la révolution d’une conversion. L’imagination rêve les yeux ouverts. Pour l’arracher à cet envoûtement, il faut une réforme radicale : Tractatus de Intellectus emendatione et de via qua in veram rerum cognitionem dirigitur, « Traité de la réforme de l’entendement et de la route par laquelle on est conduit à la véritable connaissance des choses », dont la rédaction commence sans doute dès 1656, c'est-à-dire dès l’année du herem (Spinoza a alors 23 ans). Exclu de la synagogue et privé de tout secours, Spinoza réfléchit dans ce traité l’itinéraire qui est le sien, et s’efforce de penser le sens d’une existence qui ne peut plus trouver de point d’appui qu’en elle-même. Ce texte confus et difficile, parce qu’il exprime l’effort que fait un homme égaré pour trouver le chemin de sa délivrance, demeure inachevé. Tout se passe comme si ce « discours de la méthode » conduisait son auteur jusqu’au point où il est nécessaire d’abandonner la première personne, ses essais, ses tâtonnements (« Après que l’Expérience m’eut appris que tout ce qui m’arrive communément dans la vie ordinaire est vain et futile […] je me décidai finalement à rechercher s’il n’y avait pas quelque chose qui fût un bien véritable… »), pour se transporter au cœur de l’Etre même (le Court Traité, par son premier chapitre intitulé « Que Dieu est », ouvre sur les preuves de l’existence de Dieu, et l’Ethique, dont la première partie s’intitule « De Deo », ouvre par la définition de la « cause de soi, dont l’essence enveloppe l’existence »). Depuis le foyer vivant de l’exister, matrice de toutes choses, le mouvement du concept se développe de lui-même, et sans qu’il soit besoin de donner la parole à un sujet singulier, qui n’est qu’une expression singulière de la puissance divine, parmi une infinité d’autres également appelées à l’existence. Dans le Traité de la réforme de l’entendement, qui est ainsi le journal intime d’une guérison spirituelle (l’auteur s’y compare à un « malade atteint d’une maladie mortelle », emendatio est en latin « correction des fautes »), l’auteur se met en quête d’un « moyen de guérir l’entendement (modus medendi intellectus) et de le purifier (expurgandi) autant qu’on peut le faire en commençant, afin qu’il comprenne les choses facilement, sans erreur et le mieux possible » (Koyré 12). Il évoque encore à plusieurs reprises la nécessité de formuler novum institutum, « une nouvelle ligne de conduite ». Constitui, souligné quelques lignes plus bas par : Dico me tandem constituisse : « Finalement je me décidai » (Koyré 4). Si la sagesse n’est encore qu’une pure décision, un projet non réalisé, du moins la rupture avec la vie qui se laisse conduire par les fantômes de l’imagination est-elle accomplie, et le saut instaurateur effectué. Pour quelle raison ?
L’homme d’imagination rêve les yeux ouverts : « Cette imagination, quand elle concerne l’homme lui-même qui fait de lui plus de cas qu’il n’est juste, s’appelle Orgueil, et est une espèce de Délire, puisque l’homme rêve les yeux ouverts qu’il peut tout ce qu’il embrasse par la seule imagination, le considère pour cette raison comme réel et en est ravi, tandis qu’il ne peut imaginer ce qui en exclut l’existence et limite sa propre puissance d’agir » (Eth. II, scolie de prop. 26 ; GF III 159). L’Expérience se chargera de le réveiller, sans le ménager. Triple désillusion : celles des honneurs (Honores : Spinoza avait été remarqué pour son intelligence dans la communauté sépharade d’Amsterdam, et aurait pu y jouer un rôle de premier plan s’il s’était plié aux règles), les richesses (Divitia : Spinoza avait repris l’affaire familiale, et aurait pu s’enrichir s’il avait persisté en cette voie) et la volupté (Libido : l’Ethique ne serait-elle qu’une machine conceptuelle destinée à faire le deuil d’une malheureuse histoire d’amour, comme le laisse entendre Bernard Pautrat ?) (1). Ces trois valeurs ont pour trait commun d’être également aliénées à la reconnaissance des autres, et ne valent que par comparaison : l’honneur n’est pas de mon fait, mais est concédé par la communauté qui me reconnaît pour l’un de ses honorables membres ; l’argent ne vaut que par les autres en ce sens que le vrai désir de chacun n’est pas d’avoir de l’argent, mais plutôt que les autres n’en aient pas ; enfin l’amour passion – que Spinoza désigne par le mot de libido – transfère sur la personne de mon semblable la possibilité de mon salut, et ainsi m’en dépossède. L’imagination est toujours dépossession, puisqu’elle aliène ma puissance d’agir en en abandonnant l’initiative aux autres, me plaçant ainsi sous leur dépendance. La réalité, telle qu’elle est rencontrée dans « l’Expérience », se chargera de réfuter les phantasmes de l’imagination, en rabattant brutalement ses prétentions. La question du salut relève de ma seule responsabilité. Je ne peux pas compter sur les autres pour surmonter le vertige de la mélancolie. Pourtant, la désillusion n’est pas renoncement, elle est au contraire l’acte fondateur d’une exigence démesurée : « Je me décidai à rechercher […] s’il n’y avait pas quelque chose dont la découverte et l’acquisition me donneraient pour l’éternité la jouissance d’une joie suprême et continue, continua ac summa in aeternum fruerer laetitia » (Koyré 4).
La détresse même de celui qui a perdu tout espoir – « de même qu’un malade atteint d’une maladie mortelle » – prépare le candidat à la réformation, qu’on peut dire aussi régénération, de l’entendement (intellectus), en ce sens qu’elle le contraint à ne chercher d’autre ressource qu’en lui-même – puisque l’Expérience l’a dissuadé d'accorder le moindre crédit à tout ce qui n’est pas lui-même, donc à trouver en lui-même, en ses propres forces la planche de salut qui le sauvera de l’angoisse où il se noie. Or l’esprit, comme nous l’avons vu, ne se connaît selon le régime de l’imagination que par aliénation à l’idole qui le fascine – puisque l’imagination est l’esprit dépossédé de lui-même par la force de l’impression – et selon une perspective illusoirement centrée sur le Moi. Privé de ce point d’appui qu’il croyait avoir trouvé en dehors de lui-même, comme le prophète qui s’imagine traduire la parole que lui dicte Dieu comme un autre lui-même, l’esprit est désormais contraint de puiser en lui-même des forces nouvelles, et par conséquent de prendre conscience de la puissance qui lui appartient en propre. En analysant les diverses idées qu’il se découvre capable de produire, le sujet pensant en quête de sa réformation – soit celui qu’on pourrait nommer le « Narrateur » du Traité de la réforme de l’entendement – se reconnaît capable d’idées vraies, qui ont cette propriété de s’engendrer elles-mêmes en une suite indéfiniment continuée, des idées qui sont donc à elles-mêmes leur propre « raison », et qui sont pour elles-mêmes la source vive de leur propre génération, à l’inverse des idées de l’imagination, qui dépendent toujours d’un autre, d’un signe extérieur – sans lequel la prophétie par exemple serait privée de légitimité – d’un miracle ou d’une révélation. Je découvre ainsi progressivement la puissance qui appartient en propre à mon esprit, puissance de produire moi-même des idées, de les engendrer selon un enchaînement rigoureux, par une sorte de multiplication intrinsèque qui en révèle la puissance innée, et non aliénée à une autorité transcendante, comme c’est toujours le cas pour l’imagination, incapable de se justifier elle-même. C’est à la rigueur de cette production d’idées par l’acte de la pensée que j’en reconnais la vérité – et non par adéquation à une quelconque modèle qui serait autre que le concept lui-même. Une idée vraie est une idée féconde, qui produit une infinité d’idées selon l’enchaînement d’une nécessité intérieure, qui appartient à la nature de mon esprit, ou encore qui n’est autre que le développement nécessaire de l’esprit n’obéissant qu’à sa propre puissance, et par là même devenu autonome. C’est lorsque la pensée s’éprouve en pleine possession de ses moyens, quand elle produit généreusement un grand nombre d’idées, toutes rigoureusement liées les unes aux autres, que nous nous savons dans la vérité, c'est-à-dire vivant dans la plénitude de l’acte de la pensée.
C’est la raison pour laquelle la vérité ne saurait être définie, selon la formule consacrée par la philosophie médiévale, par l’adéquation de l’idée et de son objet, mais bien davantage par l’adéquation de l’esprit avec lui-même, en phase avec la force productive qui lui donne vie et fécondité. La vérité est à elle-même sa propre norme, se reconnaît par la spontanéité avec laquelle elle dicte sa nécessité à l’esprit en « pleine forme », c'est-à-dire en parfaite adéquation avec lui-même, par l’obéissance parfaite à la rigueur de l’enchaînement, par quoi l’esprit reconnaît l’expression de son entière liberté. Car la liberté de l’esprit ne consiste pas dans le privilège de penser n’importe quoi, selon les caprices de l’imagination ou les rêveries de l’oisiveté, mais de produire des idées adéquates à la puissance de penser qui est en nous, selon la nécessité de son expression, à la façon d’un « automate spirituel », non un automate dépourvu de pensée, mécanique agie par un ressort externe, mais automate obéissant à la nécessité de sa propre nature, en laquelle est la vraie liberté. Les idées produites par l’esprit en régime de vérité s’engendrent rigoureusement les unes les autres, et sont comme cause les unes pour les autres, expression de la causalité spirituelle de l’esprit quand il construit des concepts : « Cela revient à ce qu’ont dit les Anciens : que la vraie science procède de la cause aux effets ; à cela près cependant que, jamais que je sache, on n’a conçu, comme nous ici, l’âme agissant selon des lois déterminées et telle qu’un automate spirituel » (TRE : Koyré 72 ; GF I 210). C’est ainsi qu’on peut dire d’une idée fausse qu’elle n’est qu’une idée pauvre, stérile et équivoque, tandis qu’une idée vraie est une idée puissante, féconde, et matrice d’un grand nombre d’idées dont chacune contient la même puissance, le même rayonnement que l’idée qui lui a donné le jour. Il en va de même de la vérité, dans l’ordre de la pensée, que de la santé dans l’ordre du corps : nous ressentons physiquement la santé à la plénitude de la force vitale qui s’épanouit en nous, et nous éprouvons de même la plénitude de la puissance de l’esprit lorsque nous engendrons de nombreuses idées selon la nécessité intrinsèque qui les lient les unes aux autres, en une chaîne sans fin. Il y a donc une sorte de parallèle, ou d’équivalence, entre la puissance infinie de la Vie, de Dieu ou de la Nature, selon qu’elle s’exprime dans la dimension de la Pensée, par l’enchaînement des idées vraies qui se savent vraies par le sentiment de la puissance qui les fait naître, ou selon qu’elle s’exprime dans la dimension des corps, des existences matérielles perpétuellement produites par l’infinie puissance de la causalité naturelle. Pour le dire d’une autre façon, la puissance infinie de la Nature s’exprime pareillement selon l’attribut de l’étendue – qui est l’essence des choses matérielles – et selon l’attribut de la pensée – dont l’acte propre est l’affirmation de l’idée vraie – qui sont les deux formes, qu’il nous est donné d’expérimenter, de la puissance divine qui est la source de tout exister, que le régime d'existence soit matériel ou qu'il soit intellectuel.
Parvenu à ce point, le désespéré en quête d’une réformation de son esprit qui serait en mesure de le sauver du désarroi, devine comment il pourra trouver le chemin du salut : il doit s’exercer, pour rétablir la santé de son âme, à penser par lui-même, à restaurer la puissance de son esprit en cultivant la force du vrai. Pas besoin d’un guide pour trouver ce chemin, puisque la vérité est à elle-même sa propre norme, et qu’elle se reconnaît immédiatement par la puissance avec laquelle elle s’impose à notre esprit, étant norme d’elle-même et affirmation de sa propre plénitude : « Que peut-il y avoir de plus clair et de plus certain que l’idée vraie, qui soit norme de vérité ? Certes, comme la lumière se fait connaître elle-même et fait connaître les ténèbres, la vérité est norme d’elle-même et du faux, veritas norma sui et falsi est » (Eth. II, scolie de la prop. 43). Et à Albert Burgh qui lui demandait d’où il savait que sa philosophie était la véritable philosophie : « Je ne prétends pas avoir trouvé la philosophie la meilleure, mais je sais que j’ai connaissance de la vraie. Me demanderez-vous pourquoi je le sais. Je répondrai : de la même façon que vous savez que les trois angles d’un triangle égalent deux droits, et nul ne dira que cela ne suffit pas, pour peu que son cerveau soit sain et qu’il ne rêve pas d’esprits impurs nous inspirant des idées fausses semblables à des idées vraies [allusion aux visions infernales de Burgh lui-même, et plus encore allusion à l'hypothèse cartésienne d'un malin Génie] ; car le vrai est à lui-même sa marque et il est aussi celle du faux » (lettre 76, GF IV 343).
C’est donc la progressive conscience de la puissance intrinsèque de l’entendement, c'est-à-dire la génération d’idées nouvelles en adéquation avec la nécessité interne de leur enchaînement, qui nous sauve du désespoir et nous redonne confiance en nous-mêmes, en restaurant la force vitale en tant qu’elle s’exprime en nous par le dynamisme de l’intelligence. Tant que la pensée fonctionne selon le régime de l’imagination, l’esprit, subjugué par une autorité transcendante, est incapable de se retrouver lui-même. Il faut la leçon amère de l’Expérience pour que l’esprit renonce à ses lubies, mais au prix de la mélancolie qui accompagne la désillusion. C’est alors que, si l’esprit est un esprit vivant, puissant et non débile, il trouve en lui les ressources de son salut, et renaît à la vie en se connaissant lui-même, non pas d’une connaissance purement spéculative, mais d’une connaissance pratique, c'est-à-dire en faisant l’expérience de ses propres forces, et en éprouvant la joie profonde qui accompagne nécessairement l’expression de la puissance. C’est pourquoi Spinoza peut écrire que le chemin du salut nous a été indiqué pour la première fois par les mathématiques, qui démontrent par le fait la fécondité de l’esprit n’obéissant qu’à sa nécessité interne, et le sauve ainsi des fantômes de l’imagination, qui l’aliènent à une puissance qui lui est étrangère – à l’image du prophète aliéné à son dieu – en lui révélant que la puissance divine de produire l’existence elle-même se manifeste dans l’esprit comme elle se manifeste dans les corps (et singulièrement dans mon corps par lequel j'accède à une connaissance immédiate et intuitive de la causation divine). La source active du divin nous habite et travaille en nous, source du déploiement de l’enchaînement des idées vraies : « Ils ont admis comme certain que les jugements de Dieu passent de bien loin la compréhension des hommes. Cette seule cause certes eût pu faire que le genre humain fût à jamais ignorant de la vérité, si la mathématique, occupée non des fins mais seulement des essences et des propriétés des figures, n’avait fait luire devant les hommes une autre norme de vérité ; outre la mathématique, on peut assigner d’autres causes encore (qu’il est superflu d’énumérer ici) (2), par lesquelles il a pu arriver que les hommes ouvrissent les yeux sur ces préjugés communs, et fussent conduits à la connaissance vraie des choses » (Eth. I, appendice ; GF III 63).
En prenant conscience de la source vive qui confère à mon esprit la force de concevoir des idées dans l’évidence du vrai, je prends encore conscience que mes idées ne sont pas de nature simplement contemplative, mais qu’elles sont des constructions de l’esprit, des actes qui posent et affirment des arguments, ou propositions par lesquelles s’exprime et se déploie la connaissance. A l’inverse de ce que pensent Platon et Descartes, une idée n’est pas une image, une forme aperçue dans la lumière intérieure de mon âme, mais un acte générateur de l’esprit qui donne forme au concept en le créant, en suscitant sa naissance. De même qu’il y a un mouvement générateur qui entraîne la formation des corps dans la nature matérielle, de même il y a un mouvement créateur qui produit les idées en les faisant apparaître par le travail de la démonstration. C’est pourquoi, selon Spinoza, la véritable définition du cercle ne se résume pas à l’ensemble des points qui sont équidistants d’un centre fixe, car l’idée n’est pas alors celle du cercle, mais plutôt la description de l’image du cercle, considéré comme une idéalité que l’esprit contemple comme s’il s’agissait d’un objet qui lui serait extérieur ; non, la véritable définition du cercle est celle qui a le pouvoir de l’engendrer par un mouvement générateur, car c’est alors seulement qu’elle exprime l’essence active de l’idée, qui s’auto-construit dans le déploiement de l’idée vraie, d’une façon semblable au développement et à la croissance du fœtus depuis le ventre de la mère jusqu’à l’épanouissement de l’homme adulte, ou encore du vase qui naît de l’argile humide façonné sur le tour par les doigts du potier : « Pour qu’une définition soit dite parfaite, elle devra exprimer l’essence intime de la chose, et nous prendrons garde qu’à la place de cette essence, nous ne mettions certaines propriétés de la chose [la propriété désigne une caractéristique de l’objet, elle n’a pas le pouvoir de l’engendrer]. Pour éclaircir cela […] je prendrai seulement l’exemple d’une chose très abstraite, que l’on peut, sans que cela fasse de différence, définir d’une manière quelconque, à savoir le cercle : si on le définit une figure où les lignes menées du centre à la circonférence sont égales, il n’est personne qui ne voie que cette définition n’exprime pas du tout l’essence du cercle, mais seulement une de ses propriétés […] S’il s’agit d’une chose créée, la définition devra, comme nous l’avons dit, comprendre en elle la cause prochaine. Par exemple le cercle selon cette règle devrait être défini ainsi : une figure qui est décrite par une ligne quelconque dont une extrémité est fixe et l’autre mobile. Cette définition comprend clairement en elle la cause prochaine » (TRE ; GF I 213).
En effet, les idées ne sont pas en nous comme des tableaux qu’il suffit de décrire, elles sont des actes par lesquels l’esprit affirme sa puissance innée, donc des affirmations de la force productive qui lui donne la vie : « Avoir une idée vraie, en effet, ne signifie rien d’autre que de connaître une chose parfaitement ou le mieux possible ; et certes personne n’en peut douter, à moins de penser qu’une idée est quelque chose de muet à l’imitation d’une peinture sur un tableau, et non un mode de penser, à savoir l’acte même de comprendre » (Eth. II, scolie de prop. 43 ; GF III 117). C’est pourquoi encore, selon Spinoza, « toute définition doit être affirmative. Et je parle de l’affirmation intellectuelle, me souciant peu de la verbale » (TRE, Koyré 80). Affirmer signifie en ce sens instituer une existence. Dans le cas qui nous occupe : l'existence réalisée d'une idée possible, issue du travail de la raison qui est l'esprit en pleine adéquation avec lui-même. On retrouve ici la transposition dans la philosophie de l’esprit de la critique calviniste des images, instruments de l’idolâtrie : dans l’univers de l’entendement comme dans celui des sens, l’image tend toujours à s’imposer à la vision qui la reçoit en simple spectateur, passivement donc, et devient par l’effet même de cette passivité idole, révélation d’un absolu et non ce qu’elle est en vérité : le résultat d’un travail du concept. L’imagination, éblouie par les images, est nécessairement idolâtre ; seul l’entendement, qui ne connaît que ce qu’il produit par ses propres moyens, qui se reconnaît en l’idée qui est son œuvre, ne saurait l’adorer comme un dieu qui le transcende. Selon Descartes, l’âme voit l’idée qui s’impose à l’esprit par sa clarté et sa distinction, dans la lumière naturelle qui illumine mon intérieur. La connaissance est vision. Selon Spinoza, c’est l’esprit (mens, et non anima) qui affirme l’idée, en la construisant en adéquation avec lui-même ; aussi ne saurait-il la considérer comme l’expression d’une divinité transcendante, puisqu’il reconnaît en elle l’œuvre de ses propres mains. L’âme voit, selon Descartes ; l’entendement façonne et réalise, selon Spinoza. Un concept n’est pas une forme proposée à la contemplation de la pure pensée ; il est un mode opératoire, un mode de construction, un procédé rationnel d’engendrement, c'est-à-dire de démonstration. Spinoza construit avec autant de soin et de patience les concepts qui s'enchaînent dans l'Ethique, qu'il façonne et polit des lentilles optiques (l'adresse de son métier était célèbre à l'époque, et connue des plus grands esprits, Christian Huygens lui-même), l'un et l'autre exprimant également l'infinité – c'est-à-dire l'absolu – de la causation divine, la vérité du concept sous l'attribut de la pensée, la parfaite convexité, ou concavité, du verre sous l'attribut de l'étendue. C’est ainsi que le paradoxe de Berkeley, selon lequel il est impossible de se représenter un triangle quelconque, ne vaut que dans la mesure où le triangle est conçu comme une image aperçue par l’esprit (tout triangle dessiné est singulier, et ne saurait donc être « quelconque ») ; mais si le triangle se définit par un mode opératoire, c'est-à-dire par la méthode qui construit méthodiquement la figure, et non par une forme, alors il n’y a plus de paradoxe : la non-singularité, ou le caractère « quelconque » du triangle ne s’oppose plus à son universalité, puisque le mode opératoire de construction est le même pour tous les triangles, quels qu’ils soient. Et par ailleurs, on peut dire à bon droit que ce triangle en général est bien singulier par son essence, puisque le mode de construction d’un triangle est en effet singulier, et ne convient que pour le triangle, non pour le carré ou le cercle. La connaissance rationnelle de l’objet, c'est-à-dire la définition de son essence, passe donc nécessairement par la connaissance du processus qui le réalise. Pour savoir ce que c’est, quelle est son essence, je dois savoir comment le produire. C’est en ce sens que Dieu, cause infinie qui produit une infinité d’effets qui font le tout de la Nature, connaît chaque chose en sa singularité, d’un savoir concret, c'est-à-dire actif et pratique, et non d’un savoir abstrait, c'est-à-dire contemplatif et simplement théorique, qui décrit de l’extérieur la forme de l’essence sans être capable de reconstruire le processus qui lui donne naissance, le mode opératoire de sa génération (3).
C’est pourquoi il appartient à l’entendement d’affirmer l’existence de ses idées, et non simplement de les apercevoir, fût-ce clairement et distinctement. L’intelligence est ouvrière ; elle n’est pas spectatrice. L’entendement façonne, par sa puissance propre, l’idée vraie dont il affirme l’existence véritable, puisqu’il s’en sait la cause adéquate, en ce sens qu’il est conscient de l’avoir produite comme un « automate spirituel », en plein accord avec la puissance générative qui lui donne la vie et le mouvement. Par affirmation intellectuelle, il faut entendre l’acte par lequel s’exprime en mon esprit la force génératrice de la Nature, qui est Dieu lui-même. C’est ainsi par exemple qu’en nommant l’infini, et cela malgré l’apparence simplement négative de ce mot, je ne nie pas ce qui est fini, j’affirme bien au contraire la nature d’une puissance, ou cause, qui est d’elle-même capable de produire une infinité d’effets en une infinité de genres, source d’une création complète en ce sens qu’elle réalise tous les possibles, sans en excepter aucun. L’infini est ainsi aux yeux de Spinoza l’absolu de la force productive, la mère de tout exister dont « Dieu » est le nom ; il est pure puissance d’exister, et suprême affirmation. Mais il est vrai qu’il est beaucoup plus difficile de penser la dimension affirmative de l’infini que sa dimension négative, car la connaissance par l’imagination est toujours plus immédiate, puisque simplement passive, que la connaissance par l’entendement, qui nécessite une action autonome de l’esprit. Et cela d’autant plus que nous sommes trompés par les mots, le langage tel qu’il nous est transmis étant toujours le langage de l’imagination, jamais celui de la raison : « Les mots sont formés au gré du vulgaire et selon sa manière de voir ; de sorte qu’ils sont des signes des choses telles qu’elles sont dans l’imagination et non telle qu’elles sont dans l’entendement, comme il se voit clairement de ce que l’on a souvent appliqué à toutes les choses qui sont seulement dans l’entendement et ne sont pas dans l’imagination des noms négatifs, par exemple incorporel, infini, etc. ; et aussi de ce que l’on exprime négativement beaucoup de choses qui sont en réalité affirmatives, ou l’inverse, comme : incréé, indépendant, infini, immortel, parce qu’effectivement nous imaginons avec beaucoup plus de facilité leurs contraires et que ces dernières se sont ainsi offertes les premières aux premiers hommes, et ont accaparé les termes affirmatifs » (TRE, GF I 211). Pour que l’esprit trouve en lui-même la source vive qui lui donne l’existence, il lui faut inventer un nouveau langage, retrouver par lui-même la logique générative des propositions qui croissent et se multiplient par le seul dynamisme du vrai.
Parvenu à ce point, l’itinéraire intellectuel de la réforme de l’entendement n’a plus de raison de se prolonger à la première personne. Il ne s’agit plus de l’histoire d’un sujet, d’un esprit singulier cherchant à tâtons le chemin de la vérité, il s’agit de Dieu lui-même s’exprimant dans la nature matérielle, par la genèse des corps, comme dans la nature intellectuelle, par l’enchaînement des idées (ex solo rationis dictamine, sous l'unique dictée de la raison : Eth. III, 59, scolie ; IV, 50, dém. ; IV, 58, fin du scolie ; IV, 62, dém. ; IV, 67, dém. : IV, 72, dém. ; IV, 73, dém. ; V, 4, scolie ; V, 20, dém.). En effet, le sujet en tant qu’il trouve en lui la force d’énoncer la vérité, n’est qu’un automate spirituel qui obéit dictamen de Dieu, ou de la nature, selon une nécessité qui est la liberté même. Chacun peut éprouver en lui une force vitale qui dépasse infiniment les limites de sa propre puissance individuelle, et qui fonctionne en quelque sorte à plein régime quand il nous est donné d’énoncer des propositions vraies. L’histoire de l’esprit en quête de sa propre réformation n’est donc plus l’histoire de cet esprit singulier qui s’exprime à la première personne, mais plutôt l’expression en lui de l’absolu qui est à lui-même la cause de sa propre régénération, la source de vie qui produit une infinité de formes en une infinité d’individus. Il convient donc désormais de renoncer au « je », comme à la singularité de son destin, pour s’élever à la puissance divine qui insuffle à chaque existence déterminée le dynamisme et la force d’engendrer le vrai. C’est pourquoi Spinoza laisse inachevé le Traité de la réforme de l’entendement, et commence d’écrire les cinq livres de l’Ethique, dont le premier s’intitule : « De Deo ». Le Traité est une œuvre de transition ; mais l’Ethique est l’œuvre capitale.
NOTES
1- « Oui, peut-être, en effet, Spinoza a dû connaître un amour malheureux, très malheureux, entre vingt et trente ans, au temps d’Amsterdam, de Van Enden et de sa fillette si douée […] Pourquoi pas ? Dans la foulée vient à rôder en nous l’idée que toute cette énorme machine de l’Ethique n’a peut être été inventée que pour surmonter cet amour, ce malheur, et toutes ces séquelles : pourquoi pas ? » (Bernard Pautrat, Ethica sexualis, Spinoza et l’amour, Payot et Rivages, 2011).
2- Ces autres causes se résument à la leçon du Traité de la réforme de l’entendement : celui qui se trouve banni de la société des hommes est bien contraint de trouver en lui-même la source de la vie, et se trouve ainsi placé par les circonstances dans une situation favorable à sa régénération. L’amère expérience du deuil est ainsi le prélude d’une nouvelle naissance. « Pour les désespérés seulement nous fut donné l’espoir » (Walter Benjamin, « Les Affinités électives de Goethe »).
3- Ce thème est fondamental dans la pensée de Spinoza : c’est en affirmant la puissance générative de la juste définition que l’auteur de l’Ethique rompt avec l’épistémologie spéculative issue de Platon : l’acte de la pensée n’est pas de pure contemplation, il connaît par l’intelligence de la cause efficiente, il ne définit l’essence qu’en donnant la méthode qui permet de la construire. Je ne sais vraiment que ce que je suis en mesure de produire, et je ne peux produire que par la connaissance des causes génératrices qui déterminent l’existence de la chose même. La connaissance ne progresse pas par l’évidence de l’idée vraie – qui est forme contemplée par l’entendement attentif – mais par la construction de concepts adéquats, chacun prenant appui sur le précédent à la façon d’un bâtiment que l’esprit édifie, pierre par pierre. Tschirnhaus, ami de Spinoza, avait eu l’occasion de méditer profondément la pensée du philosophe. Dans la seconde partie de sa Médecine de l’esprit (Medicina mentis, 1686 ; deuxième édition : 1695), il souligne particulièrement ce point : « Il est clair que toute définition d’une chose particulière doit toujours comprendre le premier mode de formation de cette chose, que j’appellerai la génération d’une chose. Car concevoir véritablement une chose, ce n’est rien d’autre qu’une activité mentale, celle de la formation d’une chose dans l’esprit. Aussi ce qui est conçu d’une chose, ce n’est rien d’autre que son premier mode de formation, ou, si l’on préfère, sa génération […] Toute définition légitime, ou bonne, comprendra la génération de la chose définie. Nous tiendrons donc là une règle infaillible, moyennant laquelle il est possible non seulement d’établir soi-même toujours en toute certitude des définitions bonnes, dites aussi scientifiques, c'est-à-dire génératrices de science, mais encore d’apprécier la valeur précise des définitions proposées par d’autres. Quiconque examinera à la lumière de cette norme les définitions données par les autres sera surpris du nombre imposant d’erreurs qui se rencontrent » (Medicina mentis, p. 67-68 de l’édition de 1695). Sur ce principe, Tschirnhaus propose une nouvelle méthode d’exposition de la théorie des courbes mathématiques produites par révolutions de complexité croissante, et qui permet de comprendre non seulement comment elles s’engendrent les unes les autres, mais encore quel est le principe de l’invention qui gouverne cette génération intellectuelle. La théorie de la définition générative est le fondement de l’Ars inveniendi. Tschirnhaus avait certes rencontré cette idée en lisant le Traité de la réforme de l’entendement, dans lequel elle joue un rôle central pour le rétablissement de la santé de l’esprit et la prise de conscience de ses forces propres, mais il a pu encore la vérifier et la préciser dans sa correspondance avec Spinoza lui-même. Dans la lettre 59 qu’il écrit au philosophe de La Haye, Tschirnhaus remarque qu’il existe beaucoup de propriétés qui caractérisent en propre le concept que l’on souhaite définir. Parmi toutes ces propriétés, laquelle faut-il choisir pour formuler la plus juste des définitions ? « Par exemple, l’idée adéquate du cercle consiste dans l’égalité de ses rayons, mais elle consiste aussi dans le fait que tous les rectangles construits avec les segments de deux droites qui s’y croisent sont égaux entre eux. Et encore, il y a une infinité d’expressions dont chacune explique la nature adéquate du cercle ! » Dans sa réponse (lettre 60), Spinoza rappelle la théorie de la définition qu’il avait déjà développée dans son Traité de la réforme de l’entendement, et selon laquelle la meilleure définition est la définition générative, qui construit le concept par la connaissance de sa cause efficiente : « Pour mettre à jour les propriétés du cercle, je cherche si l’idée du cercle qui ressort de l’infinité des rectangles me permet de déduire toutes ses propriétés. Je cherche, dis-je, si cette idée enveloppe la cause efficiente du cercle. Comme tel n’est pas le cas, j’en trouve une autre, à savoir que le cercle est l’espace décrit par une ligne dont un point est fixe, et l’autre mobile. Comme cette définition exprime à présent une cause efficiente, je sais que je peux déduire de là toutes les propriétés du cercle. » Cet échange a lieu dans l’année 1675. Dans une lettre à Tschirnhaus – non datée mais qu’on peut situer avec certitude en 1678 ou 1679 – Leibniz argumente semblablement : « Par définitions du meilleur genre, j’entends celles qui font apparaître clairement que la chose définie est possible, parce que sans cela on ne peut tirer des définitions aucune conclusion sûre, car de choses impossibles on peut tirer tout à la fois deux conclusions contradictoires […] Ce trait caractéristique [d’une bonne définition] a seulement pour corollaire que la cause efficiente soit comprise dans les définitions des choses qui ont une cause efficiente » – soit tout ce qui tombe sous le principe de raison, et donc tout ce qui est, à l’exception de Dieu lui-même. Certes, Leibniz traduit ici dans son langage l’idée de Spinoza – en introduisant l’opposition du possible et de l’impossible, dénuée aux yeux de Spinoza de toute valeur, puis qu’à l’impossible ne peut correspondre aucune idée adéquate – puisque l’affirmation selon laquelle il n’y a de bonne définition que par la formulation de la cause efficiente est bien présente dès le Traité de la réforme de l’entendement, et toujours reprise et alléguée dans les écrits postérieurs. Faut-il penser que Spinoza la tient de Leibniz, ou Leibniz de Spinoza, cette dernière hypothèse étant, semble-t-il, plutôt confirmée par la chronologie des textes ? Cette querelle d’antériorité n’a pas lieu de nous retenir ici, d’autant que Spinoza comme Leibniz ont été peut-être précédés en ce domaine par Thomas Hobbes, chez lequel il faudrait alors chercher la source de cette épistémologie de la définition génératrice, qui conçoit le travail de la pensée comme une perpétuelle création de concepts nés de la puissance de l’entendement concevant en phase avec lui-même, c'est-à-dire en adéquation avec la nécessité intérieure qui le fait agir. Dans un texte de 1674 (Principia et Problemata aliquot Geometrica ante desperata…), Hobbes posait en principe l’opposition de la définition formelle et de la définition générative : « Il y a deux genres de définitions : l’un indique simplement la nature de la chose, l’autre expose, en plus, la cause, ou le mode, de la génération. Ces définitions, qui contiennent les causes du défini et la manière dont il est engendré, sont les plus utiles au progrès de la science […] Les autres, qui ne font qu’exprimer l’essence du défini, sont généralement moins fécondes ; car il n’en découle rien qui n’y ait été contenu auparavant. » Et l’on trouve, dès l’Examinatio et emendatio mathematicae hodiernae de 1660, le dialogue suivant : « – Il s’ensuit que la connaissance de la cause doit être contenue dans la définition. – Je le reconnais. – Par conséquent ceux qui exposent la génération de la chose dans la définition définissent le mieux. – J’en conviens également. » On trouvera toutes ces références dans l’admirable et très riche édition de la Medicina mentis de Tschirnhaus établie par Jean-Paul Wurtz et publiée aux éditons Ophrys en 1980. Le texte correspondant de Tschirnhaus lui-même se lit p. 92-93, et les diverses données du problème se trouvent dans la note 213, p. 271-272. On ne saurait trop recommander cette lecture, non seulement pour le travail remarquable accompli ici par Jean-Paul Wurtz, mais surtout pour la grande hauteur philosophique du texte de Tschirnhaus lui-même, injustement méconnu.
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